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    Sciences politiques - La vérité dans les royaumes de valeur

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    LA VÉRITÉ DANS LES ROYAUMES DE VALEUR

     

    La vérité, dans l’espace social, émerge des différents « royaumes de valeur » tels que décrits par le philosophe britannique ROGER SCRUTON, dans son ouvrage de maturité, « De L’urgence d’être conservateur »[1]. Il y  passe en revue les huit différents royaumes 1qu’il entend défendre en conservateur qu’il est, et « où cette défense est destinée au service du bien commun de la communauté. Ce n’est pas une défense politique, mais une défense qui nous invite à vivre autrement. C’est que l’État a besoin d’une politique culturelle, mais cette politique doit reposer sur le jugement pour ne pas offrir son soutien aux habitudes de profanation et de dénigrement et répondre à la vraie voix de la culture. »

    Qui est Roger  SCRUTON  et comment en est-il venu au conservatisme ?

    Né en 1944, Roger SCRUTON entre à l’université en 1962, et  y étudie les sciences morales (la philosophie) à Jesus College (Cambridge). Il reçoit son Bachelor of Arts en 1965 et son Master of Arts en 1967. SCRUTON admirait la façon dont la philosophie était enseignée à Cambridge, à savoir comme prélude aux sciences dures, dans la tradition de la philosophie analytique. Scruton souhaitait néanmoins réconcilier cette façon d’envisager philosophie avec un mode de vie artistique. C’est afin de poursuivre cette quête que SCRUTON part un an en France où il enseigne au Collège Universitaire de Pau. L’année suivante, en mai 1968, très  précisément, on le retrouve à Paris.

    Dans un article du Guardian de l’époque, on y apprend que vivant au quartier latin de Paris,  avait tout le loisir d’y observer les étudiants renverser les voitures pour élever des barricades, et arracher des pavés pour les jeter sur les policiers. SCRUTON se souvient: « Je me rendais compte soudain que j’étais de l’autre côté. Ce que je voyais, c’était une foule incontrôlable de voyous complaisants de la classe moyenne. Quand je demandais à mes amis ce qu’ils voulaient, ce qu’ils essayaient d’obtenir, tout ce que je recevais comme réponse était un charabia ridicule, délibérément obscur et alambiqué, typique du marxisme. J’en étais dégoûté, et en suis venu à penser qu’il devait y avoir un moyen de revenir à la défense de la civilisation occidentale contre ces assauts. C’est à ce moment que je suis devenu conservateur. Je savais que je voulais conserver les choses plutôt que de les détruire ».

    Il se rend compte alors que la ferveur avec laquelle les manifestants détruisent les structures en place n’a d’égale que l’imprécision de leurs intentions : qu’est-il proposé en effet pour remplacer ce monde à détruire ? Telle est la question que se pose SCRUTON qui n’a cessé depuis de suivre avec passion l’évolution de la vie intellectuelle française.

    Après son exil de l’Université, il s’est lié à des dissidents praguois [qu’il soutient grâce à  un réseau universitaire clandestin créé par le dissident tchèque Julius Tomin] et a découvert la cruauté d’un État entièrement libéral. Il s’est rendu compte que ce qu’il croyait acquis, la liberté ne l’était jamais et que Thatcher était venue le rappeler au Pays – dans un style certes direct,  parfois naïf et pas très intellectuel, mais dans un élan absolument nécessaire. Dans le SCRUTON d’aujourd’hui on perçoit donc autant l’influence de BURKE et de RUSKIN, que celle d’Adam SMITH et de HAYEK, à la faveur d’un conservatisme libéral, qui n’existe dans sa forme aboutie que chez les anglophones.

    Depuis trente ans, cependant, on peut en effet identifier dans le conservatisme de SCRUTON, le même fil conducteur :

    • l’importance de la tradition comme forme de connaissance ;
    • l’amour de la transmission ;
    • l’éloge d’une société civile autonome comme garante de la responsabilité et de la vertu ;
    • avec une affection profonde pour la nation. Avec comme point de départ la politique.

    SCRUTON aboutit à la métaphysique et à l’esthétique, défendant la préservation du sacré et de la beauté dans un monde désenchanté voire adepte de la profanation. Car ils sont seuls capable de donner du sens à l’existence humaine. C’est peut-être là que SCRUTON est le plus original, parvenant à relier dans le même mouvement de pensée une philosophie de la polis et une réflexion sur les grandes questions de la condition humaine. »                                                                                                                                                                 

     

    ROYAUMES DE VALEUR

    (211) Il faut bien voir, d’une part, que tout ce que la politique peut faire, c’est d’élargir l’espace dans lequel peut s’épanouir la société civile, D’autre part, la valeur vient à nous de bien des manières, et quand c’est le cas, elle apporte avec elle l’autorité, la paix et l’appartenance. Mais elle ne vient à nous :

    • ni d’un programme politique,
    • pas plus de l’économie. Selon une définition célèbre donnée par le professeur d’université britannique Lionel ROBBINS (1898-1964), l’économie « est la science qui étudie le comportement humain comme relation entre des fins et des ressources rares dont les usages sont multiples[2]. L’économie part du principe que nous avons connaissance de ses fins, mais que nous sommes préparés à leur assigner un prix ; elle établit son empire sur l’imagination humaine en donnant un prix à tout ce que les êtres humains peuvent vouloir, désirer, admirer ou valoriser, remplaçant ainsi les grandes questions de la vie humaine, par l’abracadabra des experts.     

    (212)  Par ailleurs, nos valeurs ne nous sont pas données par avance, avant que nous les découvrions. Nous n’avançons pas dans la vie avec des buts clairs en usant simplement de notre raison pour les atteindre. Les valeurs émergent par nos efforts de coopération : les choses auxquelles nous nous attachons le plus souvent imprévisibles avant qu’elles ne nous enveloppent, comme l’amour érotique, l’amour des enfants, la dévotion religieuse et l’expérience de la beauté. Et toutes sont enracinées dans notre nature sociale de sorte que nous n’apprenons à les comprendre et à nous concentrer sur elles comme des fins en soi qu’en dialoguant avec nos semblables, et rarement avant d’en faire l’expérience.

    La valeur éclot parce que les êtres humains la créent par les traditions, les coutumes et les institutions qui scellent et promeuvent notre responsabilité mutuelle.

    Première parmi ces traditions et institutions, la religion, qui jette sa lumière depuis nos sentiments sociaux jusque dans l’insondable cosmos.

    (213) Lorsque BURKE et MAISTRE entreprirent de faire le procès de la Révolution Française, rien ne les impressionna davantage que son zèle antireligieux. Aves la persécution de l’Église, il n’était pas seulement question d’ôter à celle-ci son pouvoir social et ses propriétés, les révolutionnaires voulaient posséder les esprits que Église avait recrutés…

    Les révolutions suivantes ont considéré de manière similaire l’Église comme l’ennemi public numéro un, précisément parce qu’elle a créé un royaume de valeurs et d’autorité hors d’atteinte de État.

    MAISTRE pensait que l’on pouvait replacer la magie dans son lieu d’origine, en restaurant non seulement l’État monarchique mais le consensus religieux dont il dépendait.

    BURKE, quant à lui, fut le précurseur de ce qui allait devenir la position conservatrice élémentaire en Grande-Bretagne au XIXe siècle. Il soutenait qu’une religion établie, tolérante à la dissension pacifique, s’enracinait dans la société civile, en attachant les hommes à leur patrie et à leurs voisins, et en imprégnant leurs sentiments de certitudes morales qu’ils ne pouvaient aisément acquérir d’une autre façon ; mais il reconnaissait aussi que ce n’était pas à l’État d’imposer une religion au citoyen ou d’exiger de sa part une quelconque conformité doctrinale.

    (214) Où se trouve aujourd’hui la religion dans la vision du monde du CONSERVATEUR MODERNE ? La réponse, selon Roger SCRUTON serait la position de conciliation suivante : « La religion joue un rôle indéniable  dans la vie de la société, en introduisant l’idée du sacré et de la transcendance dont l’influence s’étend à toutes les coutumes et les cérémonies d’appartenance. Mais l’affiliation religieuse n’est pas nécessairement partie prenante de la citoyenneté, et en cas de conflit, ce sont les devoirs du citoyen, non ceux du croyant, qui doivent prévaloir. C’est là un des triomphes de la civilisation chrétienne d’avoir su rester fidèle  à la vision chrétienne de la destinée humaine, tout en reconnaissant la priorité du droit séculier. D’intenses conflits furent nécessaires pour y parvenir  ainsi que la reconnaissance, lente mais constante, d’une société fondée sur l’amour du prochain tout en permettant des distinctions de foi. »        

     

    LA VÉRITÉ DANS LE NATIONALISME

    (64) Les démocraties ont besoin d’un « nous » national plutôt que religieux ou ethnique. L’ÉTAT-NATION tel que nous le concevons aujourd’hui est le produit dérivé de la relation de bon voisinage façonné par une « main invisible » à partir des innombrables accords entre ceux qui parlent la même langue et vivent côte à côte. Il résulte de compromis établis après bien des conflits et exprime l’accord lentement formé entre des voisins, autant pour s’accorder mutuellement de l’espace que pour protéger cet espace devenu territoire commun…Son droit en tant qu’ÉTAT-NATION est territorial plutôt que religieux et n’invoque aucune source d’autorité plus haute que les biens intangibles partagés par son peuple.

    Tous ces caractères sont des forces, car ils entretiennent une forme adaptable de loyauté prépolitique. Tant que les hommes ne s’identifient pas avec le pays, son territoire et son héritage culturel – à la façon dont ils s’identifient avec leur famille – la politique du compromis ne peut émerger. Nous devons prendre nos voisins au sérieux, comme des gens dont le droit à la protection est égal  au nôtre et pour lesquels on peut nous demander, dans des moments de crise, d’affronter un danger mortel. Nous le faisons parce que nous pensons que nous appartenons ensemble à une nation commune. L’histoire du monde en est la preuve. : là où les hommes décrivent leur identité en des termes qui ne sont pas partagés  par leurs voisins, alors l’État s’écroule à la première épreuve  – c’est ce qui s’est passé dans l’ex-Yougoslavie, et se passe aujourd’hui en Syrie, en Somalie et au Nigéria.     

     65) Il est une autre raison plus profonde pour adhérer à la nation comme source d’obligation légale. Seule la loi qui dérive de la souveraineté nationale peut s’adapter aux changements des conditions de son peuple. Nous le voyons clairement dans la tentative futile des États islamiques modernes de vivre conformément avec la charia. Les premières écoles de jurisprudence islamique nées à la suite du règne du Prophète à Médine, permettaient aux juristes d’adapter la loi révélée aux besoins changeants de la société, par un processus de réflexion connu sous le nom de ijtihad ou effort. Mais il semble qu’on y ait mis un terme au VIIIe siècle de notre ère lorsque l’école théologique désormais dominante maintint que toutes les matières importantes avaient été réglées et que la porte de l’ijtihad était close…C’est pourquoi aujourd’hui lorsque les religieux prennent le pouvoir, le droit se réfère à des préceptes conçus pour le gouvernement d’une communauté évanouie depuis longtemps. Les juristes ont de grandes difficultés à adapter un tel droit à la vie des hommes modernes.

    Pour le dire autrement : le droit séculier s’adapte, le droit religieux persiste…Lorsque Dieu fait les lois, les lois deviennent aussi mystérieuses que Dieu. Lorsque nous faisons les lois, conformément à nos finalités, nous pouvons être certains de ce qu’elles signifient. La seule question est alors « Qui sommes-nous ? » Et dans les conditions modernes la nation est la réponse à cette question, une réponse sans laquelle nous sommes tous à la dérive. Ainsi, à la suite de la Seconde Guerre mondiale, l’élite politique des nations défaites devint sceptique vis-à-vis de l’État-nation.

    (66) L’UE naquit de la croyance que les guerres européennes avaient été causées par le sentiment national et que l’on avait besoin d’une forme nouvelle et transnationale de gouvernement qui unirait les hommes autour de leur intérêt commun pour la coexistence pacifique. .  

    Malheureusement l’Union [faute de reposer sur une première personne du pluriel] est fondée sur un traité et les traités tirent leur autorité des personnes qui les signent. Ces entités sont les États-nations de l’Europe, dont émane la loyauté des peuples européens. L’Union qui a entrepris de transcender cette loyauté souffre par conséquent d’une crise permanente de légitimité…Les traités sont des mainmortes qui ne devraient imposées à un pays qu’en fonction d’objectifs spécifiques et essentiels, jamais comme moyen de gouvernement. Ainsi, lorsque le traité de Rome fut signé en 1957, il incluait une clause permettant la libre circulation du capital et du travail entre les signataires. À l’époque revenus et opportunités étaient globalement similaires à travers le petit nombre de États signataires. Aujourd’hui la situation est différente.  L’UE s’est étendue (sans mandat populaire) pour inclure la plupart des anciens États communistes d’Europe de l’Est dont les citoyens ont désormais le droit de s’installer [y compris à l’intérieur des frontières nationales comme, par exemple en Grande-Bretagne. Ce que le Brexit tente de rendre caduque  aujourd’hui].

    (67) Reste à comprendre pour nous aujourd’hui pourquoi cette entreprise de fédération qui  a amené à un empire irresponsable en Europe, a pu aboutir à une démocratie viable aux États-Unis ? La réponse est simple, parce que le fédéralisme américain a créé non un empire mais un ÉTAT-NATION  – et ce malgré les désaccords sur les droits des États, la guerre civile et l’héritage de l’esclavage et du conflit ethnique. Cela a pu se produire parce que la colonie américaine a établi un état de droit séculier, une juridiction territoriale et une langue commune en un lieu que les hommes revendiquent activement come leur chez nous. Sous la colonie américaine, lez hommes devaient  avant toute chose se traiter les uns les autres comme des voisins : non comme des membres d’une même classe, ethnicité ou religion, mais comme des confrères d’immigration  sur une terre partagée. Leur loyauté envers l’ordre politique prenait sa source dans les obligations de bon voisinage ; et les conflits qui les opposaient devaient être réglés par la « Law of the land » (la loi du pays). Le droit devait opérer à l’intérieur de limites territoriales définies par l’attachement premier du peuple et non par quelque bureaucratie transnationale.       

    En bref, la démocratie a besoin de frontières et les frontières ont besoin de l’ÉTAT-NATION. Définir son identité selon le lieu que l’on habite joue un rôle dans le renforcement du sentiment national. Par exemple, le droit commun des Anglo-saxons, où les lois émergent de la résolution des conflits locaux plutôt que de leur imposition par le souverain a joué un rôle important  pour entretenir ce sentiment propre aux Anglais et aux Américains que la loi est la propriété commune de tous ceux qui résident dans sa juridiction plutôt que la création des prêtres, des bureaucrates ou des rois. Une langue et un système d’éducation communs ont un effet similaire pour transformer la familiarité, la proximité et l’usage quotidien en forces d’attachement commun.     

    (68) L’essentiel concernant les nations c’est qu’elles croissent depuis le bas, par l’habitude de l’association libre entre voisins, et résultent donc des loyautés attachées à un lieu et à son histoire, plutôt qu’à une dynastie, ou comme en Europe à une classe politique autoentretenue.

    Les nations peuvent fusionner dans des ensembles plus complexes – comme l’ont fait le Pays de Galles, l’Écosse et l’Angleterre – ou peuvent se séparer comme les Tchèques et les Slovaques, ou comme le Royaume Uni le fera un jour lorsque les Écossais reprendront possession de leur souveraineté. Les frontières nationales peuvent être faibles ou fortes, poreuses ou imprenables, mais dans toutes leurs formes, elles offrent une identité qui condense les droits et les devoirs des citoyens et leur allégeance envers ceux dont ils dépendent le plus étroitement pour la paix civile. 

    C’est là que se trouve la vérité du nationalisme telle que Roger SCRUTON la comprend  Lorsque nous nous posons la question de notre appartenance et de ce qui définit nos loyautés et nos engagements, nous ne trouvons pas la réponse dans une obéissance religieuse commune encore moins dans des liens de tribu ou de parenté. Nous la trouvons dans les choses que nous partageons avec nos concitoyens et en particulier de ce qui permet de maintenir l’état de droit  et l’existence du consensus politique :

    • la première de ces choses est le territoire. Nous nous concevons comme habitants d’un territoire commun défini par le droit, et nous concevons ce territoire comme le nôtre, le lieu où nous sommes et où nos enfants seront à leur tour. Même si nous venons d’ailleurs, cela n’altère pas le fait que nous soyons dévoués à ce territoire et que nous définissions notre identité – du moins en partie – dans ces termes. 
    • De presque égale importance sont l’histoire et les coutumes par lesquelles ce territoire s’est établi. Des rituels et des coutumes s’y pratiquent qui lient les voisins les uns aux autres par un sens commun du familier. Ces rituels et coutumes peuvent inclure des offices religieux, mis ils ne sont en aucun cas essentiels et sont ouverts à réinterprétation lorsqu’il faut y inclure un voisin qui ne partage pas notre foi. De plus, de ce fait les contes et coutumes de la patrie sont séculiers ...Les contes changent pour tenir compte de la première personne du pluriel d’un peuple. Ce sont comme l’a dit Platon, de nobles mensonges : des mensonges au sens littéral  qui expriment des vérités sensibles. Un être rationnel les percera à jour, mais il les respectera néanmoins comme il respecte les convictions religieuses  qu’il ne partage pas et les héros des autres nations.

     

    LA VÉRITÉ DANS LE SOCIALISME

    Selon SCRUTON, la vérité du socialisme, la vérité de notre dépendance mutuelle et du besoin de faire ce que nous pouvons pour offrir un accès au bénéfice de l’appartenance sociale à ceux

    dont les propres efforts ne suffisent pas pour les obtenir. 

    (77) Comment la faire vivre ?

    C’est une question politique complexe. La situation de l’Europe aujourd’hui, plus d’un siècle après l’invention de l’ÉTAT PROVIDENCE par Bismarck, fournit de nombreuses illustrations de la façon

    –   dont les bénéfices sociaux peuvent être étendus à ceux qui ne peuvent occuper d’emploi ou qui en sont privés,

    –  et dont les soins de santé peuvent être fournis comme une ressource publique, soit gratuitement, soit comme un système de remboursement par l’État de dépenses engagées par les individus ?

    Chaque système a des désavantages associés ainsi que des vertus, mais tous sont sujets à deux imperfections.

    – En premier lieu, ils contribuent à la création d’une nouvelle classe de personnes dépendantes – des personnes qui en sont venues à dépendre des allocations de l’ÉTAT PROVIDENCE, peut-être sur plusieurs générations, et qui ont perdu toute ambition de vivre autrement. Souvent le système d’allocations est conçu de telle sorte que toute tentative d’en sortir par le travail conduit à une perte plutôt qu’à un gain pour le revenu familial…Des expédients pour maintenir ce revenu se trouvent transmis des parents aux enfants, qui ne peuvent avoir conscience de ceux qui sont dans la normalité, vivant de leur propre industrie.. 

    Mais le coût principal n’est pas économique : cela touche directement au sentiment d’appartenance, suscite la colère de ceux qui vivent de façon responsable et exclut la minorité dépendante de la pleine expérience de la citoyenneté.

    – En second lieu, les systèmes d’ÉTAT PROVIDENCE tels qu’ils ont été conçus jusqu’ici, ont un budget sans limite. Leur coût s’accroît constamment : la gratuité des soins de santé, qui rallonge la vie de la population, mène à une croissance continue des coûts de ces soins en fin de vie, ainsi qu’à des engagements de retraite dont les fonds existants ne peuvent s’acquitter. En conséquence, les Gouvernements, de plus en plus, empruntent aux générations futures, mettant en hypothèque les actifs des personnes à naître pour le bénéfice des vivants. On a entretenu jusqu’à présent une dette publique toujours croissante en supposant que les Gouvernements ne faisaient pas et ne feraient pas défaut tant que le niveau de dette resterait dans le présent ordre de grandeur. Mais la confiance dans la dette du Gouvernement a été lourdement secouée par les récents évènements en Grèce et au Portugal, et si cette confiance s’évanouissait, l’État providence en ferait autant – du moins dans sa forme actuelle. 

    (78) En bref, cette vérité du socialisme, pour toutes ces raisons, pointe vers un problème politique majeur et grandissant

    Deux éléments empêchent les Gouvernements modernes d’y répondre :

    • le premier est que cette question s’est politisée, à tel point que la vérité est souvent dangereuse à exprimer et certainement difficile à transformer.
    • Le second tient au fait que cette question est précisément la frontière des débats sur la nature de l’État. Lorsque Marx travaillait au Capital et au Manifeste communiste, il lui semblait naturel de se référer à la division des choses dans un langage belliqueux. Dans la vision marxiste, le prolétariat, qui ne possède rien si ce n’est sa force de travail, est exploité par la bourgeoisie, laquelle, en possédant les moyens de production, est capable d’extorquer des heures « de travail non rémunéré » qui s’accumulent entre ses mains comme plus-value. Pour Marx, la relation entre la bourgeoisie et le prolétariat était essentiellement antagoniste et devait mener, prévoyait-il, à une guerre ouverte, lorsque « les esclaves salariés » se soulèveraient pour déposséder leurs maîtres. Mais cette guerre n’a éclaté que là où les intellectuels étaient capables de la fomenter – comme Lénine le fit en Russie et Mao en Chine, aucun de ces pays ne possédant de véritable classe ouvrière urbaine.    

    Les guerres du XXe siècle ont fait prendre conscience de cette vérité fondamentale – les peuples combattent pour leur pays et s’unissent pour sa défense, mais combattent rarement pour leur classe, même lorsque les intellectuels les y incitent. Parallèlement les hommes attendent que l’État récompense leur loyauté. L’ÉTAT PROVIDENCE a donc émergé naturellement des guerres du XXe siècle, en réponse à un consensus. Maintenant que sa réforme est urgente et nécessaire, un consensus similaire l’est tout autant.

    (79) Les tentatives récentes de réforme du système d’avantages sociaux par le Parti conservateur britannique, dans le but d’éliminer la pauvreté et de continuer à pouvoir financer ce système, ont été vivement critiquées par la gauche.

    Elles ont été vues comme une « attaque contre les pauvres et les personnes vulnérables. » Dans tout le monde occidental, l’ÉTAT PROVIDENCE, dans sa forme actuelle, surpasse nos moyens financiers, et l’emprunt constant auprès de générations futures ne rendra son effondrement que plus dévastateur quand il se produira.

    Cependant les partis au pouvoir, qui prennent le risque d’entreprendre sa réforme radicale, par peur d’être pris en otage  par la gauche  pour laquelle ce n’est pas seulement une question emblématique, mais un moyen d’appeler au rassemblement ses électeurs captifs.

     

    LA VÉRITÉ DU CAPITALISME

    Cette vérité est simple, à savoir que la PROPRIETE PRIVEE et le LIBRE-ECHANGE sont des caractères nécessaires à toute économie de grande échelle – toute économie dans laquelle les hommes dépendent, pour leur survie et leur prospérité de l’activité d’inconnus. C’est seulement lorsque les hommes disposent du droit de propriété et peuvent librement échanger ce qu’ils possèdent contre ce dont ils ont besoin, qu’une société d’inconnus peut réussir à se coordonner au plan économique. Les socialistes au plus profond d’eux-mêmes, ne l’acceptent pas. Ils considèrent la société comme un mécanisme de distribution des ressources à ceux qui les revendiquent, comme si les ressources existaient préalablement aux activités qui les créent, et comme s’il existait un moyen de déterminer exactement qui peut prétendre à quoi sans se référer à la coopération de long terme entre les acteurs économiques.  

    (95) Ce point fut démontré par les économistes autrichiens VON MISES (1881-1973) et HAYEK (1899-1992)

    Il le fut au cours du « débat sur le calcul économique[3] » qui accompagna les premières propositions d’économie socialiste, où les prix et la production seraient tous deux contrôlés par l’État. La réponse des Autrichiens repose sur trois idées cruciales :

    –  premièrement une activité économique dépend de la connaissance des désirs, besoins et ressources d’autrui ;

    • deuxièmement, cette connaissance est dispersée dans toute la société et n’est la propriété d’aucun individu ;
    • troisièmement, dans le LIBRE-ÉCHANGE des biens et des services, le mécanisme des prix fournit un accès à cette connaissance – non comme donnée théorique mais comme signal donné pour l’action. Les prix, dans une économie de marché sont la solution à d’innombrables équations simultanées cartographiant la demande individuelle au regard de l’offre disponible. 

    Cependant, lorsque la production et la distribution sont fixées par une autorité centrale, les prix ne fournissent plus d’indice

    Pas plus celui de la rareté d’une ressource que celui  de l’étendue de sa demande. La pièce maîtresse de la connaissance économique, celle qui existe dans une économie libre comme fait social, est détruite.

    – soit l’économie s’effondre, les queues, l’excès et la pénurie remplaçant l’ordre spontané de la distribution,

    – soit elle est remplacée par une économie souterraine où les biens s’échangent à leur prix réel – celui que les hommes sont prêts à payer.

    (96) Ce résultat s’est vu abondamment confirmé par les économies socialistes

    Toutefois l’argument donné en sa faveur n’est pas empirique mais a priori, concernant l’information générée et dispersée dans la société.

    L’aspect important de l’argument est  que le prix d’un bien ne charrie une information économique pertinente que si l’économie est libre.

    C’est seulement dans les conditions de LIBRE-ÉCHANGE que les budgets des consommateurs individuels entretiennent le processus épistémique, comme on pourrait l’appeler, qui distille, sous la forme du prix, la solution collective au problème économique qu’ils partagent – le problème de savoir que produire et qu’échanger contre cette production. Toutes les tentatives pour interférer avec ce processus, en contrôlant soit l’offre soit le prix d’un produit mèneront à une perte de connaissance économique. Car cette connaissance n’est pas contenue dans un plan mais seulement dans l’activité économique d’agents libres qui produisent, mettent en vente et  ECHANGENT LEURS BIENS SELON LA LES LOIS DE L’OFFRE ET DE LA DEMANDE.   

    L’économie planifiée, qui propose une distribution rationnelle à la place de la distribution « aléatoire » du marché, détruit l’information dont dépend le fonctionnement adéquat d’une économie.

    Elle sape par conséquent sa propre base de connaissance. C’est là l’exemple parfait d’un projet supposément rationnel mais absolument dénué de raison, puisqu’il dépend d’une connaissance qui n’est disponible que dans les conditions qu’il contribue à détruire.

    Corollaire de cet argument, la connaissance économique, celle contenue dans les prix, se déploie dans le système, est générée par la libre activité d’innombrables personnes effectuant des choix rationnels et ne peut pas être traduite en un ensemble de propositions ou incorporée comme prémisse dans un dispositif de résolution des problèmes.

    (97) Comme les Autrichiens furent sans doute les premiers à le comprendre, l’activité économique exprime une logique particulière

    Celle de l’action collective, lorsque la réponse d’une personne modifie le socle d’informations à disposition d’une autre. C’est de cette découverte qu’est issue la science de la théorie développée par le mathématicien américano-hongrois VON NEUMANN (1903-1957) et le mathématicien et économiste allemand MORGENSTERN (1902-1977) comme première étape dans l’explication des marchés, mais poursuivie aujourd’hui comme branche des mathématiques, avec des applications (et certaines malencontreuses) dans les domaines de la vie sociale et politique.

    La théorie épistémique du marché proposée par HAYEK (1899-1992) ne prétend pas que le marché soit la seule forme possible d’ordre spontané, ni que le libre marché soit suffisant pour produire la coordination économique ou la stabilité sociale. Sa théorie affirme seulement que le mécanisme de formation des prix génère et contient une connaissance qui s’avère nécessaire à la coordination économique. Celle-ci peut être mise à mal par les cycles économiques, les imperfections du marché et les externalités, et reste dans tous les cas, dépendante d’autres normes d’ordre spontané pour sa survie à long terme. L’économiste britannique, membre de la chambre des Lords depuis 2015, JOHN O’NEILL (1957-), défendant un socialisme tempéré en opposition au plaidoyer de Hayek en faveur du libre marché, soutient que le mécanisme de formation des prix ne communique pas toute l’information nécessaire à la coordination économique et que, dans tous les cas l’information n’est pas suffisante. Pour un conservateur, il y aurait de bonnes raisons d’accepter l’affirmation de O’Neill ; mais ce sont des raisons que Hayek reconnaît. 

    (98) Le marché est maintenu en l’état par d’autres formes d’ordre spontané.

    Mais toutes ne doivent pas être comprises come des dispositifs épistémiques, mais dont certaines – les traditions morales et juridiques – créent une forme de solidarité que les marchés, livrés à eux-mêmes, pourraient éroder.

    Chez Hayek, il est sous-entendu que le LIBRE-ÉCHANGE comme pour les coutumes durables doivent être justifiées exactement dans les mêmes termes. Tous deux sont des distillations indispensables au savoir nécessaire à la vie en société, l’un opérant de façon synchronique, l’autre diachronique de sorte que l’expérience d’un nombre indéfini d’autres personnes influence les décisions que nous prenons nous-mêmes ici et maintenant.

    Hayek décrit le marché comme partie d’un ordre spontané plus large, fondé sur le LIBRE- ÉCHANGE de biens, d’idées et de préférences – c’est « le jeu de la catallaxie[4] » comme il le nomme. Mais ce jeu se joue dans le temps et – pour inspirer ici Roger Scruton d’une pensée de Burke – les morts et les vivants y participent aussi, faisant part de leur présence, non sur le   marché, mais par les traditions, les institutions et les lois.

    Ceux qui estiment que l’ordre social devrait imposer des contraintes au marché ont donc raison. Mais dans un ordre réellement spontané, ces contraintes sont déjà présentes sous la forme de coutumes, de lois et de morale. Si ces bonnes choses déclinent, selon Hayek, la législation en aucun cas ne peut les remplacer. Car elles émergent de façon spontanée ou n’émergent pas, et l’imposition de lois en vue d’une « société bonne » peut menacer ce qui reste de la sagesse accumulée qui rend cette société possible. Au lieu de contenir notre activité dans les canaux requis par la justice, – ce qui est l’apanage du droit commun (common law) – la législation sociale revient à imposer à la société un ensemble de buts. Elle fait de la loi un instrument d’ingénierie sociale et permet à une pensée utilitaire de l’emporter sur les prétentions légitimes du droit naturel. En cas d’urgence, ou dans des conditions de déséquilibre manifeste, la législation est probablement la seule arme dont nous disposons. Mais nous devrions toujours garder à l’esprit qu’une législation ne crée pas d’ordre juridique mais le présuppose, et que dans notre cas – le cas de la sphère anglophone – l’ordre juridique est né sous l’effet d’une main invisible, parce qu’il fallait rendre la justice dans les conflits individuels.

    (99) En d’autres termes, l’ordre juridique est né spontanément.

    Et non selon un plan rationnel, comme ce fut le cas de l’ordre économique. Nous ne devrions pas être surpris, par conséquent, que les penseurs conservateurs de notre pays – en particulier les britanniques du XIXe siècle que sont Hume, Smith, Burke, et l’australien du XXe siècle Robert Oakeshott  – aient eu tendance à ne pas voir de contradiction entre la défense du marché et une vision traditionnaliste de l’ordre social. Car ils avaient foi dans les limites spontanées au marché par le consensus moral de la communauté et voyaient aussi bien dans le marché que dans les contraintes à son endroit l’œuvre de la même main invisible

    Mais la contradiction entre la défense du marché et une vision traditionnaliste  de l’ordre social menace d’apparaitre aujourd’hui, d’où l’effondrement  du consensus précédent

    Cette menace est peut-être réelle aujourd’hui. Mais cette menace est en partie le résultat de l’intervention de l’État ; il y a donc peu de chances que l’État puisse y remédier.

    À ce stade, toutefois, les conservateurs voudront introduire une réserve. Bien qu’Hayek ait probablement raison quand il pense que le marché et la morale traditionnelle sont tous deux des formes d’ordre spontané et se justifient tous deux d’un point de vue épistémique, il ne s’ensuit pas qu’ils n’entreront pas en conflit. Les socialistes ne sont pas les seuls à montrer du doigt les effets corrosifs du marché sur les relations humaines, ou à mettre en avant la distinction entre ce qui a de la valeur et ce qui a un prix. Aussi bien des traditions auxquelles les conservateurs sont les plus attachés peuvent se comprendre (du point de vue de la « rationalité évolutionniste » de Hayek) comme des procédés visant à sauver la vie humaine marchande[5]. La morale sexuelle traditionnelle, par exemple, qui insiste sur le caractère sacré de la personne humaine, sur le caractère sacramentel du mariage et sur l’immoralité des relations charnelles en dehors du vœu d’amour est – dans la perspective de Hayek – un moyen d’extraire le sexe de la sphère marchande , de lui refuser le statut de produit et de le mettre à l’abri de la relation d’échange. Cette pratique possède une fonction sociale évidente ; mais c’est une fonction qui ne peut être remplie que si les hommes voient le sexe comme un domaine aux valeurs propres et les prohibitions qui s’y appliquent comme des ordres absolus. Dans toutes les sociétés, la religion qui émerge spontanément, est liée à cette idée d’un ordre soustrait à la négociation. Pour le dire succinctement, est sacré ce qui n’a pas de prix. Et l’intérêt pour ce qui n’a pas de prix, ni valeur d’échange est exactement ce qui définit la vision conservatrice de la société.

    (100) Il s’ensuit que le jeu de la « catallaxie » n’offre pas de vision complète de l’essence de la politique.

    Pas plus qu’elle résout la question de savoir comment et dans quelle mesure, l’État doit choisir d’intervenir dans les échanges marchands, afin d’y donner la préséance à une autre forme d’ordre spontané peut-être en conflit avec le marché, ou bien de corriger les effets secondaires négatifs auxquels toute coopération humaine est susceptible de conduire. Cette question détermine le point de rencontre entre le conservatisme et le socialisme, mais aussi la nature du conflit qui les sépare. La vérité du capitalisme – que la PROPRIETE PRIVEE sous le régime du LIBRE-ECHANGE, est la seule façon d’entretenir la coopération économique dans une société d’inconnus – ne répond pas aux critiques à l’encontre du capitalisme, qui ne visent pas la liberté économique  mais les distorsions qui y apparaissent, et qui nourrissent ressentiment et défiance chez ceux qui s’y trouvent perdants.

     

    LA VÉRITÉ DU LIBÉRALISME

    (111) Dans ce chapitre, ROGER SCRUTON, voudrait exposer la vérité du libéralisme comme philosophie qui pose la liberté de l’individu comme l’un de ses objets, sans doute l’objet principal du Gouvernement

    Et qui dans cette poursuite établit une distinction entre les formes politique et religieuse de l’ordre social.

    • La forme religieuse de l’ordre social nous est donnée à voir dans la Bible hébraïque et le Coran.

    C’est un ordre ou les lois sont fondées sur des prescriptions divines et où les charges  terrestres sont occupées par délégation de Dieu. Considérées depuis l’extérieur, les religions sont définies par les communautés qui les adoptent et leur fonction est de créer un lien à l’intérieur de ces communautés pour les protéger de chocs extérieurs et pour garantir leur pérennité. Une religion est fondée sur la piété, c’est-à-dire la pratique de la soumission aux ordres divins. Cette pratique, une fois en place, sous-tend tous les serments et promesses, confère un caractère sacré au mariage et sert de socle aux sacrifices nécessaires en temps de guerre et de paix. De ce fait, les communautés qui partagent une religion ont un avantage dans la lutte pour la terre, et tous les territoires peuplés de la planète sont des lieux où quelque religion dominante a autrefois revendiqué et défendu sa place. Telle est l’histoire racontée dans l’Ancien Testament.

    (112) – Dans l’ordre politique, par contraste, une communauté est gouvernée par des lois et des décisions humaines

    Ceci sans référence aux impératifs religieux.

    La religion est une condition statique ; la politique un processus dynamique. Tandis que les religions exigent une soumission sans réserve, le processus politique propose la participation, la discussion et la législation fondée sur le consentement. Ainsi en est-il de la tradition occidentale, et c’est très largement grâce au libéralisme que cette tradition s’est maintenue, face à la tentation constante, que nous constatons aujourd’hui dans sa forme la plus virulente chez les islamistes, de renoncer à la tâche ardue du compromis et de trouver refuge dans un régime d’impératifs incontestables.

    La rivalité entre la religion et la politique n’est pas moderne en tant que telle. Nous la connaissons non seulement grâce à la Bible, mais aussi à la tragédie grecque. L’action d’Antigone de Sophocle repose sur le conflit entre l’ordre politique appréhendé et maintenu par Créon, et le devoir religieux en la personne d’Antigone. Le premier est public et implique l’ensemble de la communauté ; le second est privé et implique la seule Antigone. C’est pourquoi le conflit ne peut se résoudre. L’intérêt public n’a aucune incidence sur la décision d’Antigone d’enterrer son frère, tandis que le devoir imposé par l’impératif divin à Antigone ne peut possiblement pas être une raison pour Créon de mettre l’État en péril.

    Un conflit similaire innerve l’Orestie d’Eschyle, où une succession de meurtres religieux, à commencer par le sacrifice rituel de sa fille Agamemnon, mène finalement à la persécution d’Oreste par les Furies. Les dieux exigent des meurtres ; les dieux punissent aussi. La religion relie la maison d’Atrée, mais avec les dilemmes qu’elle ne peut résoudre. La résolution ne survient en définitive que lorsqu’un jugement est adressé à la ville en la personne d’Athéna.        

     (113)    Dans l’ordre politique, nous sommes incités à la compréhension

    Ainsi la justice remplace la vengeance et les solutions négociées abolissent les impératifs absolus. Le message de l’Orestie résonne tout au long des siècles de la civilisation occidentale ; c’est par la politique, non la religion que la paix est assurée. La vengeance est mienne dit le Seigneur ; mais répond la cité, mienne est la justice.

    Les auteurs de la tragédie grecque écrivaient à l’orée de la civilisation occidentale. Mais leur univers se poursuit dans la nôtre. Leur loi est celle de la cité, où l’on parvient aux décisions politiques par la discussion, la participation et le dissentiment. C’est dans le contexte de la cité-État grecque que la philosophie politique a commencé, et les grandes questions que sont la justice, l’autorité et la constitution sont discutées par Platon et Aristote dans les termes aujourd’hui courants. Le libéralisme est né de la réflexion, vieille de plusieurs siècles, sur ce qui doit être mis en place pour que les hommes se soumettent volontairement à des lois faites par d’autres hommes plutôt que par Dieu.

    Une société gouvernée par le consentement ne provient pas forcément d’un contrat social, qu’il soit réel ou implicite. C’est une société où les échanges entre citoyens, et entre les citoyens et leurs dirigeants, sont consensuels, à la manière de la courtoisie quotidienne des matchs de football, des soirées au théâtre ou des repas en famille.

    (114) Adam SMITH a clairement montré l’émergence de l’ordre des échanges consensuels

    Mais il émerge « sous l’effet d’une main invisible » et non comme une règle, parce que quelqu’un l’aurait imposé. Dans le chapitre précédent consacré au capitalisme, Roger SCRUTON a mentionné la défense du droit commun par HAYEK, exposée dans Loi, Législation et Liberté où il soutient aussi que le droit émerge de nos libres transactions, non parce qu’il est imposé mais parce qu’il est sous-entendu par nos échanges. Le droit commun résume ce que les êtres raisonnables présument déjà explicitement ou non, lorsqu’ils s’engagent dans des transactions libres. Le principe du tort, où son auteur doit dédommager sa victime ; le principe du contrat où celui qui le rompt doit dédommager l’autre partie de sa perte ; le principe d’équité où celui qui y aspire doit agir équitablement – ces principes sont présumés dans l’acte même de l’accord libre. Le droit commun naît de leur application à des cas particuliers, qui mène à des remèdes et à des règles par lesquels nous négocions, comme êtres libres et comptables de nos actions, de notre  place dans un monde peuplé d’inconnus. 

    Dans un ordre consensuel, les décisions dont dépendent nos relations avec les autres sont, excepté en cas d’urgence, prises librement. Nos décisions sont libres lorsque chacun de nous négocie son chemin dans la vie en jouant ses cartes selon son meilleur jugement et sans contraindre autrui. Selon le libéralisme tel que traditionnellement conçu, une telle société n’est possible que si ses membres sont les souverains de leur propre vie – ce qui signifie qu’ils sont libres d’accorder autant que de retirer leur consentement quand ils entrent en relation – quelle qu’elle soit avec les autres ? Cette souveraineté individuelle n’existe que là où l’État garantit des droits, tel le droit à la vie, à l’intégrité physique et à la propriété, afin de protéger les citoyens de la violation et de la contrainte opérées par autrui, y compris celles de l’État. 

    (115) Il est commun de  faire une distinction entre le sujet et le citoyen dans la discussion de ces questions 

    L’un comme l’autre sont dans l’obligation d’obéir à la loi et à l’État qui le fait respecter. Mais tandis que l’obéissance des sujets est sans réserve, exigée par l’État sans conditions, l’obéissance des citoyens est conditionnée au respect par l’État de leur souveraineté. C’est une réussite précieuse de la civilisation occidentale, qui n’est pas la règle dans toutes les régions du monde, et qui est largement mal comprise par les islamistes, qui aspirent à une obéissance parfaite et inconditionnelle envers une loi établie par Dieu, de la part de sujets qui ont renoncé pour toujours à la liberté de s’en démarquer.

    Une démocratie moderne est inévitablement une société d’inconnus. Dans une démocratie florissante, ces inconnus sont expressément inclus dans la toile des obligations mutuelles. La citoyenneté implique la disposition à reconnaître des obligations envers ceux que nous ne connaissons pas et à agir conformément à elles. Elle permet à des inconnus de résister ensemble à l’autorité et d’affirmer les droits qu’ils partagent. Elle pourvoit dès lors un bouclier contre l’oppression et un écho à la voix dissidente. Sans ce recours, point d’exutoire pour l’opposition, si ce n’est par un complot pour subvertir le pouvoir en place. Ces pensées sont déjà en germe dans l’ordonnance d’habeas corpus.   

     (116) Les démocraties occidentales et la République n’ont pas créé la vertu de la citoyenneté 

    Au contraire, elles sont nées de celle-ci. Rien de plus évident dans le Fédéraliste[6]que l’esprit public qu’il met en jeu, par opposition aux factions, cabales et intrigues privées. Comme le quatrième Président des États-Unis, James MADISON (1757-1836) a remarqué, les élections démocratiques ne suffisent pas pour surpasser les factions ou installer un véritable sens de la responsabilité publique dans le cœur des élus. C’est seulement dans une république – un système de charges représentatives occupées par des citoyens tenus responsables auprès de ceux qui les ont élus que le véritable patriotisme anime le mécanisme du pouvoir[7]. La Constitution des États-Unis fut une réussite en grande partie   parce que ceux qui la conçurent cherchèrent à fonder une république dans laquelle les factions n’auraient qu’un pouvoir social, plutôt que politique. La démocratie fut adoptée comme un moyen envers cette fin ; mais c’est un moyen dangereux, qui dépend du maintien de l’esprit public des citoyens si l’on ne veut pas qu’elle dégénère en un champ d’intérêts particuliers.    

    Il est emblématique de notre temps d’identifier la vertu de citoyenneté avec l’esprit démocratique

    Encourageant ainsi la croyance que le bon citoyen est simplement celui qui soumet toute question au vote. Au contraire, le bon citoyen est celui qui sait à quel moment le vote est la mauvaise façon de se prononcer sur une question, et à quel moment il est la bonne façon. Car il sait que ses obligations envers les autres peuvent être violées lorsque la seule opinion de la majorité décide de leur sort. C’est en partie ce que TOCQUEVILLE et Stuart MILL avaient en tête lorsqu’ils nous prévenaient de la tyrannie de la majorité[8]. L’ordre politique nous permet de transcender la règle de la majorité.

    Le grand cadeau du libéralisme politique à la civilisation occidentale est d’avoir trouvé les conditions dans lesquelles le dissident est protégé et l’unité religieuse remplacée par une discussion rationnelle entre adversaires

    Dans les démocraties occidentales, nos Gouvernements sont bien conscients que bien des personnes, peut-être même la majorité, ne les ont pas élus et qu’ils doivent donc se rendre acceptables auprès de ceux avec lesquels, ils ne sont pas d’accord.

     (117) Bien sûr,  certains aspects de la vie humaine n’appellent pas le compromis, soit qu’il soit suspect, soit qu’il soit interdit :

    –     Dans la bataille on ne fait pas de compromis avec l’ennemi.

    •  Dans la religion on n’en fait pas avec le diable.

    Mais c’est précisément lorsque la religion s’immisce dans la politique que le processus politique est le plus menacé. C’est la raison pour laquelle dans l’histoire de l’Égypte moderne, les Président successifs ont tenté d’empêcher les Frères musulmans d’accéder au pouvoir. Les frères pensaient que le droit et la politique ne consistaient pas dans le compromis mais dans l’obéissance à la volonté inaltérable de Dieu.

    Au XVIIe siècle, la Grande-Bretagne était déchirée par la guerre civile, et au cœur de cette guerre se trouvait la religion – le désir puritain d’imposer la règle divine d’opposer au peuple de Grande-Bretagne, au mépris de sa volonté, et le penchant des rois Stuart pour une foi catholique devenue profondément antipathique à la majorité, véhicule d’une ingérence étrangère non désirée.

    Dans une guerre civile les deux parties agissent mal, précisément parce que le principe de compromis a quitté la scène. La solution n’est pas d’imposer un ensemble de décrets tombés du ciel, mais de rétablir la légitimité de l’opposition et la politique du compromis. C’est ce que reconnut la Glorieuse Révolution de 1688, lorsque le Parlement fut rétabli comme institution législative suprême et les droits du peuple contre le pouvoir souverain (y compris le  droit inscrit dans l’habeas corpus) réaffirmés l’année suivante dans la Déclaration des droits (Bill of Rights). Ainsi conçu, un droit est un bouclier placé devant l’individu. C’est en creusant ce concept que nous comprendrons non seulement ce qu’est le libéralisme, mais aussi les désordres et les mensonges importants qui, sous son ère, se sont insinués dans la politique

     (118) l’idée des droits « naturels » ou « de « l’homme » est née de deux courants d’opinion distincts

    • L’ancienne croyance en un code universel – le droit naturel – qui s’applique à tous en tous lieux et offre une norme selon laquelle n’importe quel système juridique peut être mesuré ;
    • La présupposition du droit commun que le droit existe en partie pour protéger l’individu de l’arbitraire du pouvoir.

    En combinant ces deux concepts, le précurseur britannique des Lumières, John LOCKE (1632-1704) défendit l’idée d’un système de droits naturels. Ces droits garantissaient la souveraineté de l’individu sur sa propre vie, et sa capacité à entrer en relation avec autrui par un accord comme de s’en retirer par consentement mutuel. Sous cette acception, incorporée dans le Bill of Rights de 1689, les droits de l’homme doivent être compris comme des libertés – des droits que nous respectons  parce que nous laissons les autres tranquilles.

    La doctrine des droits de l’homme sert à imposer des limites au Gouvernement et ne peut pas être utilisée pour autoriser quelque accroissement

    Que ce soit du pouvoir gouvernemental qui ne soit pas requis par la tâche fondamentale qu’est la protection de la liberté. C’est ce que suggère le texte original de la Convention européenne des droits de l’homme qui détaille les implications de ces droits – le droit à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur, qui sont également défendus dans la Déclaration américaine d’indépendance. Cette tradition est à l’origine des points de repère de la jurisprudence libérale : la doctrine de séparation des pouvoirs,  la théorie de l’indépendance judiciaire, et l’idée de la justice procédurale, selon laquelle tous les citoyens sont égaux devant la loi et le juge doit être impartial.

     (119) C’est à ce point, cependant que la vérité du libéralisme glisse imperceptiblement vers l’erreur

    Car la recherche de la liberté est allée de pair avec une recherche d’« émancipation », venue la contrebalancer. Les libertés négatives offertes par les théories traditionnelles du droit naturel telles que celles de LOCKE, ne réparent pas les inégalités de pouvoir et d’opportunité des sociétés humaines

    De fait, les égalitaristes ont commencé à insérer davantage de droits positifs dans la liste des libertés, ajoutant aux droits-liberté précisés par les diverses conventions internationales, des droits qui non seulement exigent la non-intrusion d’autrui mais leur imposent un droit positif. Ici, ils en appellent à l’autre racine du concept de droit de l’homme – la racine du « droit naturel » qui requiert que chaque code juridique se conforme à une norme universelle.

    C’est chose apparente dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui commence par une liste de droits-libertés et qui soudain, à l’article 22, énonce des revendications radicales à l’égard de l’État – revendications qui ne peuvent être satisfaites que par l’action positive du Gouvernement. Voici l’article 22 :          

    Toute personne en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale : elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels, indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays.

    Cet article vaut son pesant de philosophie politique. Ce droit contient une liste sans précision aucune d’autres droits « économiques, sociaux et culturels », considérés comme  indispensables non pour la liberté, mais pour la « dignité » et le « libre développement de sa personnalité ». Quel que soit en pratique le sens de cette affirmation, il va sans dire qu’elle implique sûrement une extension considérable du champ des droits de l’homme au-delà des libertés fondamentales  reconnues par la Déclaration américaine. Celles-ci sont sans doute nécessaires à toute sorte de gouvernement par consentement ; on ne peut pas en dire autant des revendications de l’article 22 de la Déclaration universelle.

    La Déclaration poursuit sur ce registre, convoquant le droit au travail, au loisir, à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé – et d’autres avantages qui sont, dans les faits, des revendications à l’égard de l’État plutôt que l’évitement de son intervention.

     

    LA VÉRITÉ DU MULTICULTURALISME

    (134) L’idée de citoyenneté issue des Lumières a été enchâssée dans la loyauté sous-jacente des citoyens

    Ceci selon Roger SCRUTON est la vérité du multiculturalisme. Grâce à la « culture civique » qui s’est développée dans l’Occident à la suite des Lumières, l’appartenance sociale s’est libérée de l’affiliation religieuse, des attachements raciaux, ethniques et parentaux, et des rites de passage par lesquels les communautés revendiquent le contrôle de leurs membres, en les sauvegardant de l’influence d’autres coutumes et d’autres tribus. C’est pourquoi il est facile d’émigrer dans les États occidentaux  – rien de plus n’est requis de l’immigrant que l’adoption de la culture civique et la prise ne charge des devoirs qu’elle implique.

    Il n’en résulte pas que l’obligation politique se réduise à un contrat, même si certaines personnes le comprennent de cette manière. Cette obligation est toujours enracinée dans une appartenance prépolitique spécifique où le territoire, l’histoire, le voisinage et la coutume jouent un rôle décisif. Mais cette appartenance prépolitique s’est avérée perméable à la conception individualiste et libérale du citoyen. Nos obligations envers les autres, envers notre pays et envers l’État ont été révisées  dans une perspective ayant ouvert la voie à la mission de personnes extérieures  à la communauté – pourvu qu’elles aussi vivent selon l’idéal libéral de la citoyenneté. Inutile de dire que bien des immigrants rejoignent les pays occidentaux  – et surtout les pays anglophones –pour y rechercher les avantages que confère l’état de droit libéral, et sans en comprendre ou en accepter les coûts. Nombre d’entre eux deviennent hostiles à l’égard d’une forme de loyauté qui semble obscure, détachée et  purgée de l’intimité chaleureuse de la religion. C’est un sujet sur lequel il faudra revenir.

    (135) La vision de la nature humaine issue des Lumières était fondée sur l’idée que les êtres humains jouissaient en tous lieux du même pouvoir de raisonner et que ce pouvoir menait de son propre chef à une morale commune et à un répertoire commun de passions.   

    Mes œuvres d’art de l’Europe des Lumières prirent comme objet d’autres cultures, d’autres pays et d’autres cieux, afin de dessiner expressément l’humanité partagée des différents pays du monde. Des exemples tels Les Lettres persanes de Montesquieu, Nathan le Sage de Lessing, L’Enlèvement au Sérail de Mozart, les poèmes d’Ossian de MacPherson, le Divan occidental-oriental de Goethe, et un millier de créations de moindre importance nous rappellent l’immense curiosité qui naquit dans les sociétés européennes et américaines pour la variété de l’expérience et de la communauté humaines. Et c’est grâce au travail des anthropologues occidentaux du XIXe siècle que nous en savons tant sur le comportement des êtres humains, avant qu’ils soient affectés par la technologie, la science et la connaissance modernes.

    En conséquence, sur le long terme, les sociétés occidentales se sont ouvertes à l’immigration, transmettant un idéal de citoyenneté qui, espère-t-on, doit permettre aux personnes d’origine et de milieux disparates de vivre ensemble, en reconnaissant que la véritable source de leurs obligations réside non dans ce qui les divise – l’ethnicité et la religion en particulier – mais ce qui les unit – le territoire, le bon gouvernement, les routines quotidiennes du bon voisinage , les institutions de la société civile et le mécanisme du droit. Parfois cela fonctionne, parfois non. Et c’est ce à quoi il faut s’attendre. Pour que cela fonctionne, des efforts de part et d’autre sont nécessaires pour intégrer les nouveaux arrivants dans le mode de vie environnant, de sorte que la culture commune de la citoyenneté s’adapte pour les y inclure.           

     (136) Telle est la vérité du multiculturalisme. Grâce aux Lumières et à tout ce qu’elles représentent pour la civilisation européenne, des communautés peuvent être absorbées et intégrées dans notre mode de vie, même lorsqu’elles vénèrent des dieux inconnus.

    Mais cette vertu, propre à notre civilisation, si évidente aux États-Unis, a été précisément utilisée pour répudier l’exigence de cette civilisation à notre égard et pour soutenir l’idée, au nom du multiculturalisme, que, nous devons marginaliser nos coutumes et nos croyances héritées, voire nous en défaire, afin de devenir une société « inclusive » où tous les nouveaux arrivants puissent de sentir chez eux, au mépris de tout effort d’adaptation à leur nouvel environnement Nous y avons été poussés au nom du politiquement correct, qui est allé de pair avec le libéralisme de la répudiation que Roger SRUTON, a décrit au fichier concernant le « Libéralisme ».

    Le politiquement correct nous exhorte à être aussi « inclusifs » que nous le pouvons, et à ne pas discriminer, ni en pensée, ni en paroles, ni en actes les minorités ethniques, sexuelles, religieuses ou comportementales. Afin que nous soyons inclusifs, on nous encourage à dénigrer ce que nous ressentons particulièrement nôtre.        

     

    LA VÉRITÉ DE L’ENVIRONNEMENTALISME

    (150) Les conservateurs reprennent à leur compte la conception de BURKE de la société – celle d’un partenariat entre les hommes vivants, morts et à naître ; ils croient dans l’association civile entre voisins plutôt qu’à l’intervention de l’État : et ils reconnaissent que la chose la plus importante que les vivants puissent faire est de s’installer quelque part, d’y fonder un foyer et de le transmettre à leurs enfants. Oikophilia, l’amour du foyer, se prête volontiers à la cause environnementale, et il est stupéfiant que les différents partis conservateurs de la sphère anglophone ne l’aient pas encore fait leur. Roger SCRUTON voit deux raisons à cela :

    • Premièrement, la cause conservatrice a été polluée par l’idéologie du « big business » ; par les ambitions mondiales des entreprises multinationales, et par l’ascension de la pensée économique dans la politique moderne. Ces facteurs ont conduit les conservateurs à faire alliance avec des individus pour qui l’effort de conservation est à la fois futile et désuet.
    • Deuxièmement, la vérité de la cause environnementale a été obscurcie par l’agit-prop[9] des environnementalistes et l’immensité des problèmes qu’ils mettent en avant. Lorsque l’attention du monde est dirigée vers le réchauffement de la planète, le changement climatique, les extinctions d’espèces et la fonte des glaciers – autant de questions qui restent en dehors de portée de tout gouvernement national, et contre lesquelles il n’existe aucun remède immédiat –, il en résulte un manque de confiance dans la politique de tous les jours, un désespoir face à l’incapacité humaine et comme un ultime effort, l’adoption de schémas radicaux  et internationalistes  qui impliquent un abandon de souveraineté.   

     (151) La vérité de l’environnementalisme est essentielle à l’idée d’ordre politique et a été reconnue par le droit commun anglais tout au long de son histoire. Dans une grande quantité de cas, les problèmes environnementaux naissent de notre habitude, entièrement raisonnable, de vouloir tirer des bénéfices de nos activités sans en acquitter le prix. L’environnement se dégrade parce que nous externalisons les coûts de nos actions ; la solution est alors de mettre au point une incitation par laquelle ces coûts seront réattribués à leur auteur [principe du pollueur-payeur]. La tendance chez les environnementalistes, est à désigner les grands auteurs du marché comme les principaux coupables : à mettre le crime contre l’environnement sur le dos de ceux– comme les groupes pétroliers, l’industrie agroalimentaire et les supermarchés  – qui s’enrichissent en transférant leurs coûts aux autres (y compris à ceux qui ne sont pas encore nés). Mais c’est là prendre l’effet pour la cause. Dans une économie libre, cette sorte d’enrichissement émerge sous l’effet d’une main invisible, à partir des choix de tous. C’est la demande de voitures, de pétrole, de nourriture bon marché et de luxe superflu qui explique, en réalité,              

    l’existence des entreprises qui les produisent. Bien sûr, il est vrai que les acteurs majeurs externalisent leurs coûts dès qu’ils le peuvent. Mais nous aussi. Dès que nous prenons l’avion, allons au supermarché ou consommons de l’énergie fossile, nous transférons nos coûts à d’autres et aux généra­tions futures. Le moteur d’une économie libre est la demande individuelle. Dans une économie libre, les individus, autant que les grandes entreprises, s’efforcent de transférer les coûts de leurs actes.

    (152) La solution n’est pas celle des socialistes – abolir l’éco­nomie libre

    La solution aujourd’hui consiste simplement à conférer un énorme pouvoir économique à des bureaucrates qui ne rendent aucun compte à autrui, et qui s’affairent tout autant à transférer leurs coûts, tout en jouissant de la sécurité d’une rente sur la richesse nationale. La véritable solution serait d’ajus­ter notre demande, afin d’en assumer nous-mêmes le coût, et de trouver le moyen de faire pression sur les entreprises pour qu’elles fassent de même. Et nous ne pouvons nous corriger en ce sens que si nous avons des raisons de le faire – des raisons suffisamment fortes pour restreindre nos appétits.

    La rationalité de l’intérêt personnel a ici un rôle important à jouer. Mais elle est sujette aux paradoxes bien connus de la théorie du choix social, qui émergent lorsque des agents mus par l’intérêt personnel se retrouvent à rechercher au même moment des ressources qui sont affectées par leurs décisions. Aux problèmes bien connus du passager clandes­tin et du dilemme du prisonnier, les environnementalistes ont ajouté « la tragédie des communs » – la compétition humaine pour une ressource limitée et, en conséquence, l’épuisement de celle-ci. Les théoriciens du contrat social, de HOBBES à RAWLS, ont tenté de dépasser les problèmes du choix social, mais ont toujours buté, sous une forme ou sous une autre, sur la difficulté de départ : pourquoi est-il plus raisonnable de respecter un contrat que de faire semblant de le faire ? De plus en plus, la réponse à ces problèmes a été bureaucratique : établir un système de régulations qui crée des incitations à conserver, plutôt qu’épuiser, les res­sources dont nous dépendons collectivement. Mais, comme SCRUTON tente de le montrer dans Green Philosophy, cette réponse, bien que souvent nécessaire en premier lieu, crée elle-même des incitations négatives propres, tout en retirant le pro­blème des mains de ceux qui sont les mieux adaptés pour le résoudre.

    (153) Nous avons besoin de motivations non égoïstes qui puissent être déclenchées chez n’importe quel citoyen et qui soient suffisamment fiables pour servir le but écologique sur le long terme

    Il nous faut reconnaître que la protection de l'environnement sera une cause perdue, à défaut de trouver les incitations susceptibles de nous pousser à la promou­voir – nous tous, et non simplement nos représentants auto-proclamés et non élus. C’est là où les environnementalistes et les conservateurs peuvent et devraient faire cause commune. Cette cause est le territoire – l’objet d’une affection qui a trouvé son expression politique la plus forte dans l’État-nation.

    Nombreux sont les environnementalistes qui recon­naissent que les loyautés et les préoccupations locales doivent se voir accorder une véritable place dans la prise de déci­sion, si nous voulons contrer les effets néfastes de l’économie mondiale. D’où le slogan souvent répété : « Penser mondial, agir local. » Cependant, ils tendent à rejeter la suggestion que la loyauté locale doive être considérée dans des termes nationaux, plutôt que comme l’expression à petite échelle d’un universalisme humain. Pourtant, mettre l’accent sur la dimension nationale se justifie pleinement. Car les nations sont des communautés dotées d’une forme politique. Elles sont prédisposées à affirmer leur souveraineté, en traduisant le sentiment partagé d’appartenance en décisions collectives et en lois librement choisies. Le sens de la nation est une forme d’attachement territorial, mais aussi un arrangement prélégislatif. De plus, les nations sont les agents collectifs dans la sphère de la prise de décision mondiale.

    (154) C’est en développant cette idée, celle d’un sentiment territorial porteur des graines de la souveraineté, que les conservateurs contribuent de façon distinctive à la pensée écologique

    Si le conservatisme devait adopter un slogan, ce serait : « Sentir local, penser national. » Dans la présente crise environnementale, il n’y a pas d’autre agent capable de prendre les mesures nécessaires, ni d’autre point de conver­gence de la loyauté susceptible d’obtenir le consentement à celles-ci, que l’État-nation. Par conséquent, plutôt que de tenter de rectifier les problèmes environnementaux et sociaux au niveau mondial, les conservateurs cherchent à réaffirmer la souveraineté locale sur des territoires familiers et déjà maîtrisés. Cela implique de prôner le droit des nations à disposer d’elles-mêmes et à adopter des politiques qui soient en harmonie avec les loyautés et les coutumes locales. Cela implique aussi de s’opposer à la tendance dominante des gouvernements modernes à la centralisation, et de redon­ner activement aux communautés locales certains pouvoirs confisqués par les bureaucraties centralisées – y compris par les institutions supranationales telles que l’OMC, les Nations unies et l’UE.

    En effet, c’est seulement au niveau local qu’il est réaliste d’espérer une amélioration. Car il n’y a aucune preuve que les institutions politiques transnationales aient fait quoi que ce soit pour limiter les dégâts en la matière – au contraire, en encourageant la communication mondiale et en érodant la souveraineté nationale et les barrières législatives, elles ont alimenté l’entropie mondiale et affaibli les seules véritables sources de résistance contre celle-ci. SCRUTON dit connaître beaucoup d’environnementalistes qui reconnaissent comme lui que l’OMC et la Banque mondiale sont des menaces potentielles pour l’environnement, non seulement en détruisant des éco­nomies paysannes autosuffisantes et durables, mais aussi en érodant la souveraineté nationale dans tous les cas où elle constitue un obstacle au développement du libre marché[10]. Nombreux aussi sont ceux qui semblent reconnaître comme lui que les communautés traditionnelles méritent d’être protégées contre le changement soudain et conçu en dehors d’elles, non simplement pour le bien de leurs économies, durables, mais aussi en raison des valeurs et des loyautés qui constituent la somme de leur capital social.

    (155) Mais nous aussi méritons d’être protégés de l’entropie mondiale

    De même que, nous aussi, devons retenir ce que nous pou­vons des loyautés qui nous attachent à notre territoire, pour pouvoir faire de ce territoire notre « chez-nous ». Lorsque des tentatives pour inverser la marée de la destruction éco­logique ont porté leurs fruits, elles ont découlé de projets nationaux ou locaux visant à protéger des lieux reconnus comme « nôtres » – définis, en d’autres termes, par un droit hérité. SCRUTON pense aux bénévoles et militants qui ont entrepris de protéger la nature en Grande-Bretagne au XIXe siècle ; au National Trust anglais, association civile aux quatre millions de membres, qui se consacre à conserver notre campagne et ses formes de vie ; à l’initiative des amoureux de la nature aux États-Unis, et à son action sur le Congrès pour créer des parcs nationaux ; à l’action de l’Islande pour protéger la zone de reproduction du cabillaud en Atlantique ; à la législation qui a libéré l’Irlande des sacs en plastique ; aux initiatives d’énergie propre en Suède et en Norvège ; aux lois suisses d’urbanisme qui ont permis aux communautés locales de garder le contrôle de leur environnement et de l’entretenir ensemble comme une possession commune ; aux « Ceintures vertes » britanniques qui ont mis un terme à l’étalement urbain ; aux initiatives des pêcheurs de homards dans le Maine et de cabillaud en Norvège pour établir des zones de pêche indépendantes dirigées par la population locale. Ce sont des réussites à petite échelle, mais elles sont réelles et pourraient, si elles étaient reproduites plus large­ment, changer la face de la planète pour le mieux[11]. De plus, elles rencontrent le succès parce qu’elles font appel à une motivation naturelle – l’attachement à un lieu partagé, et aux ressources qu’il fournit à ceux qui y vivent.

    (156) C’est, il semble à SCRUTON, le but vers lequel un environnementalisme sérieux et un conservatisme sérieux

    Lesquels tendent tous deux – à savoir le chez-soi, le lieu où nous sommes et que nous partageons, le lieu qui nous définit, dont nous sommes dépo­sitaires pour le léguer à nos enfants, et que nous ne voulons pas gâcher. Personne ne semble avoir identifié un motif plus utile à la cause environnementale que celui-ci. C’est un motif pour les gens ordinaires. Il fournit un fondement aussi bien à la conservation des institutions qu’à celle de la terre. C’est un motif qui peut nous permettre de réconcilier la demande de participation démocratique avec le respect des générations futures et le devoir de responsabilité. C’est, au dire de SCRUTON, la seule ressource sérieuse que nous ayons dans notre combat pour maintenir un ordre local face à un désordre d’origine mondiale.

    Les conservateurs – ou ceux qui se prétendent tels – ont été beaucoup critiqués, souvent à juste titre, pour leur croyance que toutes les décisions politiques étaient en défi­nitive des décisions économiques, et que les solutions du marché étaient les seules qui vaillent. Mais, comme SCRUTON l’a suggéré au chapitre 2, nous devons replacer Yoikos au cœur de Yoikonomia. Le respect de Yoikos est la véritable raison pour laquelle les conservateurs se dissocient des formes aujourd’hui prisées d’activisme environnemental.

    Les environnementalistes radicaux tendent à définir leurs buts dans des termes mondiaux et internationaux, et soutiennent les ONG et les groupes de pression qui combattent les prédateurs multinationaux sur leur terrain et avec des armes qui ne font aucun usage de la souveraineté nationale. Mais, comme SCRUTER tente de le montrer en détail dans Green Phylosophy leurs arguments ne mènent nulle part, précisément parce qu’ils n’identifient aucun motif susceptible d’animer les gens ordi­naires, naturellement passifs, sans la coopération desquels aucune solution n’est viable.

    (157) LA VÉRITÉ DE L’ENVIRONNEMENTALISME, ainsi, est cette vérité que les êtres rationnels externalisent les coûts qui leur incombent

    Qu’ils le fassent lorsqu’ils manquent d’une motivation à agir autrement. La réponse conservatrice est de trouver cette indispensable motivation. Lorsque les Britanniques ont commencé à se préoccuper de l’environnement et de sa destruction imprudente, le principal objet de leur inquiétude était la forêt –  la forêt du mythe de Robin des Bois, célébrée abondamment dans la poésie et la chanson populaire du temps de SHAKESPEARE, et transformée en cause célèbre par John EVELYN dans son livre Silva, or a Discourse on Forestation, publié en 1664. Il a fallu deux cents ans de plus pour que le mouvement environnemental commence sérieusement, bien que l’art, la littérature et la religion eussent déjà fait de la sau­vegarde du paysage l’un de leurs thèmes perpétuels. Lorsque le mouvement prit réellement son essor, ce fut en réaction à la révolution industrielle, et son guide emblématique, John RUSKIN, se considérait comme un tory, plutôt qu’un libéral ou un socialiste – bien que de telles étiquettes soient toujours trompeuses quand il s’agit de personnes authentiquement intelligentes.

    (158) La protection de l’environnement a fait son entrée dans le droit anglais en 1865 avec la jurisprudence, dans une affaire de droit civil, Rylands v, Fletcher

    L’arrêt établit un régime de responsabilité stricte, où celui qui cause le dommage doit aussi offrir une compensation aux victimes. Ce fut là le juge­ment d’une cour selon les principes du droit commun, et non l’œuvre du Parlement. La même chose se produisit un siècle plus tard lorsque l’Anglers Association[12] utilisa les principes du droit commun pour obtenir une décision de justice contre les gros pollueurs des rivières - les gouvernements locaux et les fournisseurs d’énergie appartenant à l’État[13]. En général, nous devrions connaître et protéger ces précieux instruments légaux qui sont les nôtres et dépendent souvent de principes d’équité et de droit naturel, non d’une législation imposée d’en haut.

    Mais l’environnementalisme ne nous a-t-il pas aussi éveil­lés à une autre vérité, concernant l’imbrication de tout ce qui se produit dans notre environnement et l’impossibilité de rectifier des externalités en se contentant de regarder par le petit bout de la lorgnette ? Aucun événement dans l’uni­vers n’est isolé du réseau causal qui lie tout à toute chose, et les écosystèmes de la planète ne respectent ni les limites nationales, ni les attachements historiques. En réponse à cette observation, les militants de l’environnement tendent à rechercher l’appui de traités, de comités internationaux et de régulateurs transnationaux – en bref, de bureaucraties dénuées d’attachement aux lieux sur lesquels elles exercent leur pouvoir, mais dotées d’une légitimité d’intervention internationale.

     

    LA VÉRITÉ DE L’INTERNATIONALISME

    (168) La vérité de l’internationalisme est symptomatique de: la résolution des disputes entre les souverains par le traité plutôt que par la force.

    Son origine est ancienne : au cours du Moyen Âge  tardif on fit des tentatives pour extraire,  

    dans les présupposés qui sous-tendaient les traités une sorte de droit commun des  nations. Le grand œuvre du diplomate et juriste néerlandais (1583-1648) GROTIUS, De Jure belli ac pacis (1625) – sur le droit de la guerre et de la paix – était une tentative d’adapter les principes du droit naturel au gouvernement des affaires entre les États souverains. GROTIUS posa les fondations du droit international tel que nous le connaissons désormais. KANT, dans son bref discours sur le Projet de paix perpétuelle, reconnut que le droit international serait toujours impuissant s’il n’y avait aucun moyen de l’appliquer en dehors de la guerre. Il défendit de ce fait une « Ligue des nations » où les différents États-nations mettraient sur pied un accord pour soumettre leurs différends à une autorité centrale, où seraient représentés, et qui auraient le pouvoir de régler  leurs différends. Cette suggestion a conduit à la fondation de l’éphémère Ligue des nations à la suite de la Première Guerre mondiale et à l’ONU après la Seconde. Et bien qu’on puisse critiquer l’ONU, que ses institutions et procédures ne soient pas, en l’occurrence, une garantie contre la préemption des États voyous et de tyrans se faisant passer pour des souverains légitimes, on s’accorde largement sur le fait que l’existence de cette organisation a contribué à la résolution de bien des conflits qui auraient été autrement hors de contrôle.

    (169) LA VÉRITÉ DE L’INTERNATIONALISME est que les États souverains sont des personnes morales et devraient traiter les unes avec les autres par l’intermédiaire d’un système de droits, de devoirs et de responsabilités.

    En d’autres termes, par l’in­termédiaire du « calcul de droits et devoirs » auquel SCRUTON se référait au chapitre 6 (Libéralisme). Elles devraient pouvoir signer de leur plein gré des accords qui aient la force légale des contrats, et ces accords devraient lier les gouvernements exactement de la même façon que des contrats conclus par une entreprise lient ses futurs dirigeants. Pour rendre ces relations possibles, les États doivent être souverains – c’est-à-dire capables de prendre des décisions pour eux-mêmes – et aussi disposés à abandonner leurs pouvoirs à ces entités chargées de faire res­pecter les accords internationaux et le droit qui les gouverne.

    Jusque-là, ce n’est que du bon sens. Mais ce n’est pas là le sens de l’internationalisme. À nouveau, une vérité fondamen­tale a été prise au piège et mise au service d’une motivation cachée, et ainsi changée en mensonge. Cette transformation de l’idée internationaliste a influencé non seulement l’ONU mais, plus concrètement, l’UE et la Cour européenne des droits de l’homme, deux institutions issues des guerres euro­péennes et de la pression d’internationalistes utopiques.

    (170) L’idée d’intégration européenne, dans sa forme actuelle, fut conçue pendant la Première Guerre mondiale.

    Elle devint une réalité politique à la suite de la Seconde et porte la marque des conflits qui lui ont donné naissance. En 1950, il sem­blait raisonnable et même impératif de rassembler les nations européennes de façon à prévenir les guerres qui avaient par deux fois presque détruit le continent. Et parce que les conflits nourrissent le radicalisme, la nouvelle Europe a été conçue comme un programme général, qui éliminerait les sources du conflit européen et placerait la coopération, plutôt que la rivalité, au cœur de l’ordre continental.

    Les architectes de ce plan, qui étaient pour la plupart des chrétiens-démocrates, avaient peu en commun si ce n’est leur croyance dans la civilisation européenne et une méfiance envers l’État-nation. Leur éminence grise[14], Jean MONNET, était un bureaucrate transnational, inspiré par la vison d'une Europe unie où la guerre appartiendrait au passé. Son proche collaborateur, Walter HALLSTEIN, était un universitaire techno­crate allemand qui voyait dans la juridiction internationale le successeur naturel des lois des États-nations. MONNET et HALLSTEIN furent rejoints par Altiero SPINELLI, un communiste romantique qui promouvait l’idée d’États-Unis d’Europe fon­dés en légitimité sur un Parlement européen élu démocratiquement. De tels individus n’étaient pas des enthousiastes isolés, mais appartenaient à un large mouvement au sein de la classe politique d’après guerre. Ils choisirent des dirigeants populaires tels Konrad ADENAUER, Robert SCHUMAN et Alcide DE GASPERI comme les porte-parole de leurs idées, et proposèrent la Communauté européenne du charbon et de l’acier (le Plan SCHUMAN) comme but initial – croyant que leur grand projet acquerrait de la légitimité s’il était d’abord compris et accepté sous cette forme circonscrite.

    (171) Le but de SCRUTON n’est pas de dénigrer les réussites de ces personnes soucieuses de l’intérêt général

    Nous devrions cependant  garder à l’esprit que lorsque les premiers instruments de la coopération européenne ont été conçus, notre continent était divisé par le rideau de fer – la moitié de l’Allemagne et l’ensemble des pays slaves étaient sous occupation soviétique et des régimes fascistes régnaient au Portugal et en Espagne. La France était en constante ébullition, le Parti communiste bénéficiant du soutien de plus d’un tiers de l’électorat ; ce qui demeurait libre en Europe dépendait de façon cruciale de l’Alliance atlantique, et les traces de l’Occupation et de la défaite (hormis en Grande-Bretagne et dans la péninsule ibérique) étaient partout apparentes. Seules des mesures radi­cales, semblait-il, pouvaient restaurer la santé politique et économique du continent, et ces mesures devaient rempla­cer les antagonismes anciens par un nouvel esprit d’amitié. Résultat, l’intégration européenne fut conçue dans des termes unidimensionnels, comme un processus dyunité en constante croissance, sous une structure de pouvoir centralisée. Toute augmentation de pouvoir, au centre, devait s’accompagner d’une diminution corrélative du pouvoir national. Chaque sommet, chaque directive et chaque avancée du cliquet de l’acquis communautaire[15] a depuis lors véhiculé cette équa­tion. Et parce que l’Europe a atteint un nouveau tournant, nous devons en considérer, désormais, les résultats.

    Depuis cette époque, nous avons indéniablement beau­coup gagné : la prospérité matérielle, une plus grande espé­rance de vie, la santé et la sécurité face à la menace extérieure. Et ces avantages ont été étendus par les institutions inter­nationales établies après la Seconde Guerre mondiale – par exemple, par les efforts de maintien de la paix de l’ONU, par l’Otan, à laquelle nous devons l’effondrement de l’Union soviétique, et par l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (Gatt – désormais remplacé par l’OMC). Les institutions européennes ont joué un rôle similaire. En nous offrant des liens stables avec l’environnement mondial, elles ont facilité la démocratisation de pays autrefois sujets à la dictature fasciste ou communiste ; et en liant la France et l’Allemagne l’une à l’autre, elles ont stabilisé ces deux pays, à l’intérieur comme à l’extérieur.

    (172) En revanche, il nous faudrait aussi reconnaître que les conditions ont changé et que les instruments pour faire face aux problèmes d’il y a cinquante ans ne sont plus adap­tés aux problèmes d’aujourd’hui

    Bien que l’Empire sovié­tique se soit effondré, il a laissé un héritage de méfiance politique et d’illégalité voilée qui ne peut être surmonté que par le renforcement, plutôt que l’affaiblissement, des atta­chements nationaux. La part de l’Europe dans le commerce et la richesse mondiale, en rapide diminution, fait partie de ces rééquilibrages du pouvoir qui se produisent tous les quelques siècles. L’immigration de masse d’Afrique, d’Asie et du Moyen-Orient a donné naissance à des minorités poten­tiellement déloyales, ou à tout le moins antinationales, au cœur de la France, de l’Allemagne, des Pays-Bas, des pays scandinaves et de la Grande-Bretagne. La foi chrétienne a reculé de la vie publique, laissant un vide où le nihilisme, le matérialisme et l’Islam militant se sont engouffrés sans résis­tance. La population européenne vieillit et diminue – sauf en Grande-Bretagne, destination de choix de tant de migrants européens, désormais en proie, de ce fait, à un profond conflit. Face à ces maux, qui définissent la nouvelle crise de l’Europe autant que la montée du totalitarisme définissait l’ancienne, mettre exclusivement l’accent sur 1’« intégration » est au mieux une idée  sans pertinence, au pire une erreur fatale.

    Quelque radicale que soit notre vision de l’avenir de l’Eu­rope, nous dépendrons des États-nations pour la réaliser. En remplaçant la responsabilité nationale par une bureaucratie lointaine, la machinerie de l’UE nous a laissés désarmés et désemparés face à la crise actuelle. Sa captation constante de pouvoirs et de privilèges sans aucune tentative corrélative pour rendre compte de leur exercice sape toute confiance dans le processus politique. En contrant constamment la diversité profondément ancrée des nations européennes, le projet d’une          « union sans cesse plus étroite » s’est non seu­lement aliéné les peuples d’Europe, mais a montré son inca­pacité à puiser dans les véritables ressources et le potentiel créatif de ces peuples pour revitaliser l’idée de civilisation européenne.

    (173) Il est vrai que BISMARCK a rassemblé les principautés allemandes en imposant un système de droit unifié et une bureaucratie administrée de façon centralisée

    Et il est tout à fait probable que le succès de BISMARCK ait inspiré Jacques DELORS et ses semblables, qui ont cherché à obtenir une unification similaire à travers l’Europe. Mais l’intention de BISMARCK était de créer un État-nation ; il partait de la présupposition d’une langue commune, de coutumes communes et de frontières validées par l’histoire. Dans sa Kulturkampf contre l’Église catholique, il montra clairement qu’il sou­haitait neutraliser les sources transnationales d’autorité et ne pas les reconnaître. Penser qu’un projet d’« unité par la régulation » puisse fonctionner sans le but bismarckien de construction d’une nation est sans aucun doute naïf. BIS­MARCK ne visait pas seulement à créer une structure politique unifiée, mais à créer un nouveau noyau de loyauté qui rem­placerait les allégeances traditionnelles des peuples germa­nophones et leur donnerait une identité commune dans le monde industriel émergent. L’UE a fait quelques tentatives en demi-teinte pour s’approprier les loyautés et les iden­tités des nations européennes ; mais la futilité de la tâche et l’absurdité de son expression n’ont fait que rappeler aux peuples d’Europe que les lois faites à Bruxelles sont des lois faites par d'autres, situés en dehors de l’allégeance qui lie la nation à elle-même.

    Les intégrationnistes ont tenté d’apaiser le mécontente­ment croissant des peuples par la doctrine de la « subsidia­rité ». Ce terme, incorporé dans le traité de Maastricht et garantissant ostensiblement la souveraineté locale, trouve son sens actuel dans l’encyclique du pape Pie XI en 1931, qui décrit la décentralisation du pouvoir comme une composante fondamentale de la doctrine sociale de l’Église. Selon Pie XI, la « subsidiarité » signifie que les décisions doivent toujours être prises au niveau le plus bas, tout en étant compatibles avec l’autorité surplombante du Gouvernement. Le terme a été repris par Wilhelm RÔPKE, l’économiste allemand qui, exilé de l’Allemagne nazie en Suisse, fut saisi d’étonnement et de curiosité devant une société suisse à l’opposé de celle à laquelle il avait échappé[16].

    (174) Il vit que la société suisse était organisée du bas vers le haut et résolvait ses problèmes au niveau local

    Cette résolution se faisait par l’association libre de citoyens dans ces « petites sections » auxquelles Edmund BURKE avait fait un appel si passionné en décriant la dictature verticale de la Révolution française. La subsidiarité, telle que comprise par RÔPKE, se réfère au droit des communautés locales à prendre des décisions pour elles-mêmes, y compris celle de soumettre une question à un forum supérieur. La subsidiarité impose un frein absolu aux pouvoirs centralisés, en n’autorisant leur implication que si on les requiert. C’est le seul moyen de réconcilier l’économie de marché avec les loyautés locales et l’esprit public qu’elle pourrait sans cela éroder.

    Dans l’UE telle qu’elle est aujourd’hui, le terme « subsi­diarité » dénote non pas les moyens par lesquels le pouvoir est transmis du bas vers le haut, mais ceux par lesquels il est alloué en bas depuis le haut. C’est l’UE et ses institutions qui décident le point où débute le pouvoir subsidiaire et là où il s’arrête, et en prétendant accorder du pouvoir par le mot même qui l’ôte, le terme « subsidiarité » drape de mystère toute idée de gouvernement décentralisé. Pour les Eurocrates, les gouvernements nationaux ne sont autonomes qu’au niveau « subsidiaire », les institutions européennes étant les seules à pouvoir déterminer de quel niveau il s’agit. Il est peu surprenant que les Suisses, en constatant l’effet de ce procédé, aient, en dépit de leur classe politique, refusé de façon persistante de rejoindre l’UE.

    Les conservateurs défendent la subsidiarité, entendant par ce terme ce que RÔPKE entendait, tout comme PUBLIUS (Alexander HAMILTON) en défendant la constitution « fédé­rale » des États-Unis, à savoir un arrangement politique où « le pouvoir est accordé par la liberté, non pas la liberté par le pouvoir[17] ». Comment atteindre cet arrangement, de telle sorte qu’on restaure la responsabilité, la flexibilité et l’avantage compétitif de l’UE ? C’est une question qui ne peut être simplement résolue. Cependant, SCRUTON pense que sans une forme authentique de subsidiarité, il ne peut y avoir de réel avenir pour TUE, qui se fragmentera sous la pression de son lourd fardeau législatif, des migrations de masse et des perturbations qu’elles entraînent – perturbations qui ont déjà conduit à un puissant mouvement de sécession en Grande-Bretagne.

    La crise à laquelle les institutions d’Europe répondirent était le résultat d’une approche centralisée et dictatoriale de la politique, comme l’avaient illustré aussi le bellicisme du Parti nazi, le contrôle totalitaire du Parti communiste et l’emprise fasciste sur l’Italie et l’Espagne. L’UE a des origines bien­veillantes et des intentions nobles qui ne supportent aucune comparaison avec ces projets aujourd’hui disparus. Cepen­dant, la même approche dictatoriale a été incorporée dans le processus européen, lui qui a une seule et unique direction, à savoir   « plus de lois, plus de règles, plus de Gouvernement, plus de pouvoir au centre ». Les dangers qui découlent de cette concentration des pouvoirs ne sont pas d’ordre belli­queux, militaire ou totalitaire. Ils sont subtils et insidieux : ce sont les dangers de l’aliénation civile, de la perte de com­pétitivité économique et de la domination par une élite qui rend de moins en moins compte de ses actions.

     

    LA VÉRITÉ CONSERVATRICE

    (187) Il n’est pas dans la nature du CONSERVATISME de s’occuper de corriger la nature humaine ou de la façonner conformément à une société idéale

    Le conservatisme tente de comprendre comment les sociétés fonctionnent et de leur offrir les conditions nécessaires pour y réussir. Son point de départ est dans la psyché humaine. Sa philosophie fondamentale n’a jamais été aussi bien saisie que par HEGEL dans Phénoménologie de l’esprit, qui montre :

    •  comment la conscience de soi et la liberté émergent à travers la confrontation de soi avec l’autre,
    • comment les relations de conflit et de domination sont surmontées par la reconnaissance de droits mutuels,
    • et comment, dans ce cheminement, l’individu accède  non seulement à une liberté d’action mais aussi au sentiment de sa propre valeur et de celle des autres.

    Le processus par lequel les êtres humains acquièrent leur liberté est aussi celui qui construit leurs attachements, et les institutions du droit, de l’éducation et de la politique en font partie – ce ne sont pas des choses que nous choisissons librement dans une position de détachement, mais des choses à travers lesquelles nous acquérons notre liberté, et sans lesquelles nous ne pourrions pas exister comme agents pleinement conscients de soi.

    (188) La vérité du conservatisme réside dans cette pensée : LA LIBRE ASSOCIATION NOUS EST NECESSAIRE, NON SEULEMENT PARCE QU’AUCUN HOMME N’EST UNE ILE[18], MAIS PARCE QUE DES VALEURS INTRINSEQUES EMERGENT DE LA COOPERATION SOCIALE

    Elles ne sont pas imposées par une autorité extérieure ou instillées par la peur. Elles croissent par en bas grâce à des relations d’amour, de respect et de responsabilité. Inutile d’attaquer ici l’erreur qui consiste à penser que nous pouvons agencer une société où l’épanouissement soit à portée de main, dispensée à tous par une bureaucratie bienveillante, les choses qui nous importent, et c’est là un aspect crucial adviennent grâce à nos propres efforts pour les construire, et presque jamais d’en haut, si ce n’est dans les situations d’urgence où le commandement vertical est indispensable.

     (189) De la matière première qu’est l’affection humaine, nous construisons des associations durables, avec leurs règles, leurs charges, leurs cérémonies et leurs hiérarchies, lesquelles dotent nos activités d’une valeur intrinsèque.

    Les écoles, les églises, les bibliothèques ; les chorales, les orchestres, les groupes de musique, les troupes de théâtre ; les clubs de cricket, les équipes de football, les tournois d’échecs ; la société d’histoire, le Women’s Institute, le musée, la chasse, le club de pêche à la ligne – de mille manières les hommes se lient dans des cercles amicaux mais dans des associations structurées, où ils adoptent et acceptent des règles et des procédures qui régissent leur conduite et les rendent responsables de leurs actes. Ces associations sont une source, non seulement de plaisir mais aussi de fierté : elles créent des hiérarchies, des fonctions et des règles auxquelles les hommes se soumettent volontairement parce qu’ils en voient le sens. Elles sont aussi regardées avec suspicion par ceux qui croient que la société civile devrait être dirigée par de prétendus experts.

    Quand le Parti communiste s’est emparé de l’Europe de l’Est, sa première tâche fut de détruire les associations civiles qu’il ne contrôlait pas[19]   

    Janos Kâdâr, ministre hongrois de l’Intérieur du gouvernement Rakosi de 1948, a fermé 5000 de ces associations en une année : des fanfares, des chorales, des troupes de théâtre, des associations de scouts, des clubs de lecture, des clubs de marche, des écoles privées, des institutions ecclésiastiques, etc………

    Sous le communisme, la charité privée était illégale, et les comptes bancaires des fondations de bienfaisance confisqués par le parti. L’étendue de ce mal n’est pas bien connue en Occident, et sa signification n’en est pas souvent analysée. Une fois l’association civile absorbée dans la grande entreprise de progrès, une fois l’avenir fait monarque du présent et du passé, une fois le grand but en place, l’État ou le parti y menant les citoyens, alors tout se trouve réduit à l’état de moyen, et les fins de l’activité humaine se retirent dans l’espace privé, voire l’obscurité.      

    (190) Bien sûr, dans tous les systèmes de gouvernement, il est nécessaire de fixer les limites à l’association

    Conspirations et organisations subversives surgissent spontanément, même dans les sociétés les plus inoffensives, et tous les ordres politiques ont de bonnes raisons de les supprimer. En outre des associations se créent pour des fins criminelles, immorales ou socialement destructrices, et l’État doit conserver le droit de les contrôler ou les empêcher. Mais ce ne sont pas, en règle générale, ces associations qui sont aujourd’hui source de controverse dans nos sociétés. Si les gens sont libres de s’associer, alors ils peuvent former des institutions durables, en dehors du contrôle de l’État. Ces institutions peuvent conférer des avantages à leurs membres sous forme de connaissance, de compétences et de réseaux de confiance et de générosité. Elles contribueront à la stratification de la société, en offrant ces avantages de manière sélective.

    (191) Car c’est une loi de l’association que l’inclusion est aussi l’exclusion 

    Or l’exclusion peut être douloureuse. En effet, dans aucun domaine la tension entre la liberté et l’égalité ne se révèle plus durement que dans celui-ci. La libre association conduit naturellement à la discrimination et l’appel à la non-discrimination conduit à un contrôle vertical.

    Comment choisir un juste milieu acceptable et à qui conférer le droit de nous imposer des limites ?

    Pour les libertariens, personne n’est légitime à exercer cette sorte de contrôle, toujours en définitive en de mauvaises mains – les mains de ceux qui désirent nous diriger tel un troupeau dans la direction que nous désirons le moins. Il y a là une certaine vérité  – mais ce n’est pas là toute la vérité Car nous savons que nos libertés sont diminuées si nos concitoyens sont exclus de leur exercice. Le privilège de l’adhésion à un groupe ne devrait pas être refusé pour des motifs – tel que l’ethnie ou la classe – qui n’ont absolument rien à voir avec l’exercice de ce privilège.

    Pour cette raison, la plupart d’entre nous acceptent aujourd’hui que là où la discrimination apporte avec elle une punition inacceptable, par exemple dans les contrats de travail ou l’entrée à l’école ou l’université, c’est le véritable rôle de la société civile que d’interdire ses propres penchants à la division.

     Demeure la question de savoir dans quelle mesure les associations doivent être soumises à ce genre de contrôle

    Le mouvement des droits civiques américain a mis un terme à la ségrégation raciale aux États-Unis à la grande satisfaction des honnêtes gens. Mais les mêmes personnes seraient moins rigoureuses d’apprendre que l’Église catholique en Europe ne peut plus diriger d’agences d’adoption pour des enfants placés sous sa garde, car l’attitude de l’Église à l’égard des couple homosexuels viole les clauses de non-discrimination de la législation européenne. Elles pourraient s’inquiéter que des clauses similaires commencent à produire leur effet sur les activités des scouts et des organisations de jeunesse confessionnelles en Europe et en Amérique ? Devrions-nous accepter cela comme le prix de l’égalité réelle ? Ou devrions-nous plutôt tenir à la liberté de nous associer comme nous le souhaitons, et comme notre conscience l’exige ? 

    (192) Ce problème d’exclusion trouve son illustration dans l’histoire des clubs réservés aux hommes en Amérique

    Les hommes éprouvent le besoin d’une certaine « camaraderie masculine »

    Cette camaraderie qui leur permet de faire des affaires, de rivaliser entre eux pacifiquement et de former des réseaux d’entreprise et de prise de risque qui donnent un sens à leur vie tout en désamorçant leur agressivité. Ils forment donc des clubs, où ils se rencontrent autour d’un verre et d’un repas, et partagent n’importe quel ragot croustillant ou tapageur susceptible d’apaiser leur rivalité.  

    Quel mal y a-t-il à cela ?

    Un grand mal disent les féministes ? Car le club devient une arène de privilège, un endroit où l’on fait des affaires et des carrières. Et ces affaires et ces carrières ne sont proposées qu’à leurs membres, donc seulement aux hommes. Ainsi le club est un instrument de discrimination injuste et de nature sexiste. C’est seulement si les femmes y étaient admises que son existence pourrait être conciliée avec les exigences de la justice sociale. Suite à ces arguments, les clubs masculins ont été interdits en Amérique – un assaut plutôt radical contre la libre association au nom d’un principe égalitaire.   

    Exemple tout aussi révélateur, celui de l’école privée et en particulier, l’école privée (appelée « publique ») en Grande-Bretagne

    [Indépendamment de l’histoire complexe de cette institution, il est très largement reconnu que les écoles privées, précisément du fait de leur autonomie, ont su accumuler des ressources de l’expertise et des traditions

    Lesquelles leur confèrent non seulement des connaissances mais aussi du style, du charme et de l’influence aux enfants qui les fréquentent ; ces écoles offrent ces biens de façon sélective à ceux qui en ont les moyens financiers ou sont assez talentueux pour obtenir une bourse. Par conséquent elles entretiennent les divisions de classe de la société britannique.

    (193) Plusieurs fois dans le passé, les égalitaristes ont cherché à faire interdire les écoles privées de telle sorte que l’éduction soit entièrement assurée par l’État

    Mais les plus sages d’entre eux ont reconnu que cela ne changerait pas grand-chose. Si l’on oblige tous les enfants à fréquenter les écoles publiques, les parents contrebalanceront cette obligation par des cours particuliers, des séances de lecture à la maison et tous les avantages que les parents transmettent naturellement et jalousement à leurs enfants par amour.

    La solution de PLATON était de considérer comme des biens de l’État à élever dans des fermes collectives sous la direction de gardiens impartiaux. Mais la résilience de l’affection parentale vainc toutes les tentatives de l’éteindre et les classes moyennes réussissent toujours à transmettre leurs avantages comme elles l’ont toujours fait sous le communisme grâce aux petites sections que Roger SCRUTON a décrites au fichier du « Socialisme ».   

    Que répondent les conservateurs à cette situation ?

    Une réponse est de faire valoir, avec quelque vraisemblance, que la discrimination n’est inacceptable que si elle est injuste d’une façon ou d’une autre. Et supposer qu’une institution est injuste simplement parce qu’elle confère des avantages à ses membres qu’elle ne confère pas à d’autres revient dans les faits à écarter toute libre association et à défendre un État totalitaire.

    Nul besoin de nous préoccuper ici des arguments complexes qui ont été développés sur ce point – certains découlant de RAWLS, en identifiant la justice à l’équité, d’autres de NOZIK et finalement de KANT, en estimant que la justice réside dans le respect des transactions libres. Car que l’existence des écoles privées soit ou non injuste dans les faits, de nombreuses personnes le croient. L’enseignement privé est donc la source du ressentiment, et le ressentiment doit être pris au sérieux, même si l’injustice réside davantage dans le ressentiment que dans sa cause.  



    [1]  Ce livre résulte de la traduction en français de « How to be a conservative » (2014) , traduction due à Laetitia Strauch Bonart (2016) .

    [2] L.ROBBINS, An Essay in the Nature and Signifiance of Rconomic Science (Londres,Macmillzn, 1932).

    [3] La calculation debate, qui a cours depuis le XXe siècle, concerne la façon  dont une économie socialiste peut réaliser des valorisations  économiques. En particulier, il interroge la pertinence de l’économie planifiée pour allouer les biens de production  à la place des marchés.

    [4] Hayek a forgé le terme « catallaxie » pour désigner « l’ordre engendré par l’ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur un marché ». Une catallaxie est ainsi « l’espèce particulière d’ordre spontané produit par le marché à travers les actes de ceux qui se conforment aux règles juridiques concernant la propriété, les dommages et les contrats » (Individualism and Economic Order).

    [5] La « rationalité évolutionniste » chez Hayek est la rationalité qui se construit sur le temps long, en réaction aux circonstances , et par un processus d’essais et d’erreurs , sur le modèle de l’évolution darwinienne.

    [6] The Federalist est une collection de 85 articles et essais écrits par A. Hamilton, J. Madison et J. Jay, et publiés en 1787 et 1788 pour promouvoir la ratification de la Constitution des Etats-Unis.

    [7] Voir J. Madison, The Federalist, n° 10 inG.W. Careyet J.McClelan (éd), The Federalist Dubuque,IA: Kendall Hunt , 1990),p.46-49.

    [8] A. De Tocqueville, De la démocratie en Amérique ; Stuart Mill, Of Representative Governement.

    [9] Instrument d’agitation et de propagande.

    [10] Les critiques de gauche formulées à rencontre de ces institutions sont rassemblées sur les sites internet du Global Justice Center et du Global Justice Ecology Center. Voir aussi le scepticisme éclairé exprimé par Joseph Stiglitz, Globalization and Its Discontents (New York et Londres : W. W. Norton, 2002) et Making Globalization Work (New York et Londres : W. W. Norton, 2006).

    [11] Certaines de ces solutions consensuelles ont fait l’objet d’une étude importante par Elinor Ostrom. SCRUTON étudie ses arguments au chapitre 5 de Green Philosophy. Certains ont aussi été détaillés au chapitre 5 de W. A. Shutkin, The Land that Could Be: Environmentalism and Democracy in the Twenty-First Century (Cambridge, MA : MIT Press, 2001).

    [12] L’association des pêcheurs à la ligne. NdT.

    [13] SCRUTER aborde ces cas et le raisonnement qui les sous-tend dans Green Philosophy, op. cit., chapitre 5.

    [14] En français dans le texte. NdT.

    [15] En français dans le texte. NdT.

    [16] W. Rôpke, A Humane Economy: The Social Framework of the Free Market (Londres : O. Wolff, 1960).

    [17] « Publius » était le pseudonyme adopté par Alexander Hamilton, James Madison et John Jay dans The Federalist, publié en deux volumes en 1788. La citation est de Hamilton, dans Letter 39.

    [18]  L’expression est un extrait devenu célèbre de « Meditation XVII » du poète anglais John Donne (1572-1631), NdT.

    [19] Voir A. Appelbaum , Iron Curtain, (New-York : Doubleday ; et Londres : Allen Lane, 2012. L’ouvrage a été traduit en français : Rideau de fer, Grasset, 2014, NdT.

     


    Date de création : 11/11/2016 @ 11:55
    Dernière modification : 12/11/2016 @ 16:33
    Catégorie : Sciences politiques
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