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POUR SERVIR UNE POLITIQUE CULTURELLE (5)
LA VÉRITÉ CONSERVATRICE
INTRODUCTION
Né en 1944, Roger SCRUTON entre à luniversité en 1962, et y étudie les sciences morales (la philosophie) à Jesus College (Cambridge). Il reçoit son Bachelor of Arts en 1965 et son Master of Arts en 1967. Scruton admirait la façon dont la philosophie était enseignée à Cambridge, à savoir comme prélude aux sciences dures, dans la tradition de la philosophie analytique. Scruton souhaitait néanmoins réconcilier cette façon denvisager philosophie avec un mode de vie artistique. Cest afin de poursuivre cette quête que Scruton part un an en France où il enseigne au Collège Universitaire de Pau. Lannée suivante, en mai 1968, très précisément, on le retrouve à Paris.
Dans un article du Guardian de lépoque, on y apprend que vivant au quartier latin de Paris, avait tout le loisir dy observer les étudiants renverser les voitures pour élever des barricades, et arracher des pavés pour les jeter sur les policiers. Scruton se souvient: « Je me rendais compte soudain que jétais de lautre côté. Ce que je voyais, cétait une foule incontrôlable de voyous complaisants de la classe moyenne. Quand je demandais à mes amis ce quils voulaient, ce quils essayaient dobtenir, tout ce que je recevais comme réponse était un charabia ridicule, délibérément obscur et alambiqué, typique du marxisme. Jen étais dégoûté, et en suis venu à penser quil devait y avoir un moyen de revenir à la défense de la civilisation occidentale contre ces assauts. Cest à ce moment que je suis devenu conservateur. Je savais que je voulais conserver les choses plutôt que de les détruire ».
Il se rend compte alors que la ferveur avec laquelle les manifestants détruisent les structures en place na dégale que limprécision de leurs intentions : quest-il proposé en effet pour remplacer ce monde à détruire ? Telle est la question que se pose Scruton qui na cessé depuis de suivre avec passion lévolution de la vie intellectuelle française.
Son livre « How to be a conservative » (2014) traduit en français en 2016, sous le titre « De lurgence dêtre conservateur » par Laetitia Strauch Bonart est, au dire de cette dernière, « un livre de maturité où SCRUTON reconnaît ce que la Grande-Bretagne doit à Thatcher et au libéralisme. Après son exil de lUniversité, il sest lié à des dissidents praguois [quil soutient grâce à un réseau universitaire clandestin créé par le dissident tchèque Julius Tomin] a découvert la cruauté dun État entièrement libéral. Il sest rendu compte que ce quil croyait acquis, la liberté ne létait jamais et que Thatcher était venue le rappeler au Pays dans un style certes direct, parfois naïf et pas très intellectuel, mais dans un élan absolument nécessaire. Dans le Scruton daujourdhui on perçoit donc autant linfluence de BURKE et de RUSKIN, que celle dAdam SMITH et de HAYEK, à la faveur dun conservatisme libéral, qui nexiste dans sa forme aboutie que chez les anglophones.
Depuis trente ans, cependant, on peut en effet identifier dans le conservatisme de Scruton, le même fil conducteur :
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limportance de la tradition comme forme de connaissance ;
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lamour de la transmission ;
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léloge dune société civile autonome comme garante de la responsabilité et de la vertu ;
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avec une affection profonde pour la nation. Avec comme point de départ la politique.
Scruton aboutit à la métaphysique et à lesthétique, défendant la préservation du sacré et de la beauté dans un monde désenchanté voire adepte de la profanation. Car ils sont seuls capable de donner du sens à lexistence humaine. Cest peut-être là que Scruton est le plus original, parvenant à relier dans le même mouvement de pensée une philosophie de la polis et une réflexion sur les grandes questions de la condition humaine. »
LE CONSERVATISME
Dans son ouvrage de « maturité », « De Lurgence dêtre conservateur » le philosophe britannique ROGER SCRUTON passe en revue les différents « royaumes de valeur », au nombre de huit, quil entend défendre en conservateur quil est devenu à lâge de 24 ans, et « où cette défense est destinée à servir au bien commun de la communauté. Ce nest pas une défense politique, mais une défense qui nous invite à vivre autrement. Cest que lÉtat a besoin dune politique culturelle, mais cette politique doit reposer sur le jugement pour ne pas offrir son soutien aux habitudes de profanation et de dénigrement et répondre à la vraie voix de la culture. » Ci-après le dernier de ces royaumes de valeur, LE CONSERVATISME.
(187) Il nest pas dans la nature du CONSERVATISME de soccuper de corriger la nature humaine ou de la façonner conformément à une société idéale
Le conservatisme tente de comprendre comment les sociétés fonctionnent et de leur offrir les conditions nécessaires pour y réussir. Son point de départ est dans la psyché humaine. Sa philosophie fondamentale na jamais été aussi bien saisie que par HEGEL dans Phénoménologie de lesprit, qui montre :
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comment la conscience de soi et la liberté émergent à travers la confrontation de soi avec lautre,
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comment les relations de conflit et de domination sont surmontées par la reconnaissance de droits mutuels,
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et comment, dans ce cheminement, lindividu accède non seulement à une liberté daction mais aussi au sentiment de sa propre valeur et de celle des autres.
Le processus par lequel les êtres humains acquièrent leur liberté est aussi celui qui construit leurs attachements, et les institutions du droit, de léducation et de la politique en font partie ce ne sont pas des choses que nous choisissons librement dans une position de détachement, mais des choses à travers lesquelles nous acquérons notre liberté, et sans lesquelles nous ne pourrions pas exister comme agents pleinement conscients de soi.
(188) Laissant le soin au lecteur intéressé de déchiffrer largument de HEGEL en détail [1], Roger SCRUTON montre que ce qui en ressort, cest une conception des êtres humains comme comptables les uns envers les autres
[a] En ce quils sont liés par des associations de responsabilité mutuelle et trouvant leur épanouissement dans la famille et dans la vie de la société civile. Notre existence comme citoyens, participant librement à la polis[2], est rendue possible par nos attachements durables aux choses qui nous sont chères. Notre condition nest pas celle de lhomo conomicus qui cherche à satisfaire ses désirs privés en toute occasion. Nous avons besoin de racines et nous coopérons dans la recherche de valeurs intrinsèques ; nous importent les fins, non les moyens de notre existence.
Association et discrimination
[b] La vérité du conservatisme réside dans cette pensée : la libre association nous est nécessaire, non seulement parce quaucun homme nest une île[3], mais parce que des valeurs intrinsèques émergent de la coopération sociale
Elles ne sont pas imposées par une autorité extérieure ou instillées par la peur. Elles croissent par en bas grâce à des relations damour, de respect et de responsabilité. Inutile dattaquer ici lerreur qui consiste à penser que nous pouvons agencer une société où lépanouissement soit à portée de main, dispensée à tous par une bureaucratie bienveillante, les choses qui nous importent, et cest là un aspect crucial adviennent grâce à nos propres efforts pour les construire, et presque jamais den haut, si ce nest dans les situations durgence où le commandement vertical est indispensable.
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[a] De la matière première quest laffection humaine, nous construisons des associations durables, avec leurs règles, leurs charges, leurs cérémonies et leurs hiérarchies, lesquelles dotent nos activités dune valeur intrinsèque.
Les écoles, les églises, les bibliothèques ; les chorales, les orchestres, les groupes de musique, les troupes de théâtre ; les clubs de cricket, les équipes de football, les tournois déchecs ; la société dhistoire, le Womens Institute, le musée, la chasse, le club de pêche à la ligne de mille manières les hommes se lient dans des cercles amicaux mais dans des associations structurées, où ils adoptent et acceptent des règles et des procédures qui régissent leur conduite et les rendent responsables de leurs actes. Ces associations sont une source, non seulement de plaisir mais aussi de fierté : elles créent des hiérarchies, des fonctions et des règles auxquelles les hommes se soumettent volontairement parce quils en voient le sens. Elles sont aussi regardées avec suspicion par ceux qui croient que la société civile devrait être dirigée par de prétendus experts.
[b] Quand le Parti communiste sest emparé de lEurope de lEst, sa première tâche fut de détruire les associations civiles quil ne contrôlait pas[4]
Janos Kâdâr, ministre hongrois de lIntérieur du gouvernement Rakosi de 1948, a fermé 5000 de ces associations en une année : des fanfares, des chorales, des troupes de théâtre, des associations de scouts, des clubs de lecture, des clubs de marche, des écoles privées, des institutions ecclésiastiques, etc
Sous le communisme, la charité privée était illégale, et les comptes bancaires des fondations de bienfaisance confisqués par le parti. Létendue de ce mal nest pas bien connue en Occident, et sa signification nen est pas souvent analysée. Une fois lassociation civile absorbée dans la grande entreprise de progrès, une fois lavenir fait monarque du présent et du passé, une fois le grand but en place, lÉtat ou le parti y menant les citoyens, alors tout se trouve réduit à létat de moyen, et les fins de lactivité humaine se retirent dans lespace privé, voire lobscurité.
(190) Bien sûr, dans tous les systèmes de gouvernement, il est nécessaire de fixer les limites à lassociation
Conspirations et organisations subversives surgissent spontanément, même dans les sociétés les plus inoffensives, et tous les ordres politiques ont de bonnes raisons de les supprimer. En outre des associations se créent pour des fins criminelles, immorales ou socialement destructrices, et lÉtat doit conserver le droit de les contrôler ou les empêcher. Mais ce ne sont pas, en règle générale, ces associations qui sont aujourdhui source de controverse dans nos sociétés. Si les gens sont libres de sassocier, alors ils peuvent former des institutions durables, en dehors du contrôle de lÉtat. Ces institutions peuvent conférer des avantages à leurs membres sous forme de connaissance, de compétences et de réseaux de confiance et de générosité. Elles contribueront à la stratification de la société, en offrant ces avantages de manière sélective.
(191) Car cest une loi de lassociation que linclusion est aussi lexclusion
Or lexclusion peut être douloureuse. En effet, dans aucun domaine la tension entre la liberté et légalité ne se révèle plus durement que dans celui-ci. La libre association conduit naturellement à la discrimination et lappel à la non-discrimination conduit à un contrôle vertical.
[a] Comment choisir un juste milieu acceptable et à qui conférer le droit de nous imposer des limites ?
Pour les libertariens, personne nest légitime à exercer cette sorte de contrôle, toujours en définitive en de mauvaises mains les mains de ceux qui désirent nous diriger tel un troupeau dans la direction que nous désirons le moins. Il y a là une certaine vérité mais ce nest pas là toute la vérité Car nous savons que nos libertés sont diminuées si nos concitoyens sont exclus de leur exercice. Le privilège de ladhésion à un groupe ne devrait pas être refusé pour des motifs tel que lethnie ou la classe qui nont absolument rien à voir avec lexercice de ce privilège.
Pour cette raison, la plupart dentre nous acceptent aujourdhui que là où la discrimination apporte avec elle une punition inacceptable, par exemple dans les contrats de travail ou lentrée à lécole ou luniversité, cest le véritable rôle de la société civile que dinterdire ses propres penchants à la division.
[b] Demeure la question de savoir dans quelle mesure les associations doivent être soumises à ce genre de contrôle
Le mouvement des droits civiques américain a mis un terme à la ségrégation raciale aux États-Unis à la grande satisfaction des honnêtes gens. Mais les mêmes personnes seraient moins rigoureuses dapprendre que lÉglise catholique en Europe ne peut plus diriger dagences dadoption pour des enfants placés sous sa garde, car lattitude de lÉglise à légard des couple homosexuels viole les clauses de non-discrimination de la législation européenne. Elles pourraient sinquiéter que des clauses similaires commencent à produire leur effet sur les activités des scouts et des organisations de jeunesse confessionnelles en Europe et en Amérique ? Devrions-nous accepter cela comme le prix de légalité réelle ? Ou devrions-nous plutôt tenir à la liberté de nous associer comme nous le souhaitons, et comme notre conscience lexige ?
(192) Ce problème dexclusion trouve son illustration dans lhistoire des clubs réservés aux hommes en Amérique
[a] Les hommes éprouvent le besoin dune certaine « camaraderie masculine »
Cette camaraderie qui leur permet de faire des affaires, de rivaliser entre eux pacifiquement et de former des réseaux dentreprise et de prise de risque qui donnent un sens à leur vie tout en désamorçant leur agressivité. Ils forment donc des clubs, où ils se rencontrent autour dun verre et dun repas, et partagent nimporte quel ragot croustillant ou tapageur susceptible dapaiser leur rivalité.
[b] Quel mal y a-t-il à cela ?
Un grand mal disent les féministes ? Car le club devient une arène de privilège, un endroit où lon fait des affaires et des carrières. Et ces affaires et ces carrières ne sont proposées quà leurs membres, donc seulement aux hommes. Ainsi le club est un instrument de discrimination injuste et de nature sexiste. Cest seulement si les femmes y étaient admises que son existence pourrait être conciliée avec les exigences de la justice sociale. Suite à ces arguments, les clubs masculins ont été interdits en Amérique un assaut plutôt radical contre la libre association au nom dun principe égalitaire.
(193) Exemple tout aussi révélateur, celui de lécole privée et en particulier, lécole privée (appelée « publique ») en Grande-Bretagne
[a] Indépendamment de lhistoire complexe de cette institution, il est très largement reconnu que les écoles privées, précisément du fait de leur autonomie, ont su accumuler des ressources de lexpertise et des traditions
Lesquelles leur confèrent non seulement des connaissances mais aussi du style, du charme et de linfluence aux enfants qui les fréquentent ; ces écoles offrent ces biens de façon sélective à ceux qui en ont les moyens financiers ou sont assez talentueux pour obtenir une bourse. Par conséquent elles entretiennent les divisions de classe de la société britannique.
[b] Plusieurs fois dans le passé, les égalitaristes ont cherché à faire interdire les écoles privées de telle sorte que léduction soit entièrement assurée par lÉtat
Mais les plus sages dentre eux ont reconnu que cela ne changerait pas grand-chose. Si lon oblige tous les enfants à fréquenter les écoles publiques, les parents contrebalanceront cette obligation par des cours particuliers, des séances de lecture à la maison et tous les avantages que les parents transmettent naturellement et jalousement à leurs enfants par amour.
La solution de PLATON était de considérer comme des biens de lÉtat à élever dans des fermes collectives sous la direction de gardiens impartiaux. Mais la résilience de laffection parentale vainc toutes les tentatives de léteindre et les classes moyennes réussissent toujours à transmettre leurs avantages comme elles lont toujours fait sous le communisme grâce aux petites sections que Roger SCRUTON a décrites au fichier du « Socialisme ».
[c] Que répondent les conservateurs à cette situation ?
Une réponse est de faire valoir, avec quelque vraisemblance, que la discrimination nest inacceptable que si elle est injuste dune façon ou dune autre. Et supposer quune institution est injuste simplement parce quelle confère des avantages à ses membres quelle ne confère pas à dautres revient dans les faits à écarter toute libre association et à défendre un État totalitaire.
Nul besoin de nous préoccuper ici des arguments complexes qui ont été développés sur ce point certains découlant de RAWLS, en identifiant la justice à léquité, dautres de NOZIK et finalement de KANT, en estimant que la justice réside dans le respect des transactions libres. Car que lexistence des écoles privées soit ou non injuste dans les faits, de nombreuses personnes le croient. Lenseignement privé est donc la source du ressentiment, et le ressentiment doit être pris au sérieux, même si linjustice réside davantage dans le ressentiment que dans sa cause.
Institutions autonomes
(194)
[a] Dans les circonstances de la vie moderne, il ny a quune seule solution au ressentiment, la mobilité sociale
La pire chose que lÉtat puisse faire est de créer des pièges :
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le piège de la pauvreté,
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le piège de laide sociale,
-
le piège de léducation.
Tous pièges qui privent les hommes des motifs et des compétences nécessaires pour améliorer leur sort, et qui les maintiennent dans un état de dépendance permanente et amère vis-à-vis dun monde dans lequel ils ne peuvent entrer pleinement. En Grande-Bretagne, le système public déducation est issu de lappropriation progressive par lÉtat au cours du XIXe siècle, de fondations de bienfaisance ou de grammar schools autonomes[5] destinées aux élèves pauvres mais ambitieux. Au départ lÉtat ne faisait que fournir le financement permettant à ces écoles de proposer gratuitement leurs services. Inévitablement toutefois, le financement de lÉtat conduit au contrôle de lÉtat, et le contrôle de lÉtat à la « politique des buts ».
Roger SCRUTON a déjà évoqué les conséquences de cette évolution au fichier « Libéralisme » lorsque les égalitaristes eurent terminé leur travail. Cest à ce moment-là que les grammar schools étaient pour la plupart retournées vers le secteur privé, les écoles avaient été fusionnées afin dempêcher les parents dopérer une sélection entre elles, et lobjectif dégalité avait été imposé den haut indépendamment de son effet sur les possibilités offertes aux pauvres.
[b] Résultat
La Grande-Bretagne, qui était sortie de la Seconde guerre mondiale avec le meilleur système déducation du monde développé est maintenant proche de la moyenne des classements de lOCDE pour la lecture, lécriture et le calcul. Les places du sommet de la société britannique continuent dêtre occupées par ceux dont linstruction sest faite dans le privé ce à quoi les défenseurs de légalité répondent en appelant à la fermeture des écoles privées, afin que tout le monde soit dans le même bateau. Mais cela ne changera rien. Il suffira aux parents dunir leurs efforts pour faire en sorte que les écoles soient inutiles pour lavenir de leurs enfants.
(195)
[a] Pour accroître les chances de chacun, il ne faut pas fermer les portes, mais les ouvrir
Cest en permettant aux institutions autonomes de croître, en protégeant lespace dans lequel elles sépanouissent et si nécessaire en offrant des financements publics sous la forme de chèques éducation, que lÉtat peut accroître les chances des membres les plus pauvres de la société. Cette vérité commence peu à peu à atteindre la classe politique anglaise, de sorte même que les socialistes ont fini par accepter que lon naide pas les pauvres en se vengeant des riches mis en ouvrant les portes de la promotion sociale. Léducation sest développée à partir dinstitutions autonomes, il en faut donc davantage, et non pas moins, ainsi que dassurer que les pauvres y aient accès.
[b] Cela revient à inverser la tendance de la législation daprès guerre du monde occidental
Le désir de réglementer nos coutumes sest traduit par un assaut contre les institutions autonomes des écoles aux agences dadoption, en passant par les scouts et la chasse, qui ne se conforment pas à une certaine forme de politiquement correct. Leffet à long terme en est labsorption de la société civile dans lÉtat et la sujétion de lensemble de la vie sociale à une sorte de contrôle idéologique.
[c] La vérité du conservatisme est que la société civile peut être tuée den haut mais quelle croît den bas
Elle croît du fait de limpulsion dassociation des êtres humains, qui créent des associations civiles qui ne sont pas des entreprises dirigées vers des fins déterminées, mais le lieu dun ordre librement maintenu. Les hommes politiques essaient souvent de faire rentrer ces associations dans des moules étrangers en en faisant des instruments de fins extérieures qui peuvent entrer en conflit avec leur caractère intrinsèque.
(196)
[a] Cest ce qui est arrivé aux écoles privées quand elles ont été enrôlées dans la poursuite de légalité sociale
Cest ce qui est arrivé aux universités lorsque les gouvernements ont fait pression sur elles pour exiger des résultats mesurables en contrepartie de leur financement. Cest ce qui est arrivé à toutes les petites sections de Hongrie, de Slovaquie et des pays tchèques lorsque le Parti communiste en a fait des « courroies de transmission » du programme socialiste.
Les institutions autonomes sont exactement cela, des institutions qui suivent leur propre impulsion interne. Il en est de même de la connaissance qui circule dans les institutions qui la transmettent comme le sang dans un corps, donnant la vie et la recevant. Bien que la connaissance soit utile, elle existe parce que nous y attribuons de la valeur que nous en tirions ou non une quelconque utilité de la même façon que les hommes donnaient de la valeur à létude des langues classiques et de lhistoire ancienne, à létude de la logique et de la théorie des ensembles , ou à létude de la probabilité et de linférence statistique.
[b] Personne naurait pu deviner que pratiquer le latin et le grec pendant dix ans serait la préparation idéale pour les fonctionnaires britanniques
Pour ceux qui seraient destinés à voyager autour du monde pour administrer un empire multiculturel ; personne naurait pu prévoir que les mécanismes obscurs de lalgèbre de BOOLE et de la logique de FREGE conduiraient à lère de la technologie numérique ; personne et surtout pas le révérend Thomas BAYES, navait la moindre idée de ce que le théorème de BAYES dans le calcul des probabilités signifierait pour notre compréhension des statistiques. Toutes ces connaissances éclosent parce quelles sont poursuivies pour elles-mêmes, dans le cadre dinstitutions qui sont préservées uniquement par la curiosité et non par les objectifs que nous y appliquons.
Les résultats de cette curiosité peuvent être bénéfiques et les gouvernements peuvent décider les formes de recherche ou détude quil est préférable de financer à la faveur dun bien social reconnu. Mais ces décisions sont des suppositions intelligentes, non pas des syllogismes pratiques. Lastrophysique nécessite dimportants financements et a produit des résultats merveilleux et impressionnants. Elle résoudra peut-être le problème du changement climatique. Mais jusquà présent elle sest avérée tout à fait inutile : cest une très bonne illustration de lutilité des choses inutiles.
Le modèle de la conversation
(197)
[a] La société civile, fait valoir Hayek est ou devrait être un ordre spontané
Un ordre émergeant de nos relations humaines grâce à une main invisible. Elle est ou devrait être consensuelle, non parce quelle provient dun mouvement à consentement mutuel tel un contrat, mais parce quelle découle de transactions volontaires et des mesures que nous prenons pour nous ajuster, adapter et corriger les uns les autres.
[b] Pour comprendre cette idée on peut évoquer lart de la conversation
Cet art considéré par le philosophe historien britannique Michael OAKESHOTT (1901-1990), comme un paradigme de la société civile. Les conversations se produisent entre des êtres rationnels qui parlent sans contrainte. Elles peuvent comprendre deux, trois, quatre personnes ou davantage, jusquà ce que la conversation générale se décompose en petits groupes. Mais habituellement à mesure que ce nombre augmente, la jouissance quon en retire diminue et les possibilités de fragmentation saccroissent. Une conversation générale au sein dun large groupe exige de la discipline, des règles et une tradition de politesses. Dans lAntiquité, les conversations pouvaient prendre la forme dun symposium, où un participant désigné comme archonte avait la tâche de maintenir lordre parmi les participants, chacun dentre eux parlant à tour de rôle. Cette tendance naturelle de la conversation vers la convention, la tradition de la discipline renforcée par une autorité centrale reproduit les caractéristiques que nous observons dans tous les formes dordre politique. Cela suggère que la conversation nest pas, comme OAKESHOTT semblait par moments le sous-entendre, une alternative à la souveraineté verticale, mais au mieux une atténuation de celle-ci, lélément qui ladoucit den bas mais aussi la convoque.
(198)
[a] Je peux madresser à quelquun pour transmettre un message, conclure un marché ou donner un ordre
De tels faits de langage se situent en dehors des limites usuelles de la conversation, car ils impliquent un objectif antérieur à lacte de parole. Dans une véritable conversation, les buts se dégagent à partir de la conversation et ne peuvent pas être aisément définis à lavance. Si une personne me parle dune façon qui montre que lintérêt quelle me porte est entièrement subordonné à un objectif déterminé, quelle a quelque but à lesprit qui, une fois atteint amènera la rencontre à sa fin, elle nest pas, en réalité, en train de converser. La conversation est une forme de réciprocité, dans laquelle chacun de nous peut influencer et faire dévier les buts et les intérêts dautrui, et dans laquelle aucun but unique ne régit ce qui se dit.
[b] Cela ne signifie pas quil nexiste aucune distinction entre une bonne ou une mauvaise conversation, ou quil ny ait pas de mesure possible de sa réussite
La conversation est, en règle générale, un plaisir, une importante source de bonheur en réalité. Mais le bien qui résulte de la conversation est un effet secondaire et non un but, comme leuphorie que donne le football ou le bonheur que donne lamour.
Dans tous les aspects mentionnés jusquici, la conversation présente les caractères dune libre association, qui nest soumise à aucun autre objet quelle-même et se voit détruite par linterventionnisme du planificateur, de lutopiste et du rationalisme. Dautre part, les conversations doivent se dérouler entre un petit nombre de personnes pour pouvoir se dispenser dune quelconque discipline centrale ou de procédures ou de conventions communes. À mesure quelles sélargissent saccroît la nécessité dune discipline. Dans la plupart des systèmes juridiques, par conséquent (le droit islamique en étant lune des principales exceptions), les interdictions prennent une place bien plus importante que les commandements et cest en raison de lampleur et du caractère intrusif de ces interdictions que la libéralité dun système juridique par rapport à un autre peut être mesurée.
(199) Cet aspect est parfaitement exprimé dans des termes désormais familiers par Robert NOZICK
[a] À savoir quun système juridique libéral est un système de contraintes secondaires
Il ne fixe pas les buts ni les plans de vie des individus ; il ne les entoure pas non plus dinterdictions auxquelles ils ne pourraient trouver eux-mêmes aucune justification. Il limite simplement leur conduite de sorte que leurs buts puissent être poursuivis avec le minimum de conflit possible, et que, lorsquun conflit se produit, il puisse être résolu de façon pacifique. Tel est sans doute ce que nous attendons dune conversation disciplinée, et ce que sous-tend le concept de bonnes manières.
[b] En outre, il existe une différence intéressante entre une conversation entretenue par les bonnes manières et une autre par le commandement vertical dun archonte ou dun président
Le parfait séminaire ou la parfaite conversation de tablée, ou chacun donne le mieux de lui-même pour le bien de tous les autres, où personne ne domine ou ne monopolise la discussion et où de bonnes manières font en sorte que
-
chacun cède la parole au moment attendu par la collectivité,
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la conversation puisse suivre son cours imprévisible ;
toutes dispositions qui illustrent un idéal de civilisation.
[c] Il est rare cependant dassister à de telles conversations
Étant évident quelles ne peuvent se produire quentre des personnes dun certain type celles qui ont intériorisé les règles des relations sociales qui ne cherchent pas à dominer les autres, et qui ont un bon tempérament pour y participer du mieux quelles le peuvent.
Le travail et le loisir
(200)
[a] Il est une autre caractéristique de la conversation à examiner avant den rechercher les implications pour lordre politique, cest le fait quelle appartient à la famille du loisir
Cest certainement le cas de ces conversations qui passent dune personne à lautre à la façon (pour reprendre une expression de KANT) dune finalité sans fin[6].
Lespace nécessaire de telles conversations a un prix, et il est raisonnable de supposer, par conséquent que dans les conditions modernes leur existence nest possible que grâce à un héritage remarquable de pratique politique. Le loisir nexiste que parce que les hommes produisent un excédent, et la sorte de loisir dont nous jouissons sera marquée par la sorte de travail qui aura pris part à sa création. Dans les sociétés aristocratiques, ceux qui jouissent du loisir ne sont pas ceux qui peinent, et les délices de la conversation entre ceux que lon estime de « bonne compagnie » sont payés par le travail de ceux qui dans lensemble ne le sont pas.
[b] Si nous souhaitons modeler notre ordre politique sur la conversation, par conséquent, nous devons être très clair sur le genre de conversation que nous avons à lesprit et sur le travail nécessaire pour la produire
Dans une démocratie, qui offre à chaque citoyen une part dans le processus politique, la conversation doit affecter, en retour, le travail qui en paie le prix.
Le travail ne doit pas être une sphère dinstrumentalisation et de raisonnement instrumental, ou tout, des paroles aux relations, est traité comme un simple moyen en vue dune fin. Il doit avoir le caractère dune fin en soi, dans laquelle les hommes trouvent un réconfort et un renouveau pareil à celui que lon obtient par le sport, le jeu et lamitié.
(201)
[a] À la suite des grandes transformations sociales et intellectuelles suscitées par le siècle des Lumières, cette question a été longuement discutée par SCHILLER, HEGEL et MARX en Allemagne, et par RUSKIN et MORRIS en Angleterre
Il est bien dommage, comme le regrette Roger SCRUTON, quelle se situe au dernier rang des préoccupations de la science moderne.
Nous reconnaissons mal ce que lon appelle parfois « un travail qui a du sens » est un ingrédient aussi important pour laccomplissement humain quun loisir qui ait du sens. Bien que le travail ait une finalité, il doit être intéressant intrinsèquement sil doit être pleinement
acceptable pour celui qui sy consacre.
[b] Dans lun des premiers ouvrages de philosophie à relier lordre politique à la sphère des valeurs intrinsèques, SCHILLER a décrit lart comme un paradigme de laccomplissement humain[7]
Mais il est allé plus loin en suggérant que la poursuite de la beauté à travers lart était tout simplement lune des formes dune disposition générale à goûter les choses.
Le bien et lutile, a-t-il écrit, lhomme se contente de les prendre au sérieux ; avec le beau, cependant, il joue. Et, par ce terme, il tentait de relier lart et lesthétique à la danse et au sport, continuation dans la vie adulte dune bénédiction reçue dans lenfance.
Luvre dart, pour SCHILLER, est toute communication, et par elle, lartiste parle au monde.
Mais peu dentre nous sont artistes et la plupart doivent se contenter de formes mineures dexpression individuelle.
Par ailleurs une uvre dart est réussie lorsquelle réduit au silence ceux qui la rencontrent : ce nest pas quelque chose auquel on réagit en y « répondant ». Pour le commun des mortels, la voie de la réalisation de soi par lart est, soit disponible, soit une invitation à légoïsme et à limposture.
(202)
[a] Dans le même temps, lart illustre au plus haut point une impulsion partagée par tous les êtres rationnels : limpulsion de la reconnaissance. Lartiste produit quelque chose qui cherche lattention et lapprobation dun public. Et il est indéniable que les êtres humains cherchent spontanément à être reconnus pour ce quils font. La danse est une reconnaissance mutuelle, le sport est une invitation à la reconnaissance mutuelle dans une équipe ou pour le spectateur une façon de sidentifier à cette invitation. Lamitié est la forme la plus haute que la reconnaissance puisse prendre, quand autrui vous accorde de la valeur pour ce que vous êtes, recherche vos conseils et votre compagnie, et lie sa vie à la vôtre.
Lanalyse cruciale de largument de SCHILLER veut que cette invitation à la reconnaissance puisse se produire aussi bien dans le travail que dans le jeu.
[b] Selon Hegel, cest par la reconnaissance que lesclave obtient la liberté, tandis que le maître la perd. Marx a décrit le travail à lusine comme un « travail aliéné »
Toutefois ce qui peut être aliéné doit avoir selon cet argument même, une forme normale et non aliénée. Les actions humaines, par nature, sadressent à une large audience, et même si leurs compagnons de travail sont les seuls à pouvoir juger de leurs actes, les hommes cherchent à communiquer avec leurs compagnons par le truchement de leur travail, et à susciter leur approbation. Le travail déquipe, sous sa meilleure espèce, atteint une sorte de réciprocité de jugement qui nest pas sans rapport avec une conversation, dans sa capacité à rassembler les hommes dans une relation libre.
(203)
[a] Les êtres humains nont quune quantité dénergie limitée, doivent se contraindre à la politesse et tout en appréciant la compagnie dautrui ne peuvent pas toujours être au meilleur deux-mêmes
Pour nombre dentre eux, la teneur sociale qui anime leur travail épuise les réserves qui autrement alimenteraient leur temps libre. Aussi, pour bien des personnes, la communication quelles entretiennent au travail est la plus soutenue dont elles disposent. Dans les conditions actuelles, cest donc dans le travail que les possibilités dune vie accomplie et pleine de sens doivent se faire jour. Ainsi, les vertus de la conversation doivent être répliquées sur le lieu de travail si lon veut que ce modèle emporte la conviction au plan politique. Le travail doit comprendre une part de la valeur intrinsèque que SCHILLER attribuait au jeu il doit être à la fois une invitation à la reconnaissance et lexpression de la liberté. Il ny a pas de raison que nous « prenions les choses au sérieux » dans le travail que dans le jeu.
[b] Les conversations peuvent être modelées sur le travail ou sur le jeu
Ces deux formes de conversation sont des expressions de la liberté ; toutes deux génèrent la paix et lattachement ; toutes deux possèdent une valeur intrinsèque. Mais la première nexisterait pas sans un but commun, tandis que la seconde na pas dautre but quelle-même. Nombre de personnes se méfieraient dune philosophie comme celle de Michael OAKESHOTT, qui semble se concentrer exclusivement sur la conversation du second genre. Une sorte d « esthétisation » de la sphère politique semble en découler, ainsi que le refus de reconnaître la validité comme le travail ou le combat, qui créent lespace dans lequel nos conversations sépanouissent. Il en est de même des paradigmes schillériens de lart et du jeu et ce serait aussi le cas dune philosophie politique qui prendrait la danse pour modèle. Cest seulement si lesprit du loisir affecte en retour le monde du travail quun ordre politique satisfaisant est possible. Cela pourrait faire partie aussi du « principe féodal » cher à DISRAELI : lattention aux autres devrait innerver tout ce que nous faisons, de sorte que dans le travail comme dans le loisir nous maintenions une libre conversation avec nos semblables. Dans une vie humaine accomplie, la finalité et labsence de finalité devraient sinterpénétrer de sorte que nos activités, autant que possible ne soient jamais simplement instrumentales, jamais de simples affaires de calcul, mais toujours rachetées par le sentiment de leur valeur intrinsèque.
Amitié, conversation et valeur
(204)
[a] ARISTOTE distinguait trois sortes damitié : les amitiés dutilité, de plaisir et de vertu
Cette division sapplique aussi à la conversation : il y a
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la conversation utile qui gouverne une tâche commune,
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la conversation plaisante qui accompagne la détente,
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et la conversation vertueuse qui façonne la relation entre les personnes qui admirent et chérissent ce quils trouvent lun dans lautre.
Toutes les vraies conversations impliquent un mélange de ces éléments. Et en prenant la conversation comme modèle de lordre politique, nous revenons à quelque chose qui rappelle la conception de la polis chez ARISTOTE, un lieu damitié mais sans la défense que fait ARISTOTE de lesclavage comme partie de lordre civil imposé à des « esclaves naturels ». Cela suggère que le contraste appelé de ses vux par OAKESHOTT entre lassociation civile et lentreprise devrait se voir augmenté dun autre contraste, plus radical, entre les communautés de coopération et les communautés de commandement. Lentreprise est une forme de coopération, qui a sa propre entrée dans le monde de la conversation, et son propre rôle à jouer dans la construction de lamitié. Cest une forme dassociation libre gouvernée par la loi, la moralité et les bonnes manières de la même façon que le loisir.
(205)
[a] La vision de la polis exposée par ARISTOTE est celle dune société organisée par et pour le dessein quest lamitié
Au sein de laquelle lamitié la plus haute, celle de la vertu, est encouragée non seulement entre les individus et lÉtat. Le citoyen est lami de lÉtat, qui lui rend son amitié. Seule la plus vertueuse peut être fondée sur une amitié de cette sorte, et la polis vertueuse est celle qui encourage la vertu de ses citoyens.
Cette suggestion nous rappelle que la polis vertueuse est un idéal et quune autre forme de polis est possible, où lamitié qui lie les citoyens est lamitié dutilité, non de vertu et, diraient certains, une amitié qui décrit mieux notre position actuelle que la conception noble mise en avant par ARISTOTE, souvent, cest comme si les États modernes proposaient à leurs citoyens un accord, et quils ne requéraient des citoyens au-delà du respect des termes de cet accord. Cest ce que luniversitaire américain Philip BOBITT (194 veut dire par l« État-marché » : un État dans lequel les notions anciennes de loyauté nationale et de devoir patriotique sont remplacées par une allégeance conditionnelle, en retour davantages matériels[8]. Si ces avantages ne sont pas satisfaisants, le citoyen les cherchera ailleurs, parcourant le monde à la recherche dune meilleure affaire. Il peut bien y avoir une conversation au cur de lÉtat-marché mais elle sera comme une conversation au travail, fondée sur un besoin de profit commun mais possiblement temporaire : une conversation où les loyautés profondes seront retirées et lattachement évité avec précaution.
[b] La distinction dARISTOTE nous rappelle quil y a une autre forme de polis, dépendante, à nouveau, de lamitié, mais cette fois de lamitié pour le plaisir
Un tel ordre politique nest fondé ni sur le devoir ni sur le contrat mais sur le divertissement. Les citoyens font tous partie dune seule machine à divertissement, pareils aux citoyens du Meilleur des mondes de Huxley. Leurs affections sont de courte durée et gorgées de plaisir ; lesprit tragique a entièrement disparu de leur horizon ; leur loyauté est achetée par lÉtat au prix dune drogue euphorisante. La conversation dans un tel monde, est une question de sourires et dinstantanés, de brèves excitations et de cris de délice. Certains pensent que les sociétés occidentales se rapprochent de cette condition, car la consommation a pris la place de la reproduction comme point culminant du drame humain.
(206)
[a] Si nous voulons proposer la conversation comme modèle de lordre politique, il nous faut donc répondre à une série de questions
Dans quelles circonstances la conversation, entre qui et de quelle sorte ? Les conversations naissent dans la société humaine, même dans les intérêts et les activités les plus instrumentaux. ARISTOTE nous aide à voir comment la vérité du conservatisme peut se transformer en une autre erreur enveloppante. Les conservateurs ont raison de mettre en valeur lassociation libre comme étant la racine de la société civile. Mais lorsque la libre association devient un mot dordre, lorsque toutes les formes de la communauté sont considérées comme également valables, pourvu que les participants consentent, alors nous perdons de vue la distinction entre les associations où les hommes nexigent rien les uns des autres et celles où une discipline morale éclot entre les participants, façonne et transforme leur vie.
[b] La vérité du conservatisme dépend de notre connaissance du fait que la libre association doit être valorisée seulement si elle est une source de valeur
En dautres termes, seulement si elle tend vers lépanouissement, plutôt que la simple utilité ou la détente. Dans le grand pot-pourri libertarien, le pire et le meilleur de la nature humaine jouissent dune chance égale, et la discipline est répudiée telle une intrusion indiscrète. Le conservatisme est la tentative daffirmer cette discipline, et de construire dans lespace de la libre association, un royaume durable de valeur.
Défendre la liberté
(207)
[a] Lorsque les hommes voient leurs relations sociales en termes dutilité comme dans lÉtat-marché de Bobbitt, ou comme de simples divertissements, comme dans Le Meilleur des mondes, le lien de la société saffaublit
Une société ne peut survivre à une crise majeure que si elle en appelle à un gisement de
sentiment patriotique. Là où il fait défaut, lordre social seffondre au premier choc, car les gens se pressent de garantir leur propre sécurité sans égards pour leurs voisins. Ce fut le cas le long du Pacific Rim lorsque le Japon lança son assaut à visée impériale, et ce fut le cas aussi, par certains côtés en France, au déclanchement de la Seconde Guerre mondiale. Partant de cette conscience les conservateurs ont toujours mis en valeur la connexion entre une nation et son bras militaire. Le véritable citoyen est toujours prêt à défendre son pays dans les moments de détresse et voit dans ses institutions militaires une expression du profond attachement qui fait tenir tout ensemble.
[b] La conception conservatrice de lordre politique voit dans larmée lexpression dun ordre civil à lexistence indépendante
Cétait lidée contenue dans les anciens régiments locaux de Grande-Bretagne et dIrlande, et personnifiée aujourdhui dans les collèges militaires américains. Elle trouve ses racines dans la démocratie athénienne, qui considérait le service militaire comme un devoir du citoyen à exercer uniquement pour défendre la polis, et non comme instrument politique. Cette attitude contraste avec lidée spartiate de larmée comme expression du pouvoir de lÉtat, utilisée à la fois pour impressionner la société en temps de paix et mener des guerres sans pitié en temps de guerre, les États totalitaires du XXe siècle, notamment lAllemagne et lUnion soviétique, illustrèrent la même idée larmée y était un instrument du pouvoir de lÉtat plutôt que lexpression de lattachement à la société. Les nazis et les communistes ont souvent fait usage de la force armée contre les minorités de leur pays, en gardant souvent, comme en Allemagne, des troupes spéciales à cette fin. Les marches, la discipline et le lavage de cerveau des recrues témoignaient tous de cette conception de larmée comme bras armé du Gouvernement.
(208-209)
[a] La société civile devait être subjuguée par larmée comme elle devait lêtre par l État
Inutile de le dire, les institutions, la discipline et les cérémonies de la vie militaire, telles que le conçoit le conservateur les conçoit sont aussi différentes de leur manifestation dans une dictature militaire que le travail déquipe lest de lesclavage. Et ce qui est vrai de larmée lest, ou devrait lêtre de la police. Elle aussi devrait être une expression de la société civile, enracinée dans la communauté locale et répondant autant aux conditions locales quaux exigences du gouvernement national. Ainsi en était-il de lAngleterre de la jeunesse de SCRUTON, qui était en effet célèbre dans le monde entier par lattitude et les principes de sa force de police. Sa gendarmerie nétait pas le bras du gouvernement central, mais une organisation locale, responsable devant les conseillers locaux. Le « bobby » lui-même était formé comme un ami de la société quil servait, et le signe en était quil avait pour seule arme un carnet et un drôle de sifflet en étain. Il connaissait les gens de son quartier et prenait un intérêt paternel à leur bienêtre. Les enfants venaient à lui quand ils étaient perdus, les étrangers lui demandaient leur chemin, et tous le saluaient avec le sourire. Idéalisé mais pas caricaturé, dans les séries TV consacrées au monde de « PC Dixon de Dock Green », son rôle était de rectifier les torts, de restaurer léquilibre et de guider sa propre communauté le long de son paisible chemin qui ne mène nulle part. PC Dixon cultivait des bégonias, chantait dans le chur de la police, était membre de son équipe de »fléchettes » : cétait un participant aux « petites sections » de Dock Green aussi méritant que ceux qui auraient pu siéger dans un jury.
[b] Ainsi conçue la force de police anglaise servait à mettre en valeur une vérité fondamentale du droit anglais
Celle que le droit nexiste pas pour contrôler lindividu, mais pour le rendre libre. Le droit commun est du côté du citoyen contre ceux quils soient des hommes politiques qui excèdent leur pouvoir ou des criminels ordinaires qui souhaitent le plier à leur volonté contre son gré. Cest cette conception du droit qui sous-tend la politique conservatrice dans le monde anglophone, et cest ce qui mérite le plus dêtre défendu contre les forces adverses.
[1] A titre daide, voir « Hegel as a Conservative Thinker », in Philosopher on Dover Beach (South Bend, IN : St Augustines Press, 1998).
[2] Dans la pensée grecque antique, la polis (cité) est antérieure à lhomme.
[3] Lexpression est un extrait devenu célèbre de « Meditation XVII » du poète anglais John Donne (1572-1631), NdT.
[4] Voir A. Appelbaum , Iron Curtain, (New-York : Doubleday ; et Londres : Allen Lane, 2012. Louvrage a été traduit en français : Rideau de fer, Grasset, 2014, NdT.
[5] Le but premier des grammar schools (littéralement « écoles de grammaire ») était d'enseigner la grammaire latine aux jeunes gens qui les fréquentaient. Le cursus devait plus tard inclure d'autres langues, telles que le grec ancien, le français, l'anglais et les autres langues européennes, ainsi que les sciences naturelles, les mathématiques, l'histoire, la géographie, etc. Ces écoles, et l'enseignement qu'elles dispensaient, étaient extrêmement respectées. Le roi Édouard VI d'Angleterre (1547-1553) réorganisa ces écoles et en créa de nouvelles, afin de constituer un système national de free grammar schools, en théorie ouvertes à tous et devant offrir un enseignement gratuit à ceux qui ne pouvaient payer de frais d'inscription. Toutefois, la grande majorité des enfants issus de familles pauvres ne bénéficia pas de cette réforme, en raison de la nécessité économique du travail de ces enfants pour leurs familles.
À la fin de l'époque victorienne, les grammar schools furent remaniées et le cursus modernisé, bien que l'enseignement du latin fût maintenu.
Le système tripartite fut instauré en Angleterre et au Pays-de-Galles par la Loi sur l'Éducation de 1944 et, en Irlande du Nord, par la Loi sur l'Éducation de 1947. Ces lois redéfinirent le rôle des grammar schools en tant que lieux d'éducation réservés aux élèves les plus doués, un examen d'entrée sélectionnant les candidats à l'inscription1. Les enfants échouant à la sélection s'inscrivaient dans les Secondary Technical Schools et les Secondary Modern Schools, collèges d'enseignement technique. Ce système entraîna un important débat sur l'élitisme dans l'enseignement durant les années d'après-guerre. Les détracteurs du système l'accusaient d'être trop élitiste, et ses défenseurs estimaient que les grammar schools permettaient aux élèves de recevoir une bonne éducation selon leur mérite, plutôt que selon le niveau de revenu de leurs parents.
Vers le milieu des années 1960, le gouvernement travailliste de l'époque voulut restreindre, puis supprimer, les grammar schools, en créant les comprehensive schools, publiques et placées sous la responsabilité des collectivités locales. À la suite de cette réforme, certaines grammar schools devinrent entièrement indépendantes, faisant payer leur enseignement, tout en conservant « grammar school » dans leur nom. Toutefois, la majorité de ces écoles resta dans le giron de l'État ; les examens d'entrée, toujours en vigueur aujourd'hui, se tiennent au niveau local.
[6] KANT, Critique de la faculté de juger, sur lobjet de lintérêt esthétique.
[7] F. von SCHILLER , Lettre sur léducation esthétique de lhomme.
[8] Ph. HOBBITT, The Shield of Achilles. War and peace in the Course of History (New-York : Alfred A. Knopf, 2002).