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CONCLUSION DE HENRI DU BUIT
« LE PETIT BOUTANG DES PHILOSOPHES[1] »
Nous avons commencé par comprendre la nécessité du « libre-arbitre » pour que la personne puisse être vraiment elle-même
Boutang est daccord avec Arendt : historiquement le libre-arbitre vient du christianisme. Ainsi le fondement de la personne est-il chrétien. Le mot persona renvoie au latin et au masque de théâtre avant tout, même sil est présent dans le vocabulaire juridique et politique. Pour arriver à cette possibilité, il faut sêtre déjà libéré de tous les sens de personne : politique, social, mondain. Il faut aussi sortir de la servitude de largent qui conditionne la vie de « chaque un ».
La pensée de Boutang déconstruit la philosophie depuis la Renaissance pour reconstruire sur le « libre-arbitre »
Elle retrouve celle de Thomas dAquin, mais en actualisant les concepts et en intégrant les grandes découvertes scientifiques.
Si la pensée scolastique a une philosophie assez forte pour intégrer les découvertes de la science moderne on peut sinterroger sur son échec apparent puisque seule lEglise garde encore cette philosophie comme repère intellectuel. Aux yeux de Boutang le naufrage ne vient pas du contenu mais du contenant. Il fallait des outres neuves pour le vin nouveau. La pensée a gardé le support scriptural alors quil aurait fallu se mettre à « lécoute de la vox cordis ». Il poursuit ainsi sa « longue guerre contre lécrit ».
Cest une des raisons de limportance de la poésie dans luvre de Boutang. Elle permet de condenser et porter le savoir et surtout de se mettre à lécoute de la « vox » pour accueillir du « Neuf ».
Sagissant du monde réellement perçu, Boutang ouvre un « Cahier Neuf » pour tenter de le faire comprendre
Nous avons pris limage dun corps qui serait comme une imprimante 3D, imprimant toutes les perceptions reçues, imprimant sans cesse notre propre résurrection. Peut-être est-il plus simple denvisager le corps humain comme une plaque photographique ou un appareil photo-numérique qui enregistre toutes les données sensibles : couleurs, odeurs, sons, matières et poèmes pour donner des noms à tous ces êtres.
Boutang dit que chez saint Thomas ce sensible est « non trompeur et effectivement transmis par la chose créée. »
Effectivement transmis veut donc dire que les choses, le monde, 1univers sont communiqués (même racine que communier, rémunérer et don) à chaque homme. Nous avons déjà dit « un univers par tête de pipe » mais cest finalement simplement du thomisme, c'est-à-dire la philosophie de lEglise catholique. À chacun sa maison-univers, comme font les bons pères de famille. Cest ce que les plus petits croyants savent par la foi, « ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu las révélé aux tout-petits » dit lEvangile, cest vrai. Mais le philosophe et ses lecteurs, perdus dans le Château du sens, doivent en dé-construire les murailles pour pouvoir accueillir la grâce, après avoir eu le cur brisé par la chute dans la faute. « Le sacrifice qui plaît à Dieu, cest un esprit brisé », dit le Psaume L[2]. Nous avons vu le cur brisé de Boutang au « Purgatoire », rappelant les fautes, mais ensuite, on voit dans luvre de Boutang : la joie de laccord de la philosophie et de la foi qui est déjà un maintenant du Ciel.
Ainsi les « universaux fantastiques », cest-à-dire luniversalité par et dans la matière nous indiquent que cest possible
Les petits enfants, en donnant vie à leur poupée et à leurs petits soldats, nous lillustrent (ou le représentent) sans cesse. Les universaux fantastiques sont des vérités universelles produites par la matière et limagination, indiquant réellement luniversalité possible de la matière ou une certaine spiritualisation liée à 1imagination. Les petits enfants vivent réellement cette magie, en animant leurs poupées comme les Primitifs, mais si nous sommes sensibles à lart, nous le vivons aussi.
En effet, dans la contemplation de luvre dart, ce que lon nomme le « moment esthétique » fusionne le spectateur et luvre
Il y a autant duvres à ce « moment »-là que de spectateurs. Cest vrai en sculpture ou en peinture mais plus facile à comprendre en poésie, littérature, théâtre, musique ou cinéma. Nous rions avec Sancho et ses proverbes, nous vivons intensément avec les frères Karamasov, nous nous cassons la tête avec Joyce ou Musil, nous contemplons au rythme de Péguy : leur ontologie est naïve et sauvage. Boutang les rend vivants, terriblement vivants dans son séminaire, si bien quen linterrogeant, nous croyons interroger les personnages eux-mêmes. La présence est réelle. Cest déjà l'Eucharistie.
« Les genres fantastiques premiers et la cogitation imaginaire qui ramène à eux toute émergence sensible, fondent le droit de la fable, du mythe, du proverbe, de la parabole ; ceux-ci ne sont pas des détours de lesprit, mais une part primordiale, ordonnée à la raison, libre à son égard, comme uvre de la raison particulière.
« Cest que le poète, en tant que tel, sait quil y a monde, sans croire au monde
Ou plutôt il le sait dans la mesure où il croit que Dieu a créé le monde. Croyance absente, jouée absente, pour autant quil a la charge de létant périssable, et que, comme le dit Hölderlin comme le cite Heidegger mais à des fins contraires au sens de Hölderlin et au nôtre ce qui demeure, les poètes le fondent. »
« Le Pouvoir des fables » reste la référence majeure du Forézien qui conclut par elle son La Fontaine et montre clairement que la politique nest pas une provocation ou simplement une ascèse ; ce qui était, avec lopposition à Heidegger, notre interrogation de départ. Elle est, pour notre condition humaine, essentielle puisquelle conditionne toute liberté jusquà la connaissance de notre libre-arbitre ouvert au Salut.
Enfin, il faut bien sarrêter puisque nous avons proposé une simple Introduction à la philosophie de Pierre Boutang, alors qu'il faudra plusieurs ouvrages pour espérer la cerner
De même, sortir de cet aspect décousu, difficilement évitable quand on veut embrasser une uvre gigantesque en peu de temps. Cela donne un peu limpression de La Main de lhomme du photographe brésilien Salgado, on ne sait pas la raison de telle photo après telle autre : cest décousu comme un ciel étoilé. Pour Salgado, lunité cest la main de lhomme comme pour le poète, lunité du ciel peut être une passoire ou la main de Dieu. Chez Boutang, lunité est la parole du poète exprimant le monde condensé quil reçoit et porte en lui-même réellement.
Donnons donc une dernière étoile de Boutang, contemplée dans Art poétique
Ce texte reprend des arguments quil a développés aussi pour son article Socrate dans le Dictionnaire Philosophique.
« Tout au long de sa vie Socrate a reçu lorclre de faire de la musique, de poétiser. Il na pas obéi parce quil croyait ne faire que cela : y a-t-il musique plus grande que la philosophie ? Ce nétait pas lavis clApollon, qui renouvelle la demande, et cest lheure où la mort de Socrate nest retardée que par la fête du Dieu. Il serait impie de ne pas obéir à la lettre du songe. Le plus simple : un hymne au Dieu. Aussitôt après, la versification des fables clÉsope. Pourquoi ?
Le Phédon lexplique : sil doit être poète, mythopoiète plutôt que logopoiète
En fait, il prendra les mythes quil a sous la main, quil sait par cur; les premiers sur lesquels il tombe parmi les fables d'Ésope. Est-ce seulement cela ? Cest tout cela... »
«... Àdéfaut de fables ou mythes propres à lépoque, et malgré le tarissement dans linvention des proverbes, signe aussi mortel que la pollution des eaux, il mest apparu que La Fontaine pouvait revivre sans cesse dans notre souci et celui de nos petits enfants, nous remodeler et rehausser en poésie, et, par conséquent en politique. (...)
Nous touchons au terme dun âge des hommes, dont le terme ne pouvait être que déliminer le poème de la parole (...) jattends lheure où, de nouveau, Cérès voyagera avec languille et lhirondelle. Il y faudra que la langue, et lair, leau, et lEtat soient redevenus propres. »
Et voici « comment » Boutang illustrait en Sorbonne son cours de métaphysique
Cest par ce poème de Lucien Feuillade, « un de nos plus secrets poètes », que Boutang reprend dans Art poétique.
« Ce geste autour de ton oreille,
Dis-moi, quest-ce que tu entends ?
Jécoute passer le temps ;
Quest-ce que le temps ?
Une abeille. »
[1] Editions Les provinciales, octobre 2016, pp.85-88.
[2] Psaume 26 : Le Seigneur est ma lumière et mon salut
De qui aurais-je crainte ?
Le Seigneur est le rempart de ma vie.