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L'édifice moral de Kant (Parcours axiologique)

L’ÉDIFICE MORAL DE KANT

LES NEUF LEÇONS DE FERDINAND ALQUIÉ

INTRODUCTION

Un article récent de Vincent Aubin vient de m’amener jusqu’à Ferdinand Alquié, et par lui, à la morale de Kant. J’avais découvert le nom de ce professeur en Sorbonne des années 50 dans plusieurs citations, lors de lectures à caractère philosophique. Le plus important de cette information était que « la Sorbonne, reconnaissante autant qu’avisée, avait fait sténographier la précieuse parole. Des recueils, copiés et reliés de toile, avaient été déposés dans quelques bibliothèques. Des générations d’étudiants, s’étant passé le mot, avaient su trouver dans le modeste fascicule un guide sûr pour s’initier à Descartes ou à Kant…Au fil du temps, les pages dactylographiées, épaisses comme du buvard, s’étaient couvertes d’annotations, plus ou moins pertinentes…Bref, on avait travaillé son Alquié, comme on travaille son piano. Mais plus on avait travaillé, plus le cahier s’était usé…Il n’était que temps de sauver ces leçons ; et c’est ce que vient de faire La Table Ronde, en les publiant dans la ‘Petite Vermillon’. Grâces lui soient rendues. Chacun pourra désormais martyriser son Alquié sans importuner les générations futures ». Ce que je m’apprête à faire.

Sans avoir pu bénéficier de cet enseignement, je me retrouve aujourd’hui dans la position d’un lecteur avide d’apprendre, par une voix autorisée, comment s’est constituée, dans l’esprit de ce philosophe allemand du 18ème siècle finissant, ‘l’impératif catégorique’, dont on sait qu’il a dominé un siècle d’enseignement de la philosophie en France.

Non content d’en découvrir les méandres, je voudrais laisser un trace de cet enseignement, à l’intention d’autres lecteurs qui, comme moi, rencontrent beaucoup de difficultés à mémoriser un ouvrage de deux cents soixante dix pages. La relecture d’un condensé, d’évidence, devrait leur faciliter la tâche.

Cette réduction en volume, j’en suis bien conscient, ne va pas sans une perte de substance, d’autant plus que le mode d’expression et le raisonnement du professeur Alquié sont d’une qualité exceptionnelle. Mais il fallait choisir : ou ne rien faire, ce que personne ne m’aurait reproché, ou conserver les traces de cette lecture édifiante.

Les neuf leçons d’Alquié sur la morale de Kant.

Dans son cours, l’étude d’Alquié porte avant tout sur la morale de Kant, telle qu’elle s’est constituée entre 1781 (date de la Critique de la raison pure) et 1788 (date de la Critique de la raison pratique). L’intervalle de temps précisé par ces dates et le titre donné à chacune des ‘Critiques’, nous révèlent l’existence d’un problème qui s’est posé à Kant, à un moment donné, et qui a trouvé sa solution en moins d’une décennie.

Comment de façon générale, Alquié a-t-il formulé ce problème ?

« La Critique de la raison pure semble avoir eu pour but de ruiner toute idée métaphysique, la connaissance de l’homme étant bornée au monde des phénomènes. Au contraire, à plus d’un titre, la Critique de la raison pratique est revenue in fine à des données métaphysiques, cet ouvrage se présentant comme une doctrine de la liberté.

C’est au milieu de cette période que paraissent les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) ».

Ainsi, c’est essentiellement de cet ouvrage intercalaire et de l’ouvrage final, qu’il « sera question dans ce cours ».

SOMMAIRE

1ère leçon :

La formation de la morale de Kant : du sentiment moral à la raison pratique

2ème leçon :

La doctrine kantienne de la bonne volonté

3ème leçon :

Les impératifs et le concept d’impératif catégorique

4ème leçon :

Du concept à la formule de l’impératif catégorique

5ème leçon :

De la loi morale aux fins en soi et à l’autonomie de la volonté

6ème leçon :

De l’autonomie de la volonté à la liberté

7ème leçon :

La doctrine de la liberté dans la « Critique de la raison pratique »

8ème leçon :

L’objet et le mobile de la raison pure pratique

9ème leçon :

Le souverain bien et les postulats de la raison pratique

SYNTHESE

Que faire pour que la moralité soit fondée, et garde un sens ?

1ère LEÇON

La formation de la morale de Kant

(du sentiment moral à la raison pratique)

« Ce serait une erreur de penser que la morale de Kant ait été élaborée seulement à partir de la Critique de la raison pure (1781). Certes, la vraie doctrine de Kant est d’élaboration tardive mais beaucoup des idées qui seront systématisées dans cette morale, sont déjà indiquées par Kant bien avant elle.

Dès les feuillets détachés de 1753, publiés postérieurement par Reicke, sous le titre Lose Blätter aus Kants Nachlass, on apprend que dès cette date, Kant a tendance à nier toute commune mesure entre la vertu et les autres biens[1].

Ce qui explique son opposition frontale à Leibniz qui professe que la vertu n’est pas le seul bien et qui affirme la supériorité de la morale rationnelle sur la pure rectitude du vouloir. Cette morale rationnelle entendue au sens d’une morale théorique résulterait de la connaissance et des lumières de la science.

D’où la naissance d’une première controverse : pour être moral, faut-il avant tout connaître, et connaître le plus grand nombre possible de choses, de vérités, de faits ? Faut-il savoir comparer et prévoir l’avenir ?

A première vue, il semblerait que oui. Mais compte tenu du champ de la totalité du monde et de l’histoire, on comprend que ce soit impossible ? C’est pourquoi l’on peut penser (et c’est l’avis de Leibniz), que Dieu seul qui connaît tout peut être pleinement moral. Quant aux hommes, leur moralité dépendrait du degré de leur connaissance.

Mais rien n’interdit de penser, au contraire, que la connaissance de l’homme étant radicalement limitée, l’idéal d’une morale qui serait fondée sur la connaissance totale est vain, et d’avance frappé de nullité. En ce cas, c’est dans la seule bonne volonté, comme le dira Kant par la suite, c’est dans la rectitude du vouloir[2] que la vertu consistera.

Une deuxième controverse survient dix ans plus tard (1763), date de la parution de l’essai de Kant, intitulé ‘Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives’. Kant, discutant et réfutant Leibniz, y proclame que la douleur, le vice, et plus généralement le mal ont un caractère spécifique irréductible. Pour Kant, contrairement à la philosophie classique, le mal n’est pas un moindre bien, mais une résistance effective au bien (qui ne peut venir que de notre vouloir[3]). Nous y retrouvons également l’idée selon laquelle l’intention du sujet agissant est le seul principe permettant de qualifier moralement la conduite humaine.

Mais il faut aller plus loin : Kant est déjà en possession (dès 1763) d’une théorie qui prendra toute son importance par la suite. Il pense que l’ordre de ce qui est (être ou existence) rejoint l’ordre de notre liberté et doit être séparé de la pure logique[4], de ce qui est seulement concept et représentation. L’intuition morale nous montre que le mal a un être, et que cet être est lié à la liberté de l’homme ; il y a là une révélation rebelle à la logique, mais indubitable.

Encore en 1763, Kant écrit sa ‘Recherche sur l’évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale’. Se plaçant sur le chemin de la raison pratique[5], il veut y montrer avant tout que l’évidence des principes moraux n’est pas une évidence mathématique.

Autre idée encore, chère à Kant, est l’affirmation selon laquelle, l’évidence métaphysique et l’évidence morale sont identiques[6].

Kant est pourtant assez loin de sa pensée définitive car, ayant à caractériser cette double évidence, il a recours au sentiment : de la moralité, la raison fournit exclusivement la forme, le sentiment la matière.

Cette opposition forme/matière, venue à la pensée de Kant, est issue essentiellement des penseurs anglais (Shaftesbury, Hutchinson, Hume) avec leurs morales d’inspiration naturiste, moniste, détachées de toute pensée et de tout dogme religieux ; ces morales consistent non pas dans la lutte contre une nature mauvaise, mais au contraire dans la paix avec soi-même[7] par l’acceptation de toutes nos tendances et de notre nature même.

Kant découvre, grâce à eux, cette idée selon laquelle la vie morale consiste dans la réalisation de l’harmonie entre nos tendances égoïstes et nos tendances altruistes. Il découvre aussi l’idée (et ce sera sans doute la plus importante lors de l’affermissement de sa pensée) qu’il y a un sens moral inné, c’est-à-dire naturel[8]. Ce sens moral est universel, et résulte d’un pur élan du cœur (ni fruit de connaissance, ni fruit de calcul). Par là, on découvre que notre conscience a une véritable autonomie, qu’elle contient en elle-même ses propres lois. Ainsi, à cette époque, Kant est partisan d’une morale assez large.

Mais ses découvertes des morales anglaises ne vont pas sans réserves ; il remarque en particulier qu’une impulsion sentimentale, même si elle est bonne, peut conduire à des actes injustes. En réfléchissant sur le devoir, il est amené à distinguer deux sortes de devoir ; une obligation hypothétique et de moyen (qui deviendra plus tard l’impératif hypothétique) et une obligation absolue (qui signifiera sa rupture de façon irréductible avec le rattachement de la morale au pur sentiment[9])

Certains moralistes du 18ème siècle présentaient le sentiment moral comme une sorte d’amour de soi bien compris, d’égoïsme rationnel. Kant, mieux que de pas les suivre, se trouvera confirmé par eux dans son opinion que le sentiment ne peut être qu’égoïste, et donc ne peut être moral.

Hormis ces influences, il faut encore relever celle de l’Emile et du Contrat social de J.J. Rousseau parus en 1760. Certaines idées du Contrat social (c’est le groupe social qui doit se donner sa propre loi) sont transposées par Kant au niveau de la conscience individuelle. Il emprunte, un temps au moins, l’idée selon laquelle il y a au fond de l’homme une bonté naturelle qu’il faudrait remettre au jour[10]afin de restaurer l’humanité. Kant prend encore dans Rousseau l’idée que la vertu n’est pas une science, qu’elle ne dépend donc pas de la connaissance[11]. ‘Nous pouvons être hommes sans être savants’, lira-t-il dans la Profession de foi du vicaire savoyard.

Toutes ces conceptions, Kant devra les repenser jusqu’à ce qu’il découvre ce qu’il appellera la ‘raison pratique’. Au départ même de cette découverte, il sentira que la conception wolffienne[12] de la raison dont il est parti est pauvre, à savoir que la raison, chez l’homme, n’est pas une faculté purement théorique ; il y a , en effet, des sortes d’évidences ontologiques, morales, qui sont rationnelles, et qui pourtant n’ont rien de commun avec une connaissance mathématique.

En 1764, Kant publie ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime. Dans cet ouvrage, le goût de l’observation psychologique domine encore, et on voit cependant se préciser davantage sur certains points les idées de Kant. La vertu qui était seulement ‘chose à part’, devient seule sublime, et les qualités naturellement bonnes, comme la pitié, la sensibilité, le sentiment de l’honneur, sont seulement belles. En outre, tout en maintenant le lien de la vertu et du sentiment, tout en nommant encore sentiment le principe de toute vie morale, Kant définit cependant la vertu par la généralité des principes, il insiste sur le fait qu’elle obéit à certains principes universels. Il note que tout sentiment louable qui n’est pas soutenu par de semblables principes dégénère. Mais, ajoute-t-il, le pur sentiment moral a précisément ceci de vraiment spécifique qu’il est seul capable d’universalité en sa formule et en son application. A l’entraînement affectif, Kant oppose déjà une certaine obligation stricte, et, par là, il donne de plus en plus au devoir moral le caractère de la raison.

En 1766, Kant publie un ouvrage qui traite non de morale, mais de métaphysique ;

ce sont les Rêves du visionnaire éclaircis par les rêves de la métaphysique. On y voit que Kant a toujours cru à un corps mystique des êtres raisonnables[13], en tant que leur libre arbitre, sous l’empire des lois morales a en soi une unité universelle et systématique. Il voit dans notre vie, le signe de notre situation métaphysique et qu’il définit de plus en plus en termes de jugements, et comme faculté de juger le particulier selon l’universel.

Kant, à ce stade de sa réflexion voit bien dans le ‘sentiment moral’ une sorte d’expérience métaphysique ; mais il est clair que le sens et la portée de cette voie d’accès à l’être et aux valeurs, ne pourront être précisés que par une mise en place définitive de la raison spéculative. Ce n’est donc que lorsque, chez Kant, la connaissance aura reçu son véritable statut, que ce sentiment moral (ou plutôt la raison qu’il mettra, à ce moment-là, à la place du sentiment moral) pourra trouver le sien, et que Kant pourra vraiment comprendre comment la raison pratique est la source, d’une part, d’une obligation, le devoir, et, d’autre part, d’un espoir, d’une espérance, et ce seront les postulats de la raison pratique. Or, c’est précisément ce qui aura lieu à l’époque que nous allons considérer maintenant, et qui succède à la Critique de la raison pure. Il s’agit de voir, au cours de cette nouvelle période, comment Kant pose le problème et le résout. Or, le problème général que pose Kant, dans ses deux grandes Critiques, est le suivant : comment un jugement synthétique a priori est-il possible ? Plus exactement, Kant doit poser, à chaque fois deux questions. D’abord une question de fait : existe-t-il, dans le domaine considéré (c’est-à-dire dans la science en ce qui concerne la raison pure, dans la morale en ce qui concerne la raison pratique), existe-t-il des jugements synthétiques a priori ? autrement dit, qu’ils soient des jugements nécessaires. Puis, une question de droit, comment ces jugements sont-ils possibles ? Il apparaîtra bientôt que, malgré la différence de situation par rapport à l’expérience du jugement scientifique et du jugement moral, il y a un parallélisme absolu des deux problèmes critiques sur la question de fait, et qu’il en sera de même sur la question de droit. Le fait que Kant ait reconnu, outre la liberté psychologique[14], une liberté transcendantale, une liberté du moi considéré en son essence, qui apparaît par exemple, déclare Kant, de façon encore assez confuse, quand je dis ‘je pense’, ou quand je dis ‘j’agis’. On peut donc admettre que l’homme, tout en appartenant au plan de l’expérience, et en étant en ce sens soumis à la causalité physique, celle des phénomènes temporels, ait comme noumène, comme être intemporel, une causalité libre. Certes, on ne peut démontrer spéculativement cette liberté transcendantale, mais on ne peut non plus la réfuter. On peut donc y croire. ‘C’est pourquoi, dit Kant, j’ai dans ce domaine supprimé le savoir pour le remplacer par la foi’. Encore est-il qu’en 1781, nous n’avons, comme Kant le dit bien, qu’une foi, et qu’une espérance : c’est une sorte de cadre vide qu’il faudra remplir. »

2ème LEÇON

La doctrine kantienne de la bonne volonté

« Nous allons aborder aujourd’hui l’étude du premier grand ouvrage moral de Kant où nous suivrons son texte presque à la lettre. Vous pouvez considérer, par conséquent que ce cours sera le commentaire à peu près littéral de la première section des Fondements de la métaphysique des mœurs, et portera sur la notion kantienne de bonne volonté telle qu’elle y est exposée et qui se borne, selon son titre, à effectuer le passage de la connaissance morale de la raison populaire à la connaissance philosophique.

Rappelons d’abord le but de Kant : il veut en effet établir que le fait moral, dont l’existence ne peut être mise en cause par personne et que l’on peut découvrir au sein de la conscience populaire, est un fait de raison. Ce n’est en rien un fait d’expérience, car il est douteux qu’il y ait jamais eu un ‘acte’ effectivement moral. Mais cela veut dire que le jugement moral, lequel est indéniable, manifeste en nous l’action même de la raison ; et cela revient à affirmer que le jugement moral est un jugement synthétique a priori. En ce sens, le moraliste n’a rien à inventer, rien à ajouter à la conscience populaire. Il doit seulement dégager, dans toute sa netteté spécifique, l’enseignement moral qui s’y trouve, puis l’analyser et découvrir ses conditions a priori. C’est ainsi seulement que la morale pourra être fondée comme science de la raison pure, comme une véritable métaphysique des mœurs, une pure philosophie morale, débarrassée de tout élément empirique[15].

La première tâche que se donne Kant pour fonder[16] cette métaphysique des mœurs c’est de lui donner un objet en établissant l’existence d’une pure raison pratique, laquelle sera l’objet de la philosophie morale.

Dans les deux premières sections de l’ouvrage, sa méthode sera l’analyse exclusive du jugement commun des hommes en matière de morale. Il part de ce fait unique et étrange, fait qu’il veut précisément déterminer à titre de fait de raison. Ce qu’il faut expliquer, ce n’est pas que les hommes sont moraux puisque nous ne savons pas s’ils le sont, c’est qu’ils jugent moralement, c’est que leur jugement soit moral. Ce que veut montrer Kant, c’est donc que le jugement moral manifeste vraiment l’apparition, au sein de l’expérience des hommes, d’une raison intemporelle qui seule peut fonder sa valeur. Le jugement moral est déjà métaphysique[17]. Le principe du jugement moral est son fondement, il ne peut pas être considéré comme ses causes ou son antécédent. C’est ainsi que Kant rompt avec tout ce qui est explication causale, et aussi avec tout ce qui est une recherche d’une innéité morale. L’a priori n’est pas l’inné, comme Kant le dit souvent. La moralité ne peut se confondre avec une quelconque nature, et la psychologie n’aura à intervenir que beaucoup plus tard, quand il faudra appliquer cette morale que, pour l’instant, il faut seulement fonder. Ce jugement ne sera justifié par autre chose que lui, révélant ainsi son propre principe de certitude : il apparaîtra donc comme le jugement d’un être seulement raisonnable.

Pourquoi cependant, si la conscience populaire est absolument infaillible, si elle fait preuve en ses jugements moraux, comme le dit Kant, d’une perspicacité que le philosophe ne peut ni corriger ni dépasser, pourquoi alors entreprendre de fonder une science pure de la morale, une métaphysique des mœurs ? Il faut rappeler qu’ici le but de Kant est beaucoup plus théorique que normatif, qu’il veut rendre compte du fait moral. Or, si la conscience commune suffit à juger du bien et du mal, et si elle est en ce sens quasi infaillible, elle ne sait pas discerner le principe de ses jugements. Il faut donc amener la conscience commune, non à mieux juger moralement, mais à mieux se connaître elle-même et à mieux comprendre ce qu’elle fait quand elle juge de façon morale. Cela, du reste, même du point de vue de l’action, lui sera extrêmement utile. Car il faut rappeler que le jugement moral est, en fait, humain. C’est-à-dire qu’il apparaît toujours au sein d’une conscience où dominent de nombreuses inclinations sensibles. Or, ces inclinations sensibles suscitent nécessairement de fausses opinions qui tendent à ramener le devoir à la tendance, à l’inclination, et donc qui risquent de perdre le devoir lui-même. De sorte qu’il est absolument nécessaire d’isoler l’élément moral, d’en découvrir la source[18], et d’établir précisément que le fait moral est un fait de pure raison.

Et l’on voit comment ceci se situe par rapport à l’ensemble des préoccupations kantiennes. Dans la Critique de la raison pure, Kant défendait la raison contre l’expérience : ainsi, il établissait que l’empirisme de Hume ne pouvait expliquer la science. Mais il défendait aussi l’expérience contre la raison, montrant ainsi que la pure métaphysique, établie en dehors de toute intuition sensible, est radicalement impossible. Ici, son but est un peu différent, il veut seulement défendre ce qui est raison comme ce qui est expérience, contre les possibles empiètements de l’expérience, moyennant quoi la philosophie morale sera une philosophie rationnelle pure, séparée de tout élément empirique.

Cela dit, l’analyse qui va vous être présentée, ne saurait être tout à fait comprise, si l’on ne songe qu’elle suppose chez Kant un double postulat, postulats qu’il n’a jamais clairement explicités, mais qui sont sans cesse pris comme supposés en ses raisonnements. Kant, en effet, estime que toutes les facultés se réduisent à deux, la faculté sensible et la raison. Il estime, d’autre part, que la sensibilité, si on la considère sur le plan moral, c’est-à-dire sur celui des tendances et des désirs, se réduit à l’amour de soi, à l’égoïsme. Ainsi, depuis 1775, après avoir abandonné l’hypothèse[19] qui aurait manifesté en nous le fait moral lui-même comme exigence purement désintéressée, il était conduit à expliquer la bonne volonté par la seule raison, à ramener la bonne volonté à la raison. Sans vraiment fournir d’arguments à l’appui, toutes les preuves qu’il avance reviennent toujours à dire que, puisque la bonne volonté ne s’explique pas par l’égoïsme, elle s’explique par la raison. Aucune autre hypothèse n’a jamais été envisagée. En définitive, ceci suppose bien ce double cadre dans lequel Kant raisonne et pense, à savoir que toute sensibilité est égoïste et que, en dehors de ce qui est sensible, il ne reste que ce qui est pure raison.

Kant estime que si tout homme s’interroge sincèrement, il découvrira en lui ce fait moral, il trouvera en lui le jugement moral. Et s’il se demande quel est l’objet de ce jugement moral, s’il se demande ce qui est vraiment bon, il répondra que rien n’est bon en ce monde, si ce n’est une bonne volonté. Et si l’on cherche une fin absolument bonne, on ne peut la trouver en dehors de la bonne volonté. Ne peut être vraiment que ce qui l’est par soi, et c’est le cas de la seule bonne volonté.

Or, qu’est la bonne volonté ? Elle se définit[20], dit d’abord Kant, par la seule bonté de notre disposition interne, indépendamment de toute considération de l’utilité des buts. Même si la bonne volonté échoue, elle demeure totalement bonne. Par là, il veut dire tout simplement que la réalisation de l’acte peut être empêchée par des circonstances extérieures, totalement indépendantes de la bonne volonté elle-même. C’est seulement quand il en est vraiment ainsi que la bonne volonté peut être séparée de son résultat. Autrement dit, la supposition faite par Kant d’un échec de la bonne volonté, et le maintien, dans le cas de cet échec, de la valeur absolue de la bonne volonté comme telle, ne nous introduisent en rien dans une morale de la simple velléité, dans une morale de la facilité.

Il devient évident, en effet, que si quelqu’un a fait tout ce qu’il a pu (son attention ayant été entièrement tournée vers l’action) et ayant fait tout ce qu’il a pu, il échoue pour des raisons externes, parce qu’une force plus grande que la sienne s’est, au dernier moment, opposée à lui, il est bien évident que, sur un plan moral, cet homme est aussi inattaquable que s’il avait réussi. Là, une fois de plus, dans le jugement moral, la séparation doit être radicale entre l’intention bonne d’une part, et d’autre part, l’habileté, la prudence, l’intelligence avec laquelle je vais pouvoir inventer les moyens d’arriver à mon but. Kant pense avec J.J. Rousseau que la moralité ne consiste en rien dans l’étendue de nos connaissances, mais dans la simple pureté du cœur[21] ; elle ne doit dépendre que du pur vouloir.

C’est alors que dans une phrase incidente du texte, Kant nous parle de cette ‘intention dans laquelle la nature a institué la raison comme directrice de notre volonté’. C’est là que nous nous apercevons que la bonne volonté dont on nous parle depuis un moment n’est pour Kant que la volonté raisonnable, que la volonté soumise à la loi de la seule raison. Ainsi, tout d’un coup, il nous dit, non pas seulement que la bonne volonté c’est le bien en soi, mais que la bonne volonté c’est la raison. Or, il croit pouvoir opérer ce saut au nom des postulats [implicites] précédemment évoqués. Pour lui, rappelons-le, il n’y a rien d’autre en l’homme qu’une sensibilité égoïste sinon la raison. Si donc la bonne volonté n’a rien à faire avec une sensibilité égoïste, elle est pure raison. En réalité le dire surprenant de Kant (et donc l’analyse du philosophe) anticipent sur bien des considérations qui seront reprises par la suite, selon une double argumentation :

– l’action morale ne saurait tirer sa valeur de son but, mais seulement de son principe. Cependant, l’inclination existe, et qui dit inclination dit but, la réciproque étant vraie. Un désir, c’est toujours le désir de quelque chose. Un désir, c’est une inclination matérielle, qui n’a de sens que par son but. Mais puisqu ‘il a été démontré que la valeur de la bonne volonté ne vient pas de son but, il a été ipso facto démontré que le principe de la bonne volonté morale ne peut pas être l’inclination ; il ne peut donc être que la pure raison et c’est pourquoi, il ne peut être qu’un principe formel et non un principe matériel.

Mais Kant, à ce moment du texte, n’introduit pas de façon explicite un semblable raisonnement. Bien plutôt, il semble s’étonner, d’abord de cette idée qu’il a lui-même mise en avant d’une valeur absolue de la bonne volonté, pour se demander aussitôt si elle n’est pas illusoire ; car la volonté se définit par rapport à ce qu’on veut, et sa fin n’est autre que le bonheur. Du moins, c’est ce qu’on admet à ce moment-là, et du reste, d’une façon classique : la fin de toute volonté, de toute morale, n’est-ce donc pas le bonheur ? Et pour justifier l’absoluité de la valeur de la bonne volonté[22], il va avoir recours à son second argument tiré de la finalité[23], qu’il prendra soin d’introduire indirectement.

– si la nature, la providence, n’avait voulu que notre bonheur, il lui aurait été facile de l’assurer sans avoir recours à notre raison, c’est-à-dire par l’instinct[24], dont l’infaillibilité n’aurait pas été inconcevable dans notre monde.

Ce second argument est beaucoup moins solide que le premier, et l’on peut s’étonner de voir Kant faire si bon marché des idées à la mode en son siècle, selon lesquelles, précisément, la raison et les sciences qui en émanent assureront à l’homme la domination du monde et le bonheur. On peut s’étonner surtout de voir Kant préférer l’instinct à la raison, sachant qu’il est chez l’homme si aveugle et sujet à tellement d’erreurs ; en quoi nous conduirait-il plus sûrement au bonheur que notre raison ? Il y a en vérité, dans ce second argument, trois idées qui pourraient plaider en faveur de l’instinct contre la raison.

– La première, c’est que la raison est liée à la conscience, qui peut elle-même être source de malheur lorsque notre rapport avec le monde est mis en évidence (ce que l’instinct n’aurait pas fait).

– La deuxième, plus contestable, inspirée de l’Emile, celle de la plus grande confiance accordée à l’instinct qu’à la raison.

– Dernière idée, sans doute la plus forte des trois. Le bien que révèle ce jugement moral en tant qu’absolu, qui soutient tout le reste et qui se manifeste par le retour permanent à cette bonne volonté, est ressenti comme une norme. Il y a ici une sorte de contact avec l’absolu, tel qu’il est présent dans le jugement moral. Le fait que ce bien révélé ne puisse être référé à aucun but susceptible de variations selon les appréciations personnelles des hommes est un déni de bonheur.

Il vient d’être dit que cette idée est la plus forte des trois, mais est-elle vraiment une idée ? Il s’agit plutôt de la confrontation, et comme du heurt, entre une expérience purement métaphysique qui nous paraît essentielle et un rêve de bonheur qui n’est pas une expérience, qui n’est pas une vérité, mais qui n’est qu’une opinion, qu’un espoir conçu. D’une part un rêve, celui de la philosophie des lumières, selon laquelle l’humanité va être heureuse, mais sans qu’on sache très bien en quoi consiste le bonheur ; d’autre part une évidence certaine, par laquelle je saisis que la bonne volonté est bonne en soi. La confrontation de ce qui, d’une part, est proprement expérience métaphysique, d’autre part d’une idée subjective sur l’avenir du monde, se traduit par le triomphe immédiat de ce qui est vraiment expérience et par conséquent de la bonne volonté. De là résulte quelque chose d’extrêmement important, c’est que la raison est sa propre fin, et qu’elle ne peur avoir de fin en dehors d’elle-même.

Et ceci nous conduit, par opposition même à l’idée du bonheur, à celle du devoir. Cette idée de devoir telle qu’elle apparaît, n’est pas nouvelle dans le développement ; elle est, une fois encore, celle de la bonne volonté. Pour distinguer l’action qui est faite seulement en conformité avec le devoir et celle, seule morale, qui est faite par devoir, la mise en lumière du caractère véritable de la bonne volonté est nécessaire. Pour cela, Kant s’est appliqué à distinguer un certain nombre d’actions dont nous ne retiendrons que celles où il est difficile de distinguer si l’action a été accomplie par devoir ou seulement selon un intérêt égoïste. Il y a, en particulier, des actions conformes au devoir, auxquelles nous sommes d’ailleurs amenés, inclinés par un penchant immédiat. C’est ainsi que Kant affirme de la façon la plus claire que, conserver sa vie, faire du bien à ses amis, et même conserver son propre bonheur, est objet de devoir. Si on ne le voit jamais dire que la bonne volonté se perd quand on va dans le sens de la tendance, il apparaît clairement que le mobile moral ne peut être, comme tel, découvert que dans une volonté exempte d’inclination. L’inclination peut être bonne, sympathique, altruiste. Elle est comme telle hors de la réalité morale et nous revenons toujours à l’idée que la bonne volonté ne peut être que la raison elle-même. Dans cette perspective, Kant ne saurait avoir pour but de montrer que la bonne volonté n’est bonne que si elle s’oppose à nos tendances, mais bien de montrer que nous serions assurés d’avoir une bonne volonté si elle pouvait être tout à fait séparée de l’inclination. Dans tous les autres cas, en effet, le doute subsiste. En définitive, le rigorisme kantien est surtout dû aux nécessités de l’analyse : son texte est un texte d’analyse ; il s’agit simplement, répétons-le, d’isoler le fait moral à titre de fait de raison.

En conséquence de tout ce qui vient d’être dit dans cette première section, toute action a une certaine maxime, c’est-à-dire une formule dans laquelle se résume la règle dont elle est l’application. Etant rationnelle, la maxime de l’action morale se reconnaît à ce qu’elle peut être universalisée sans aucune contradiction. Il ne s’agit plus ici, comme chez Aristote, d’une universalité spécifique qui coïnciderait avec une vertu fonctionnelle. Il s’agit d’une universalité formelle, liée à une volonté qui est en nous le signe d’une raison pratique.

Ainsi, cette première section, selon son titre, s’est effectivement bornée à effectuer le ‘passage de la connaissance morale de la raison populaire à la connaissance philosophique’. Comment a-t-elle fait ce passage ?

Elle a considéré le jugement moral tel qu’il est donné dans la conscience populaire, et elle l’a établi comme fait de raison, en s’appuyant toujours sur l’évidence morale elle-même. C’est pourquoi, à y bien regarder, cette évidence morale est finalement le seul argument qui soit donné. Elle est, en tout cas, ce à partir de quoi tous les arguments ou les pseudo-arguments, ou les apparences d’arguments prennent leur sens. Tout le reste ne sert qu’à mettre cette évidence en lumière. C’est pourquoi l’argumentation peut, dans cette première section apparaître à la fois sommaire et forte, selon la façon dont on la prend. Sommaire, si on la prend d’une manière dialectique, car, nous l’avons vu, en ce sens, il faudra la ramener à certains postulats discutables : séparation, en nous de ce qui est sensibilité et ce qui est raison, etc. Forte, en ce sens que nous sommes bien devant un fait qu’aucune psychologie, aucune anthropologie, aucune histoire ne peut vraiment expliquer, à savoir : le fait moral. Quels que soient les buts de ces actions, quel que soit le monde dans lequel nous sommes pris, quelles que soient nos réussites, quels que soient nos échecs, tous les hommes savent que celui qui a agi selon sa bonne volonté a une valeur qui ne peut être ramenée à aucune autre, ni à celle de l’excellence de sa conduite, ni à celle du bonheur, ni à celle de la victoire ou de la réussite.

Il y a là une valeur unique, une évidence que tous ceux qui veulent rendre compte de l’activité humaine par ses fins et par ses buts ne peuvent comprendre. Nous atteignons un véritable absolu, l’absolu moral, et, cet absolu, la conscience de tout homme le contient. C’est pourquoi il ne peut pas être expliqué, il ne peut pas être réduit, il ne peut pas être introduit dans un système, quel que soit ce système. Il ne peut qu’être pris pour ce qu’il est.

Nous découvrons ainsi, au-dessus d’une raison théorique, au-dessus de la raison finaliste, une autre raison ou plutôt un autre aspect de la raison . Nous comprenons que la raison est supérieure au monde de l’expérience et par conséquent, à proprement parler, qu’elle est métaphysique. Ainsi l’analyse sépare le bien moral de la fonction et de la finalité de l’activité humaine ; elle révèle que la raison n’est pas seulement principe d’ordre et d’harmonie ; elle la distingue de la nature ; elle l’établit déjà comme pure raison pratique. »

3ème LEÇON

Les impératifs et le concept d’impératif catégorique

« Il va ici être question des différents impératifs kantiens, et en particulier de l’impératif catégorique, impératif célèbre qui, comme on le sait, a presque donné son nom à la morale kantienne.

Cette seconde section des Fondements de la métaphysique de mœurs constitue le ‘passage de la philosophie morale populaire à la métaphysique des mœurs’. Cette ‘philosophie morale’ que Kant s’apprête à condamner dans ce début est tout à fait différente de la connaissance morale de la raison populaire qui vient d’être étudiée et qui, à ses yeux reste infaillible et n’appelle aucun changement. Ce que Kant appelle ici ‘philosophie morale populaire’ est la philosophie de ceux qui, comme Mendelsohn par exemple, ont voulu fonder la morale en l’appuyant sur les jugements populaires, en prenant ceux-ci comme ‘faits de nature’. Ils ont ainsi mêlé dans leur morale le pur (le jugement populaire en lui-même) et l’impur (sa provenance de la nature), le rationnel et l’empirique.

Le passage de la première à la seconde section constitue manifestement une rupture ; Kant a changé de sujet. Il parle maintenant de cette philosophie morale populaire dont il ne nous avait jamais parlé. Il la condamne d’emblée dans la mesure où elle déclare qu’on peut tirer la morale de ‘faits d’expérience’ ; car alors elle dit plus que ce que dit la conscience populaire. Si l’on suit bien Kant, on sait que la conscience populaire a raison et c’est précisément parce qu’elle a raison qu’elle doit se fonder, non pas sur une philosophie qui serait elle-même populaire, mais sur une pure philosophie rationnelle, sur une vraie métaphysique des mœurs, pure de tout élément empirique[25].

C’est au sein de la conscience populaire que Kant découvre le ‘fait moral’ comme ‘fait de raison’. Il accepte donc les jugements de la conscience populaire. Mais de ces jugements que la conscience du peuple porte sans en connaître la source, il veut révéler leur fondement dans la pure raison. Car la moralité consiste à se représenter la loi elle-même dans sa rigueur et à faire de cette représentation de la loi le principe déterminant de la volonté morale. Mais avant d’aborder le fondement en lui-même, Kant s’efforce de préciser quelques points.

En premier lieu, pour bien montrer qu’il ne faut pas chercher la loi morale dans l’expérience, il déclare ex abrupto qu’il n’est pas sûr que l’expérience nous offre un seul exemple d’acte accompli par pur devoir ; ainsi ouvre-t-il la porte à une conception du devoir totalement a priori. Il va même jusqu’à douter qu’il y ait jamais eu au monde un seul acte de véritable vertu.

En second lieu, il réitère son observation selon laquelle nous pouvons très facilement voir et vérifier qu’un acte est conforme au devoir, mais comment saurions-nous – c’est la première question que pose ici Kant – qu’un acte a été fait par devoir ? En effet, une action faite par pur devoir ne peut être saisie comme telle chez les autres, puisque nous ne pouvons être certains de la maxime qui a inspiré l’action d’autrui ; la conduite des autres ne nous est donnée que du dehors. Mais une action faite par pur devoir ne saurait non plus être constatée chez nous-même, car nous ne saurions vraiment pénétrer les mobiles de nos propres actions. ‘En réalité, dit Kant, même au prix de l’examen le plus rigoureux, nous ne pénétrons jamais jusqu’aux mobiles secrets de nos actes’. On peut donc toujours penser même quand il s’agit de nous, que, sous une forme ou sous une autre, l’amour de soi, la puissance du moi, l’amour de la gloire, l’égoïsme, ont déterminé notre volonté.

Kant, vous le voyez, adopte en ceci le point de vue des philosophes pessimistes, qui rapportent tous nos actes accomplis en fait, à un égoïsme plus ou moins raffiné et plus ou moins inconscient[26]. Et si l’on souhaite se reporter seulement aux sources effectives de Kant dans ce domaine, elles nous semblent se réduire à deux :

– l’une est Leibniz pour qui la conscience ne nous révèle qu’une partie de notre réalité, et pour lequel les idées qui ne sont pas encore aperçues par nous, existent en nous, agissent en nous, et se manifestent par leurs effets.

– la deuxième influence est celle de certains penseurs chrétiens, pour qui la nature est totalement corrompue, ou du fait qu’on ne peut découvrir dans la nature de l’homme aucune voie vers la valeur[27].

Donc vous le voyez, sur le plan psychologique, Kant, à la question : y a-t-il eu depuis que le monde est monde, un acte moral ? répond ‘je ne sais pas’. Il se peut très bien qu’il n’y en ait jamais eu ; il se peut très bien que toutes les actions accomplies par des hommes aient été des actions intéressées.

Mais, et c’est là que la chose est vraiment étonnante, après un tel aveu qui paraît ruiner la morale, Kant déclare que le problème moral se pose intégralement de la même façon. Car son but n’est pas psychologique et qu’il se soucie peu d’une simple analyse de ce qu’est le fait. Il veut déterminer ce qui doit être, il veut établir le droit. Kant veut fonder la morale a priori, la rendre indépendante de la corruption effective de la nature humaine. L’imperfection des hommes ne saurait empêcher de fonder la morale, puisque les hommes, peut-être incapables de morale, sont capables de jugements moraux.

Il résulte de là que la moralité ne doit pas être fondée à partir d’exemples, car tout exemple, avant d’être suivi, doit être jugé et ce jugement suppose un principe nécessairement établi antérieurement à l’exemple lui-même. Voilà bien l’appel à l’a priori.

Kant en appelle alors à l’Evangile. ‘Dans l’Evangile, estime-t-il, il est montré que l’idéal moral ne peut pas être visible’. Il s’appuie en cela sur Marc, X, 17-19, où le ‘juste’ de l’Evangile[28]dit de lui-même : ‘Pourquoi dites-vous que je suis bon [moi que vous voyez] ? Personne n’est bon que Dieu seul [que vous ne voyez pas][29]. Kant interprète ainsi très librement ce passage. Et ce qu’il y voit, c’est essentiellement ceci ; le bien comme tel, le fait moral comme tel, ne peuvent à aucun degré, à aucun moment, tomber sous l’expérience. Dieu s’est fait homme, Dieu s’est fait voir et entendre, mais de ce fait, il cesse d’être le bon en soi. Le seul Dieu qui est bon est le Dieu qui est aux cieux, et seulement lui. La bonté de Dieu est donc liée à son caractère d’être ne pouvant tomber sous l’expérience. Je sais qu’il est bon, mais mon savoir porte sur ce que je ne peux pas voir , sur ce qui ne m’est pas donné[30]. Ainsi s’affirme de façon radicale l’opposition initiale de ce qui doit être et de ce qui est. De la moralité, nous ne saurions prouver la présence en ce monde.

Nous sommes ici devant l’expérience métaphysique type. La certitude métaphysique, c’est celle de l’évidence de l’absence ; on pourrait presque dire , celle de la super-présence de l’absence. Certes, on peut commenter Kant selon le système qu’il pratique[31], mais qui ne saisit pas cette certitude de l’absence, qui ne comprend pas que l’absence radicale de toute moralité en ce monde ne prouve rien contre la moralité, ne comprendra jamais Kant, et, du reste, ne comprendra jamais rien à la philosophie.

Dès lors, la méthode est toute tracée : inopportun de partir de ce qui est nature, inopportun même de partir de l’homme. Kant part donc de la pure raison, du concept des êtres raisonnables en général, puis, pour retrouver l’homme, il va joindre, comme du dehors, la raison à la sensibilité. A partir du concept d’un acte purement raisonnable, purement moral, Kant va ainsi parvenir qui est le centre de la présente leçon, la notion d’impératif. ‘Toute chose, dans la nature, dit Kant, agit selon des lois, mais seul un être raisonnable peut agir d’après la représentation des lois, ce qui est très différent. Un corps qui tombe, tombe selon une loi, mais seul un être raisonnable peut agir selon la représentation qu’il se fait de la loi ; seul il a une volonté, et cette volonté, c’est la raison pratique elle-même, qui caractérise en ce sens tous les êtres raisonnables’.

Une seconde distinction est à faire, mais cette fois, à l’intérieur de la classe des êtres raisonnables eux-mêmes. En effet, on peut concevoir des êtres purement raisonnables puis des êtres dans lesquels la raison se joint à la sensibilité.

Chez un être purement raisonnable, c’est le cas pour une volonté divine ou pour une volonté sainte, comme le dit parfois Kant, chez un être purement raisonnable, il est clair que la raison détermine la volonté d’une manière infaillible. Autrement dit, l’action raisonnable aura ici à la fois une réalité objective, due à son caractère rationnel et une réalité subjective due au fait qu ‘elle sera nécessairement réalisée par le sujet.

Considérons maintenant un être dont la raison est liée à une sensibilité. La volonté sera cette fois-ci soumise, non seulement à la raison, mais à des modèles subjectifs venus de la dite sensibilité. L’action raisonnable, en ce cas, bien que demeurant objectivement nécessaire, sera subjectivement contingente. Il se peut ainsi qu’elle ne soit pas accomplie. Et de ce fait, à un tel sujet qui n’est pas purement raisonnable, la nécessité morale qui, objectivement demeure toujours, ne pourra apparaître que comme une contrainte ; une contrainte, puisque le sujet se trouve doublement déterminé, puisqu’il a une certaine liberté de choix. Par conséquent le principe moral le contraint. Et la représentation d’un principe objectif comme contraignant la volonté s’appelle un impératif. Ici, bien que la méthode soit a priori, la volonté humaine est retrouvée telle qu’elle est en soi, tandis que la définition demeure purement conceptuelle. Donc, l’impératif est toujours défini comme s’appliquant à une volonté imparfaite, et comme donnant à cette volonté l’ordre de se déterminer par des règles et non par de simples impressions sensibles, par de simples désirs.

Dans son souci de classer les impératifs, Kant part alors d’une définition très générale de la volonté, comme pouvoir d’agir selon les règles qu’elle se représente, et cela quelles que soient ces règles. La volonté, une fois de plus, est inséparable de la raison , elle est raison pratique. Mais la raison pratique ne doit pas être confondue avec la raison morale qui est la raison pure pratique. Elle comprend également une raison techniquement ou empiriquement pratique. La distinction faite entre les entre divers ordres d’impératifs : habileté, prudence, sagesse, rejoint du reste une classification faite par Kant dans ses études d’anthropologie.

Les premiers impératifs à considérer sont des impératifs techniques comme l’habileté. En ce sens, ils sont dits problématiques[32]. Les impératifs de l’habileté sont donc des impératifs problématiques pratiques : cela signifie que les fins vers lesquelles ils tendent sont des fins simplement possibles. Il en est ainsi des connaissances scientifiques, dont nous pouvons extraire des règles, qui sont des règles de l’habileté. Elles ne peuvent devenir impératives que dans la mesure où nous nous proposons effectivement les fins auxquelles elles conduisent[33]. Tout ce qu’il est possible de dire ici : dans le cas où vous désirez atteindre telle fin, ce qui est possible, employez tel moyen. Nous sommes bien dans la problématique au sens kantien. Il n’en reste pas moins que l’impératif subsiste en dépit de la fin poursuivie ; il suffit, pour en avoir la preuve, de considérer un désir sans raison, un désir pur, un désir de simple caprice. Dans le simple caprice d’un enfant, nous avons l’exemple d’un désir qui voudrait échapper à la raison. De même dans la rêverie qui désire et construit sans vouloir. Si l’on se soumet à la raison, la raison comme telle impose des règles auxquelles on ne peut plus échapper, et par conséquent l’impératif technique demeure impératif. Il repose sur des propositions théoriques, mais il exprime leur usage pratique. Ainsi, la définition de l’impératif comme résultant de l’union de la raison et d’une sensibilité donne au concept toute son extension : toute règle rationnelle devenant pratique, engendre, pour un être à la fois rationnel et sensible, un impératif.

Il existe un second lieu des impératifs pragmatiques : ce sont les impératifs de la prudence, dits cette fois, assertoriquement pratiques. Autrement dit, ils commandent non plus selon des fins simplement possibles, mais selon des fins réelles. Quelles sont ces fins ?

Ce sont celles que poursuivent effectivement tous les hommes sous le nom de bonheur. Kant admet ainsi que tous les hommes veulent être heureux. L’assertorique porte ici sur le seul fait que tous les hommes recherchent le bonheur, le bien-être, alors qu’ils ne recherchent pas tous les mêmes fins techniquement définissables. En revanche, alors que la science nous donne les moyens d’atteindre à coup sûr telle ou telle fin, nous ne pouvons plus trouver aucune règle sûre pour atteindre le bonheur. Car les idées que les différents hommes se font du bonheur sont extrêmement diverses et peu cohérentes entre elles. Le bonheur est une notion confuse ; faute d’être un idéal de la raison, il est un idéal de l’imagination.

Tous les impératifs que nous venons d’étudier jusqu’ici ont en commun qu’ils sont les uns et les autres des impératifs hypothétiques. Peu importe que tous les hommes désirent le bonheur ; la formule qui y conduit subordonne toujours la règle à une fin, à savoir le bonheur lui-même. Et elle nous dit toujours : ‘Si tu veux ceci, fais cela’. L’impératif hypothétique exprime toujours la nécessité de l’action comme le simple moyen d’obtenir autre chose que lui. Nous avons ici une option qui se réfère à autre chose que soi. Kant note lui-même que, dans le cas des impératifs de la prudence, on peut ‘a priori’ supposer la présence du but chez tous les hommes. A priori. Dès lors, une morale ne peut-elle être fondée à ce niveau d’universalité ? L’impératif de prudence ordonne bien l’acte comme un moyen pour une fin, qu’elle soit ou non universelle. Mais si elle l’est, cette universalité est de fait, non de droit. Et c’est pourquoi l’impératif demeure hypothétique. Pour parvenir à l’absolu, il nous faudra en arriver à l’impératif catégorique.

Et, en poussant le raisonnement plus loin, pourquoi des impératifs moraux ne pourraient-ils pas être fondés si l’on pouvait trouver une fin unique, commune à tous les hommes, et des moyens strictement définis en vue d’atteindre cette fin commune ? Tel fut l’idéal antique et tel fut bien, plus près de nous, l’idéal thomiste, puisque Dieu est la fin unique vers laquelle tendent tous les hommes, en le sachant ou en ne le sachant pas. Mais Kant, du fait qu’une telle idée se situe nécessairement dans le cadre d’une pensée que son œuvre théorique avait précisément condamnée[34], ne pouvait y souscrire.

Dès lors, que reste-t-il ?, il reste le désir des hommes et ses incertitudes. Car les hommes désirent les choses les plus variables, les plus insuffisantes, et la multiplicité de celles-ci confirme la critique que Kant a fait de la détermination métaphysique du bien.

D’autre part, il se trouve que la conscience morale nous révèle un troisième impératif : l’impératif catégorique. Avec lui, l’argument se complète d’une des présuppositions implicites de Kant : l’impératif catégorique, c’est celui qui représente l’action comme nécessaire en elle-même, en soi, sans rapport avec un but quelconque. L’impératif est moral et met en lumière une loi dont la nécessité est non seulement universelle, au sens d’un fait général, mais au sens absolu, c’est-à-dire inconditionné. Ici la raison est prise dans son usage purement pratique, et nous avons un impératif apodictique. Cet impératif représente l’action comme étant inconditionnellement nécessaire. Il a trait à la simple forme de l’action, et à l’intention dont elle dérive, et non pas au but et au résultat de l’action. Contrairement à l’impératif hypothétique dont il fallait dire à la fois qu’il commande la volonté et qu’il dépend de la volonté, ici l’impératif, par rapport à la volonté, est purement impératif. Il n’y a par conséquent plus aucun moyen de se soustraire à son commandement. Tel est cet impératif moral duquel, en droit comme en fait, je ne peux me soustraire.

Kant en vient alors à la question : comment tous ces impératifs sont rendus possibles ?

Ils le sont dans leur forme même : en ce qui concerne les impératifs hypothétiques le vouloir des moyens est compris d’une manière analytique dans le vouloir de la fin. Ce que Kant appelle de façon générale un jugement analytique, c’est un jugement dans lequel le concept du sujet contient celui du prédicat[35]. Pour de tels jugements aucun problème de fondement de vérité n’a donc à être posé. Les propositions théoriques qui affirment qu’il faut employer tel moyen pour parvenir à telle fin, demeurent des propositions synthétiques, c’est-à-dire que dans l’impératif hypothétique qui est comme tel analytique, les propositions employées, les règles mises en jeu sont, elles, synthétiques.

Dans l’impératif catégorique, au contraire, on ne se borne pas à ordonner un acte analytiquement et logiquement supposé par un vouloir. L’impératif catégorique lie a priori la volonté à la loi. Il est donc synthétique a priori : ainsi l’impératif catégorique est une proposition synthétique a priori, une proposition nécessaire et dont pourtant le prédicat ne peut pas être dégagé par analyse de la notion du sujet. Il pose donc un problème, le problème spécifiquement kantien que nous retrouvons toujours : comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?

A peine Kant a-t-il formulé un semblable problème, qu’à notre grand étonnement, il choisit d’en remettre la solution à plus tard, tout en nous rappelant ses préoccupations immédiates : il tient à fonder la moralité sur la raison, sur ce qui est universel en l’homme. Mais est-ce possible ?

La vérité indéniable, la vérité sur laquelle il ne reviendra jamais, et qu’il a extraite de la conscience populaire, ce fait de raison qu’est le jugement selon lequel la bonne volonté est le seul bien absolu, et non pas, prenons-y bien garde la bonne volonté elle-même. De ce jugement Kant ne doutera jamais. La bonne volonté est le seul bien absolu. Mais de ce jugement nous ne pouvons pas conclure que la bonne volonté existe, et surtout qu’elle existe dans l’homme. Nous ne pouvons pas conclure que nous ne sommes pas devant un simple concept dont la conduite de l’homme serait à jamais coupée. Et c’est là que reprennent toute leur force les arguments que nous relevions au début de cette leçon, lorsque Kant disait : ‘mais au fond, peut être est–ce que tous les actes accomplis en fait sont des actes égoïstes’. Mais une fois encore, cela ne saurait nous faire douter de la vérité du jugement moral. Car il demeure que les hommes, même s’ils sont égoïstes, jugent moralement. S’ils sont pervers et intéressés, ils se savent tels, et savent qu’il est mal d’être ainsi. Notre jugement dépasse donc notre nature et affirme a priori la moralité. Ce primat du jugement moral chez Kant[36], voilà ce qu’il faut comprendre. Kant dit : ‘je suis de part en part égoïste’. Mais je sais que seule vaut la bonne volonté. Disqualifier la nature n’est pas ruiner la morale, puisque celle-ci se découvre dans le jugement qui disqualifie la nature. Encore faudra-t-il pour fonder la morale, montrer que l’impératif catégorique peut commander effectivement nos actions.

Ainsi, il ne faudra pas seulement se demander si l’impératif est possible. Et c’est pourquoi Kant, après avoir établi, par une méthode purement rationnelle, le concept de l’impératif, va d’abord rechercher les formulations possibles que cet impératif catégorique prend pour commander l’action humaine. C’est ce que signifie Kant lorsqu’il déclare qu’il ne suffit pas de rechercher la possibilité de l’impératif pour l’expliquer, mais pour ‘l’établir’. »

4ème LEÇON

Du concept à la formule de l’impératif catégorique

« Dans cette quatrième leçon, il s’agit d’étudier les deux premières formules de l’‘impératif catégorique’ contenues dans la 2ème section des Fondements de la Métaphysique des mœurs.

Jusqu’ici, Kant est parti du jugement moral présent dans la conscience commune, en affirmant que rien n’est bon, ni spécifiquement moral qu’une bonne volonté. La bonne volonté elle-même a été définie au niveau de la seule intention, comme la volonté d’agir par devoir. A l’analyse elle est apparue comme une volonté purement rationnelle. Le jugement moral affirme non ce qui est mais ce qui doit être. La loi qui prescrit ce qui doit être ne peut de ce fait être dérivée de l’expérience. Elle est a priori et elle permet de juger l’expérience. Mais par là, et c’est la difficulté que nous avions rencontrée, il est impossible d’établir par expérience qu’il y ait jamais eu un seul acte de moralité, un seul acte où la maxime d’une action ait reposé uniquement sur la représentation du devoir, et sur le pur respect pour le devoir.

Dès lors, le problème kantien : comment un impératif catégorique est-il possible, c’est-à-dire comment l’impératif qui commande sans aucune condition, doit-il être résolu absolument a priori ? Il s’agit par conséquent de démontrer a priori qu’il y a une existence possible de la moralité, alors que nulle expérience de fait ne peut être invoquée comme expérience d’une action, ou même d’une simple intention certainement morale. Il s’agit de passer de la ‘valabilité’ à la réalité.

C’est pourquoi avant d’aborder vraiment le problème, Kant veut d’abord énoncer clairement cet impératif catégorique. Or, dans le texte qui va être étudié maintenant, il s’agit de déduire la formule de l’impératif catégorique à partir de son simple concept, déduction qui devrait être assez simple. Si, en effet l’impératif catégorique est purement rationnel, on doit pouvoir déduire de la seule raison les caractères qu’il devra posséder. Et c’est en effet ce que Kant va faire en recherchant si le simple concept de l’impératif catégorique n’en pourrait pas donner aussi la formule.

Or, dès que je conçois un impératif catégorique, je sais aussitôt ce qu’il contient, car l’impératif, dit Kant, ‘ne contenant outre la loi, que la nécessité où est la maxime de se conformer à cette loi, et cette loi n’étant subordonnée à aucune condition qui la détermine, il ne reste plus que l’universalité d’une loi en général à laquelle la maxime de l’action doit être conforme, et c’est cette conformité que l’impératif nous représente comme nécessaire’. Phrase, certes, un peu longue, qui résulte d’une traduction littérale où chaque mot compte, et qu’il faut s’appliquer à commenter.

En premier, nous rencontrons le mot loi qui n’est pas si aisé à définir qu’il y paraît, car Kant rend souvent les deux termes de ‘loi’ et de ‘principe’ comme synonymes. Il définit, par exemple, la volonté comme le pouvoir d’agir ‘d’après la représentation des lois’, pouvoir d’agir au sens large, semble-t-il, qui s’appliquerait aussi bien à une volonté technicienne qu’à une volonté purement morale. Mais quand il vient à déclarer que seule la loi morale est une loi, c’est que le contexte l’impose[37].

Plus précisément encore, lorsque Kant veut spécifier les règles qui régissent les différents impératifs, ce distinguo se fait pertinent : tandis que dans les impératifs hypothétiques [‘les si tu veux, tu dois’], les règles sont inséparables d’un certain contenu[38], pour l’impératif catégorique qui nous préoccupe, une loi qui se pose pour la volonté de façon inconditionnée, ne peut se poser qu’indépendamment de tout contenu[39]. Elle est donc forme pure, et par là, unique et universelle. La loi morale doit donc s’imposer par sa seule forme, c’est-à-dire par son universalité, car les deux termes reviennent exactement au même. Ici, se manifeste la loi considérée en tant que loi, la forme, si je peux dire de toute loi. La loi morale ne doit avoir d’autre motif d’être obéie qu’elle-même. Elle sera donc pure forme, et c’est le fameux formalisme kantien, formalisme qui, on le voit remonte à la raison comme faculté de poser des lois, comme faculté législatrice. La raison apparaît ici en son essence, comme pure faculté législatrice[40]. Et l’impératif ne peut être catégorique que parce qu’il concerne la seule forme de l’action, celle-ci devant être accomplie sans autre représentation que celle de la loi. Pour Kant, c’est la raison elle-même qui doit obliger la pure volonté, et qui doit devenir pratique. Or, elle ne peut le faire qu’en devenant formelle, et elle ne peut commander que le caractère universel de nos actions[41]. La raison conserve donc en ceci son caractère d’exigence. Elle n’est pas faculté d’intuition, de connaissance ; elle est exigence de non contradiction et d’universalité.

Vous le comprenez cependant, toute cette suite de raisonnements que nous examinons depuis le début de ces leçons manifeste à la fois un ordre absolument rigoureux et, en même temps ne s’explique que par un contexte[42] dans lequel Kant se meut toujours.

Kant, tout préoccupé par ses déductions n’a pas eu le loisir de se poser la question d’une conscience intentionnelle[43] puisque d’une part, pour lui, la raison est une faculté qui pose des lois, et que d’autre part, la conscience du sujet n’est jamais en rapport avec l’absolu[44].

De ce fait, l’expérience même dont Kant est parti ne peut plus être interprétée que comme il va le faire maintenant : ce contact avec l’absolu, c’est un contact du sujet avec lui-même, avec sa raison. Et cette raison elle-même n’est pas une raison connaissante, ce n’est pas une raison qui entre en contact avec l’être ou avec ses valeurs. C’est une raison, répétons-le, qui pose des lois, une raison législatrice. Ainsi la volonté étant définie comme l’action raisonnable, la raison proprement métaphysique étant éliminée, que nous reste-t-il ? Hors de la raison technicienne soumise aux désirs, il ne nous reste que l’impératif catégorique. Mais que peut-il être ? Il ne peut être que celui qui émane d’une raison qui ne commande que soi, d’une loi qui ne commande qu’elle-même, d’une raison qui est par conséquent, pure exigence d’universalité. Nous arrivons ainsi à l’idée d’une pure forme. L’impératif catégorique n’est tel que parce qu’il concerne la seule forme de l’action, celle-ci devant être accomplie sans autre représentation que celle de la loi. Ainsi, parvenus à ce stade, nous sommes en mesure de commenter très exactement le texte où Kant déclare que seule la loi morale peut apparaître comme loi de la volonté. La loi morale s’impose de façon absolue et cela dans la mesure où elle ne retient que la forme de toute loi, à savoir l’universalité même.

Mais nous avons vu aussi que de la loi, Kant distingue la maxime, qui, à son tour, mérite un commentaire. La loi, c’est le principe objectif valable pour tout être raisonnable, en lui disant comment il doit agir. La loi est donc objective, impérative et elle est universelle. Or, à la loi, Kant oppose la maxime. On peut ici se reporter au tout début de la Critique de la raison pratique, où il définit fort bien ces termes. Les principes pratiques, dit Kant, ‘sont subjectifs, ou forment des maximes, quand la condition est considérée par le sujet comme valable seulement pour sa volonté. Mais ils sont objectifs, et fournissent des lois pratiques quand la condition est reconnue comme objective, c’est-à-dire comme valable pour la volonté de tout être raisonnable’. La maxime est donc une règle subjective d’action qu’un sujet individuel adopte pour lui-même. Elle n’est en aucun cas un impératif. Ainsi, je peux me proposer de ne jamais essuyer une injure sans en tirer vengeance. C’est une règle que je peux bien suivre toute ma vie, mais c’est une règle que je choisis pour ma propre conduite ; ce n’est pas une règle qui vaut pour toutes les volontés. Elle ne régit que celui qui l’adopte ; elle est donc subjective et peut même être (comme celle dont il vient d’être question), contraire à la morale. Ainsi maxime et loi sont tantôt en accord, tantôt en désaccord.

Avec cette explication de la maxime, notre commentaire du contenu de l’impératif catégorique donné par Kant vient d’être mené à son terme et nous sommes maintenant en mesure de comprendre pleinement la première formule de l’impératif catégorique : ‘Agis toujours d’après une maxime que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle’.

Par conséquent, l’impératif catégorique ne contient que la loi et la nécessité pour la maxime de se conformer à la loi. Telle est la formule mère, dont Kant tire aussitôt une seconde : ‘Agis comme si la maxime de ton action devait, par ta volonté, être érigée en loi universelle de la nature’. Et ce n’est qu’après cette seconde formule que Kant consent à donner des exemples susceptibles de les faire comprendre l’une et l’autre, de les éclairer toutes deux.

Voici donc les quatre exemples, obtenus selon une double division des devoirs, classiquement admise à l’époque de Kant, entre, d’une part, devoirs stricts et devoirs larges et, d’autre part, devoirs envers soi-même et devoirs envers autrui.

Le premier exemple de devoir strict envers soi-même, c’est celui de devoir conserver sa vie, nonobstant cette maxime du suicide non universalisable : si la vie en se prolongeant me menace de plus de maux qu’elle ne me promet de joies, je puis l’abréger. Ici, Kant semble raisonner avant tout sur l’idée de nature. Une nature dont la loi serait de détruire la vie au nom de l’amour de soi, alors que son objet est précisément de nous exciter à la conserver, une telle nature se contredirait et ne pourrait pas demeurer comme nature.

Le second exemple c’est celui d’un devoir strict envers autrui. Peut-on emprunter de l’argent en promettant de le rendre, en sachant très bien qu’on ne sera pas, ultérieurement, dans la possibilité de le rendre ? Non, déclare Kant, car la maxime d’une fausse promesse, d’une promesse faite en sachant qu’on ne pourra pas la tenir, ne peut être, elle non plus universalisable, car, universalisée, elle rendrait impossibles les promesses elles-mêmes.

Le troisième exemple, c’est celui d’un devoir, non strict envers soi-même, donc large. Puis-je universaliser la maxime de conduite qui m’amènerait à négliger mes dons naturels pour me livrer au seul plaisir ? Non, dit encore Kant. Et enfin, quatrième exemple, un exemple de devoir large envers autrui. Je ne puis pas vouloir universaliser la maxime qui consisterait, sans vouloir voler les autres, à ne jamais les aider, et à ne jamais leur porter secours. La maxime qui dirait : je ne vais pas nuire aux autres, mais je les laisserai se débrouiller, et je ne leur porterai jamais secours quand ils seront dans le besoin, ne peut être universalisable.

Que nous apprennent ces exemples dans leur généralité ? On n’est pas sans constater qu’il y a des actions dont la maxime est telle qu’elle ne peut même pas être conçue sans contradiction comme loi universelle de la nature. C’est le cas pour les actions qui sont interdites par les devoirs stricts [1er et 2ème exemple]. Dans le cas des devoirs larges, on peut à la rigueur concevoir une nature qui subsisterait une fois la loi violée, une nature qui aurait pour loi, si je peux dire, la maxime condamnée et qui demeurerait cependant. Ainsi, dans le troisième exemple, on peut très bien concevoir l’existence d’une nature où personne ne cultiverait ses dons. C’est même le cas, nous dit Kant, chez certains indigènes des mers du Sud qui ne cultivent pas leurs dons, et dont pourtant la société demeure à titre de nature. Et dans le quatrième cas, on peut également très bien concevoir l’existence d’une espèce humaine où nul ne porterait secours à autrui. Mais alors, il y aurait toujours contradiction, dans la volonté, à vouloir universaliser la maxime, à vouloir une telle nature. Autrement dit, une telle nature, et nous verrons sous peu l’importance d’une telle remarque, peut très bien demeurer en fait, elle ne peut pas être moralement ‘voulue’.

Maintenant que ces quatre exemples sont connus il nous faut revenir sur la première formule de l’impératif catégorique qui inclut une précision sur laquelle nous n’avons pas encore insisté. Le que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle’ a en effet toute son importance ; car il est clair que nous pouvons agir contrairement au devoir, c’est à dire en adoptant une maxime purement subjective. Mais nous ne pouvons pas vouloir que cette maxime devienne une loi universelle, puisque cette universalisation serait contradictoire en soi, et la négation même de notre projet.

Ici, par conséquent, l’action immorale est représentée comme celle où notre volonté se contredit elle-même. Kant n’a-t-il pas dit que notre volonté est la faculté d’agir selon la représentation des règles ? Si donc nous considérons les choses, dit Kant, ‘d’un seul et même point de vue’, à savoir du point de vue de la raison, toute volonté mauvaise est incontestablement contradictoire[45].

Que se passe-t-il en effet dans la volonté mauvaise ? Nous voulons à la fois qu’un certain principe soit objectivement nécessaire comme loi universelle, et que objectivement il souffre des exceptions. Que faisons-nous lorsque nous mentons ? Voulons-nous que notre maxime devienne une loi universelle ? Lorsque je mens, est-ce que je puis vouloir – agis de telle sorte que tu puisses vouloir dit Kant – que ma maxime soit une loi universelle ? Non. Car, en ce cas, le mensonge lui-même perdrait son sns . Je ne pourrais même plus mentir, ni vouloir mentir[46]. Pour que le mensonge garde son sens de mensonge, et obtienne ses effets de mensonge, il faut que soit admise la règle qu’il ne faut pas mentir. Donc, vous le voyez, il y a contradiction, puisque seule la règle selon laquelle il ne faut pas mentir donne une utilité au mensonge, comme seule la règle ‘il faut tenir ses promesses’. Lorsque je mens, donc, je veux à la fois, et contradictoirement, la règle qui ordonne de ne pas mentir, et la maxime purement subjective qui commande mon mensonge[47].

Ainsi, dans toute action, il y a une maxime et il y a une loi. Il faut que la maxime soit conforme à la loi. Je sais que la maxime doit être conforme à la loi. Mais je peux aussi, tout en sachant cela, tout en reconnaissant l’impératif moral, choisir par inclination une maxime qui soit contraire à la loi, et qui, par conséquent, ne puisse pas être universalisée.

La détermination kantienne de l’impératif catégorique reste donc, dans la première formule, purement rationnelle et formelle, et les quatre exemples fournis n’y changent rien. Il s’agit au nom d’une loi universelle de déterminer les maximes dont doivent procéder nos actions ; et aussi d’indiquer la façon dont nous pouvons juger si elles sont, ou non morales.

En sera-t-il de même de la seconde formule, qui dit la même chose que la première, mais qui pourtant contient l’idée nouvelle de la nature ?

Il faut ici reconnaître qu’il y a dans les exemples quelques formules malheureuses, et que la façon même dont il prend le mot ‘nature’ est souvent ambiguë. Mais si nous passons de la lettre des exemples à la lettre des considérations purement théoriques qui les entourent, nous verrons d’abord qu’il ne saurait s’agir pour Kant, d’un appel à la nature empirique. La nature est ici posée et déterminée a priori. Elle se définit seulement par un système d’objets obéissant à des lois universelles et nécessaires. Et seule une telle nature peut être rationnellement voulue.

Kant est donc autorisé, en vertu même des conclusions de la Critique de la raison pure, qui nous ont montré que l’objectivité avait sa condition dans les lois de l’esprit, Kant est autorisé, dis-je, à faire appel à l’idée de nature, sans quitter le domaine de ce qui est purement rationnel et a priori. Car l’ordre de la nature n’est ici posé qu’à partir de la forme législatrice dont il dérive, la nature étant précisément ce qui dérive des lois.

Il faut encore remarquer, et c’est sans doute le plus important, la place de la ‘volonté’ dans la deuxième formule.

Lorsque Kant dit : – ‘Agis comme si la maxime de ton action devait, par ta volonté, être érigée en loi universelle de la nature’–, il déclare ainsi que, dans le cas où je fais une action immorale, je n’ai pas la ‘volonté’ qu’une nature déterminée par mes principes demeure. Il déclare que, dans le cas de l’action immorale, je renonce à faire subsister par ma volonté une nature rationnellement définie. Par rapport à cette nature pure, si je puis dire, par rapport à cette nature définie comme un ensemble d’objets soumis à des lois, il est clair que toute nature concrète, et que toute situation de fait donnant lieu à un rapport moral déterminé, demeurent purement contingentes[48].

Ce qu’il faut comprendre enfin, c’est que les exemples de Kant n’ont pas pour fonction d’opérer la déduction, à partir de l’impératif catégorique, du contenu ‘concret’ des devoirs. Ils ont pour objet de montrer que, quel que soit le contenu du problème qui s’offre à moi, si ce problème est moral, ce problème peut être jugé selon les normes de l’impératif catégorique. A la lettre, Kant n’a introduit, bien que ses exemples soient assez maladroits, aucun élément empirique.

Il reste cependant deux questions à distinguer ; il faut tout d’abord maintenir, qu’à la lettre, Kant n’a pas jusqu’ici anticipé sur le problème du fondement transcendantal et réel de l’impératif catégorique ; ce problème ne sera abordé que plus tard, dans la troisième section. Mais il y a une seconde question : faut-il conclure, comme le font beaucoup de commentateurs, de ce que le problème de réalité de l’impératif n’ait pas été encore posé, que la méthode de Kant soit purement analytique comme il le prétend ? On peut en douter, si l’on considère que les formules ainsi découvertes seront retenues par la suite comme formules vraies de l’impératif catégorique, une fois fondé.

Donc, et pour conclure cette leçon, nous dirons, d’une part que Kant établit par pure analyse que l’impératif catégorique n’est possible que si son contenu est constitué par l’idée d’une législation universelle valant a priori, et que seule la forme d’une législation universelle peut s’imposer à l’homme sous forme d’impératif catégorique. En ceci, Kant remonte, par pure analyse, jusqu’aux conditions dernières du devoir, et tel est le but, et le résultat essentiel , de cette deuxième section, ou du moins des textes que nous avons étudiés jusqu’à maintenant. D ‘autre part, Kant se soucie déjà, et ceci est, qu’on le veuille ou non, un autre projet, de tirer de la formule de l’impératif catégorique une ligne de conduite pratique. C’est dans cette mesure qu’il semble opérer par synthèse, en rapprochant de l’impératif catégorique des notions qui lui sont étrangères, et qui vont de l’idée d’une nature conçue en général, jusque parfois dans ses exemples[49], à l’idée de nature empirique.

Certes Kant maintient dans tout ceci le renversement de l‘ordre traditionnel qu’a opéré sa morale. Il ne consent jamais, à l’exemple des morales utilitaires à déduire le devoir du désir. Il ne consent jamais à l’exemple des morales purement métaphysiques, à considérer le problème de la déduction des devoirs comme celui de la détermination des conditions de réalisation d’un bien posé par ailleurs et connu par ailleurs. Il maintient ferme le principe que ce qui est moralement nécessaire demeure bien une certaine manière de se porter à l’action.

Cette seconde section apparaît à la fois comme une détermination hypothétique du contenu de la morale ‘si elle est vraie’, et comme la détermination de fait d’une morale effective, la détermination catégorique d’une morale vraie, et de la seule morale possible. »

5ème LEÇON

De la loi morale aux fins en soi et à l’autonomie de la volonté

« Après avoir énoncé la formule mère de l’impératif catégorique et après en avoir tiré une formule dérivée où la volonté est encore considérée comme ‘la faculté de se déterminer soi-même à agir conformément à la représentation de certaines lois’, Kant continue ainsi : ‘Or, ce qui sert à la volonté de principe objectif de sa détermination, c’est la fin. Et cette fin, si elle est posée par la seule raison, doit être valable pour tous les êtres raisonnables’.

Il y a là de quoi nous surprendre puisque jusqu’à maintenant, nous avions cru comprendre que la loi était toujours objective, et que la fin était toujours subjective. C’est qu’ici objectif est pris dans un sens nouveau qui va contribuer à notre analyse de la volonté humaine.

Toute volonté n’est-elle pas cette faculté qui permet d’agir selon certaines fins ? et toute fin n’est-elle pas, par la volonté, conçue comme objective ? en ce qu’elle est représentée par la volonté elle-même comme étant dans l’objet. Ainsi, lorsque je veux agir selon une fin, je me représente objectivement cette fin. C’est en ce premier sens que le mot ‘objectif’ est pris dans la présente citation.

Il ne nous échappe pas qu’ici, l’analyse kantienne essaie de plus en plus de concevoir ce que peut être cette moralité, comme présente dans l’homme, comme conçue au sein de la volonté effective de l’homme. Vouloir, pour l’homme, ce n’est pas seulement vouloir selon des règles, c’est vouloir quelque fin, et se la représenter. Encore ne faut-il pas laisser perdre le caractère rationnel de la moralité.

Pour ce faire, Kant distingue les fins subjectives qui reposent sur des mobiles, des fins objectives qui reposent sur des motifs. Le mot ‘mobile’ désigne toujours une influence affective sur l’action, le mot ‘motif’ désigne au contraire une motivation rationnelle de l’action. Il y a donc des fins qui naissent des désirs, qui sont relatives aux désirs, et qui, comme telles, varient avec les sujets, car chaque sujet a ses désirs. Il y a d’autre part, des fins objectives qui s’imposent à tous les êtres raisonnables. Il est clair qu’en ceci le mot ‘objectif’ est pris en un autre sens que dans la citation précédente. A quelques lignes de distance, on trouve ainsi deux sens différents à objectif : de celui qui voulait dire représenté dans l’objet[50], on est passé à ‘objectif’ qui veut dire conforme à l’objectivité telle que la détermine la raison.

Par cette distinction nous commençons à comprendre que la bonne volonté pourra, elle aussi, avoir une fin qui doit, bien entendu, être objective au second sens, c’est-à-dire, être rationnelle, être universelle. Et pour en revenir aux impératifs, il y aura donc des fins subjectives propres aux impératifs hypothétiques et des fins objectives propres à l’impératif catégorique.

Poursuivant sa réflexion, Kant affirme que, s’ils font abstraction de toutes les fins subjectives, les principes pratiques sont formels[51], et que s’ils donnent comme principe à l’action des fins subjectives, ils sont matériels[52].

La suite du texte nous apprend que l’impératif catégorique serait impossible si rien ne pouvait servir à la volonté humaine de fin objective. ‘L’impératif catégorique, dit Kant, doit s’appuyer sur la représentation de la fin qui est fin en soi’[53]. Cette condition s’ajoutant à celles qui rendent possible l’impératif catégorique, nous sommes donc amenés à découvrir ce qu’est une fin en soi. Elle est constituée par tout être raisonnable, donc par l’homme. Par conséquent, pour que l’impératif catégorique soit possible, il faut que l’homme soit considéré comme fin. Seules les personnes, c’est-à-dire les êtres raisonnables, en l’espèce les hommes, peuvent être des fins en soi. L’impératif peut ainsi recevoir une fin sans cesser d’être catégorique. D’où la deuxième formule – dérivée de l’impératif catégorique : ‘Agis de façon à traiter l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne des autres, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen’[54].

A la suite de cet énoncé, Kant reprend les quatre exemples pour montrer que que cette nouvelle formule de l’impératif catégorique permet, comme la première, de distinguer clairement où est notre devoir. Il n’en reste pas moins qu’à partir de cette formule plusieurs difficultés demeurent. Nous commencerons par examiner rapidement celle qui vient du terme ‘humanité’.

On vient de voir qu’une fin en soi ne peut être que la raison en elle-même. Toute autre fin, en effet, ne pourrait être que relative à la volonté[55], et ne pourrait pas être fin en soi. Mais si l’on peut admettre, avec Kant, que la raison puisse, comme telle, être fin en soi, ne faut-il pas reconnaître que Kant, ici , outre la notion de raison, introduit celle d’humanité ? Autrement dit, ce qui devient fin en soi n’est plus une pure raison, mais l’être qui est le sujet de cette raison, à savoir la personne humaine. Ainsi Kant, en énonçant cette nouvelle formule, opère-t-il une sorte de renversement. Le respect de la loi qui contraint l’humanité semble devenir le respect de l’humanité elle-même, laquelle, pour nous, comprend autre chose que la pure raison. Car si ce n’était pas le cas, il aurait fallu que Kant nous ait dit ‘être raisonnable’ ou même ‘raison’, tout court. Or, il dit ‘personne’, il dit ‘humanité’. Ce n’est donc pas seulement la raison, c’est, sinon la substance, du moins l’existence de l’homme qui exprime en ceci une valeur absolue. Pour Kant, la personne humaine semble s’identifier purement et simplement à l’universel. Elle n’est pas une substance au sens classique, elle n’est pas une forme qui s’imposerait à une matière ; elle n’est pas non plus une unité qui ferait la synthèse de nos différents états[56]. Elle n’a rien de commun avec ce que j’appelle l’individu, ni avec nos besoins, ni avec nos tendances, ni avec nos inclinations ; mais elle n’a rien de commun non plus avec ce qui fait comme l’unité et comme la synthèse de ces inclinations et de ces tendances. Et si, par conséquent, comme Kant le déclare lui-même, la personnalité s’identifie à la loi morale, la loi morale devient la personnalité même ; formule qui n’a de sens et d’utilité que parce qu’elle admet que la raison est incarnée dans l’homme, qu’elle existe dans l’homme, que l’homme est son véritable sujet.

Passons maintenant à la seconde difficulté qui est relative à la notion de fin. Réintroduite dans la nouvelle formule de l’impératif catégorique, et présentée comme une fin absolue, ne vient-elle pas ébranler nos convictions ? L’impératif catégorique n’était-il pas tel du fait qu’il ne comprenait aucune fin et que la loi n’y ordonnait qu’elle-même ? Telle était bien la raison pour laquelle l’impératif catégorique commandait d’une façon inconditionnée. Comment, maintenant, Kant peut-il nous parler de fin ? Pour bien comprendre cela, il faut apercevoir la réciprocité absolue de la loi et de la fin, c’est-à-dire l’équivalence des deux formules dérivées. Il faut comprendre, tout d’abord, qu’aux yeux de Kant, le caractère inviolable de la personne humaine ne peut être garanti que dans un ordre où la loi gouverne et gouverne seule[57].

Il est aujourd’hui de mode de sacrifier les personnes humaines à ce que l’on nomme l’avenir de l’histoire, ou aux nécessités politiques ou sociales. Voilà ce que Kant rejette totalement. Pour lui, l’homme, le seul membre du tout naturel, l’inviolable personne, doit être considérée comme fin.

Il y a donc bien un lien de réciprocité absolue entre la loi et la fin de l’action morale. Choisir comme fin le respect des hommes, c’est choisir comme principe d’action d’obéir à la seule morale, c’est tenir la raison, et la raison dans l’homme, pour fin absolue. L’impératif pose la fin, et du fait qu’il pose la fin, on ne peut plus dire qu’il se subordonne à la fin, mais que, de la considération de la fin, il déduise le moyen de l’atteindre. En d’autres termes, malgré l’obscurité, malgré l’ambiguïté que peut présenter le terme ‘fin’, il est clair qu’il ne s’agit pas d’une fin à réaliser, mais d’une fin à respecter. L’homme est une fin que, purement et simplement, je respecte. Je dirais volontiers que ce n’est pas une fin de la volonté, mais une fin pour la volonté, et même une fin devant la volonté.

Donc, s’il en est ainsi, la seconde formule de l’impératif catégorique ne commande pas, en réalité, autre chose que la première. A l’instar de celle-ci elle se garde bien de déterminer la matière de notre action. Or, si l’on préfère, si elle donne au devoir une sorte de matière, cette matière est une ‘matière formelle’. Vous direz que cette alliance de mots, ‘matière’ et ‘formelle’ est étrange. Mais elle est de Kant lui-même.

De même qu’il y a pour Kant identité de la loi et de la personne qui en est le sujet, de même il y a identité de la loi et d’une fin purement rationnelle. Car cette fin, redisons-le, n’est pas autre chose que la loi, ce qui annonce déjà la thèse selon laquelle nous n’avons qu’un seul droit absolu, celui de faire notre devoir. Et, en effet, ce à quoi pense ici Kant, c’est déjà à formuler sa théorie du droit, ce qu’il fera ultérieurement dans sa Métaphysique des mœurs (théorie du droit et de la vertu)[58].

Pour Kant, le principe du droit sera donc que la personne ne doit jamais voir sa liberté subordonnée à celle d’autrui. Et sa règle sera : ‘Agis extérieurement de telle sorte que l’usage de ta liberté puisse s’accorder avec la liberté de chacun, suivant une règle générale’. Si l’homme a des droits, c’est en tant qu’il est personne et par conséquent le droit ne peut être établi qu’a priori[59]. Pour lui, il est clair que toute sociologie, de même que toute morale utilitaire est un naturalisme, et que toute science qui en émane conduit à vouloir tirer le droit du fait. Ici, l’affirmation centrale est inverse. Nos droits émanent, non pas en tant que nous sommes nature, mais en tant que nous sommes personne. Ceci limite sans doute le domaine du droit, mais d’un autre côté, ceci le fonde à l’abri de toute espèce d’empiètement des prétendues nécessités historiques et sociales, à l’abri, sinon des crimes de l’histoire, du moins de leur justification par la philosophie. C’est pourquoi, en fin de compte, l’on ne peut dire que, dans la seconde formule, l’impératif catégorique se subordonne à une fin ; c’est lui qui pose une fin, fin qui n’aurait elle-même aucun sens en dehors de la loi. Et par conséquent, au point de vue de la seule raison, les deux formules sont strictement équivalentes. On ne peut pas parler de subordination de la fin à la loi, ni de la loi à la fin. Il y a cependant une difficulté qui naîtrait si l’on tenait à considérer séparément les deux formules. En effet, pour la première, si l’on considère la volonté comme sujette à la loi, on peut craindre que cette soumission lui soit imposée comme venant du dehors, auquel cas, il faudrait avouer qu’elle ne serait plus fin en soi. Nous comprenons donc que la première formule, bien qu’elle soit parfaite risque de nous amener à une erreur, celle qui consisterait à penser que la volonté se soumet passivement à une loi, et que par conséquent elle n’est plus fin en soi. Si maintenant je considère à part la seconde formule, je verrai bien que la volonté est fin en soi, puisque c’est précisément ce qu’énonce cette formule, Mais je risque aussi de tomber dans une erreur, celle qui, considérerait la loi comme un simple moyen. Puisque la raison st fin en soi, la loi risque d’être tenue pour un simple moyen. Il est donc nécessaire de faire apparaître l’identité des deux formules. C’est ce que réalise le troisième principe, celui de l’autonomie. Ce principe, dit Kant, se présente ‘comme condition suprême de l’accord de la volonté avec la raison pratique universelle, à savoir l’idée de la volonté de chaque être raisonnable conçue comme volonté législatrice universelle’. Il faut donc comprendre que la volonté est soumise à la loi de telle façon que ce soit elle qui pose la loi. ‘Et c’est, dit Kant, dans ce sens seulement qu’elle doit être regardée comme subordonnée à cette loi, dont elle peut se considérer comme l’auteur’.

Ainsi, nous parvenons à la troisième formule : ‘La législation universelle de la conduite, c’est la volonté de l’être raisonnable qui doit être législatrice’. Cette formule met alors au jour l’essence même de l’impératif catégorique. Elle est par conséquent la plus importante des trois pour cette mise en lumière de l’impératif catégorique lui-même. Elle montre qu’il exprime l’autonomie fondamentale de notre vouloir, et que, ce qu’il exige quand il commande, c’est en somme que notre liberté soit pleinement restaurée. Nous sommes ici devant le principe, devant la formule qui va constituer le fondement de tout ce qui va suivre, c’est-à-dire la troisième section des Fondements de la métaphysique des mœurs, et surtout de la Critique de la raison pratique.

Après avoir formulé l’autonomie, Kant note aussitôt qu’elle révèle le principe de ce renoncement à tout intérêt qui caractérise la volonté obéissant au devoir, et qui, dès la première leçon, avait été le premier à nous apparaître en morale.

Maintenant que nous avons atteint le principe de l’impératif, nous comprenons pourquoi la bonne volonté est complètement désintéressée. Dire que la raison est législatrice suprême, qu’elle se donne sa loi par elle-même sans être sous l’empire d’autre chose qu’elle-même, c’est dire qu’elle est absolument désintéressée, puisqu’elle ne dépend d’aucun mobile, d’aucune tendance et d’aucune inclination.

Nous comprenons donc mieux à présent pourquoi l’impératif catégorique, ne se fondant sur aucun intérêt, peut être, comme il a été dit, inconditionné.

De plus, cette autonomie met en jeu et en lumière l’idée d’un règne des fins. Cette idée d’un règne ds fins est sans doute inspirée de l’idée leibnizienne de la cité de Dieu, c’est-à-dire d’un royaume de la grâce opposé au royaume de la nature.

Quel est –il ? ‘C’est, dit Kant, l’union systématique de tous les êtres raisonnables sous des lois communes’, qui implique de faire abstraction de toutes les différences individuelles et des fins sensibles. Le règne des fins, c’est le règne des volontés fins en soi. Et tout homme peut précisément se penser comme un membre du règne des fins, à la fois législateur et sujet. Pour être seulement législateur sans être sujet, pour être, comme le dit Kant ; ‘chef’ dans un règne des fins, il faudrait avoir une volonté sainte, une volonté qui ne soit pas soumise au devoir. Au devoir, précisons-le, mais pas à la loi. Nulle volonté n’est au-dessus de la loi.

Il demeure que, grâce à cette notion d’une volonté qui pose elle-même sa propre loi, nous avons pu, en quelque sorte laïciser une idée religieuse essentielle, à savoir qu’en dehors du règne de la nature, il y a une cité de Dieu, possible par la grâce. Ce qui, selon Leibniz ou la doctrine piétiste était l’effet de la grâce, devient ici, non pas l’effet de la nature, mais de l’effet de ce qui, en l’homme, est supérieur à la nature, l’effet de ce qui, en l’homme, est le propre d’une volonté qui pose la morale, le propre, par conséquent d’un homme fin en soi, autonome, pourvu d’une volonté législatrice. Et c’est pourquoi, tout au long du texte, Kant semble lutter sur deux fronts, sur celui de la réfutation du naturalisme, et celui de la réfutation du piétisme. Il déclare que la morale ne peut être fondée ‘ni dans le ciel ni sur la terre’. Ni sur la terre, puisqu’on ne peut la tirer de l’expérience. Mais ni dans le ciel, si, pour la fonder, c’est en l’homme même qu’il faut découvrir la source de l’impératif moral. Cela est possible par la notion d’autonomie.

Kant, enfin, définit la dignité de l’homme. Ce mot : ‘dignité’, s’oppose au mot ‘prix’. Ces deux mots ne peuvent être confondus qu’en un naturalisme. L’homme n’est pas précieux. Le prix est toujours relatif, et propre à des objets interchangeables. Par exemple, une certaine marchandise a un prix. Seule la moralité, et l’humanité en tant qu’elle est capable de moralité, a une dignité. Et le principe de la dignité de la nature humaine et de toute nature raisonnable, c’est, une fois encore, l’autonomie. Plus tard, dans le même texte, Kant parlera même du caractère sublime de la personne en tant qu’elle est source de la loi.

Ayant énoncé ces deux conséquences, Kant, dans la fin de la deuxième section, revient sur les trois formules dont il montre à la fois l’unité et la progression. On y voit que les trois principes de la moralité sont tenus par Kant pour strictement équivalents, et qu’ils peuvent tous les trois être énoncés sous forme impérative. Kant note cependant qu’elles se situent dans des perspectives différentes : il note que la première exprime l’unité de la forme de la volonté, la deuxième la pluralité des fins, la troisième la totalité du système des fins dans son ensemble[60]. Il remarque alors que les trois formules successives rapprochent de plus en plus l’idée de la raison, de l’intuition et par là du sentiment. En sorte que, dit Kant, ‘pour juger moralement ce qui doit se faire selon la rigueur la plus stricte’, il vaut mieux se servir de la première formule ; mais ‘pour donner à la morale un accès plus facile dans nos cœurs’, il est utile de la rapprocher de l’intuition, et donc de se servir des dernières formules. Cela revient à dire que, pour que la loi morale ait un accès dans mon cœur, il sera utile que je me représente les hommes à titre de fins, que j’imagine un règne des fins qui puisse me toucher, et m’inciter, ainsi, à devenir moral. Dans la suite du texte, Kant essaie de montrer que cette notion d’autonomie est telle que, d’une part, on peut en déduire tous les concepts moraux fondamentaux, et que, d’autre part, on peut, à sa lumière, comprendre pourquoi toutes les morales qui ont précédé celle de Kant ont échoué.

On peut, remarque Kant, en déduire tous les concepts fondamentaux. Nous savons maintenant que ‘la moralité est le rapport des actions à l’autonomie de la volonté’. Tous les grands concepts moraux se définissent par là. L’acte qui peut s’accorder avec l’autonomie de la volonté est un acte permis. Celui qui répugne à l’autonomie de la volonté est un acte défendu. La volonté dont les maximes s’accordent nécessairement avec les lois de l’autonomie, c’est une volonté sainte, absolument bonne. L’indépendance d’une volonté non sainte à l’égard du principe de l’autonomie est l’obligation. La nécessité objective d’un acte fondé sur l’obligation, c’est le devoir. Il n’est que de constater que tous les grands concepts moraux se regroupent sous cette notion fondamentale , sous ce principe qui nous a révélé l’essence même de l’impératif catégorique . Et, ainsi, on peut considérer que l’objet propre des Fondements de la métaphysique des mœurs est atteint.

Pourquoi, s’interroge alors Kant, les moralistes antérieurs ont-ils échoué dans cette tâche ? C’est que précisément, selon lui, le principe de l’hétéronomie les a tous égarés ; ils n’ont pas découvert l’autonomie. Ils ont cru que la volonté devait chercher sa loi ailleurs qu’en elle-même, ce qui revient à dire que, pour eux, c’était l’objet qui donnait à la volonté sa loi. ‘On voyait, dit Kant, en parlant des morales qui ont précédé la sienne, on voyait l’homme lié par son devoir à une loi, mais il ne venait à l’idée de personne qu’il n’était soumis qu’à sa propre législation et que cette législation était pourtant universelle’. La grande découverte de Kant, c’est que l’homme n’est obligé qu’à une chose : d’agir conformément à sa volonté, mais bien entendu à sa vraie volonté, à sa volonté législatrice universelle.

Certes, comme sujet sensible, l’homme paraît subordonné à la loi, et c’est la raison pour laquelle il y a pour lui obligation et devoir. Mais comme sujet raisonnable, il se donne lui-même sa propre loi . Et c’est bien le sens étymologique du mot ‘autonomie’, qui comprend nomos, c’est-à-dire loi, et qui désigne le pouvoir d’un groupe ou d’un individu, non pas de vivre en dehors de toute loi, mais de vivre selon les lois qu’il a posées lui-même.

Comme êtres raisonnables, nous sommes à la fois, et indissolublement, législateurs et sujets. Comment se fait-il donc que les anciens moralistes qui ont précédé Kant, ne l’aient pas compris ? C’est qu’en vérité, pense Kant, si l’on n’a pas compris l’autonomie, toutes les voies dans lesquelles on s’engage ramènent au même point. Il y a nombre de faux principes de la morale, mais nous pouvons constater qu’ils reviennent tous aux morales du bonheur personnel[61]. »

6ème LEÇON

De l’autonomie de la volonté à la liberté

« Kant pose à présent le problème du fondement transcendantal de l’impératif catégorique, dont il compte donner la solution dans deux documents qui se font suite. D’abord esquissée dans la troisième section des Fondements de la métaphysique des mœurs, elle sera reprise dans la Critique de la raison pratique. La présente leçon se conformera à cet ordre.

Reprenant sa grande découverte de l’autonomie de la volonté, Kant déclare : ‘Le concept de la liberté est la clé qui donne l’explication de l’autonomie de la volonté’. La volonté est en effet une espèce de causalité. Mais qui dit causalité dit loi. Or le mot loi n’implique-t-il pas le déterminisme ? et donc la négation de la liberté elle-même. Si la volonté a des lois, peut-elle être libre ? De cette difficulté, c’est donc bien le concept d’autonomie qui permet de sortir. Il fait apercevoir qu’à côté de la causalité-nécessité, qui est celle de la nature, il peut exister une causalité par liberté : celle des êtres raisonnables. Négativement la liberté de la volonté peut se définir comme le pouvoir qu’a la volonté d’agir sans y être déterminée par des causes étrangères. Elle échappe au déterminisme naturel des désirs sensibles. Mais la volonté n’échappe pas à toute loi ; elle est déterminée par une loi, et elle se montre conforme, de ce fait, à l’essence de toute causalité qui, pour Kant, est essentiellement légalité. Mais cette loi est sa propre loi. C’est la loi qu’elle pose elle-même.

Or, dire que la volonté raisonnable est libre en ce qu’elle agit selon sa propre loi, c’est formuler d’une autre façon le principe de l’autonomie dont nous avons vu qu’il est précisément le fondement de l’impératif catégorique. Si donc on suppose la liberté de la volonté, le principe de la moralité, à savoir l’impératif catégorique, peut s’en tirer par simple analyse. Ainsi, comme le dit Kant, ‘une volonté libre et une volonté soumise à la loi morale, c’est tout un’.

Voilà, par conséquent, le premier point établi, et la première difficulté préalable évitée. On ne peut plus nous dire : il ne peut pas y avoir de liberté morale, puisque toute volonté est essentiellement causalité et que la causalité, c’est le contraire de la liberté. L’autonomie nous montre qu’à côté d’une causalité-nécessité qui détermine les êtres du dehors, il y a une causalité par liberté (ou du moins il peut y en avoir une), qui est le propre des êtres qui se donnent à eux-mêmes leur loi. C’est pour cela que, comme nous l’a dit Kant ; l’autonomie et la liberté, sur ce plan, ne font qu’un.

Kant déclare ensuite que la liberté doit être supposée comme propriété de la volonté de tous les êtres raisonnables. A ce moment du texte, toujours suivi pas à pas, il semble vraiment passer à l’affirmation réelle de la liberté. En effet, dit-il : ‘un être qui ne peut agir que sous l’idée de la liberté est vraiment libre au point de vue pratique’. Et Kant remarque aussitôt que ce n’est pas là fournir une démonstration de la liberté au point de vue de la science[62](…).

Il étudie ensuite ‘l’intérêt qui s’attache aux idées de la moralité’, et, en étudiant cet intérêt, il ne craint pas de dénoncer une sorte de cercle où il semble être tombé. En effet, d’une part, dit-il, nous nous supposons libres pour nous considérer comme soumis aux lois morales, et, d’autre part, nous nous regardons comme soumis aux lois morales, parce que nous nous sommes attribué la liberté de la volonté.

Alors, pour lui permettre de sortir de ce cercle, Kant s’est-il proposé d’effectuer un changement de plan. Ce qui l’a conduit, pour établir la réalité du concept de la liberté, à quitter le problème spécifique des Fondements de la métaphysique des mœurs, pour aborder celui de la Critique de la raison pratique.

A ce moment précis, Kant rappelle opportunément la distinction du monde sensible et du monde intelligible telle qu’elle résulte des analyses de la Critique de la raison pure. A la série des états de mon sens intime, sens qui me constitue comme sujet empirique[63], il oppose mon véritable moi, source d’activité. Il déclare que la conscience la plus vulgaire est déjà capable de semblables distinctions. Il attribue enfin à la raison, comme faculté supérieure à l’entendement, cette distinction du monde sensible et du monde intelligible. L’homme peut donc se considérer lui-même de deux points de vue différents. En tant qu’il appartient au monde sensible, il obéit aux lois de la nature ; en tant qu’il appartient au monde intelligible, en tant qu’il est noumène, comme le dira plus tard Kant, il obéit aux lois de la raison et de la moralité.

Arrivé à ce point de la démonstration, on serait tenté de croire que c’est ce concept rationnel de ‘moi intelligible’, de ‘noumène’, qui est la solution définitive du problème. En un sens, elle l’est en effet. ‘Dans l’impératif catégorique, écrit Kant, à ma volonté affectée par des désirs sensibles, s ‘ajoute l’idée de cette même volonté comme appartenant au monde intelligible…à peu près comme aux intuitions du monde sensible, s’ajoutent des concepts de l’entendement, qui n’expriment par eux-mêmes que la forme d’une loi en général’.

Pourtant, il est difficile de croire que nous soyons ici en présence d’une véritable solution. Car enfin, le monde intelligible, nous le savons, est complètement inconnaissable, et il n’est pour nous qu’une idée. Dans la Critique de la raison pure, nous avons bien vu que tout n’et pas limité au monde des phénomènes ; nous avons bien vu que le monde des phénomènes lui-même n’a de sens que parce qu’il est construit par notre propre connaissance.

Nous avons compris, par conséquent, qu’il est possible d’admettre à la fois que tout soit déterminé dans le plan du connu, et que pourtant, dans le plan nouménal, quelque chose soit libre. Mais nous n’avons absolument pas prouvé que quelque chose est réellement libre. Nous ne pouvons donc pas user ici de ce concept de moi intelligible en une affirmation catégorique, et nous permettre de réaliser la synthèse des deux termes que nous voulons unir en un jugement de réalité[64].

Non seulement, en effet, à la fin de l’ouvrage, Kant déclare que nous ne saurions comprendre et expliquer la liberté, ce qui va de soi, puisqu’elle vient d’être située dans le plan nouménal, mais encore beaucoup de formules indiquent que Kant n’a pas vraiment fondé en certitude sa réalité.

Certes, ce qui a été montré par Kant, après qu’il ait rappelé la conclusion de la Critique de la raison pure, c’est qu’il n’y a pas de contradiction entre le fait de se considérer comme phénoménalement déterminé, et celui de se considérer comme libre au point de vue nouménal. C’est déjà extrêmement important d’autant que cette démonstration nous fait sortir de la position classique du problème tel qu’il se posait au temps de Kant, et tel qu’il se posera souvent encore après lui[65]. Montrant que le monde qui est soumis au déterminisme est le monde ‘connu’[66] et du fait que je me considère moi-même comme un être connu, c’est-à-dire que je me considère comme un sujet à l’intérieur du temps[67], il est bien évident qu’ayant imposé à mon moi, pour le connaître, la forme même du temps, puis les diverses catégories dont celle de causalité, je ne peux me comprendre ou me faire connaître qu comme déterminé. Mais il ne s’ensuit pas que le noumène que je suis soit déterminé.

Donc, Kant a fait un pas considérable. Il a évité la contradiction qu’il y aurait à se déclarer à la fois déterminé et libre. Il a montré que l’homme peut se prétendre à la fois déterminé et libre. Il a par conséquent ouvert la porte à la possibilité du ‘fait moral’, puisque nous avons vu que le fait moral lui-même, l’impératif catégorique suppose la liberté.

Mais a-t-il pour autant vraiment fondé la liberté comme réelle ? Il semble bien que non ; il apparaît qu’il ait seulement montré que la liberté est possible, au sens de logiquement non contradictoire. Mais il n’a pas montré qu’elle était réelle. Et c’est pourquoi les conclusions des Fondements de la métaphysique des mœurs comprennent des phrases qu sèment le doute[68]. Il ne faut cependant pas les confondre avec d’autres formules voisines qui pourraient en dénaturer le sens, et qui déclarent, elles, que nous ne pouvons comprendre la nécessité inconditionnelle d’un impératif moral, ni la liberté elle-même, mais que nous comprenons au moins que cela ne peut pas être compris. Il ne s’agit donc pas pour l’instant de savoir si la liberté peut être comprise. Comprise, elle ne le sera jamais. Par conséquent, les formules dans lesquelles Kant, à la fin des Fondements de la métaphysique des mœurs, déclare que la liberté ne peut pas être comprise, peuvent être considérées par nous comme des formules définitives, sur lesquelles Kant ne reviendra plus. Ce n’est donc pas par hasard qu’il ait cru nécessaire, face à cette impasse[69], de reprendre autrement la question dans la Critique de la raison pratique.

Est-ce à dire que les Fondements de la métaphysique des mœurs n’aient servi à rien dans la détermination effective de la liberté ? Bien au contraire. En fait, nous avons fait un pas considérable. Quel est ce pas ? Vous le savez, dans la Critique de la raison pure, Kant avait distingué deux libertés, la liberté transcendantale[70] et la liberté pratique[71].

L’idée de la liberté transcendantale est une idée cosmologique pure : c’est l’idée d’une spontanéité absolue qui ne peut être donnée dans aucune expérience. La seconde idée, celle de la liberté pratique, se réduit alors à l’idée de l’indépendance de notre volonté par rapport aux mobiles sensibles.

Dans la Critique de la raison pure, et cela se comprend, Kant n’avait guère réfléchi à cette liberté-là ; il avait admis sa réalité sans la rattacher nettement à la chose en soi. Il avait même admis qu’elle pouvait être ‘démontrée par l’expérience’.

Bref, il ne semblait pas avoir dépassé le plan de l’analyse purement psychologique. Et, en effet, à ses yeux, à ce moment-là, il suffisait, pour nous de nous reconnaître comme libres, de nous être imposés à nous-mêmes des règles de conduite, de nous être efforcés de déterminer notre conduite par des maximes. D’ailleurs, l’expérience quotidienne nous enseigne qu’il en est bien ainsi, expérience qui nous apprend par conséquent que nous ne sommes pas de pures choses. Et l’on peut s ‘en tenir là.

Telle était bien l’opinion de Kant en 1781. Or, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, c’est-à-dire en 1785, la notion de l’autonomie nous a fait faire un double progrès. D’une part, premier progrès, elle nous a permis d’identifier la liberté transcendantale et la liberté pratique. Dans ce document, la liberté pratique ou liberté morale est fondée, si l’on peut dire sur la liberté transcendantale. Soustraite à une analyse purement psychologique, elle passe dans le plan des noumènes. D’autre part, deuxième progrès, Kant réduit la liberté pratique à une liberté purement morale ; toute action inspirée par des maximes intéressées est, cette fois, rejetée dans le plan du déterminisme moral[72]. Ainsi, nous rencontrons une conception de la liberté pratique qui, d’une part s’identifie à la moralité, et, d’autre part, à la liberté transcendantale.

Ce que la Critique de la raison pure nous avait enseigné, c’est précisément que, dans le temps, tout était déterminé, et que, pour que la notion de liberté puisse prendre son sens, et même un sens, il fallait la situer en dehors du phénomène, Ce qui vient d’être fait maintenant, et de façon exclusive, en assimilant purement et simplement liberté et moralité. Il n’y aura précisément de liberté que si la légalité naturelle n’est pas la seule à régir la conduite humaine. La volonté humaine, par conséquent, loin d’être libre dans le choix entre la détermination par la raison et la détermination par le désir[73], n’acquiert la liberté que dans la mesure où la raison seule la détermine et donc au niveau de l’autonomie. C’est dans cette mesure que la moralité apparaîtra toujours, et même, par la suite, comme la seule voie vers la liberté. Et c’est pour cela que la liberté, loin d’être un choix, apparaît comme loi, apparaît comme pourvue d’une législation propre. A ce niveau, ce que montre le devoir, c’est que la raison peut et doit être séparée du monde sensible et de son déterminisme, mais cela en vue de retrouver sa propre législation. Et ma volonté est libre, non pas ‘au moment’ où elle se détache du monde sensible, elle est libre en tant qu’elle est raison et qu’elle se donne sa loi à elle-même. Je ne suis donc libre que lorsque je suis moral ; je ne suis pas libre lorsque je suis immoral. Je ne suis pas davantage libre quand je me demande si je m’apprête à faire oui ou non œuvre morale, car, dans tous ces cas, je suis plus ou moins prisonnier de mes désirs sensibles. Je suis libre dans la mesure où je suis un être purement raisonnable. La liberté, en bref, c’est donc l’équivalent de l’autonomie adjointe à la moralité.

Lorsqu’en 1788, Kant publie la Critique de la raison pratique, on s’aperçoit que le problème de la liberté est, sur plus d’un point transformé. Si on le compare au précédent ouvrage (les Fondements de la métaphysique des mœurs) une première constatation s’impose : celui-ci est avant tout un ouvrage de morale dont le but a été de dégager un élément purement moral, et montrer que l’impératif catégorique est un impératif applicable, et que, selon sa formule il est possible de juger si les actes étaient moraux ou non. A contrario, la Critique de la raison pratique n’est pas, à proprement parler, un livre de morale. Voulant expliquer et fonder la moralité, il se demande comment, avec l’impératif qui la commande, elle est possible. Le problème n’est plus celui de l’établissement du devoir, ni celui de son application, mais bien de son fondement. Or, nous le savons aussi, le problème sera résolu par la liberté, comme il l’avait été dans les Fondements de la métaphysique des mœurs. D’où l’intérêt de voir au plus tôt les différences et les ressemblances essentielles qui existent, sur ce point précis, entre les deux ouvrages.

Dans la Critique de la raison pratique, pas plus que dans l’ouvrage précédent, la liberté ne sera posée comme un caractère propre à notre existence temporelle, comme intérieure à notre existence dans le temps. Elle sera posée exclusivement, dans les deux ouvrages, au nom de la fonction synthétique qu’elle remplit, et comme condition a priori du fait moral.

Deuxième ressemblance : la liberté est d’abord établie à partir de l’autonomie, à partir de la volonté conçue dans son identité avec la loi.

Mais il reste, entre les deux ouvrages, des différences très nettes, différences auxquelles toute la prochaine leçon sera consacrée. L’une d’elles, cependant doit être examinée dès maintenant, puisqu’elle répond directement à la question que nous nous posions à la faveur de la troisième section des Fondements de la métaphysique des mœurs, et aux difficultés que nous y avons rencontrées[74].

Dans la Critique de la raison pratique que nous abordons maintenant, la méthode, contrairement à celle des Fondements de la métaphysique des mœurs est résolument synthétique. Partant de cette affirmation : ‘il y a des lois pratiques’, Kant fait apparaître la liberté[75] qui va le conduire au devoir. Mais comment fonder cette liberté jusque-là seulement affirmée ? Elle ne peut l’être sur l’intuition intelligible puisque nous en sommes dépourvus. Il demeure, par conséquent, qu’elle peut l’être à partir de la loi, et de la conscience de la loi posée comme réelle. C’est bien à partir de la conscience de la loi posée comme réelle que nous nous élevons à la liberté. ‘Pour qu’on ne songe pas, écrit Kant, à trouver ici des inconséquences, je rappellerai que la liberté est la ratio essendi de la loi morale, mais que la loi morale est la ratio cognoscendi de la liberté’. S’il n’y avait pas de liberté, la loi morale ne serait pas en nous, mais si la loi morale ne nous était pas connue, nous ne connaîtrions pas la liberté. Or la loi morale nous est connue. Nous pouvons donc connaître la liberté par elle. Ici, par conséquent, la loi nous révèle bien, en réalité, la raison pure pratique, et le problème qui revenait sans cesse dans la perspective des Fondements de la métaphysique des mœurs, à savoir si l’impératif catégorique est réel, disparaît. C’est pourquoi Kant, pour désigner la conscience de la loi, emploie le terme de ‘fait de raison’[76].(…)

Kant va procéder maintenant synthétiquement. Seul le synthétique nous met devant le réel. Seul aussi, il nous permettra d’envisager la moralité sous tous ses aspects. C’est pourquoi dans la Critique de la raison pratique, l’étude portera sur le respect, c’est pourquoi elle distinguera plusieurs formes de la liberté elle-même, alors que les Fondements…réduisaient la liberté à la simple autonomie, et que le problème du caractère n’y était pas posé.(…)

La Critique de la raison pure (et voilà la différence entre les deux Critiques) fondait une science effectivement réalisée. Or il ne s’agit plus en morale de savoir si jamais une action effective a été accomplie selon la loi. Il suffit de savoir que la loi commande. Autrement dit, l’acte moral, c’est à nous qu’il appartient de la réaliser. Il dépend de nous. Il ne s’agit plus d’une réalité à connaître, mais d’une action à produire.

Voilà sans doute pourquoi, Kant n’a pas cru devoir persister dans sa recherche de la réalité de l’impératif catégorique. Il ne part plus du devoir, mais il part de la loi, et il nous dit : peu m’importe que la loi ait été jamais obéie ou non, il suffit qu’elle soit la loi, et il dépend de moi de réaliser ce qu’elle ordonne.

En second lieu, cette réalisation, l’expérience intérieure, m’apprend qu’elle est effectivement possible. C’est ce qui permet de dire que l’expérience intime de la loi morale me la donne comme pouvant être réalisée. Le sens de la formule : ‘Tu dois, donc tu peux’ nous est déjà proche. Au sein même de l’expérience, qui est la mienne, d’une loi qui s’impose à moi, je sens que je peux être fidèle à cette loi. Mais on comprend, par là même, que cette liberté dont je sens la possibilité est à la fois et d’une manière indissoluble une liberté qui coïncide avec la loi, et une liberté que j’ai de choisir et de réaliser la loi ou de choisir contre elle.

Voilà pourquoi, si, d’une part, la Critique de la raison pratique fonde comme réelle la liberté, ce que les Fondements de la métaphysique des mœurs n’avaient pas réussi à faire, d’autre part la notion de liberté qui, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs était parfaitement claire, et parfaitement pure[77], va, dès la prochaine leçon, se diviser et apparaître tantôt comme une liberté qui se confond avec la loi, tantôt comme le pouvoir qu’a l’homme de choisir contre la loi elle-même. »

7ème LEÇON

La doctrine de la liberté dans la « Critique de la raison pratique »

« Nous nous bornerons, dans cette leçon, à ce qui, dans la Critique de la raison pratique, est nouveau, par rapport aux Fondements de la métaphysique des mœurs, et les textes seront groupés selon les thèmes.

C’est ainsi qu’aujourd’hui, nous parlerons de la liberté, telle qu’elle est conçue dans le chapitre premier de l’Analytique de la raison pratique, puis dans l’Examen critique de l’Analytique et enfin dans la Dialectique de la raison pure pratique[78]. Les trois textes seront groupés et le problème que nous poserons sera précisément celui de leur comparaison.

Si la conscience morale n’a pas à faire appel à l’expérience, c’est qu’elle constitue elle-même une sorte d’expérience. En prenant le mot expérience au sens large, la présence de la loi morale en nous, est susceptible d’être expérimentée. Par les expressions qui abondent dans la Critique de la raison pratique, Kant montre que la voix de la raison peut être perçue : ‘elle est perceptible à tous’. Ce qui l’amène, dans le second scolie du théorème IV, à tenir rigueur aux écoles philosophiques de ne pas avoir dégagé dans sa pureté le principe moral, ‘de se rendre sourdes à cette voix céleste’. ‘La loi morale, écrit-il plus loin, dans De la déduction du principe de la raison pure pratique, bien qu’elle ne nous en donne aucune vue, nous fournit cependant un fait inapplicable pour toutes les données du monde sensible, et par tout le domaine de notre usage théorique de la raison[79], qui le détermine même positivement et nous en fait connaître quelque chose, à savoir une loi’. Il y a donc bien là un fait de raison, une expérience morale proprement dite.

Dans l’ Examen critique de l’Analytique, Kant va plus loin encore. Il veut établir que l’expérience morale révèle, à elle seule, l’hétérogénéité[80] des principes de détermination empiriques et rationnels. Et il ajoute que le philosophe peut ‘expérimenter en tout temps, et en tout homme’, pour distinguer le principe moral des principes empiriques, et cela ‘comme le chimiste’. En effet, quand le chimiste ajoute un corps à un mélange, dans un certain nombre de cas, certains corps s’unissent, d’autres se séparent. Par exemple, quand j’ajoute de l’alcali à une solution de chaux dans de l’esprit de sel, l’esprit de sel abandonne aussitôt la chaux, s’unit à l’alcali, et la chaux est précipitée au fond. De même, il suffit de présenter à une conscience humaine la loi morale, pour que la raison pratique s’unisse avec elle, pour qu’elle abandonne tout ce qui a trait au plaisir et à l’utile, et pour que, par conséquent, les principes moraux ‘tombent au fond’. On le voit, la loi est réellement en nous, il y a une conscience et une expérience de la loi, et par cette expérience, la raison pure ‘se manifeste’ par l’autonomie. Et la loi, en se révélant, révèle de ce fait l’insuffisance des autres principes, c’est-à-dire des principes matériels, dont Kant nous trace le tableau. Seul vaut le principe formel. Et quel que soit le principe moral présenté, il sera facile d’apercevoir qu’on peut le tirer de la loi, le déduire de la loi, mais que la loi demeure tout à fait a priori par rapport à lui.

Soit, par exemple, la sanction, la punition. Il apparaîtra tout de suite que la sanction ne peut pas être un véritable principe moral. S’il en était ainsi, en effet, elle mécaniserait la volonté. La volonté irait de soi vers son propre bonheur et fuirait sa propre peine. Mais il faut dire au contraire que celui qui a violé la loi, et qui se sent coupable, sent par là qu’il mérite d’être puni, ce qui est tout à fait différent, puisque cela montre que la seule conscience qui est vraiment première, c’est la conscience de la loi comme telle.

De même, on ne peut dériver d’aucune façon le concept de moralité de celui du contentement ou de la peine. Ainsi on ne saurait tirer la moralité du remords. C’est au contraire le remords qui suppose la loi. Si je n’avais pas conscience de la loi, je n’aurais pas de remords. Par conséquent, Kant revient toujours au même thème : il y a un fait de la raison, il y a une véritable expérience morale, c’est celle de la loi, qui est toujours première.

Il résulte de là que, si l’expérience morale peut être multiforme, son principe, le fait de raison qu’elle révèle, est toujours le même, et c’est la loi. C’est donc de la loi que tout doit être déduit, jusqu’à la connaissance que j’ai du fait que je suis libre. La liberté elle-même, et nous verrons les conséquences de cela tout à l’heure, est, selon l’ordre de la connaissance, dérivée de la loi[81].

Il y a donc une structure de la raison, qui paraît annoncer que la liberté coïncidera purement et simplement avec la loi. La volonté divine elle-même, sur ce point ne diffère pas de la nôtre. Par conséquent nous sommes ici fort loin de la conception cartésienne, selon laquelle l’acte par lequel Dieu crée les vérités et les valeurs se trouve au-dessus desdites vérités et des ditesvaleurs. Dès lors, la liberté doit se confondre, semble-t-il, avec l’autonomie elle-même, c’est-à-dire avec notre pouvoir de poser la loi. C’est la doctrine que nous avons rencontrée dans les Fondements de la métaphysique des mœurs. C’est elle que nous retrouvons dans l’ Analytique de la raison pratique.

La liberté, négativement, c’est le pouvoir d’échapper aux désirs sensibles. Au sens positif, c’est le pouvoir de poser la loi qui va nous déterminer. C’est donc bien l’autonomie. Et en ceci, on le voit la liberté se confond avec la loi. Elle la pose, sans aucun doute, mais elle ne peut poser qu’elle, et elle ne peut pas ne pas la poser. Par conséquent qui dit volonté libre dit volonté raisonnable, dit volonté posant la loi. Et c’est pourquoi l’expérience de la loi, la réalité de la loi, si l’on peut dire, rend seule la liberté indubitable.

‘La loi donne au concept de liberté, dit Kant, une réalité objective’. ‘Et la raison spéculative, dit encore Kant, n’y gagne pas à vrai dire une vue plus étendue, mais elle y gagne en ce qui concerne la garantie de son problématique concept de la liberté , auquel on donne ici de la réalité objective qui, bien que pratique, n’en est pas moins indubitable’.

Comme nous le voyons, le concept de liberté, ainsi défini, fait appel aux deux raisons, puisqu’il est d’abord une idée transcendantale de la raison pure théorique et que, ensuite, c’est la raison pratique qui lui fournit un véritable contenu. C’est par conséquent, maintenant, une idée transcendantale pratiquement vérifiée et réalisée. Seulement, à y bien regarder, en affirmant la liberté, nous n’affirmons pas autre chose que l’autonomie, c’est-à-dire le pouvoir qu’a la volonté de poser la loi elle-même. Le fait de raison, c’est la loi. La raison de connaître la liberté, la ratio cognoscendi de la liberté, c’est la loi. Qu’est donc la liberté elle-même ? C’est la ratio essendi de la loi, c’est tout simplement ce qui explique la présence de la loi en nous.

Si l’on s’en tenait à cela, il faudrait raisonner ainsi : la raison théorique a montré que le concept de liberté n’était pas contradictoire. La loi morale apporte à ce concept la détermination qui lui manquait. Dans l’idée vide d’une causalité inconditionnée la même loi morale introduit la notion d’une volonté prenant pour principe la forme d’une législation universelle.

Mais il est clair qu’en ceci nous ne pouvons pas affirmer la liberté au-delà de la loi, et comme différente d’elle, et à plus fort raison comme opposée à elle. Cela revient à dire que nous sommes libres dans la mesure, et dans l’unique mesure, où nous sommes moraux[82]. Sans qu’il y ait ici un bien métaphysique posé avant la volonté et l’inclinant, puisque ‘c’est la volonté même qui pose la loi’, il demeure qu’en faisant cette déclaration, Kant reprend à son compte, mais à sa façon, ce que les philosophes classiques disaient[83].

Ainsi, quand il déclare que la seule volonté libre, c’est la liberté morale, Kant reprend bien la suite d’une tradition de ce genre. Et il estime à sa façon, bien que définissant la bonne volonté d’une tout autre manière, que seule la bonne volonté est une volonté libre. Seulement, au lieu d’expliquer cette liberté par l’élimination des obstacles théoriques qui empêchent la volonté de voir le bien, il l’explique par le fait que la bonne volonté pose la loi morale. Dès lors, il peut prétendre à son tour que la liberté authentique et véritable de l’homme ne se trouve que lorsque l’homme échappe aux désirs sensibles et réalise la moralité.

Voilà par conséquent la conception de la liberté telle qu’elle se trouvait dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, et que, d’une certaine façon, nous retrouvons dans l’ Analytique de la raison pratique.

Dans le second texte intitulé Examen critique de l’Analytique, Kant prend les choses tout autrement, soucieux qu’il est d’expliquer qu’il puisse y avoir en nous des actions et des dispositions contraires à la loi, actions et dispositions dont nous nous sentons, et dont nous sommes en fait responsables. Si l’on peut dire qu’il part encore de l’expérience morale il faut faire observer que l’expérience morale ici considérée, c’est celle du remords, c’est celle de la mauvaise conscience. En effet, à assimiler la liberté à la seule moralité, comme Kant le fît d’abord, nous conduirait à dire que si je suis libre quand je suis moral, dès que je ne suis plus moral, je cesse donc d’être libre. Et l’on pourrait penser en effet que quand je ne suis plus moral, c’est qu’un certain déterminisme sensible ou passionnel a pesé sur moi, a déterminé mon action, et m’a fait échapper à la liberté.

De fait, si on y réfléchit bien, si on pousse à ses dernières conséquences la théorie selon laquelle toute volonté vraie est une volonté de bien, et par conséquent toute volonté une bonne volonté, il ne peut plus y avoir de fautes. Il ne peut y avoir que des erreurs. Et c ‘est bien ainsi, du reste, que l’entendait Socrate. Celui qui agit mal, celui qui est immoral, est essentiellement un aveugle ; c’est un homme qui se trompe.

Or Kant ne voit pas du tout les choses ainsi. Kant raisonne dans une perspective chrétienne, sinon piétiste. Il a le sens du péché ; il veut fonder totalement le remords. Il déclare donc, s’acheminant vers une autre liberté, que l’action mauvaise dépend entièrement de soi. Il déclare que l’être raisonnable se donne à lui-même son caractère intelligible d’où dérive l’unité de sa vie sensible comme phénomène. Il explique par ce caractère intelligible cette uniformité de conduite qui apparaît chez tous les hommes, et qui révèle chez certains, une méchanceté foncière, irréductible, contre laquelle aucune éducation ne saurait prévaloir. Il justifie intégralement la responsabilité. Il fonde la légitimité des sanctions.

Et Kant nous montre que, qu’elle soit présente ou qu’elle soit passée, la faute morale est et demeure mienne. Il s’élève contre ceux qui déclarent que, puisque la faute morale est passée, il n’y a plus à en souffrir. Et il donne du remords une explication extrêmement profonde.

Après avoir déclaré il y a quelques instants, que l’être raisonnable se donne librement son caractère intelligible, Kant en vient à se demander comment on peut appeler libre un homme ‘relativement à la même action dans laquelle il est soumis à une nécessité naturelle inévitable’. L’exemple du caractère est en ceci particulièrement éclairant. Lorsque nous disons, entre autre, d’un homme qu’il est méchant, nous affirmons contradictoirement et simultanément que sa méchanceté fait partie de son caractère, et donc qu’elle est irrémédiable, déterminée, et pourtant que cet être est responsable de sa méchanceté même, et donc qu’il est libre d’être méchant, qu’il est librement méchant. La confusion s’accroît encore si nous arrivons à conclure qu’il s’est choisi méchant, qu’il se choisit méchant. Nous attribuons alors le choix à une sorte d’instant que nous tenons, à la fois et contradictoirement pour intemporel et temporel, pour supratemporel et intratemporel.

Or Kant, ici comme partout, analyse avec rigueur et nous déclare que tout ceci s’explique très bien, et qu’il n’y a aucune contradiction dans ce que nous disons. La conscience populaire, la conscience morale, est pour lui toujours parfaitement lucide. Elle sent confusément, mais sûrement, d’une part, que le choix du caractère est intemporel, que d’autre part, tout ce que nous sommes dans le temps est choisi, et que par conséquent tout ce que nous sommes est à la fois déterminé et libre. Ce qui ne veut pas dire, comme on l’a déjà fait remarquer, que le choix a été fait dans le passé, ce qui reviendrait à placer le choix à l’intérieur du temps, à un moment passé du temps. Mais ce qui revient à dire que chacun de nos actes est soumis à une double causalité, dont l’une, libre, pose la totalité du moi et de notre caractère, et dont l’autre, déterminée, apparaît dans le temps à la raison connaissante.

En somme, si je considère un acte humain quelconque, je peux, en le considérant à l’intérieur du temps, le rattacher à ses causes, et, d’autre part, je peux le considérer comme libre. Cela dit, vous comprenez que la difficulté est grande. Car la conception de la liberté posée ici ne paraît guère conciliable avec celle où la liberté était définie en son identité avec la loi[84], puisque précisément ici, la liberté peut ici choisir contre la loi.(…)

Dans le premier cas, seuls nos actes moraux doivent être dits libres, puisque tous les autres, tous les actes immoraux, sont des actes passionnels. Dans le second cas, tout ce que nous faisons peut être dit libre, puisque la suite des évènements de notre vie traduit et exprime un choix fondamental.

‘Toute action faite avec intention, déclare Kant, a pour fondement une causalité libre’. Toute action faite avec intention, c’est-à-dire une action bonne comme une action mauvaise. Nous sommes donc ici loin de l’autonomie et de cette identification entre l’autonomie et la liberté commentée précédemment.

Mais voici qu’apparaît une troisième liberté, cette fois au niveau des postulats[85]. Kant en effet introduit, à titre de troisième postulat, le texte de la Critique de la raison pratique intitulé : ‘Sur les postulats de la raison pratique en général’. Ce postulat concerne tantôt le règne de Dieu, tantôt le souverain bien à réaliser par nous, tantôt la liberté. C’est de cette considération qu’il va maintenant être question.

Les postulats étant chez Kant de simples croyances, on est en droit de se demander comment la liberté peut être tenue pour postulat après que l’Analytique de la raison pratique l’ait affirmée de façon catégorique. Ainsi posée la question est insoluble. Faut-il admettre alors que la liberté comme postulat signifierait pour Kant, la confiance que je dois avoir dans la force, dans la puissance que je puis posséder de produire ici-bas la vertu[86], et de préparer, par là, l’avènement du souverain bien. De fait, le contexte du postulat qui vient d’être rappelé invite à cette interprétation. Il s’agirait ici d’une liberté militante, obligée de lutter contre les inclinations sensibles. Cette liberté n’est pas identique à la loi. Elle n’est pas non plus identique au choix nouménal et fondamental dont il a été question. Elle n’est, par conséquent, pas identique aux deux aspects de la liberté qui viennent d’être examinés. Elle est postulée par la loi. Et, en effet, croire que nous sommes capables de réaliser le bien ne peut être pour nous qu’un objet de foi. La liberté postulée serait ainsi la source d’un progrès, d’une marche en avant que l’immortalité de l’âme – objet du premier postulat – rend possible, et dont l’existence de Dieu nous fait espérer que le terme dernier sera l’accord de la moralité parfaite et du parfait bonheur.

Ainsi nous trouvons-nous en définitive devant trois idées de la liberté et le problème qui se pose à nous est : comment ces différents points de vue peuvent-ils être hiérarchisés et peut-on entrevoir quelque unification ?

On peut tout d’abord songer à une explication par le temps et par l’évolution de la pensée de Kant. De fait, ces trois idées de la liberté, si nous cherchons leurs sources, sont apparues chez Kant à des dates très différentes. L’idée que l’on peut supposer avoir inspiré la Dialectique de la raison pratique, à savoir les postulats, est la plus ancienne des trois : elle est en effet liée à l’idée du souverain bien, qui est l’idée qui a d’abord occupé Kant, dans sa période proprement métaphysique.

Dans l’ordre chronologique, l’idée qui vient en second lieu, c’est celle qu’exprime l’Examen critique de l’Analytique. C’est par conséquent l’idée de liberté de choix, d’une liberté purement nouménale, telle qu’elle résulte de la dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure. C’est par conséquent une idée qu’on peut dater, au plus tard, de 1781, mais qui est, en fait, antérieure à 1781.

Enfin, l’idée exprimée dans l’Analytique, l’idée essentielle de la liberté et de la loi, est la plus récente des trois, puisque c’est précisément dans les Fondements de la métaphysique des mœurs qu’elle s’est constituée. C’est là qu’on a vu vraiment apparaître cette idée de l’autonomie, qui a permis d’identifier la liberté et la loi.

Mais il est clair que ces différences de dates, si elles expliquent peut être les contradictions que l’on croit découvrir entre les trois conceptions kantiennes de la liberté, ne résolvent pas ces contradictions. Le problème est de savoir comment Kant peut employer ces trois notions dans le même ouvrage, et les maintenir toutes les trois valables en 1788.

Cependant, il nous semble déjà que la question peut se résoudre chronologiquement pour celle des trois libertés qui apparaît dans les postulats.

En effet, la liberté propre à la vertu qui vient d’être évoquée, demandera quelque espoir en la réconciliation possible, et dans l’avenir, de l’ordre moral et de l’ordre temporel. Cette conception apparaît difficilement avec la pensée de Kant. Son œuvre proprement critique, en effet, a consisté à établir que la liberté ne pouvait être admise, et même conçue, que par la séparation du plan du temps et du plan de ce qui n’est pas dans le temps. Voilà pourquoi, il a semblé à Alquié, que cette liberté était seulement postulée. Le fait qu’elle s’adapte mal au système se traduit ici par la moindre certitude que Kant lui accorde. C’est ce qui peut expliquer qu’il la réintroduite à titre de simple croyance.

Mais même si l’on accorde tout ceci, restent les deux autres conceptions de la liberté qui sont, l’une et l’autre des pièces nécessaires de l’œuvre proprement critique, et définitive de Kant.

En ce qui concerne la loi morale nous dirons qu’en nous prescrivant de choisir en sa faveur, elle nous présente le choix comme une chose qui dépend de nous. Elle admet la possibilité d’un choix contraire, et c’est cette possibilité, c’est l’acte radical de la volonté qui peut seul en être le fondement. Il n’est pas douteux que c’est à cette conception de la liberté, issue tout entière de la Critique de la raison pure, que se réfère l’Examen critique de l’Analytique.

Ce texte, en effet, différencie la liberté et la raison, il ne les confond en rien. Ce qui est fondé ici, c’est bien toujours, par conséquent, la liberté transcendantale. Ce que Kant oppose, ce n’est pas l’ordre des désirs et celui de la loi, mais l’ordre du temps et celui d’un choix intemporel, sans spécifier le choix du côté de la loi morale. Tout le contexte l’indique. Car le contexte est théorique, et c’est ce qui frappe à la lecture de cet Examen critique de l’Analytique. Le problème posé n’est presque plus moral, il est toujours théorique, il revient au souci théorique. C’est pourquoi Kant rejette, par exemple, la solution de ceux qui veulent expliquer la liberté de l’homme en distinguant les principes intérieurs des actions humaines, et en considérant qu’un acte peut être dit libre quand il dépend des principes intérieurs. Point du tout, dit Kant, Un principe, intérieur ou extérieur, est un principe antérieur dans le temps, il est donc déterminant, et, en ce sens, toute liberté se perd. Toute cause antérieure demeure une cause, elle est par conséquent déterminante, et donc inconciliable avec la liberté. Il n’y a donc aucun privilège à accorder au psychologique. La conscience que nous prenons de nous-même est temporelle, elle est par conséquent déterminée. Elle n’a aucun avantage sur la conscience que nous prenons des objets extérieurs. Et, à cette conscience temporelle, il faut opposer la liberté. Ainsi l’opposition sur laquelle raisonne Kant, n’est plus du tout ici celle du moral et du non-moral. C’est bien l’opposition de l’empirique au sens théorique du mot, et du transcendantal.

Il en est de même lorsque, dans un passage qui suit, Kant estime que sa théorie peut seule rendre compte des rapports de la liberté divine et de la liberté humaine, et prétend résoudre pour elle le classique problème de savoir comment l’homme peut être dit libre, si tout ce qui se produit dans le temps est créé par Dieu.. Ce problème, on le sait, était discuté depuis le Moye-Age. Kant croit que sa théorie répond à la difficulté. Car, dit-il, Dieu a créé les noumènes et non les phénomènes. Il n’y a donc pas à tenir Dieu pour le responsable des actions phénoménales situées à l’intérieur du temps. Car Dieu a créé les choses en soi, et ce n’est pas comme choses en soi que les êtres du monde existent dans le temps.

Nous avons donc là l’exposé du souci théorique de Kant, de la pensée théorique de Kant dans lequel nous réintroduit l’Examen critique de l’Analytique, et pose à nouveau la question théorique de la liberté.

Nous nous trouvons placés ainsi devant deux concepts d’égale valeur, affirmés l’un et l’autre d’une façon catégorique. Or, il est clair que nous ne pourrions concilier les idées qui y sont inclues, sauf à les hiérarchiser. Cette hiérarchie, qu’Alquié croit impossible a pourtant été tentée par de nombreux interprètes. Et, de fait, elle peut être essayée en deux sens.

On peut estimer que le concept central de la morale de Kant, c’est le concept de l’autonomie. Il est en effet tout à fait compréhensible de dire que l’acte par lequel notre volonté libre pose la loi, à laquelle doit obéir tout être raisonnable, est le fondement de l’acte par lequel ma volonté se soumet à la loi, ou se met en rébellion contre elle. L’acte essentiel de la liberté, c’est alors l’acte moral, c’est l’acte qui pose la loi. Après cet acte, il reste un résidu, traduisant le fait que tout n’est pas soumis à la loi, qu’il y a des êtres qui se révoltent contre elle. La liberté autonomie serait par conséquent le fondement de toute liberté. Elle en est le fondement puisque seule elle rend possible la liberté de choix elle-même..

On peut au contraire, et dans un sens diamétralement opposé, considérer que la liberté, en fondant la loi, demeure à certains égards distincte de la loi elle-même. La liberté fonde la loi, mais, dans l’acte par lequel elle la fonde, elle la dépasse. La liberté ne peut plus, dès lors, se ramener à la raison, se limiter à la raison pratique. En ce sens, loin de se confondre avec la volonté, la loi lui donnerait seulement des prescriptions, et la liberté suprême consisterait dans l’indépendance totale de la personne, même à l’égard de la loi morale. Dans ce cas, par conséquent, nous arriverions un peu, au niveau de l’homme, à quelque chose d’analogue au Dieu de Descartes, qui pose des valeurs. Il y aurait quelque chose de plus profond que la liberté morale, ce serait la liberté transcendantale.

Le malheur est que les textes de Kant ne permettent pas de choisir clairement entre ces deux interprétations. Je vais même plus loin, ils nous interdisent de choisir entre elles[87].

Ce qu’il faut remarquer tout d’abord, c’est qu’un examen précis des textes qui, dans l’Analytique, nous révèlent la loi comme ‘fait de raison’, et par son intermédiaire la liberté, montre que ces textes ne sont pas si opposés qu’on le dit souvent à ceux de l’Examen critique de l’Analytique, et ne réduisent jamais explicitement et totalement, la liberté à la loi morale[88].

En fait, toute expérience morale, comme expérience de l’autonomie, suppose à côté d’elle, et en même temps qu’elle, en liaison avec elle, corrélativement à elle, un renvoi à une autre liberté, celle de choisir pour ou contre la loi. Et cette autre liberté elle-même n’a de sens que par la loi, puisque, sans la loi, elle ne nous serait jamais révélée, et ne nous ne serions jamais sûr de ne pas être dans le pur déterminisme. En sorte que la première nous renvoie à la seconde, mais la seconde nous renvoie à la première.

Et sans doute le concept de ces deux libertés reste-t-il contradictoire. Par conséquent ; l’unité des deux libertés se trouvant au niveau du noumène ne peut jamais être comprise par nous. Elle ne peut être, cette unité, mieux comprise que chacune des deux libertés elles-mêmes. Plus exactement encore, les deux aspects que prend pour nous la liberté, dans toute expérience morale, nous renvoient à une liberté unique. Unique puisque chaque aspect implique l’autre. Mais cette unité ne peut être ni expérimentée, ni comprise. Et c’est précisément pourquoi on ne saurait prétendre ni que Kant sacrifie la liberté morale à la liberté de choix, ni l’inverse. Le cadre laissé ouvert par la Critique de la raison pure est certes toujours rempli par l’expérience morale. Mais cette expérience est à la fois celle de la bonne volonté et celle de la mauvaise conscience.

En définitive, pour nous limiter à la date de la Critique de la raison pratique, nous sommes devant le problème suivant : toute expérience morale, si on la creuse à fond, se révèle non seulement comme expérience de la loi, mais comme expérience d’une liberté qui dépasse la loi, et qui peut choisir contre la loi. On ne peut réduire la liberté de l’homme à celle du choix entre la loi morale et son contraire. Mais on ne peut non plus réduire la liberté de l’homme à celle du pur pouvoir de poser la loi. Par conséquent l’expérience morale qui prouve la liberté n’est pas seulement celle de la volonté, c’est aussi celle de la mauvaise conscience ; c’est à la fois l’expérience de la loi et l’expérience du pouvoir de ne pas se soumettre à la loi. Et l’unité de ces deux pouvoirs ne peut être conçue que dans le domaine nouménal. Mais n’est-ce pas alors transposer la contradiction sans le dit domaine ? Car l’unité est affirmée, mais ‘non pensée’ comme s’y trouvant. Nous demeurons devant la contradiction.

Pourquoi ceci n’est-il pas clair ? Parce que nous ne sommes plus dans une perspective cartésienne, ou classique, où les valeurs seraient posées par une autre liberté, par une autre volonté que la mienne. Chez Descartes, en effet, la doctrine de la liberté peut à la rigueur apparaître claire dans la mesure où c’est Dieu qui pose les valeurs. Quant à moi, j ‘ai un pouvoir de choix – dire oui ou non aux valeurs –, mais n’ai plus que ce pouvoir. Encore y a-t-il chez Descartes un problème adventice du fait que, quand je dis oui aux valeurs, je suis plus libre que quand je dis non. Mais il demeure que la liberté foncière, fondamentale, est de celle de dire oui ou non aux valeurs et aux vérités. Si donc je me place au niveau de cette liberté de choix, je n’ai même plus à me demander si je dois poser les valeurs. C’est Dieu qui a posé les valeurs. Je ne puis que m’y soumettre ou me révolter contre elles.

Mais, chez Kant, la valeur ou la loi, puisqu’il s’agit de la loi, n’est plus posée par une autre volonté que la mienne. Il y a par conséquent autonomie et qui dit autonomie dit liberté. Nous sommes dès lors devant deux concepts dont l’unité ne peut pas être pensée et qui demeurent nécessairement contradictoires. La volonté de l’homme peut bien s ‘élever contre celle de Dieu, mais peut-elle se nier elle-même ? Peut-elle s’élever contre sa propre loi ? C’est bien, et dans le domaine intelligible lui-même, ce que Kant demande d’admettre.

8ème LEÇON

L’objet et le mobile de la raison pure pratique

« Cette leçon sera le commentaire des chapitres II et III du livre premier de la première partie de la Critique de la raison pratique.

Au lieu de la précéder, comme c’était le cas dans la Critique de la raison pure[89], ici, l’analytique des concepts suivra celle des principes. Et cela seul suffit à caractériser la méthode de Kant dans l’analyse de la moralité où la raison pratique doit comprendre la représentation d’un objet conçu comme un effet susceptible d’être produit par la liberté morale. Tel est le principe (l’effet d’une production de la liberté morale) et tel s’ensuit le concept d’objet. Et Kant ne peut procéder autrement. Les seuls objets de la raison pratique sont le bien et le mal. Mais que peuvent être le bien et le mal ? Bien et Mal qui seraient métaphysiquement définis ? Cela est impossible, Puisque nous n’avons pas d’intuition intellectuelle, puisque, comme déjà dit, toute connaissance métaphysique du bien et du mal nous est refusée. Dès lors, il ne reste plus que le bien et le mal sensibles. Mais on sait déjà qu’on ne saurait leur subordonner la moralité, avec laquelle ils n’ont rien de commun ; par contre, il a été clairement établi le pouvoir qu’a la raison de se séparer du monde sensible, d ‘échapper à son déterminisme, et de lui imposer sa propre législation. Le bien sera donc dérivé de la loi, et, par l’autonomie, du sujet lui-même. Il sera tenu pour inhérent à la bonne volonté. Il ne peut être dérivé d’un objet posé comme tel. Il ne peut être dérivé que du sujet lui-même. Et ceci explique la théorie des Fondements de la métaphysique des mœurs, étudiée précédemment, et où le caractère bon de la volonté résidait dans sa seule intention.

Mais le contenu de cette théorie est présentement rencontré dans l’ordre synthétique, c’est-à-dire dans l’ordre vrai, en sorte que ce que nous voyons maintenant explique, par la simple analyse de la conscience morale, tout ce que nous avons déjà découvert dans les Fondements

En morale, comme dans la théorie de la connaissance, la doctrine de Kant se présente comme une doctrine du sujet, une philosophie qui assure le primat du sujet. Pour la connaissance, c’est bien connu ; c’est la fameuse révolution copernicienne de Kant[90]. Mais pour la morale, il s’agit de même d’établir que la source de la moralité est tout entière dans le sujet, et non dans un bien objectivement définissable. Il y a, en termes modernes, intériorisation des valeurs. Cette intériorisation des valeurs est manifeste dans l’intention morale, qu’elle soit considérée d’abord comme seule bonne, puis fondée dans l’autonomie ; elle révèle ici à nouveau ses conséquences puisque l’objet de la raison pratique se trouve posé par la liberté morale elle-même. Tout repose sur le fait que le sujet kantien n’a pas une connaissance métaphysique positive de son action et de sa propre causalité. C’est pourquoi, d’une part, il doit s’en tenir à la conscience de son intention[91], et que, d’autre part, si le sujet veut penser sa propre causalité, il ne peut le faire que par l’intermédiaire d’un objet de sa volonté.

Mais cet objet n’est encore que le résultat, et la simple projection de ma propre activité originelle[92]. Il émane de ma nature d’agent raisonnable. Le bien ne peut être compris qu’à partir de la liberté, conçue bien entendu, comme pure autonomie, et non pas dans les autres sens que nous venons de rencontrer. Ainsi, le primat du sujet se retrouve toujours.

Le vocabulaire de Kant – il faut insister encore sur le primat du sujet avant d’aller plus loin – ne doit pas ici nous tromper. On sait, qu’il a toujours opposé la loi morale qu’il appelle objective aux mobiles sensibles qu’il appelle subjectifs. Il ne faudrait pas en conclure qu’il donne un certain primat à l’objet sur le sujet. Certes, il est clair que les maximes subjectives doivent se subordonner à la loi, au caractère objectif de la loi, à son objectivité. Mais c’est précisément parce que, quand il parle de maximes subjectives, Kant ne désigne pas le vrai sujet, au sens philosophique du mot. La subjectivité qui, ici est subordonnée à l’objectivité, c’est celle du sujet empirique et sensible. Et l’objectivité de la loi, en revanche, n’est pas autre chose que son caractère d’universalité rationnelle.

Or nous savons maintenant que la loi morale est posée par le sujet intelligible et nouménal.. C’est donc bien le sujet qui, pris dans son véritable sens, dans son sens kantien, est la source de l’objectivité elle-même, et cela aussi bien dans la Critique de la raison pratique que dans la Critique de la raison pure.

Ceci étant bien précisé, il nous faut poursuivre la lecture du texte où l’on voit Kant se retourner contre les morales classiques qui partent de l’objet et discuter leur ancienne formule : ‘Nous ne désirons rien si ce n’est sous la raison du bien’. C’est là dire que toute volonté est, dans son essence, une volonté du bien. Après l’avoir énoncée, Kant remarque que la formule est acceptable en un sens, mais que précisément le ‘sous la raison du bien’ (sub ratione boni) peut avoir deux sens[93]. Elle peut vouloir dire, soit que nous voulons une chose conformément à la loi qui gouverne notre volonté, et en ce sens elle est légitime, soit que nous la voulons selon une idée externe du bien, une idée reçue du dehors, et c’est alors l’hétéronomie : en ce sens la formule doit être rejetée.

[Alquié se livre alors à une analyse approfondie de la formule antique en déclarant que sa réduction au sens kantien est historiquement inexacte. Selon lui, la formule antique présente au contraire l’intérêt et l’originalité d’affirmer que toute volonté est, en son essence, analogue. La formule vaut, non pas seulement pour ce qu’on appelle la bonne volonté, mais pour toute volonté, sinon elle n’aurait plus aucun intérêt. Si la formule désignait simplement la bonne volonté, elle énoncerait une évidence. Mais ce que la formule veut dire, c’est que même ce qui nous apparaît d’abord comme volonté du mal est en fait, et ontologiquement parlant, si l’on peut dire, bonne volonté. Je ne peux pas vouloir le mal comme tel. Je ne peux vouloir que le bien, et, lorsque je veux le mal, je veux un acte dont le contenu est mauvais, mais je le veux sous la forme du bien, ‘sous la raison du bien’. C’est cela que veut dire la formule[94].

Mais cette formule antique veut également signifier autre chose. Elle suppose que tous les biens sont sensibles, c’est-à-dire qu’entre un bien sensuel et un bien moral, il n’y a pas de différence de nature. Ceci est lié à l’idée platonicienne, selon laquelle entre tous les degrés de l’amour, tous les aspects de l’amour, il y a continuité. Celui qui aime d’une manière sensuelle et violente est sans doute bien inférieur à celui qui, par exemple, aime d’une manière divine, mais l’élan qui le porte, dans sa violence même, vers l’être qu’il désire, n’est pas, en son essence, différent de celui qui le portera ensuite vers Dieu ? C’est le même élan, le même désir, le même vouloir.

Or, Kant comprend mal tout cela, et il ne peut le comprendre de son point de vue, qui est un point de vue dualiste, point de vue chrétien du reste, le point de vue de la séparation radicale entre le bien et le mal. C’est pourquoi, en fin de compte, le sens qu’il accorde à la formule antique est un sens assez pauvre. Car l’interprétation kantienne revient à dire : toute bonne volonté est une volonté du bien ; toute bonne volonté, définie comme bonne par son intention et le respect de la loi qui l’anime, si on la considère comme se représentant l’objet qu’elle peut causer elle-même, comme volonté du bien. Cela va un peu de soi. Mais ce que veut établir Kant, comme on l’a vu, et avec insistance, c’est le primat du sujet libre sur tout objet. La bonne volonté est d’abord définie comme formelle, et dans son intention même. Donc, quand elle pose un objet, cet objet ne peut dépendre que d’elle. Et c’est bien évidemment cet objet qui est représenté comme le bien.]

La façon dont les concepts se rapportent à des objets est définie par des catégories. Kant en dresse une table[95]. Ce qu’il est important de souligner, c’est que ces ‘catégories de la liberté’ se trouvent, par rapport à l’intuition, dans une situation très différente de celle où étaient les ‘catégories de la raison théorique’. Elles n’ont pas à attendre que des intuitions leur permettent de se réaliser puisqu’elles sont, cette fois, dans la situation de produire les réalités qui dépendent d’elles[96]. Nous n’avons pas surtout pas à nous demander comment se résout le problème de la réalité morale puisque, comme Kant l’a dit, jamais peut être un acte moral n’a été accompli depuis le commencement du monde. Nous n’en avons pas moins le devoir d’être moraux. Même s’il n’y a jamais eu un homme moral, j’ai le devoir de l’être. Et je n’ai pas, quand je me demande si je dois faire mon devoir, à rechercher si les autres le font ou ne le font pas. C’est là une question qui n’a aucun intérêt moral. Elle peut avoir un intérêt sociologique, mais elle n’a aucun intérêt moral. Le domaine est celui du droit : j’ai la faculté de faire mon devoir. Par conséquent, l’objet doit être représenté comme l’effet de ma seule causalité morale. Mais une difficulté demeure : celle de la mise en contact des deux domaines. Si je n’ai pas à attendre de l’intuition que l’expérience me révèle une action morale, le devoir qui m’oblige à faire une action morale m’oblige bien à effectuer celle-ci dans le monde sensible. Autrement dit, elle doit s’insérer dans le monde sensible, dans le monde de la science, dans le monde de la connaissance objective. Or, tous les cas ‘possibles’ d’action qui se présentent sont des cas empiriques. Et ils relèvent par là de la loi de la causalité naturelle. Comment vais-je appliquer à ces cas une loi de la liberté ?

Sans pouvoir ici recourir au schématisme que Kant avait utilisé pour expliquer la constitution de l’objet via l’unité de la connaissance[97], il vise ici à établir un rapport d’analogie[98], un rapport d’image, de pur symbole.

Je vais donc comparer la maxime de mon action à une loi universelle de la nature. L’idée de loi universelle peut ainsi servir à juger ma maxime selon des principes moraux ; elle devient, dit Kant, le ‘type’ de la loi morale. Cela revient à dire, une fois encore, que le sujet moral ignore la façon dont en fait il cause, dont en fait il agit, dont en fait il insère son action dans le monde. Par conséquent, pour concevoir l’application possible de la loi morale aux objets de la nature, je ne puis avoir recours qu’à l’entendement théorique. En vue du jugement pratique, seul l’entendement peut fournir à la raison pratique une loi représentée dans les objets des sens, et par conséquent une loi naturelle[99]. Mais il demeure toujours que l’homme qui se sait libre et responsable, n’est pas doué pour cela d’intuition intellectuelle, et ne sait donc pas ce qu’est, en son essence, une causalité intelligible.

Par conséquent, la reconnaissance de la liberté, c’est la reconnaissance d’une condition d’intelligibilité de l’acte moral. Mais elle ne comporte aucune détermination positivement connue d’un sujet transcendant.

Avons-nous cependant pleinement rendu compte de cette volonté qui avait été le point de départ de l’édifice moral de Kant, édifice qu’il vient de reconstruire synthétiquement ? Non, et l’on peut s’en souvenir ; il est en effet un terme employé par lui dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, dont il n’a pas encore été rendu compte, c’est le terme de respect.

La bonne volonté, c’est la volonté d’agir par pur respect pour la loi morale. Et l’on se souvient des textes où étaient soigneusement distinguées l’action seulement accomplie conformément au devoir et l’action accomplie par devoir, c’est-à-dire par respect pour la loi. C’est dans le troisième chapitre de l’Analytique de la raison pratique que ce dernier point va être élucidé, et que le respect (Achtung) va être étudié.

Kant va l’expliquer en reprenant l’analyse de la bonne volonté comme volonté humaine, c’est-à-dire comme volonté sans doute morale, telle qu’elle apparaît dans un être où la raison est jointe à la sensibilité. Une telle volonté a des motifs[100] et des mobiles.

L’essentiel du problème est que dans la Critique de la raison pratique, tout, absolument tout, doit être dérivé de la loi morale. Cela revient à dire que la loi morale doit être à la fois : premièrement, le principe formel de la détermination ; deuxièmement son principe matériel, objectif (et c’est ce que, sous les noms de bien et de mal, nous avons étudié au début de cette leçon) ; et enfin, que la loi morale doit être son principe subjectif, à savoir son mobile, ce que nous allons voir maintenant.

En ce qui concerne la découverte du mobile, il ne s’agit de rien de moins que de faire la synthèse de la loi morale et du sensible lui-même, de la sensibilité elle-même.

Or, Kant n’a cessé de dire que la sensibilité était fermée sur soi, qu’elle est purement et simplement égoïste. Comment donc vais-je trouver en elle un mobile moral ? Tout recours de la volonté à un ‘sentiment’ préalable ferait perdre à l’action son caractère moral ; de sorte que c’est la loi, et elle seule, qui doit être le mobile moral. Il n’y a pas de mobile pour la moralité, c’est la moralité qui doit devenir mobile. Le peut-elle ? puisqu’elle est pure raison et en cela privée de toute affectivité qui caractérise précisément le mobile. Présentée ainsi la question est insoluble. Kant, devant cette difficulté, propose alors de formuler une question connexe : ‘Que doit-elle (cette loi) produire en l’âme pour être morale ?’ ou mieux, puisque le sujet sait qu’il est incapable de concevoir son action d’une manière théorique, mais qu’il agit, qu’il est moral : ‘qu’est-ce que la loi peut produire dans l’esprit en tant que mobile ?’ Or, la réponse à cette question est fournie par le respect. Et nous pouvons comprendre à présent pourquoi la bonne volonté a été définie comme la volonté d’agir par pur respect pour la loi morale.

Le respect, tel que l’analyse Kant, est le pur respect moral[101]. Il ne dépend d’aucune impression sensible, il est provoqué par la loi, et il a la loi seule pour objet. Il est donc le seul sentiment qui réponde aux conditions du problème. Kant maintient toujours en ceci, par conséquent, que le sentiment comme tel est toujours égoïste, qu’il se réduit à l’amour de soi, au désir du plaisir. Seul le respect peut être dit, par conséquent, un sentiment moral, un sentiment non pathologique, selon l’expression de Kant, et cela s’aperçoit à ce qu’il humilie et rabaisse tous les autres sentiments, dont il se distingue aisément. Le respect est ‘un effet pratique’.

Autrement dit, dans la synthèse de la loi morale et de la sensibilité qui est ici opérée, toute l’action, toute la causalité véritable, doit être maintenue à la loi. C’est la loi qui affecte la sensibilité, et il n’y a aucune exception à la règle qui veut que tout dérive de la loi.

Comment cela se fait-il ? La question est insoluble ? Le mode d’action de la loi est absolument insaisissable. Mais ce que nous saisissons, là comme toujours, c’est un fait de la raison. L’action de notre raison est saisie par la conscience de ses effets. Nous remontons par conséquent, de l’expérience, ici de l’expérience morale, de l’expérience du respect, à ses conditions a priori. Et, en cette démarche Kant ne varie jamais. Le respect, tout le monde le sent en soi, dépasse et humilie le moi sensible. Il doit donc être déterminé par la loi. Et c’est pourquoi, bien que, dans le respect, la conscience morale s’éveille dans la partie individuelle de notre être, il ne faut pas croire qu’une véritable unité soit à ce niveau rendue à l’homme[102]. Car c’est synthétiquement que le respect unit l’affectivité à la loi, C’est comme du dehors qu’il s’impose à l’affectivité. C’est pourquoi il la rabaisse.

Le respect, par conséquent, comporte crainte, contrainte et sacrifice. Il est lié à la conscience de notre subordination à l’autorité absolue de la loi. Mais il a un double aspect de contrainte et de relèvement ; de relèvement, en effet, en ce qu’il exalte notre personnalité raisonnable, nous rendant ainsi capables de nous penser comme supérieurs à la nature entière. Encore est-il que cette dignité exaltée dans le respect se réduit à celle de notre personne morale, de notre propre moralité, de la présence en nous de la loi.

Le respect est donc, selon Kant, un sentiment absolument unique. Il est distinct, non seulement de sentiments que nous venons de signaler, des sentiments égoïstes, cela va de soi, car il leur est contraire, mais aussi du sentiment d’admiration qui pourrait être confondu avec lui. On peut, dit Kant, admirer sans respecter. En tout cas, personne ne confond l’admiration et le respect. On admire la force, on admire le génie. Par exemple, on peut admirer un homme de génie sans avoir pour lui du respect, si ce génie est un homme malhonnête, ce qui peut très bien se produire.

En fait, cependant, nous devons respecter tous nos semblables. Mais ce que nous respectons en eux, ce n’est pas l’individu, ce ne sont pas ses qualités, ce n’est pas ce par quoi un homme est plus intelligent, ou plus fort, ou plus génial qu’un autre. C’est la seule loi morale présente en eux, c’est elle, ou c’est leur volonté de se soumettre à cette loi.

Par conséquent, par sa théorie du respect, Kant bannit tout ce qu’on pourrait appeler les valeurs psychologiques et avec elles, l’orgueilleuse admiration de soi, chère aux Stoïciens. Faire le bien par orgueil, par noblesse, par sentiment de supériorité, par goût esthétique, ou encore faire le bien par sympathie, par générosité, tout cela est agréable, exaltant, admirable, tout cela n’est pas respectable au sens strict. Ce qui est respectable, c’est la loi, et l’homme qui agit par devoir. Et Kant prétend que si nous faisons vraiment une analyse interne de notre conscience, nous distinguerons très aisément ces sentiments.

De même, le respect se sépare de la valeur morale du sacré, et de tout ce qui paraît divin. Ce n’est point que le respect ne soit, en un sens, divin. Mais la difficulté, pour la vie morale, chez Kant, c’est qu’elle ne peut se fonder ‘ni dans le ciel ni sur la terre’. C’est au sein de l’homme que la loi morale, qui donne à la conduite sa valeur éminente, se trouve et doit être découverte.

Rien n’est plus loin de la thèse kantienne que celle qui prétend que la conscience morale se réduit, en dernière analyse, à une supériorité plus ou moins confuse de la supériorité du groupe sur l’individu. Le respect kantien se fonde sur la seule autonomie de la conscience. Les valeurs sociales font partie de la simple nature. Pour Kant, que l’on soit roi, que l’on soit prince, tout cela est du ressort de la nature, et sans rapport avec la moralité, avec les valeurs vraies.

Le respect au contraire, nous montre que la personne humaine a une dignité qui ne peut être subordonnée à rien. Il y a dans l’homme une dimension qui n’est absolument pas historique ou sociale, parce qu’il y a en l’homme quelque chose qui est la loi morale, qui signifie notre être nouménal, qui ne saurait d’aucune façon être subordonné à un ordre social, à une nécessité historique quelconque. Et, selon Kant, le respect établit par sa présence même, qu’il en est ainsi. Et la preuve qu’il en donne est contenue dans l’appel à la conscience morale de tout homme. Kant estime que tout homme qui se subordonne à la loi sait qu’il fait bien. Au contraire tout homme qui subordonne la loi morale à quoi que ce soit d’autre, tout homme qui traite un autre homme comme un moyen et non pas comme une fin[103], même s’il le fait parce qu’il estime que l’avenir de l’histoire lui donnera raison, parce qu’il estime qu’il instaurera une société meilleure, cet homme sait, et sait jusqu’à l’évidence, qu’il a mal agi, et qu’il a perdu sa véritable dignité humaine, qui est une dignité proprement métaphysique, qu’il a perdu ce qui donnait à la vie sa valeur. Telle est la thèse kantienne. Elle sauve mieux que toute autre, elle respecte seule la dignité de l’homme.

Reste la question de l’amour. Une considération proprement philosophique semble lui faire appel ici : si l’on y réfléchit bien, l’appel au respect ne semble pas résoudre tout à fait le problème qui nous était posé…En effet, si l’on aperçoit bien, selon l’analyse de Kant, le double plan sur lequel vit l’homme, si l’on comprend bien que nous sommes, d’une part, une sensibilité égoïste, d’autre part, une loi morale rationnelle, on comprend moins bien comment l’humiliation de l’égoïsme peut être ressentie au sein même de la sensibilité, et, peut-on dire, et par la sensibilité elle-même. Car, enfin, pour que notre sensibilité se sente humiliée, il faut qu’elle ne soit pas tout à fait étrangère à la valeur même de la loi. Autrement dit, en creusant bien la chose, il nous faudrait trouver entre la loi et la sensibilité quelque chose qui leur serait commun, et ainsi faire appel à une troisième notion susceptible de réaliser l’unité de l’homme. Si, en lui, il n’y avait pas unité de sa sensibilité et de sa raison, on ne voit pas comment la raison morale pourrait affecter sa sensibilité. Or, cette question était classiquement résolue en invoquant l’amour, c’est-à-dire la découverte, au sein de notre sensibilité, d’une tendance vers la valeur[104]. Conduit à ce problème par cette considération, Kant n’en refuse pas moins l’amour comme sentiment moral. En effet, il pense que ce que nous appelons amour, c’est toujours l’intérêt, et que, l’amour de la valeur, c’est trop beau pour l’homme. Il ne croit pas que ce que l’on peut trouver chez l’homme soit amour de la valeur comme telle. Dès lors, il se trouve amené à commenter à sa façon, le commandement évangélique : ‘Aime Dieu par-dessus tout et ton prochain comme toi-même.’ Certes, dit-il, cette loi est la loi de toutes les lois ; elle s’oppose merveilleusement au principe du bonheur personnel qui est exactement le contraire : ‘Aime-toi par dessus tout, et aime Dieu en ton prochain pour l’amour de toi-même’. C’est pourtant ce que font la plupart des gens qui, en outre, ne prient guère Dieu que pour lui demander des grâces temporelles. Mais si la règle évangélique est une règle admirable, il demeure que l’amour en direction de Dieu est impossible comme penchant. Car Dieu n’est pas un objet des sens, et nous ne pouvons rien atteindre positivement qui ne soit objet des sens. Quant à l’amour des hommes, il est en droit possible ; mais il ne peut pas être commandé. En sorte que le commandement évangélique paraît surtout à Kant présenter ‘le modèle’ vers lequel nous devons tendre sans cesse, mais qu’en fait, nous ne saurions atteindre. Ainsi, à ses yeux, le respect ne peut pas se changer en amour et il n’y a donc aucun moyen de dépasser, sur le plan du sentiment, le respect lui-même. Reste à constater que nous sommes ici devant une conception pessimiste de l’homme. Selon Kant, notre sensibilité est coupée de l’Être. Seule, la loi morale nous offre un chemin vers lui. Seule la loi morale, et le respect que je dois avoir pour elle, voilà la seule façon dont je peux m’élever à une dignité proprement métaphysique. Dieu n’est pour moi qu’un concept, et non pas un être connu. Les autres hommes ne sont que des individus, en face de l’individu que je suis. Je ne puis guère les tenir que comme des moyens. L’Être est perdu. Reste la loi ; la seule loi. Mais elle n’est pas aimable, puisqu’elle n’est pas un être. Seuls des êtres peuvent être aimables. Une loi n’est jamais aimable, mais elle est respectable. La loi morale et la sensibilité restent ainsi l’expression de deux mondes. Le respect traduit leur rencontre, et non pas leur unité vraie. Il n’exprime pas une nature humaine réconciliée avec la valeur par l’amour. Il maintient la séparation au sein même de la synthèse.

A la fin du chapitre III, dans une apostrophe célèbre, Kant déclare que la source du devoir ‘ne peut être rien de moins que ce qui élève l’homme au-dessus de lui-même… ce qui le lie à un ordre de choses que l’entendement seul peut concevoir, et qui en même temps commande à tout le monde sensible, et avec lui l’existence de l’homme dans le temps’. Il ne faut donc pas s’étonner, ajoutera-t-il, ‘que l’homme appartenant à deux mondes, ne doive considérer son propre être, relativement à sa seconde et à sa plus haute détermination, qu’avec vénération, et les lois auxquelles il est en ce cas soumis, qu’avec le plus grand respect’.

Pour conclure, il faut encore le préciser, toute analyse proprement morale, chez Kant, est celle de la conscience divisée. Tout menace notre moralité : l’égoïsme, mais aussi le fanatisme, l’enthousiasme, la subordination de la personne humaine à des fins qui, prétend-on la dépassent. Que nous agissions tous au nom de telles fins, et puissions-nous alors nous ‘croire’ moraux, Kant n’en doute pas, mais il sait aussi que nous ne ‘pouvons’ nous savoir moraux. Nous ne pouvons même pas, alors, ne pas savoir, si nous examinons avec sincérité ce que nous sommes, que nous sommes immoraux.

9ème LEÇON

Le souverain bien et les postulats de la raison pratique

« ‘La raison pure, remarque Kant, a toujours sa dialectique, qu’on la considère dans son usage spéculatif, ou dans son usage pratique, car elle demande la totalité absolue des conditions pour un conditionné donné’. Il y a donc une Dialectique de la raison pure pratique, qui est l’objet de cette dernière leçon. L’idée de la totalité d’un objet de la raison pratique, au sens classique, c’est l’idée du souverain bien. Or, par l’analyse du respect qui vient d’être faite, la conscience morale reste, chez Kant, profondément divisée, et même en un sens, conscience déchirée[105]. En particulier notre aspiration au bonheur et notre respect pour la loi se sont révélées sans commune mesure, et même comme franchement opposés l’un à l’autre. D’autre part, l’idée de nature et de loi naturelle n’a semblé présenter qu’un rapport de pure analogie[106].

L’insertion de notre action morale dans la nature demeure donc impensable. Nous avons là deux ordres séparés, et qui, après la Critique, demeurent séparés. Or, l’accomplissement de notre tâche morale, semble bien demander, pour le moins, notre confiance en la possibilité d’une réconciliation de la nature et de la moralité. Il nous reste donc à opérer la synthèse suprême, celle de la raison théorique et de la raison pratique, celle de la raison déterminant la nature, et de la raison posant la loi.

Dans la dernière leçon, nous avons vu la synthèse qu’opère le respect, synthèse déchirée, répétons-le, puisque l’égoïsme, l’amour de soi, le désir du bonheur, y sont simplement humiliés et rabaissés par la loi. Il nous faut maintenant considérer une nouvelle synthèse, dont il conviendra de préciser très strictement les conditions et les limites, synthèse qui donnera naissance au concept de souverain bien, dont dériveront à leur tour les postulats de la raison pratique.

Le souverain bien, dans sa nouveauté kantienne, est l’objet entier d’une volonté pure. Mais il ne doit pas être pris pour le principe déterminant de celle-ci. Ce principe déterminant est et demeure la seule loi morale, et il faut maintenir, dans la Dialectique de la raison pratique, comme dans les autres parties de la Critique de la raison pratique, le principe de l’absolue primauté de la loi. Seule la loi est première. Seule la loi est donnée comme un fait de la raison . Et tout, absolument tout, doit être déduit de la loi, et rien ne peut être premier par rapport à la loi. Aussi faut-il, remarque Kant, pour ne pas tomber dans une morale de l’hétéronomie, il faut que, dans le concept de souverain bien la loi morale soit renfermée à titre de condition suprême[107].

Si le souverain bien est pris au sens de bien suprême, la volonté morale devant être déterminée par son seul principe, il est clair que la vertu est et demeure le seul bien suprême. La vertu, en ce sens, gardera dans le souverain bien le rôle de condition absolue. Elle sera, dit Kant, ce qui nous rend digne d’être heureux. Ce à quoi aspire la raison pratique, ce n’est pas à un bonheur quelconque, ce n’est pas au bonheur tout court, c’est au bonheur de l’homme vertueux. Nous sommes déjà, par conséquent , dans une position très différente de celle des morales antiques.

Si l’on veut, maintenant, définir le souverain bien au sens de bien complet, il faut, à l’idée de vertu, joindre l’idée de bonheur.

Or, au premier abord, le problème semble insoluble. Car le bonheur n’est possible que selon un certain accord entre la nature et nous. Or, la nature ne dépend pas de nous. Ou, en termes kantiens, l’ordre des phénomènes est déterminé par la raison pratique, et non pas par la loi morale. Dès lors, comment concevoir la connexion de la vertu et du bonheur ? Comment, une fois encore, réaliser la synthèse entre la raison déterminant la nature et la raison posant la loi ? De quelque façon que la question soit formulée, on se trouve toujours face à des termes antinomiques.

Kant, pour résoudre ce problème, se tourne alors vers les morales grecques[108]. Pour Kant, quelque chose s’est perdu depuis les Grecs, et déjà chez eux peu ou prou, c’est la notion de souverain bien dont ils avaient posé le problème. Mais, faute d’avoir pu établir la liaison causale entre la vertu et le bonheur, ils n’étaient pas parvenus à le résoudre. Que leur avait-il manqué pour établir cette liaison ? Il leur avait manqué cette idée qui, chez Kant, va être fondamentale, celle d’un autre monde ; idée qui lui a été fournie, à la fois par la religion chrétienne et par sa propre conception philosophique du monde nouménal. Car, il convient de na pas l’oublier, Kant prétend retrouver une vérité essentielle de la religion chrétienne, à savoir qu’il y a deux mondes, le monde phénoménal, ce monde-ci, et le monde nouménal, l’autre monde.

Or, les Grecs n’avaient manifestement pas cette notion. Il leur restait, comme cela n’a pas échappé à Kant, à jouer sur les mots, en détournant chacun d’eux de leur sens précis. Ils sont ainsi parvenus à affirmer, malgré l’expérience et au nom de cette exigence morale fondamentale, que la relation de la vertu et du bonheur était une relation nécessaire, et par conséquent analytique, puisqu’à ce moment-là nécessaire voulait toujours dire analytique.

L’‘identité’ entre le bonheur et la vertu a pu, du reste, être affirmée en deux sens :

– par les Epicuriens pour qui le bonheur, c’est ‘tout le souverain bien’ , et la vertu n’est que la forme de la maxime à suivre pour l’acquérir. Elle ne consiste que dans l’emploi rationnel des moyens pour obtenir le bonheur.

– par les Stoïciens, pour qui, au contraire, avoir conscience de sa vertu, c’est là le bonheur. Etre heureux, c’est se savoir vertueux. Etre heureux, c’est avoir la certitude qu’on est moral.

Or, selon Kant, dans les deux cas le problème est éludé, car le rapport de la vertu au bonheur est un rapport de nécessité synthétique : il faut réaliser la synthèse de la vertu et du bonheur et non opérer la confusion des genres en privilégiant tour à tour un mot au détriment de l’autre.

Ce qui fait dire à Kant qu’il suffit de consulter la conscience des hommes pour réfuter les théories antiques. Proclamant la valeur d’une vertu désintéressée, la conscience morale ne peut accepter la morale d’Epicure. Il suffit, selon Kant, de présenter la loi morale à un homme pour qu’il distingue d’une façon stricte ce qui est moral et ce qui ne l’est pas. Il suffit donc de lui dire : ‘la vertu, cela consiste à employer les moyens nécessaires à être heureux’ pour que sa conscience se révolte.

Quant au Stoïcisme, l’expérience de la vie quotidienne, l’idée que nous avons du bonheur positif suffit à le réfuter. La vertu ne suffit pas au bonheur. D’ailleurs, les Stoïciens n’ont pu maintenir leur affirmation que par leurs fameux paradoxes, en déclarant, par exemple, que le sage, les jambes brisées et jeté au fond d’un puits, s’il n’a pas failli à la loi morale, est parfaitement heureux.

Kant, au demeurant, préfère la morale chrétienne aux morales antiques. Non seulement elle est mieux proportionnée à la réalité de l’homme, mais en évitant l’orgueil et le fanatisme des anciens sages stoïciens, elle sauve mieux le vrai principe moral, et la pureté de la loi.

Il résulte de tout cela que, si les morales anciennes ont essayé de déterminer le souverain bien, elles ont échoué, et que, de façon générale, la possibilité du souverain bien ne repose pas sur des principes empiriques. La déduction de ce concept devra donc être transcendantale.

Kant parvient ainsi à ce qu’il nomme l’antinomie de la raison pratique. Deux thèses se présentent dans la formulation de cette antinomie : ou le désir du bonheur est le mobile des maximes de la vertu, ou les maximes de la vertu sont la cause efficiente du bonheur. La première, celle qui fait dériver la vertu de la recherche du bonheur, est absolument fausse et doit être rejetée puisque nous savons que la vertu dépend de la loi. La seconde, celle qui fait dériver le bonheur de la vertu, n’est fausse que si l’on admet que c’est selon la loi du monde sensible que la vertu engendre le bonheur.

Nous voici, par conséquent, devant un premier résultat : ce n’est pas selon les lois du monde sensible que la vertu engendre le bonheur ce qui nous conduit à renoncer à découvrir dans le monde sensible une juste proportion entre la vertu et le bonheur[109]. Mais Kant devra aller plus loin. Il lui faudra faire deux suppositions : celle d’un autre monde que ce monde-ci et celle d’un être capable d’être cause de ce monde-là, tout en étant, lui, subordonné à la loi morale, conscient de la loi morale, et voulant cet accord de la vertu et du bonheur. Ainsi la connexion de la vertu et du bonheur peut être causée d’une manière intelligible par mon intention morale, mais elle doit faire appel à un autre terme. Elle peut en effet ne pas être immédiate, et supposer l’action de Dieu. Et de même, il faut faire intervenir l’idée d’un autre monde puisque ce n’est pas en ce monde que cet accord peut être constaté.

C’est pourquoi, sur ce point, l’analyse de Kant ne peut être parfaitement claire. Car il lui faut affirmer à la fois que la proportion de la vertu et du bonheur ne peut être trouvée en ce monde, que le bonheur est sensible, que le bonheur est causé par le moi nouménal, qu’il ne peut être constaté ici-bas comme résultat de l’action morale, et enfin qu’il n’est pas immédiatement causé par le moi nouménal, mais qu’il requiert Dieu comme cause du monde sensible.

On voit, par conséquent, le nombre de postulats implicites que demande une pareille conception, postulats qui vont être considérés maintenant. Pour l’instant, Kant résout l’antinomie de la raison pratique en déclarant que l’homme peut ‘se représenter au moins comme possible une liaison naturelle nécessaire entre la conscience de la moralité et l’attente d’un bonheur proportionné à la moralité dont il serait la conséquence’.

Pourtant, Kant ne se borne pas à espérer un paradis pour les gens vertueux. Et c’est à présent que vont être exposés, sous un jour tout à fait nouveau, deux postulats qui, jusqu’alors, semblaient tout droit issus de la religion chrétienne.

Pour qu’il soit réalisé selon une stricte justice, il faut que l’être raisonnable devienne d’abord absolument digne de bonheur[110]. Le droit au bonheur ou au souverain bien semble réservé à une volonté dont l’accord avec la loi sera parfait. Or cet accord de la bonté avec la loi morale, s’il reste pratiquement nécessaire, ne peut être donné. Kant doit donc compliquer le problème. Il doit supposer que l’accord de la volonté et de la loi se trouve réalisé par un progrès indéfini. Or, ce progrès lui-même n’est possible que si l’on suppose au sujet moral une existence indéfiniment persistante, permettant à la limite, l’accord absolu du vouloir et de la loi. Ainsi s’introduit le premier postulat, celui de l’immortalité de l’âme. Et cette immortalité intervient, non pas (comme dans différentes religions) pour être le lieu définitif et stable de récompenses et de peines, mais pour assurer au sujet la perpétuité de son effort.

L’immortalité de l’âme, c’est donc, pour Kant, la condition de la vertu. Grâce à elle, l’âme pourra se rapprocher indéfiniment de l’état de sainteté, grâce auquel on pourra dire enfin qu’elle mérite le bonheur.

Le second postulat, c’est celui de l’existence de Dieu, par lequel se réalise l’accord de la vertu et du bonheur. Le bonheur, en effet, est un état du sujet où tout arrive selon son gré. Il implique donc une harmonie parfaite entre la nature et les fins poursuivies par le sujet. Mais si notre liberté morale fait de nous des êtres agissant dans le monde, elle ne fait pas de nous des auteurs du monde. Le bonheur proportionné à la moralité doit donc être l’effet de l’auteur du monde, d’une cause de la nature contenant le principe de cette proportion. Cette cause est nécessairement intelligente, puisqu’il faut qu’elle tienne compte, non seulement de la loi, mais de l’intention morale. Elle est donc Dieu.

Face à ce postulat, Kant a jugé particulièrement légères toutes les analyses du XVIIIème siècle, pour lesquelles le bonheur, et même un juste bonheur, un bonheur conforme aux exigences les plus profondes de l’homme, doit se trouver, et finir par régner en ce monde, au terme d’un progrès scientifique et moral[111]. Son analyse précise à la fois, par rapport à cet optimisme naturaliste, tellement à la mode en son siècle, la véritable essence de la moralité (qu’il découvre, non dans une philanthropie confuse, mais dans la stricte soumission au devoir), et la véritable essence de la nature, qui paraît d’abord obéir à des lois autres que celles de la moralité.

Kant a le sens profond d’un autre monde possible. Il a la conviction que la loi morale, la soumission au devoir, élèvent l’homme selon une dimension qui ne peut pas être découverte dans le simple espoir ou l’avenir de ce monde. Et il a aussi l’impression que la nature, la nature physique, la nature phénoménale est mauvaise, et que ce n’est pas en elle, et dans l’avenir de son histoire, que l’on pourra trouver l’accord de la vertu et du bonheur.

Donc, l’impossibilité radicale de faire la synthèse dans un seul plan, et à réconcilier exactement ce que sont la moralité et la nature, suffit, aux yeux de Kant, à rendre Dieu nécessaire.

Et ce Dieu n’est pas un principe quelconque des choses. C’est un Dieu capable d’agir selon le représentation de certaines lois, un Dieu qui a une causalité déterminée par cette représentation même. Ce Dieu est donc intelligence et volonté.

Dieu est en ceci déterminé moralement. Il n’est pas déterminé comme la cause du monde tel que nous le constatons. Au contraire, si on voulait prendre les choses ainsi, il paraîtrait bien imparfait. Mais il est déterminé comme la condition de l’existence d’un objet à produire, c’est-à-dire moralement. Car il est tout à fait frappant de voir que, lorsque Kant déclare que Dieu doit être déterminé moralement, cela ne veut nullement dire qu’il doit être déterminé par la loi morale. Cela veut dire qu’il est déterminé lui-même comme un agent moral. Il est déterminé, non pas par rapport à ce qu’il a fait, mais par rapport à ce qu’il a à faire, par rapport à un objet à causer et à produire. On ne peut donc pas s’élever à Dieu à partir de ce monde en disant : ‘Voilà ce qu’a fait Dieu’. On ne peut pas s’élever de ce monde tellement imparfait à Dieu. Mais, en revanche, on peut très bien déterminer Dieu comme notre semblable, si l’on peut dire, comme celui dont nous sommes l’image (image fort imparfaite), dans la mesure, bien entendu, où nous sommes moraux.

Ainsi, la raison pratique fait ce que ne pouvait faire la raison théorique : sans nous donner une preuve de Dieu, elle le rend nécessaire. Sans parvenir à le prouver, elle le détermine beaucoup plus exactement que ne le ferait la raison théorique. Il est clair, en effet, que Dieu, comme déterminé par la raison pratique, possède des caractères extrêmement précis. Il doit être omniscient, tout d’abord, il doit pénétrer nos intentions les plus secrètes. Il doit être omnipotent, puisqu’il doit déterminer tout l’ordre de la nature. Il doit être moral. Et on voit en ceci combien Kant s’oppose au naturalisme de son siècle, et à la théologie un peu sommaire qui en résultait souvent.

A tout cela, il oppose un moralisme. Ce n’est pas à partir du spectacle de la nature extérieur, c’est à partir de la loi présente en nous, en nos cœurs, que l’homme peut s’élever à Dieu, et à l’idée de Dieu. Car l’idée de la perfection divine est avant tout l’idée d’une perfection morale. Il est donc, dit Kant, ‘moralement nécessaire d’admettre l’existence de Dieu’. Mais ajoute-t-il aussitôt, ‘cette nécessité morale est subjective, c’est-à-dire qu’elle est un besoin, et non pas objective, c’est-à-dire qu’elle n’est pas elle-même un devoir’. Notre devoir ne saurait, selon Kant, porter sur une affirmation théorique. Nous n’avons pas le devoir d’affirmer Dieu. Le devoir c’est seulement de travailler au souverain bien. Or notre raison ne peut se représenter la possibilité du souverain bien qu’en supposant Dieu, et c’est en ce sens que le devoir conduit à Dieu.

Les postulats de la raison pratique sont donc des croyances (Glaube) portant sur les objets théoriques. Mais ce sont des croyances de la raison pratique, c’est-à-dire exigées et rendues nécessaires par la raison pratique. Et l’on voit ici que la morale semble conduire à la religion.

Kant, après un retour sur les écoles grecques, dont il concède l’insuffisance, affirme en effet le plein accord de son système avec le christianisme, pour lequel le bonheur, qui était le but immédiat de la moralité chez les Anciens, est posé comme objet d’espérance. Kant voit la morale (seule certitude pour lui) se développer d’abord d’une manière absolument autonome, et s’achever ensuite dans un espoir de religion. Le christianisme, dit Kant, est le seul à proposer un concept du souverain bien qui satisfasse ‘aux exigences les plus rigoureuses de la raison pratique’.

Disant ceci, il croit lui-même être fidèle au véritable esprit du christianisme, tel qu’il le conçoit. Pour lui en effet, le christianisme, c’est avant tout la religion qui donne toute sa place à la pureté de l’intention. Sans doute nous présente-t-il ses lois comme des commandements de Dieu, mais il n’en fait pas des commandements arbitraires. Il voit au contraire, dans la loi de Dieu, la loi même de toute volonté raisonnable, de toute volonté sainte, morale et parfaite, loi présente à ma propre volonté, en tant qu’elle est rationnelle. C’est au moins ce que Kant comprend dans le christianisme.

Les postulats de la raison pratique, sans constituer de nouvelles connaissances, portent sur un objet qui, au regard de la raison théorique demeure l’objet d’une simple croyance, d’une foi pure pratique de la raison. Et, sans doute, cette foi pure pratique ne doit-elle pas être confondue avec la simple opinion. L’opinion, c’est ce qui porte sur des objets momentanément soustraits à notre connaissance, mais qui pourraient lui être donnés. Elle ne doit pas non plus être confondue avec une simple croyance passionnelle, comme celle de l’amoureux qui se forge des idées chimériques sur celle qu’il aime. Il ne s’agit pas du tout, ici, d’un désir subjectif à la réalité de son objet. Le besoin qui est à la source des postulats, est un besoin rationnel, c’est un besoin moral. Mais il demeure que nous n’atteignons pas, par son moyen, une véritable connaissance.

Ainsi, ce à quoi parvient Kant, ce n’est pas à l’unité, mais c’est, une fois encore, à une synthèse qui laisse demeurer en son sein le déchirement. Cette séparation demeurant dans la synthèse, tel est sans doute le caractère le plus frappant du kantisme. La morale n’est pas la doctrine qui nous apprend comment nous devons nous rendre heureux, c’est celle qui nous enseigne seulement comment nous devons nous rendre dignes du bonheur. Et l’on peut dire qu’à cause de cela même, et pour que nous soyons vraiment dignes du bonheur, nous ne saurions avoir de connaissance du suprasensible.

Une telle connaissance, si nous la possédions, nous amènerait à agir d’une façon intéressée. Elle laisserait perdre cette pureté d’intention qui fait le mérite de notre désintéressement, et sans laquelle le souverain bien lui-même, tel que le définit Kant, ne serait plus concevable. Dieu ne veut pas, purement et simplement, que nous soyons heureux. Il ne veut pas le bonheur universel. Il veut le bonheur joint à la moralité. Et notre moralité suppose, par conséquent, quelque ignorance, c’est-à-dire la limitation de notre connaissance, telle que la Critique de la raison pure l’a, une fois pour toutes, définie. Cette limitation de notre connaissance est par conséquent la source de notre moralité, de notre véritable liberté.

La tâche de Kant est cependant d’établir une morale ; c’est pourquoi la Méthodologie de la raison pratique qui termine l’ouvrage, indiquera les méthodes qu’il faut employer pour, précisément, rendre les hommes moraux. Kant mêlera alors la pédagogie et l’analyse, car il est convaincu que la moralité a d’autant plus de puissance sur l’esprit qu’elle est représentée comme plus pure. Il nous dira que, pour rendre les hommes moraux, il faut employer des méthodes nouvelles, et qu’il faut leur présenter la loi morale à l’état absolument pur. Et toujours la distinction qui domine son esprit est celle du devoir-être (Sollen) et de l’être (Sein). Or, précisément, la connaissance totale de l’être empêcherait tout accomplissement du devoir-être, enlèverait à la raison pure pratique son sens, ternirait toute pureté morale.

A la fin de son texte, Kant a couché cette phrase qui, sur tout ce qui précède, apporte beaucoup de clarté : ‘la sagesse impénétrable par laquelle nous existons n’est pas moins digne de vénération par ce qu’elle nous refuse que par ce qu’elle nous a donné en partage’.

Ainsi, c’est cette tension essentielle dont je ne puis sortir, et la mise en place des certitudes, et non pas le retour à une unité inaccessible, qui me permettra de réaliser le mieux ma condition d’homme. L’étude kantienne de la raison théorique et de la raison pratique se rejoignent donc tout à fait dans leurs résultats. Non certes, en une unité originaire ou finale où toutes les tensions auraient disparu. Kant refuse au contraire le savoir absolu qui sera, pour Hegel, fondamental. Et ce refus est lié au fait que Kant veut avant tout sauver l’homme comme être moral. Les deux Critiques se rejoignent donc dans un équilibre où l’homme ne dit rien de plus que ce qu’il sait[112].

Ainsi, le problème d’ensemble qui était posé dès le début, était le suivant : que faire pour que la moralité soit fondée, et garde un sens ? Les précédentes leçons ont examiné les différentes réponses que Kant a données à ce problème et la réponse dernière, qui vient de nous être donnée, c’est celle-ci : pour que la moralité soit fondée, il faut que mon savoir s’arrête à ce monde. Il faut que je sache mon devoir, sans savoir si son accomplissement entraînera pour moi le moindre bonheur. Il faut que, même au prix du malheur, et dans le désespoir de l’égoïsme, le devoir s’impose. Mais alors naît un espoir nouveau, celui de la raison. Dieu et l’immortalité de l’âme peuvent être posés à titre d’objets de croyance au nom de ma pure raison pratique. Par conséquent il faut que je ne confonde jamais ce que je sais, ce que je dois, et ce que j’espère. Il faut séparer les trois grandes questions que Kant pose à l’homme et auxquelles sa philosophie fournit trois réponses résolument distinctes : Que pouvons-nous savoir ? Que devons-nous faire ? Que nous est-il permis d’espérer ? »

SYNTHESE

Que faire pour que la moralité soit fondée, et garde un sens ?

[1] Du sentiment moral à la raison pratique

Si la doctrine morale de Kant s’est établie dans ses deux ‘Critiques’(celle de la raison pure et celle de la raison pratique) et dans les ‘Fondements de la métaphysique des mœurs’, entre 1781 et 1788, elle s’est forgée dès ses jeunes années au contact de la religion piétiste de sa mère. Le sentiment moral a pris naissance chez lui dès qu’il a pris conscience qu’il n’y avait aucune commune mesure entre la vertu et les autres biens, et que cette vertu consistait dans la rectitude du vouloir. Il perçut progressivement que religion et morale ont leur source, non dans l’entendement, mais dans le pur vouloir. En outre il vit le mal, contrairement à la philosophie classique, s’inscrire formellement en nous dans une résistance au bien, d’où se dégagera l’idée selon laquelle l’intention du sujet agissant est le seul principe permettant de qualifier moralement la conduite humaine.

Pourtant, Kant est encore assez loin de sa pensée définitive, car lorsqu’il doit caractériser l’évidence morale, il a recours au sentiment : de la moralité, la raison fournit la forme, le sentiment la matière. A ce moment il découvre chez les penseurs anglais, cette idée selon laquelle la vie morale consiste dans la réalisation de l’harmonie entre nos tendances égoïstes et nos tendances altruistes. Il découvre aussi par de vers lui, l’idée (et ce sera sans doute la plus importante lors de l’affermissement de sa pensée) qu’il y a un sens moral, inné, naturel. Ce sens moral, qui résulte d’un pur élan du cœur (ni fruit de connaissance, ni fruit de calcul), prend alors un caractère universel. Par là , il découvre que notre conscience a une véritable autonomie, qu’elle contient en elle-même ses propres lois.

Toutes ces conceptions, Kant aura à les repenser jusqu’à ce qu’il découvre la ‘raison pratique’. La vertu est alors définie par la généralité des principes : il insiste sur le fait qu’elle obéit à certains principes universels. A l’entraînement affectif, il oppose déjà une certaine obligation stricte et, par là, donne de plus en plus au devoir moral le caractère de la raison. Kant reconnaîtra bientôt, outre la liberté psychologique, une liberté transcendantale, une liberté du moi considéré en son essence, celle qui apparaît par exemple, selon lui, de façon encore assez confuse, quand on dit ‘je pense’, ou quand on dit ‘j’agis’. Il semble donc admettre que l’homme, tout en appartenant au plan de l’expérience, et en étant en ce sens soumis à la causalité physique (celle des phénomènes temporels) ait comme noumène, comme être intemporel, une causalité libre. Certes, sans pouvoir démontrer spéculativement cette liberté transcendantale, il ne voit pas comment on pourrait la réfuter. On peut donc y croire.

[2] La doctrine kantienne de la bonne volonté

La notion kantienne de bonne volonté est celle qui est exposée dans la première section des ‘Fondements de la métaphysique des mœurs’ et qui se borne, selon son titre, à effectuer le passage de la connaissance morale de la raison populaire à connaissance philosophique. Pour Kant, le fait moral que l’on peut découvrir au sein de la conscience populaire est, non pas un fait d’expérience, mais un fait de raison. Cela veut dire que le jugement moral , lequel est indéniable, manifeste en nous l’action de la raison ; cela revient à affirmer que le jugement moral est un jugement synthétique a priori. En ce sens, le moraliste n’a rien à inventer, rien à ajouter à la conscience populaire. Il doit seulement dégager, dans toute sa netteté spécifique, l’enseignement moral qui s’y trouve, puis l’analyser, et découvrir ses conditions a priori (a priori dans le sens de nécessaire).

Kant estime que si tout homme s’interroge sincèrement, il trouvera en lui le jugement moral. Et s’il se demande quel est l’objet de ce jugement moral, s’il se demande ce qui est vraiment bon, il répondra que rien n’est bon en ce monde, si ce n’est une bonne volonté. Et si l’on cherche une fin absolument bonne, on ne peut la trouver en dehors de la bonne volonté. Ne peut être vraiment que ce qui l’est par soi, et c’est le cas de la seule bonne volonté.

Or, qu’est la bonne volonté ? Elle se définit, dit d’abord Kant, par la seule bonté de notre disposition interne, indépendamment de toute considération de l’utilité des buts. Même si la bonne volonté échoue, elle demeure totalement bonne. Par là, il veut dire tout simplement que la réalisation de l’acte peut être empêchée par des circonstances extérieures, totalement indépendantes de la bonne volonté elle-même. C’est seulement quand il en est vraiment ainsi que la bonne volonté peut être séparée de son résultat. Autrement dit, la supposition faite par Kant d’un échec de la bonne volonté, et le maintien, dans le cas de cet échec, de la valeur absolue de la bonne volonté comme telle, ne nous introduisent en rien dans une morale de la simple velléité, dans une morale de la facilité.

Le bien que révèle ce jugement moral en tant qu’absolu, qui soutient tout le reste et qui se manifeste par le retour permanent à cette bonne volonté, est ressenti comme une norme. Il y a ici une sorte de contact avec l’absolu, tel qu’il est présent dans le jugement moral. Le fait moral que ce bien révélé ne puisse être référé à aucun but susceptible de variations selon les appréciations personnelles des hommes est un déni de bonheur. Il s’agit là de la confrontation, et comme du heurt, entre une expérience purement métaphysique qui nous paraît essentielle et un rêve de bonheur qui n’est pas une expérience, qui n’est pas une vérité, mais qui n’est qu’une opinion, qu’un espoir conçu. La confrontation de ce qui, d’une part, est proprement expérience métaphysique, d’autre part d’une idée subjective sur l’avenir du monde, se traduit par le triomphe immédiat de ce qui est vraiment expérience et par conséquent de la bonne volonté. De là résulte quelque chose d’extrêmement important, c’est que la raison est sa propre fin, et qu’elle ne peut avoir de fin en dehors d’elle-même. Et ceci nous conduit, par opposition même à l’idée du bonheur, à celle du devoir. Cette idée de devoir telle qu’elle apparaît, est, une fois encore, celle de la bonne volonté. Ainsi le passage souhaité est-il maintenant assuré.

[3] Les impératifs et le concept d’impératif catégorique

La seconde section des ‘Fondements de la métaphysique des mœurs’ constitue, cette fois, le passage de la philosophie morale populaire à la métaphysique des mœurs.

Après avoir découvert le ‘fait moral’ comme ‘fait de raison’ et accepté les jugements de la conscience populaire, sachant que ces jugements sont portés par le peuple sans qu’il en sache la source, Kant veut révéler leur fondement dans la pure raison. Car la moralité consiste à se représenter la loi elle-même dans sa rigueur et à faire de cette représentation de la loi le principe déterminant de la volonté morale. Mais avant d’aborder le fondement en lui-même, Kant s’efforce de préciser quelques points.

En premier lieu, pour bien montrer qu’il ne faut pas chercher la loi morale dans l’expérience, il déclare ex abrupto qu’il n’est pas sûr que l’expérience nous offre un seul exemple d’acte accompli par pur devoir ; ainsi ouvre-t-il la porte à une conception du devoir totalement a priori. Il va même jusqu’à douter qu’il y ait jamais eu au monde un seul acte de véritable vertu.

En second lieu, il réitère son observation selon laquelle nous pouvons très facilement voir et vérifier qu’un acte est conforme au devoir, mais comment saurions-nous – c’est la première question que pose ici Kant – qu’un acte a été fait par devoir ? En effet, une action faite par pur devoir ne peut être saisie comme telle chez les autres, puisque nous ne pouvons être certains de la maxime qui a inspiré l’action d’autrui ; la conduite des autres ne nous est donnée que du dehors. Mais une action faite par pur devoir ne saurait non plus être constatée chez nous-même, car nous ne saurions vraiment pénétrer les mobiles de nos propres actions. ‘En réalité, dit Kant, même au prix de l’examen le plus rigoureux, nous ne pénétrons jamais jusqu’aux mobiles secrets de nos actes’. On peut donc toujours penser même quand il s’agit de nous, que, sous une forme ou sous une autre, l’amour de soi, la puissance du moi, l’amour de la gloire, l’égoïsme, ont déterminé notre volonté.

Mais, et c’est là que la chose est vraiment étonnante, après un tel aveu qui paraît ruiner la morale, Kant déclare que le problème moral se pose intégralement de la même façon. Car son but n’est pas psychologique et qu’il se soucie peu d’une simple analyse de ce qu’est le fait. Il veut déterminer ce qui doit être, il veut établir le droit. Kant veut fonder la morale a priori, la rendre indépendante de la corruption effective de la nature humaine. L’imperfection des hommes ne saurait empêcher de fonder la morale, puisque les hommes, peut-être incapables de morale, sont capables de jugements moraux.

Dès lors, la méthode est toute tracée : inopportun de partir de ce qui est nature, inopportun même de partir de l’homme. Kant part donc de la pure raison, du concept des êtres raisonnables en général, puis, pour retrouver l’homme, il va joindre, comme du dehors, la raison à la sensibilité. A partir du concept d’un acte purement raisonnable, purement moral, Kant va ainsi parvenir qui est le centre de la présente leçon, la notion d’impératif. ‘Toute chose, dans la nature, dit Kant, agit selon des lois, mais seul un être raisonnable peut agir d’après la représentation des lois, ce qui est très différent. Un corps qui tombe, tombe selon une loi, mais seul un être raisonnable peut agir selon la représentation qu’il se fait de la loi ; seul il a une volonté, et cette volonté, c’est la raison pratique elle-même, qui caractérise en ce sens tous les êtres raisonnables’.

Pour un être dont la raison est liée à une sensibilité, la volonté est soumise non seulement à la raison mais à des modèles subjectifs venus de la dite sensibilité. L’action raisonnable, en ce cas, bien que demeurant objectivement nécessaire, sera subjectivement contingente. Il se peut ainsi qu’elle ne soit pas accomplie. Et de ce fait, à un tel sujet qui n’est pas purement raisonnable, la nécessité morale qui, objectivement demeure toujours, ne pourra apparaître que comme une contrainte ; une contrainte, puisque le sujet se trouve doublement déterminé, puisqu’il a une certaine liberté de choix. Par conséquent le principe moral le contraint. Et la représentation d’un principe objectif comme contraignant la volonté s’appelle un impératif. Ici, bien que la méthode soit a priori, la volonté humaine est retrouvée telle qu’elle est en soi, tandis que la définition demeure purement conceptuelle. Donc, l’impératif est toujours défini comme s’appliquant à une volonté imparfaite, et comme donnant à cette volonté l’ordre de se déterminer par des règles et non par de simples impressions sensibles, par de simples désirs.

Tous les impératifs qui seront étudiés en premier par Kant ont en commun qu’ils sont des impératifs hypothétiques. Peu importe que tous les hommes désirent le bonheur ; la formule qui y conduit subordonne toujours la règle à une fin, à savoir le bonheur lui-même. Et elle nous dit toujours : ‘Si tu veux ceci, fais cela’. L’impératif hypothétique exprime toujours la nécessité de l’action comme le simple moyen d’obtenir autre chose que lui. Nous avons ici une option qui se réfère à autre chose que soi. Kant note lui-même que, dans le cas des impératifs de la prudence, on peut ‘a priori’ supposer la présence du but chez tous les hommes. A priori. Dès lors, une morale ne peut-elle être fondée à ce niveau d’universalité ? L’impératif de prudence ordonne bien l’acte comme un moyen pour une fin, qu’elle soit ou non universelle. Mais si elle l’est, cette universalité est de fait, non de droit. Et c’est pourquoi l’impératif demeure hypothétique. Pour parvenir à l’absolu, il nous faudra en arriver à l’impératif catégorique qui représente l’action comme nécessaire en elle-même, en soi, sans rapport avec un but quelconque. L’impératif est moral et met en lumière une loi dont la nécessité est non seulement universelle, au sens d’un fait général, mais au sens absolu, c’est-à-dire inconditionné. Dans le cas de l’impératif catégorique, contrairement à celui de l’impératif hypothétique, on ne se borne pas à ordonner un acte analytiquement et logiquement supposé par un vouloir. L’impératif catégorique lie a priori la volonté à la loi. Il est donc synthétique a priori : ainsi l’impératif catégorique est une proposition synthétique a priori, une proposition nécessaire et dont pourtant le prédicat ne peut pas être dégagé par analyse de la notion du sujet.

[4] Du concept à la formule de l’impératif catégorique

Après en avoir expliqué le concept, Kant se donne pour objectif d’étudier les deux premières formules de l’impératif catégorique contenues dans la deuxième section des ‘Fondements de la métaphysique des mœurs’. A l’analyse, la bonne volonté est apparue jusque-là comme une volonté purement rationnelle. Mais par là, et c’est la difficulté qui a été rencontrée, il a été impossible d’établir par expérience qu’il y ait eu un seul acte de moralité, un seul acte où la maxime d’une action ait reposé sur uniquement sur la représentation du devoir, et sur le pur respect pour le devoir. Dès lors, le problème kantien : comment un impératif catégorique est-il possible ? c’est-à-dire comment l’impératif qui commande sans aucune condition, doit-il être résolu absolument a priori ? Il s’agit par conséquent de démontrer a priori qu’il y a une existence possible de la moralité, alors que nulle expérience de fait ne peut être invoquée comme expérience d’une action, ou même d’une simple intention certainement morale. Il s’agit de passer de la ‘valabilité’ à la réalité. C’est pourquoi avant d’aborder vraiment le problème, Kant veut d’abord énoncer clairement cet impératif catégorique. Or, dans le texte qui va être étudié maintenant, il s’agit de déduire la formule de l’impératif catégorique à partir de son simple concept, déduction qui devrait être assez simple. Si, en effet l’impératif catégorique est purement rationnel, on doit pouvoir déduire de la seule raison les caractères qu’il devra posséder. Et c’est en effet ce que Kant va faire en recherchant si le simple concept de l’impératif catégorique n’en pourrait pas donner aussi la formule.

Or, dès que l’on conçoit un impératif catégorique, on sait aussitôt ce qu’il contient, car l’impératif, dit Kant, ‘ne contenant outre la loi, que la nécessité où est la maxime de se conformer à cette loi, et cette loi n’étant subordonnée à aucune condition qui la détermine, il ne reste plus que l’universalité d’une loi en général à laquelle la maxime de l’action doit être conforme, et c’est cette conformité que l’impératif nous représente comme nécessaire’. Phrase, certes, un peu longue, qui résulte d’une traduction littérale, mais où chaque mot compte.

Kant, tout préoccupé par ses déductions n’a pas eu le loisir de se poser la question d’une conscience intentionnelle puisque d’une part, pour lui, la raison est une faculté qui pose des lois, et que d’autre part, la conscience du sujet n’est jamais en rapport avec l’absolu.

De ce fait, l’expérience même dont Kant est parti ne peut plus être interprétée que comme il va le faire maintenant : ce contact avec l’absolu, c’est un contact du sujet avec lui-même, avec sa raison. Et cette raison elle-même n’est pas une raison connaissante, ce n’est pas une raison qui entre en contact avec l’être ou avec ses valeurs. C’est une raison, répétons-le, qui pose des lois, une raison législatrice. Ainsi la volonté étant définie comme l’action raisonnable, la raison proprement métaphysique étant éliminée, que nous reste-t-il ? Hors de la raison technicienne soumise aux désirs, il ne nous reste que l’impératif catégorique. Mais que peut-il être ? Il ne peut être que celui qui émane d’une raison qui ne commande que soi, d’une loi qui ne commande qu’elle-même, d’une raison qui est par conséquent, pure exigence d’universalité. Nous arrivons ainsi à l’idée d’une pure forme. L’impératif catégorique n’est tel que parce qu’il concerne la seule forme de l’action, celle-ci devant être accomplie sans autre représentation que celle de la loi. Ainsi, parvenus à ce stade, nous sommes en mesure de commenter très exactement le texte où Kant déclare que seule la loi morale peut apparaître comme loi de la volonté. La loi morale s’impose de façon absolue et cela dans la mesure où elle ne retient que la forme de toute loi, à savoir l’universalité même.

D’où la première formule de l’impératif catégorique : ‘Agis toujours d’après une maxime que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle’.

Par conséquent, l’impératif catégorique ne contient que la loi et la nécessité pour la maxime de se conformer à la loi. Telle est la formule mère, dont Kant tire aussitôt une seconde : ‘Agis comme si la maxime de ton action devait, par ta volonté, être érigée en loi universelle de la nature’. Et ce n’est qu’après cette seconde formule que Kant consent à donner des exemples susceptibles de les faire comprendre l’une et l’autre, de les éclairer toutes deux.

Suivent quatre exemples, obtenus selon une double division des devoirs, classiquement admise à l’époque de Kant, entre, d’une part, devoirs stricts et devoirs larges et, d’autre part, devoirs envers soi-même et devoirs envers autrui.

Que nous apprennent ces exemples dans leur généralité ? On n’est pas sans constater qu’il y a des actions dont la maxime est telle qu’elle ne peut même pas être conçue sans contradiction comme loi universelle de la nature. C’est le cas pour les actions qui sont interdites par les devoirs stricts [1er et 2ème exemple]. Dans le cas des devoirs larges, on peut à la rigueur concevoir une nature qui subsisterait une fois la loi violée, une nature qui aurait pour loi, si je peux dire, la maxime condamnée et qui demeurerait cependant. Ainsi, dans le troisième exemple, on peut très bien concevoir l’existence d’une nature où personne ne cultiverait ses dons. C’est même le cas, nous dit Kant, chez certains indigènes des mers du Sud qui ne cultivent pas leurs dons, et dont pourtant la société demeure à titre de nature. Et dans le quatrième cas, on peut également très bien concevoir l’existence d’une espèce humaine où nul ne porterait secours à autrui. Mais alors, il y aurait toujours contradiction, dans la volonté, à vouloir universaliser la maxime, à vouloir une telle nature. Autrement dit, une telle nature, et nous verrons sous peu l’importance d’une telle remarque, peut très bien demeurer en fait, elle ne peut pas être moralement ‘voulue’.

Ainsi, dans toute action, il y a une maxime et il y a une loi. Il faut que la maxime soit conforme à la loi. Je sais que la maxime doit être conforme à la loi. Mais je peux aussi, tout en sachant cela, tout en reconnaissant l’impératif moral, choisir par inclination une maxime qui soit contraire à la loi, et qui, par conséquent, ne puisse pas être universalisée.

La détermination kantienne de l’impératif catégorique reste donc, dans la première formule, purement rationnelle et formelle, et les quatre exemples fournis n’y changent rien. Il s’agit au nom d’une loi universelle de déterminer les maximes dont doivent procéder nos actions ; et aussi d’indiquer la façon dont nous pouvons juger si elles sont, ou non morales.

[5] De la loi morale aux fins en soi et à l’autonomie de la volonté

A partir de la cinquième leçon, l’analyse kantienne se poursuit de plus en plus dans la perspective d’une moralité, comme présente dans l’homme, comme conçue au sein de la volonté effective de l’homme. Vouloir, pour l’homme, ce n’est pas seulement vouloir selon des règles, c’est vouloir quelque fin, et se la représenter. Encore ne faut-il pas laisser perdre le caractère rationnel de la moralité.

Pour ce faire, Kant distingue les fins subjectives qui reposent sur des mobiles, des fins objectives qui reposent sur des motifs. Le mot ‘mobile’ désigne toujours une influence affective sur l’action, le mot ‘motif’ désigne au contraire une motivation rationnelle de l’action. Il y a donc des fins qui naissent des désirs, qui sont relatives aux désirs, et qui, comme telles, varient avec les sujets, car chaque sujet a ses désirs. Il y a d’autre part, des fins objectives qui s’imposent à tous les êtres raisonnables. Il est clair qu’en ceci le mot ‘objectif’ est pris dans le sens. d’être conforme à l’objectivité telle que la détermine la raison.

C’est dire que la bonne volonté pourra, elle aussi, avoir une fin qui doit, bien entendu, être rationnelle, être universelle. Et pour en revenir aux impératifs, il y aura donc des fins subjectives propres aux impératifs hypothétiques et des fins objectives propres à l’impératif catégorique.

La suite du texte nous apprend que l’impératif catégorique serait impossible si rien ne pouvait servir à la volonté humaine de fin objective. ‘L’impératif catégorique, dit Kant, doit s’appuyer sur la représentation de la fin qui est fin en soi’. Cette condition s’ajoutant à celles qui rendent possible l’impératif catégorique, nous sommes donc amenés à découvrir ce qu’est une fin en soi. Elle est constituée par tout être raisonnable, donc par l’homme. Par conséquent, pour que l’impératif catégorique soit possible, il faut que l’homme soit considéré comme fin. Seules les personnes, c’est-à-dire les êtres raisonnables, en l’espèce les hommes, peuvent être des fins en soi. L’impératif peut ainsi recevoir une fin sans cesser d’être catégorique. D’où la deuxième formule – dérivée de l’impératif catégorique : ‘Agis de façon à traiter l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne des autres, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen

Ainsi Kant, en énonçant cette nouvelle formule, opère-t-il une sorte de renversement. Le respect de la loi qui contraint l’humanité semble devenir le respect de l’humanité elle-même, laquelle, pour nous, comprend autre chose que la pure raison. Car si ce n’était pas le cas, il aurait fallu que Kant nous ait dit ‘être raisonnable’ ou même ‘raison’, tout court. Or, il dit ‘personne’, il dit ‘humanité’. Ce n’est donc pas seulement la raison, c’est, sinon la substance, du moins l’existence de l’homme qui exprime en ceci une valeur absolue. Pour Kant, la personne humaine semble s’identifier purement et simplement à l’universel. Elle n’est pas une substance au sens classique, elle n’est pas une forme qui s’imposerait à une matière ; elle n’est pas non plus une unité qui ferait la synthèse de nos différents états. Elle n’a rien de commun avec ce que j’appelle l’individu, ni avec nos besoins, ni avec nos tendances, ni avec nos inclinations ; mais elle n’a rien de commun non plus avec ce qui fait comme l’unité et comme la synthèse de ces inclinations et de ces tendances. Et si, par conséquent, comme Kant le déclare lui-même, la personnalité s’identifie à la loi morale, la loi morale devient la personnalité même ; formule qui n’a de sens et d’utilité que parce qu’elle admet que la raison est incarnée dans l’homme, qu’elle existe dans l’homme, que l’homme est son véritable sujet.

L’impératif pose la fin, et du fait qu’il pose la fin, on ne peut plus dire qu’il se subordonne à la fin, mais que, de la considération de la fin, il déduise le moyen de l’atteindre. En d’autres termes, malgré l’obscurité, malgré l’ambiguïté que peut présenter le terme ‘fin’, il est clair qu’il ne s’agit pas d’une fin à réaliser, mais d’une fin à respecter. L’homme est une fin que, purement et simplement, je respecte. Je dirais volontiers que ce n’est pas une fin de la volonté, mais une fin pour la volonté, et même une fin devant la volonté.

Kant en vient à formuler le principe du droit qui sera que ne doit jamais voir sa liberté subordonnée à celle d’autrui. Et sa règle (deuxième formule) sera : ‘Agis extérieurement de telle sorte que l’usage de ta liberté puisse s’accorder avec la liberté de chacun, suivant une règle générale’. Si l’homme a des droits, c’est en tant qu’il est personne et par conséquent le droit ne peut être établi qu’a priori. Pour lui, il est clair que toute sociologie, de même que toute morale utilitaire est un naturalisme, et que toute science qui en émane conduit à vouloir tirer le droit du fait. Ici, l’affirmation centrale est inverse. Nos droits émanent, non pas en tant que nous sommes nature, mais en tant que nous sommes personne. Et par conséquent, au point de vue de la seule raison, les deux formules sont strictement équivalentes. On ne peut pas parler de subordination de la fin à la loi, ni de la loi à la fin. Il y a cependant une difficulté qui naîtrait si l’on tenait à considérer séparément les deux formules. En effet, pour la première, si l’on considère la volonté comme sujette à la loi, on peut craindre que cette soumission lui soit imposée comme venant du dehors, auquel cas, il faudrait avouer qu’elle ne serait plus fin en soi. Mais je risque aussi de tomber dans une erreur, celle qui, considérerait la loi comme un simple moyen. Puisque la raison est fin en soi, la loi risque d’être tenue pour un simple moyen. Il est donc nécessaire de faire apparaître l’identité des deux formules. C’est ce que réalise le troisième principe, celui de l’autonomie. Ce principe, dit Kant, se présente ‘comme condition suprême de l’accord de la volonté avec la raison pratique universelle, à savoir l’idée de la volonté de chaque être raisonnable conçue comme volonté législatrice universelle’. Il faut donc comprendre que la volonté est soumise à la loi de telle façon que ce soit elle qui pose la loi. ‘Et c’est, dit Kant, dans ce sens seulement qu’elle doit être regardée comme subordonnée à cette loi, dont elle peut se considérer comme l’auteur’. Ainsi, nous parvenons à la troisième formule : ‘La législation universelle de la conduite, c’est la volonté de l’être raisonnable qui doit être législatrice’. Cette formule met alors au jour l’essence même de l’impératif catégorique. Elle est par conséquent la plus importante des trois pour cette mise en lumière de l’impératif catégorique lui-même. Elle montre qu’il exprime l’autonomie fondamentale de notre vouloir, et que, ce qu’il exige quand il commande, c’est en somme que notre liberté soit pleinement restaurée.

[6] De l’autonomie de la volonté à la liberté

Après avoir établi l’autonomie de la volonté, Kant consent à poser le problème du fondement transcendantal de l’impératif catégorique.

A ce moment précis, Kant rappelle opportunément la distinction du monde sensible et du monde intelligible telle qu’elle résulte des analyses de la Critique de la raison pure. A la série des états de mon sens intime, sens qui me constitue comme sujet empirique, il oppose mon véritable moi, source d’activité. Il déclare que la conscience la plus vulgaire est déjà capable de semblables distinctions. Il attribue enfin à la raison, comme faculté supérieure à l’entendement, cette distinction du monde sensible et du monde intelligible. L’homme peut donc se considérer lui-même de deux points de vue différents. En tant qu’il appartient au monde sensible, il obéit aux lois de la nature ; en tant qu’il appartient au monde intelligible, en tant qu’il est noumène, comme le dira plus tard Kant, il obéit aux lois de la raison et de la moralité.

Arrivé à ce point de la démonstration, on serait tenté de croire que c’est ce concept rationnel de ‘moi intelligible’, de ‘noumène’, qui est la solution définitive du problème. En un sens, elle l’est en effet.

Pourtant, il est difficile de croire que nous soyons ici en présence d’une véritable solution. Car enfin, le monde intelligible, nous le savons, est complètement inconnaissable, et il n’est pour nous qu’une idée. Dans la Critique de la raison pure, nous avons bien vu que tout n’et pas limité au monde des phénomènes ; nous avons bien vu que le monde des phénomènes lui-même n’a de sens que parce qu’il est construit par notre propre connaissance.

Nous avons compris, par conséquent, qu’il est possible d’admettre à la fois que tout soit déterminé dans le plan du connu, et que pourtant, dans le plan nouménal, quelque chose est réellement libre. Mais nous n’avons absolument pas prouvé que quelque chose est réellement libre. Nous ne pouvons donc pas user ici de ce concept de moi intelligible en une affirmation catégorique, et nous permettre de réaliser la synthèse des deux termes que nous voulons unir en un jugement de réalité.

Certes, ce qui a été montré par Kant, après qu’il ait rappelé la conclusion de la Critique de la raison pure, c’est qu’il n’y a pas de contradiction entre le fait de se considérer comme phénoménalement déterminé, et celui de se considérer comme libre au point de vue nouménal. C’est déjà extrêmement important d’autant que cette démonstration nous fait sortir de la position classique du problème tel qu’il se posait au temps de Kant, et tel qu’il se posera souvent encore après lui. Montrant que le monde qui est soumis au déterminisme est le monde ‘connu’ et du fait que je me considère moi-même comme un être connu, c’est-à-dire que je me considère comme un sujet à l’intérieur du temps, il est bien évident qu’ayant imposé à mon moi, pour le connaître, la forme même du temps, puis les diverses catégories dont celle de causalité, je ne peux me comprendre ou me faire connaître qu comme déterminé. Mais il ne s’ensuit pas que le noumène que je suis soit déterminé.

Donc, Kant a fait un pas considérable. Il a évité la contradiction qu’il y aurait à se déclarer à la fois déterminé et libre. Il a montré que l’homme peut se prétendre à la fois déterminé et libre. Il a par conséquent ouvert la porte à la possibilité du ‘fait moral’, puisque nous avons vu que le fait moral lui-même, l’impératif catégorique suppose la liberté.

Or, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, c’est-à-dire en 1785, la notion de l’autonomie nous a fait faire un double progrès. D’une part, premier progrès, elle nous a permis d’identifier la liberté transcendantale et la liberté pratique. Dans ce document, la liberté pratique ou liberté morale est fondée, si l’on peut dire sur la liberté transcendantale. Soustraite à une analyse purement psychologique, elle passe dans le plan des noumènes. D’autre part, deuxième progrès, Kant réduit la liberté pratique à une liberté purement morale ; toute action inspirée par des maximes intéressées est, cette fois, rejetée dans le plan du déterminisme moral. Ainsi, nous rencontrons une conception de la liberté pratique qui, d’une part s’identifie à la moralité, et, d’autre part, à la liberté transcendantale.

C’est bien à partir de la conscience de la loi posée comme réelle que nous nous élevons à la liberté. ‘Pour qu’on ne songe pas, écrit Kant, à trouver ici des inconséquences, je rappellerai que la liberté est la ratio essendi de la loi morale, mais que la loi morale est la ratio cognoscendi de la liberté’. S’il n’y avait pas de liberté, la loi morale ne serait pas en nous, mais si la loi morale ne nous était pas connue, nous ne connaîtrions pas la liberté. Or la loi morale nous est connue. Nous pouvons donc connaître la liberté par elle. Ici, par conséquent, la loi nous révèle bien, en réalité, la raison pure pratique, et le problème qui revenait sans cesse dans la perspective des Fondements de la métaphysique des mœurs, à savoir si l’impératif catégorique est réel, disparaît. C’est pourquoi Kant, pour désigner la conscience de la loi, emploie le terme de ‘fait de raison’.

[7] La doctrine de la liberté dans la ‘Critique de la raison pratique’

Kant, dans sa seconde ‘Critique’, entend étudier la doctrine de la liberté en partant explicitement de la loi morale comme fait de la raison.

Si la conscience morale n’a pas à faire appel à l’expérience, c’est qu’elle constitue elle-même une sorte d’expérience. La présence de la loi morale en nous peut être, en prenant le mot expérience au sens large, expérimentée. Il y a donc bien là un fait de raison, une expérience morale proprement dite.

La loi est réellement en nous, il y a une conscience et une expérience de la loi, et par cette expérience, la raison pure ‘se manifeste’ par l’autonomie. Et quel que soit le principe moral présenté, il sera facile d’apercevoir qu’on peut le tirer de la loi, le déduire, si l’on peut dire, de la loi, le dériver de la loi, mais que la loi demeure tout à fait a priori par rapport à lui.

Il résulte de là que, si l’expérience morale peut être multiforme, son principe, le fait de raison qu’elle révèle est toujours le même, et c’est la loi.

C’est donc de la loi que tout doit être déduit, jusqu’à la connaissance que j’ai du fait que je suis libre. La liberté elle-même, est, selon l’ordre de la connaissance, dérivée de la loi.

Il y a donc une structure de la raison, qui paraît annoncer que la liberté coïncidera purement et simplement avec la loi. La volonté divine elle-même, sur ce point ne diffère pas de la nôtre. Dès lors, la liberté doit se confondre, semble-t-il, avec l’autonomie elle-même, c’est-à-dire avec notre pouvoir de poser la loi. C’est la doctrine que nous avons rencontrée dans les Fondements de la métaphysique des mœurs. C’est elle que nous retrouvons dans l’ Analytique de la raison pratique.

La liberté, négativement, c’est le pouvoir d’échapper aux désirs sensibles. Au sens positif, c’est le pouvoir de poser la loi qui va nous déterminer. C’est donc bien l’autonomie. Et en ceci, on le voit la liberté se confond avec la loi. Elle la pose, sans aucun doute, mais elle ne peut poser qu’elle, et elle ne peut pas ne pas la poser. Par conséquent qui dit volonté libre dit volonté raisonnable, dit volonté posant la loi. Et c’est pourquoi l’expérience de la loi, la réalité de la loi, si l’on peut dire, rend seule la liberté indubitable.

Le concept de liberté, ainsi défini, fait appel aux deux raisons, puisqu’il est d’abord une idée transcendantale de la raison pure théorique et que, ensuite, c’est la raison pratique qui lui fournit un véritable contenu. C’est par conséquent, maintenant, une idée transcendantale pratiquement vérifiée et réalisée. Seulement, à y bien regarder, en affirmant la liberté, nous n’affirmons pas autre chose que l’autonomie, c’est-à-dire le pouvoir qu’a la volonté de poser la loi elle-même. Le fait de raison, c’est la loi. La raison de connaître la liberté, la ratio cognoscendi de la liberté, c’est la loi. Qu’est donc la liberté elle-même ? C’est la ratio essendi de la loi, c’est tout simplement ce qui explique la présence de la loi en nous.

Ainsi, lorsque Kant déclare que la seule volonté libre, c’est la liberté morale, il reprend bien la suite de ce que disent les philosophes classiques. Et il estime à sa façon, bien que définissant la bonne volonté d’une tout autre manière, que seule la bonne volonté est une volonté libre. Seulement, au lieu d’expliquer cette liberté par l’élimination des obstacles théoriques qui empêchent la volonté de voir le bien, il l’explique par le fait que la bonne volonté pose la loi morale. Dès lors, il peut prétendre à son tour que la liberté authentique et véritable de l’homme ne se trouve que lorsque l’homme échappe aux désirs sensibles et réalise la moralité.

Voilà par conséquent la conception de la liberté telle qu’elle se trouvait dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, et que, d’une certaine façon, nous retrouvons dans l’ Analytique de la raison pratique.

Kant passe alors au second texte intitulé Examen critique de l’Analytique. Ici, il prend les choses tout autrement. Cette fois, il est soucieux d’expliquer qu’il puisse y avoir en nous des actions et des dispositions contraires à la loi, actions et dispositions dont nous nous sentons, et dont nous sommes en fait responsables. Par conséquent, si l’on peut dire qu’il part encore de l’expérience morale, il faut souligner que l’expérience morale ici considérée, c’est celle du remords, c’est celle de la mauvaise conscience.

Après avoir déclaré il y a quelques instants, que l’être raisonnable se donne librement son caractère intelligible, Kant en vient à se demander comment on peut appeler libre un homme ‘relativement à la même action dans laquelle il est soumis à une nécessité naturelle inévitable’. L’exemple du caractère est en ceci particulièrement éclairant. Lorsque nous disons, entre autre, d’un homme qu’il est méchant, nous affirmons contradictoirement et simultanément que sa méchanceté fait partie de son caractère, et donc qu’elle est irrémédiable, déterminée, et pourtant que cet être est responsable de sa méchanceté même, et donc qu’il est libre d’être méchant, qu’il est librement méchant, jusqu’à conclure qu’il s’est choisi méchant, qu’il se choisit méchant. Nous attribuons alors le choix à une sorte d’instant que nous tenons, à la fois et contradictoirement pour intemporel et temporel.

Et Kant de déclarer que tout ceci s’explique très bien, et qu’il n’y a aucune contradiction dans ce que nous disons. La conscience populaire, la conscience morale, est pour lui toujours parfaitement lucide. Elle sent confusément, mais sûrement, d’une part, que le choix du caractère est intemporel, que d’autre part, tout ce que nous sommes dans le temps est choisi, et que par conséquent tout ce que nous sommes est à la fois déterminé et libre. Ce qui ne veut pas dire, comme on l’a déjà fait remarquer, que le choix a été fait dans le passé, ce qui reviendrait à placer le choix à l’intérieur du temps, à un moment passé du temps. Mais ce qui revient à dire que chacun de nos actes est soumis à une double causalité, dont l’une, libre, pose la totalité du moi et de notre caractère, et dont l’autre, déterminée, apparaît dans le temps à la raison connaissante.

En somme, si je considère un acte humain quelconque, je peux, en le considérant à l’intérieur du temps, le rattacher à ses causes, et, d’autre part, je peux le considérer comme libre.

Mais voici qu’apparaît une troisième liberté, cette fois au niveau des postulats. Kant en effet introduit, à titre de troisième postulat, le texte de la Critique de la raison pratique intitulé : ‘Sur les postulats de la raison pratique en général’. Ce postulat –qui chez Kant est réduit à une simple croyance – concerne tantôt le règne de Dieu, tantôt le souverain bien à réaliser par nous, tantôt la liberté. Faut-il admettre que cette liberté comme postulat signifierait chez Kant, la confiance que je dois avoir dans la puissance que je puis posséder de produire ici-bas la vertu, et préparer par là l’avènement du souverain bien. De fait le libellé du postulat invite à cette interprétation. Il s’agirait alors d’une liberté militante, obligée de lutter contre les inclinations sensibles. Cette liberté n’est ni identique à la loi, ni au choix nouménal et fondamental dont il a été question. Elle n’est, par conséquent, pas identique aux deux aspects de la liberté qui viennent d’être examinés. Elle est postulée par la loi. Et, en effet, croire que nous sommes capables de réaliser le bien ne peut être pour nous qu’un objet de foi. La liberté postulée serait ainsi la source d’un progrès, d’une marche en avant que l’immortalité de l’âme rend possible, et dont l’existence de Dieu nous fait espérer que le terme dernier sera l’accord de la moralité parfaite et du parfait bonheur.

Restent les deux autres conceptions de la liberté qui sont, l’une et l’autre des pièces nécessaires de l’œuvre proprement critique, et définitive de Kant.

Nous nous trouvons placés ainsi devant deux concepts d’égale valeur, affirmés l’un et l’autre d’une façon catégorique. Or, il est clair que nous ne pourrions concilier les idées qui y sont inclues, sauf à les hiérarchiser. Cette hiérarchie, de fait, peut être essayée en deux sens.

On peut estimer que le concept central de la morale de Kant, c’est le concept de l’autonomie. Il est en effet tout à fait compréhensible de dire que l’acte par lequel notre volonté libre pose la loi, à laquelle doit obéir tout être raisonnable, est le fondement de l’acte par lequel ma volonté se soumet à la loi, ou se met en rébellion contre elle. L’acte essentiel de la liberté, c’est alors l’acte moral, c’est l’acte qui pose la loi. Après cet acte, il reste un résidu, traduisant le fait que tout n’est pas soumis à la loi, qu’il y a des êtres qui se révoltent contre elle. La liberté autonomie serait par conséquent le fondement de toute liberté. Elle en est le fondement puisque seule elle rend possible la liberté de choix elle-même..

On peut au contraire, et dans un sens diamétralement opposé, considérer que la liberté, en fondant la loi, demeure à certains égards distincte de la loi elle-même. La liberté fonde la loi, mais, dans l’acte par lequel elle la fonde, elle la dépasse. La liberté ne peut plus, dès lors, se ramener à la raison, se limiter à la raison pratique. En ce sens, loin de se confondre avec la volonté, la loi lui donnerait seulement des prescriptions, et la liberté suprême consisterait dans l’indépendance totale de la personne, même à l’égard de la loi morale. Dans ce cas, par conséquent, nous arriverions un peu, au niveau de l’homme, à quelque chose d’analogue au Dieu de Descartes, qui pose des valeurs. Il y aurait quelque chose de plus profond que la liberté morale, ce serait la liberté transcendantale.

En fait, toute expérience morale, comme expérience de l’autonomie, suppose à côté d’elle, et en même temps qu’elle, en liaison avec elle, corrélativement à elle, un renvoi à une autre liberté, celle de choisir pour ou contre la loi. Et cette autre liberté elle-même n’a de sens que par la loi, puisque, sans la loi, elle ne nous serait jamais révélée, et ne nous ne serions jamais sûr de ne pas être dans le pur déterminisme. En sorte que la première nous renvoie à la seconde, mais la seconde nous renvoie à la première.

En définitive, pour nous limiter à la date de la Critique de la raison pratique, nous sommes devant le problème suivant : toute expérience morale, si on la creuse à fond, se révèle non seulement comme expérience de la loi, mais comme expérience d’une liberté qui dépasse la loi, et qui peut choisir contre la loi. On ne peut réduire la liberté de l’homme à celle du choix entre la loi morale et son contraire. Mais on ne peut non plus réduire la liberté de l’homme à celle du pur pouvoir de poser la loi. Par conséquent l’expérience morale qui prouve la liberté n’est pas seulement celle de la volonté, c’est aussi celle de la mauvaise conscience ; c’est à la fois l’expérience de la loi et l’expérience du pouvoir de ne pas se soumettre à la loi. Et l’unité de ces deux pouvoirs ne peut être conçue que dans le domaine nouménal. Mais n’est-ce pas alors transposer la contradiction sans le dit domaine ? Car l’unité est affirmée, mais ‘non pensée’ comme s’y trouvant. Nous demeurons devant la contradiction.

Pourquoi ceci n’est-il pas clair ? Parce que nous ne sommes plus dans une perspective cartésienne, ou classique, où les valeurs seraient posées par une autre liberté, par une autre volonté que la mienne. Car, ici, chez Kant, la valeur ou la loi, puisqu’il s’agit de la loi, n’est plus posée par une autre volonté que la mienne. Il y a par conséquent autonomie et qui dit autonomie dit liberté. Nous sommes dès lors devant deux concepts dont l’unité ne peut pas être pensée et qui demeurent nécessairement contradictoires. La volonté de l’homme peut bien s ‘élever contre celle de Dieu, mais peut-elle se nier elle-même ? Peut-elle s’élever contre sa propre loi ? C’est bien, et dans le domaine intelligible lui-même, ce que Kant demande d’admettre.

[8] L’objet et le mobile de la raison pure pratique

Les seuls objets de la raison pratique sont le bien et le mal. Mais que peuvent être le bien et le mal ? Bien et Mal qui seraient métaphysiquement définis ? Cela est impossible, puisque nous n’avons pas d’intuition intellectuelle ; ainsi, toute connaissance métaphysique du bien et du mal nous est refusée. Dès lors, il ne reste plus que le bien et le mal sensibles. Mais on sait déjà qu’on ne saurait leur subordonner la moralité, avec laquelle ils n’ont rien de commun ; par contre, il a été clairement établi le pouvoir qu’a la raison de se séparer du monde sensible, d ‘échapper à son déterminisme, et de lui imposer sa propre législation. Le bien sera donc dérivé de la loi, et, par l’autonomie, du sujet lui-même. Il sera tenu pour inhérent à la bonne volonté. Il ne peut être dérivé d’un objet posé comme tel. Il ne peut être dérivé que du sujet lui-même. Et ceci explique la théorie des Fondements de la métaphysique des mœurs, étudiée précédemment, et où le caractère bon de la volonté résidait dans sa seule intention.

Mais le contenu de cette théorie est présentement rencontré dans l’ordre synthétique, c’est-à-dire dans l’ordre vrai, en sorte que ce que nous voyons maintenant explique, par la simple analyse de la conscience morale, tout ce que nous avons déjà découvert dans les Fondements

En morale, comme dans la théorie de la connaissance, la doctrine de Kant se présente comme une doctrine du sujet, une philosophie qui assure le primat du sujet. Pour la connaissance, c’est bien connu ; c’est la fameuse révolution copernicienne de Kant. Mais pour la morale, il s’agit de même d’établir que la source de la moralité est tout entière dans le sujet, et non dans un bien objectivement définissable. Il y a, en termes modernes, intériorisation des valeurs. Cette intériorisation des valeurs est manifeste dans l’intention morale, considérée d’abord comme seule bonne, puis fondée dans l’autonomie ; elle révèle ici à nouveau ses conséquences puisque l’objet de la raison pratique se trouve posé par la liberté morale elle-même. Tout repose sur le fait que le sujet kantien n’a pas une connaissance métaphysique positive de son action et de sa propre causalité. C’est pourquoi, d’une part, il doit s’en tenir à la conscience de son intention, et que, d’autre part, si le sujet veut penser sa propre causalité, il ne peut le faire que par l’intermédiaire d’un objet de sa volonté.

Mais cet objet n’est encore que le résultat, et la simple projection de la propre activité originelle du sujet. Il émane de sa nature d’agent raisonnable. Le bien ne peut être compris qu’à partir de la liberté, conçue bien entendu, comme pure autonomie. Ainsi, le primat du sujet se retrouve toujours.

On voit ensuite Kant se retourner contre les morales classiques qui partent de l’objet et discuter leur ancienne formule : ‘Nous ne désirons rien si ce n’est sous la raison du bien’. C’est là dire que toute volonté est, dans son essence, une volonté du bien. Après l’avoir énoncée, Kant remarque que la formule est acceptable en un sens, mais que précisément le ‘sous la raison du bien’ (sub ratione boni) peut avoir deux sens. Elle peut vouloir dire, soit que nous voulons une chose conformément à la loi qui gouverne notre volonté, et en ce sens elle est légitime, soit que nous la voulons selon une idée externe du bien, une idée reçue du dehors, et c’est alors l’hétéronomie : en ce sens la formule doit être rejetée.

Mais ce que veut établir Kant, comme on l’a vu, et avec insistance, c’est le primat du sujet libre sur tout objet. La bonne volonté est d’abord définie comme formelle, et dans son intention même. Donc, quand elle pose un objet, cet objet ne peut dépendre que d’elle. Et c’est bien évidemment cet objet qui est représenté comme le bien.

La façon dont les concepts se rapportent à des objets est définie par des catégories. Kant en dresse une table. Ce qu’il est important de souligner, c’est que ces ‘catégories de la liberté’ se trouvent, par rapport à l’intuition, dans une situation très différente de celle où étaient les ‘catégories de la raison théorique’. Elles n’ont pas à attendre que des intuitions leur permettent de se réaliser puisqu’elles sont, cette fois, dans la situation de produire les réalités qui dépendent d’elles. Nous n’avons pas surtout pas à nous demander comment se résout le problème de la réalité morale puisque, comme Kant l’a dit, jamais peut être un acte moral n’a été accompli depuis le commencement du monde. Nous n’en avons pas moins le devoir d’être moraux. Même s’il n’y a jamais eu un homme moral, j’ai le devoir de l’être. Et je n’ai pas, quand je me demande si je dois faire mon devoir, à rechercher si les autres le font ou ne le font pas. C’est là une question qui n’a aucun intérêt moral. Elle peut avoir un intérêt sociologique, mais elle n’a aucun intérêt moral. Le domaine est celui du droit : j’ai la faculté de faire mon devoir. Par conséquent, l’objet doit être représenté comme l’effet de ma seule causalité morale. Mais une difficulté demeure : celle de la mise en contact des deux domaines. Si je n’ai pas à attendre de l’intuition que l’expérience me révèle une action morale, le devoir qui m’oblige à faire une action morale m’oblige bien à effectuer celle-ci dans le monde sensible. Autrement dit, elle doit s’insérer dans le monde sensible, dans le monde de la science, dans le monde de la connaissance objective. Or, tous les cas ‘possibles’ d’action qui se présentent sont des cas empiriques. Et ils relèvent par là de la loi de la causalité naturelle. Comment vais-je appliquer à ces cas une loi de la liberté ?

Sans pouvoir ici recourir au schématisme que Kant avait utilisé pour expliquer la constitution de l’objet via l’unité de la connaissance, il vise ici à établir un rapport d’analogie, un rapport d’image, de pur symbole.

Je vais donc comparer la maxime de mon action à une loi universelle de la nature. L’idée de loi universelle peut ainsi servir à juger ma maxime selon des principes moraux

Et l’on se souvient des textes où étaient soigneusement distinguées l’action seulement accomplie conformément au devoir et l’action accomplie par devoir, c’est-à-dire par respect pour la loi.

Kant va expliquer le respect en reprenant l’analyse de la bonne volonté comme volonté humaine, c’est-à-dire comme volonté sans doute morale, telle qu’elle apparaît dans un être où la raison est jointe à la sensibilité. Une telle volonté a des motifs et des mobiles. L’essentiel du problème est que dans la Critique de la raison pratique, tout, absolument tout, doit être dérivé de la loi morale.

En ce qui concerne la découverte du mobile, il ne s’agit de rien de moins que de faire la synthèse de la loi morale et du sensible lui-même, de la sensibilité elle-même.

Le respect, tel que l’analyse Kant, est le pur respect moral. Il ne dépend d’aucune impression sensible, il est provoqué par la loi, et il a la loi seule pour objet. Il est donc le seul sentiment qui réponde aux conditions du problème. Kant maintient toujours en ceci, par conséquent, que le sentiment comme tel est toujours égoïste, qu’il se réduit à l’amour de soi, au désir du plaisir. Seul le respect peut être dit, par conséquent, un sentiment moral, un sentiment non pathologique, selon l’expression de Kant, et cela s’aperçoit à ce qu’il humilie et rabaisse tous les autres sentiments, dont il se distingue aisément. Le respect est ‘un effet pratique’.

Autrement dit, dans la synthèse de la loi morale et de la sensibilité qui est ici opérée, toute l’action, toute la causalité véritable, doit être maintenue à la loi. C’est la loi qui affecte la sensibilité, et il n’y a aucune exception à la règle qui veut que tout dérive de la loi.

Ce que nous saisissons, là comme toujours, c’est un fait de la raison. L’action de notre raison est saisie par la conscience de ses effets. Nous remontons par conséquent, de l’expérience morale, de l’expérience du respect, à ses conditions a priori. Et, en cette démarche Kant ne varie jamais. Le respect, tout le monde le sent en soi, dépasse et humilie le moi sensible. Il doit donc être déterminé par la loi. Et c’est pourquoi, bien que, dans le respect, la conscience morale s’éveille dans la partie individuelle de notre être, il ne faut pas croire qu’une véritable unité soit à ce niveau rendue à l’homme. Car c’est synthétiquement que le respect unit l’affectivité à la loi, C’est comme du dehors qu’il s’impose à l’affectivité. C’est pourquoi il la rabaisse.

Le respect, par conséquent, comporte crainte, contrainte et sacrifice. Il est lié à la conscience de notre subordination à l’autorité absolue de la loi. Mais il a un double aspect de contrainte et de relèvement ; de relèvement, en effet, en ce qu’il exalte notre personnalité raisonnable, nous rendant ainsi capables de nous penser comme supérieurs à la nature entière. Encore est-il que cette dignité exaltée dans le respect se réduit à celle de notre personne morale, de notre propre moralité, de la présence en nous de la loi.

Reste la question de l’amour. Une considération proprement philosophique semble lui faire appel ici : si l’on y réfléchit bien, l’appel au respect ne semble pas résoudre tout à fait le problème qui nous était posé…En effet, si l’on aperçoit bien, selon l’analyse de Kant, le double plan sur lequel vit l’homme, si l’on comprend bien que nous sommes, d’une part, une sensibilité égoïste, d’autre part, une loi morale rationnelle, on comprend moins bien comment l’humiliation de l’égoïsme peut être ressentie au sein même de la sensibilité, et, peut-on dire, et par la sensibilité elle-même. Car, enfin, pour que notre sensibilité se sente humiliée, il faut qu’elle ne soit pas tout à fait étrangère à la valeur même de la loi. Autrement dit, en creusant bien la chose, il nous faudrait trouver entre la loi et la sensibilité quelque chose qui leur serait commun, et ainsi faire appel à une troisième notion susceptible de réaliser l’unité de l’homme. Si, en lui, il n’y avait pas unité de sa sensibilité et de sa raison, on ne voit pas comment la raison morale pourrait affecter sa sensibilité. Or, cette question était classiquement résolue en invoquant l’amour, c’est-à-dire la découverte, au sein de notre sensibilité, d’une tendance vers la valeur. Conduit à ce problème par cette considération, Kant n’en refuse pas moins l’amour comme sentiment moral. En effet, il pense que ce que nous appelons amour, c’est toujours l’intérêt, et que, l’amour de la valeur, c’est trop beau pour l’homme. Il ne croit pas que ce que l’on peut trouver chez l’homme soit amour de la valeur comme telle.

Ainsi, à ses yeux, le respect ne peut pas se changer en amour et il n’y a donc aucun moyen de dépasser, sur le plan du sentiment, le respect lui-même. Reste à constater que nous sommes ici devant une conception pessimiste de l’homme. Selon Kant, notre sensibilité est coupée de l’Être. Seule, la loi morale nous offre un chemin vers lui. Seule la loi morale, et le respect que je dois avoir pour elle, voilà la seule façon dont je peux m’élever à une dignité proprement métaphysique. Dieu n’est pour moi qu’un concept, et non pas un être connu. Les autres hommes ne sont que des individus, en face de l’individu que je suis. Je ne puis guère les tenir que comme des moyens. L’Être est perdu. Reste la loi ; la seule loi.

Pour conclure, il faut encore le préciser, toute analyse proprement morale, chez Kant, est celle de la conscience divisée. Tout menace notre moralité : l’égoïsme, mais aussi le fanatisme, l’enthousiasme, la subordination de la personne humaine à des fins qui, prétend-on la dépassent. Que nous agissions tous au nom de telles fins, et puissions-nous alors nous ‘croire’ moraux, Kant n’en doute pas, mais il sait aussi que nous ne ‘pouvons’ nous savoir moraux. Nous ne pouvons même pas, alors, ne pas savoir, si nous examinons avec sincérité ce que nous sommes, que nous sommes immoraux.

[9] Le souverain bien et les postulats de la raison pratique

Le problème d’ensemble qui était posé dès le début : que faire pour que la moralité soit fondée, et garde un sens ? reçoit ici un dernier éclairage. La réponse dernière, qui nous est donnée, c’est celle-ci : pour que la moralité soit fondée, il faut que mon savoir s’arrête à ce monde. Il faut que je sache mon devoir, sans savoir si son accomplissement entraînera pour moi le moindre bonheur. Il faut que, même au prix du malheur, et dans le désespoir de l’égoïsme, le devoir s’impose. Mais alors naît un espoir nouveau, celui de la raison. Dieu et l’immortalité de l’âme peuvent être posés à titre d’objets de croyance au nom de ma pure raison pratique. Par conséquent il faut que je ne confonde jamais ce que je sais, ce que je dois, et ce que j’espère. Il faut séparer les trois grandes questions que Kant pose à l’homme et auxquelles sa philosophie fournit trois réponses résolument distinctes : Que pouvons-nous savoir ? Que devons-nous faire ? Que nous est-il permis d’espérer ? »



[1] Cette prise de position peut être vue comme le prélude à sa doctrine ‘de la bonne volonté’ comme seul élément purement moral.
[2] C’est du moins ce que pense Kant dès 1753, du fait de l’éducation piétiste qu’il a reçue de sa mère (religion et morale ont leur source, non dans l’entendement, mais dans le pur vouloir). De Stener, promoteur du piétisme, Kant retiendra encore sa conception rigide de la loi, sa conception tragique du mal qu’il faut vaincre. Mais, contrairement au piétisme qui attribue à Dieu (à sa grâce) ce qui nous permet de vaincre notre nature, il attribuera à la raison ce que Stener attribuait à la grâce.
[3] Nous sommes ici sur le chemin ‘du mal radical’.
[4] Aux yeux de la pure logique, la faute, l’erreur, ne sont rien ; c’est pourquoi Spinoza, à l’instar de Leibniz, a nié leur réalité.
[5] Cette raison pratique qui n’est autre que la raison morale ne peut se réduire d ‘aucune façon à la raison connaissante.
[6] Nous sommes ici sur le chemin des ‘évidences philosophiques’.
[7] Rien à voir avec cette paix promise sur la terre aux hommes de bonne volonté.
[8] différent d’a priori.
[9] C’est que le sentiment quel qu’il soit engendre toujours actions ou devoirs d’une manière relative mais jamais absolue.
[10] En écartant ce qui lui fait obstacle.
[11] Ce qui l’écartera encore un peu plus de Leibniz.
[12] Chez Wolff, toute raison se réduit à la raison théorique. Il disait notamment : ‘Le moyen de décider si notre conscience est droite ou non, c’est la démonstration’.
[13] Telle est la source de son idée d’un ‘règne des fins’.
[14] La liberté psychologique vient de ce que l’homme n’est pas soumis à la seule détermination fatale de ses mobiles affectifs, mais peut agir selon la connaissance intellectuelle qu’il prend de ses objets. Ce sera le cas dans l’impératif hypothétique.
[15] Ce que Kant définit par ‘métaphysique’, il faut le rappeler, c’est non seulement une science de l’être en soi, mais aussi une science purement rationnelle a priori, sans aucun élément empirique.
[16] Le titre donné à son ouvrage n’est traduit qu’incomplètement dans notre langue : il s’agit de – l’Etablissement d’un fondement (Grundlegung) – pour la métaphysique des mœurs.
[17] C’est la raison pour laquelle, dès la 1ère leçon, il a été bien souligné l’idée qui apparaît très tôt chez Kant, de l’identité de l’expérience morale et de l’expérience métaphysique.
[18] Source dont Kant, depuis 1775, est absolument convaincu qu’elle est rationnelle.
[19] Doctrine en provenance de philosophes anglais, écossais plus précisément.
[20] suivant toujours en ceci la seule évidence de la conscience populaire et commune.
[21] Kant rejette donc à la fois l’idée de Malebranche pour lequel la vertu est la conformité à un ordre de perfection intuitivement aperçu par notre raison, et l’idée utilitariste pour laquelle elle met en jeu quelque calcul de l’utile.
[22] S’il est facilement admis que l’action volontaire, c’est l’action soumise à la raison, il est en revanche difficilement admis par la philosophie du temps que la raison puisse trouver sa fin et son but en elle-même, dans la bonne volonté.
[23] Chose d’autant plus étrange que cette idée n’est alors nullement fondée par Kant, et qu’au moment de la recherche où nous sommes placés, elle demeure hypothétique.
[24] Il ne s’agit nullement, ici, d’un éloge de l’instinct comme on l’a souvent dit.
[25] Si Kant refuse une philosophie morale populaire, il refuse aussi une métaphysique de la connaissance de type platonicien, malebranchiste, classique, qui pourrait fonder la morale sur la connaissance métaphysique du bien. Car, d’une part il juge cette connaissance impossible, d’autre part, il pense qu’on ne peut pas dépasser la morale populaire.
[26] Sur un plan purement psychologique, ceci fait penser à certains moralistes qui, comme La Rochefoucauld, ont montré que l’égoïsme est source de toutes nos actions. Et ceci annonce certaines analyses de Freud sur l’inconscient dans lesquelles il sera montré que nous ne savons jamais ce qui motive un de nos actes.
[27] On retrouve ainsi l’influence piétiste, pour laquelle ce n’est que par l’action de Dieu (par sa grâce) que la valeur morale peut être insérée dans l’homme.
[28] Notre idéal de pure perfection morale.
[29] Bien qu’ils soient implicitement contenus dans cette assertion, les mots entre-crochets ont été rajoutés à dessein par Kant.
[30] Alquié ajoute : ‘On peut à coup sûr comprendre autrement que ne le fait Kant le texte même de saint Marc que je viens de vous citer’.
[31] Dire qu’il procède avec rigueur et raison, et que c’est pour cela qu’il doit partir de ce qui est pur concept.
[32] Alquié, ici, renvoie ses auditeurs à la distinction bien connue que fait Kant entre le possible, le réel, et le nécessaire ; elle répond, en ce qui concerne les jugements, aux jugements problématiques, assertoriques et apodictiques.
[33] La science me dit que si (et seulement si) je veux allumer une lampe il me faut faire tel ou tel geste, de même si (et seulement si) je veux guérir en moi telle ou telle maladie (imp. médicaux).
[34] La Critique de la raison pure (sa première ‘critique’) avait précisément montré que je ne peux pas connaître le bien, que je ne peux pas connaître Dieu, que je ne peux pas connaître le bonheur comme tel. Dans ce cas, je ne peux plus donner du bonheur une définition claire. D’une fin quelconque, fût-elle Dieu, je suis dans l’incapacité de fournir une véritable définition.
[35] Par exemple, si je dis ‘la table est étendue’, j’énonce sous forme de prédicat ce que contenait déjà le concept de table : si elle n’était pas étendue, elle ne serait pas une table.
[36] La contre-partie de l’infaillibilité du fait de raison qu’est le jugement moral, est que rien n’est absolument moral en ce monde, sinon la bonne volonté.
[37] Ce qui l’autorise, lorsqu’il veut simplement signifier que la volonté est soumise à la raison, à employer indifféremment le terme ‘principe’ ou le terme ‘loi’.
[38] Dès lors elles sont analogues aux lois physiques ; elles ne sont même, en réalité, que des lois scientifiques devenant ‘principes’ pour l’action.. C’est pourquoi elles sont multiples comme les impératifs hypothétiques eux-mêmes. En ce sens, Kant les nomment ‘principes’.
[39] Si elle avait un contenu, en effet, elle ramènerait l’impératif catégorique au rang d’impératif hypothétique.
[40] Cette idée heurte nos habitudes car nous séparons difficilement l’idée de raison de celle de raisonnements, de discussions qui précèdent la décision. Or, ici, nous apercevons la raison comme la source d’un ordre sans appel et l’impératif kantien nous apparaît plutôt de la sorte comme non rationnel au sens usuel du mot.
[41] Nous allons le mieux comprendre lorsque sera étudiée la formule de l’impératif, dont le premier terme est : ‘agis…’.
[42] Ce contexte, c’est d’abord celui qui suppose que le sujet doit tirer de son fonds tout ce qui le rend moral, idée qui, si on veut en chercher la source, vient de Leibniz.
[43] Cette question, Max Scheller se l’est posée et il y a répondu positivement. Pour lui, en effet, toute conscience est conscience de quelque chose.
[44] Comme l’a établi la Critique de la raison pure, ‘la raison est sa propre fin; elle ne peut pas avoir de fin en dehors d’elle-même’.
[45] Or, il est de fait que beaucoup agissent contre le devoir, et veulent agir ainsi. Seulement, déclare Kant, comme en réalité nous nous plaçons à deux points de vue différents, pour considérer une seule et même action, d’un côté au point de vue d’une volonté entièrement conforme à la raison, et de l’autre au point de vue d’une volonté affectée par l’inclination, il y a, non point contradiction, mais simplement ‘opposition’ entre l’inclination et les préceptes de la raison.
[46] « Supposez par exemple que dans une réunion mondaine, on dise ceci : on va jouer à ceci, tout le monde va mentir. Il n’y aura plus rien qui soit mensonge puisqu’il aura été admis que tout le monde cessait de dire la vérité. »
[47] Dans ce commentaire il faut observer qu’il ne rentre en ligne de compte, ni l’utilité, ni l’amour-propre, ni l’égoïsme, ni rien de semblable, et il n’a pas non plus été envisagé la suite des conséquences de l’action. Seul le principe de l’action rentre en ligne de compte et l’on voit que dans le principe de l’acte même par lequel je mens, il y a une contradiction interne.
[48] Encore faudra-t-il, par ailleurs, expliquer leur existence ; mais telle n’est pas ici la question.
[49] Ceux de vous qui étudient les textes de Kant, prévient le professeur Alquié, seront souvent gênés par les différents exemples qu’il prend . Vous serez fréquemment frappés, à la lecture de ses textes par le fait que la logique des développements abstraits est simplement admirable, et que les exemples sont souvent gênants, et ne s’accordent pas bien avec cette logique.Un des successeurs de Kant, Schopenhauer, a été jusqu’à lui reprocher de nous livrer sous le nom d’impératif catégorique un impératif hypothétique déguisé. Il a fondé surtout sa critique sur le quatrième exemple donné par Kant. Ce quatrième exemple, demande Schopenhauer, ne signifie-t-il pas : « Aide autrui, si tu veux être aidé de lui ? » Car enfin Kant nous dit : on peut très bien concevoir une nature où personne n’aiderait personne ; mais dans cette nature, si je tombe dans le besoin, je serai moi-même abandonné. Or est-ce que cela ne revient pas, demande Schopenhauer, au précepte vulgaire : « Ne fais pas à autrui, ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît ? » Alquié a reconnu que ce texte de Kant engageait au contresens de Schopenhauer, et qu’il ne pouvait trouver, dans son commentaire, le moyen de donner complètement raison ni à l’un ni à l’autre
[50] Toute fin, en ce sens, est objective ; c’est pourquoi Kant a parlé de l’objectivité de toutes les fins.
[51] Nous apprenons donc que, contrairement à notre croyance légitime, les principes formels, loin de faire abstraction de toute fin, ont seulement à faire abstraction de fins subjectives et donc admettre des fins objectives.
[52] Il est bien évident que si les principes de l’action ont des fins subjectives, ils ont un contenu précis et déterminé, ils sont matériels, et par là-même non moraux.
[53] Fin en soi se confond ici avec fin objective ; car seule, nous le verrons, une fin en soi peut être vraiment objective.
[54] Les mots « en même temps » (zugleich) et « simplement » (bloss) font allusion au fait que l’action technique suppose que, partiellement tout au moins, je continue à traiter les hommes comme des moyens. La moralité ne demande pas de s’abstenir des rapports interhumains ; si je ne devais jamais traiter les autres hommes comme des moyens, si je ne devais jamais demander à un garçon de café de me servir une bière, ou à un médecin de me soigner, il est évident que la vie deviendrait bien difficile, sinon impossible.
[55] Si elle était telle, elle nous ferait descendre de l’impératif catégorique à l’impératif hypothétique. Notons que, selon Schopenhauer, la fin en soi contredit toute fin quelle qu’elle soit.
[56] Les notions kantiennes de la personne ne sont en rien assimilables à celles du personnalisme.
[57] Par conséquent, il ne s’agit absolument pas de sentiments humanitaires ou philanthropiques. Il faudrait bien plutôt insister sur le caractère juridique, si souvent relevé, de la morale kantienne.
[58] Les bases déjà jetées sont les suivantes :1/ Il n’y a pas de droit purement « individuel » et le droit commence avec le rapport des « personnes » entre elles.2/ Le droit ne détermine jamais un rapport entre la liberté de l’un et le devoir de l’autre, mais un rapport entre la liberté de deux personnes morales.3/ Dans ce rapport il ne faut pas considérer le « but » poursuivi par chaque personne, mais la « forme » seule du rapport des libertés.
[59] Par sa doctrine, Kant s’oppose à toutes les théories de droit de son temps : à celles qui font dériver le droit de la théologie, à celles qui font naître le droit de simples besoins humains, de l’organisation raisonnable et utilitaire de ces besoins. Il s’oppose encore à celles qui assimilent le droit à la force, à celles enfin qui voudraient dériver le droit d’une réflexion sur ce que l’ordre social est en fait ; ou même sur ce que l’ordre social exige et rend nécessaire.
[60] Les trois termes d’unité, de pluralité, de totalité proviennent de la table des catégories de Kant.
[61] Classant ces faux principes, (se réservant la possibilité d’y ajouter ultérieurement deux principes ‘externes’), Kant signale en premier lieu les principes qui reposent sur une inclination. Nous trouvons ainsi les morales du bonheur et les plus désagréables d’entre elles qui sont les morales du bonheur personnel. Puis nous trouvons les doctrines du ‘sentiment moral’, et d’une certaine participation sympathique. Mais, dans une autre catégorie, d’autres faux principes reposent sur les représentations de la raison.: voici les morales de la perfection, puis voilà aussi les morales qui considèrent la loi morale comme issue du libre décret de la volonté de Dieu. Mais, toujours, dans tous les cas, nous sommes devant des impératifs hypothétiques.Mais il faut aller plis loin. Même ceux qui pensent que la loi morale est posée par Dieu, comme tous ceux qui cherchent la loi morale en dehors de nous, tous seront amenés fatalement à revenir aux morales du bonheur personnel.
[62] (A cet endroit de sa leçon, Alquié évoque une note de Kant où il déclare pouvoir ‘se débarrasser du fardeau qui pèse sur la théorie’. La complexité de l’argumentation serrée fournie par lui, en réponse à cette question embarrassante, nous a conduit à ne pas la reproduire ici.)
[63] et demeure donc soumis à la causalité nécessaire;
[64] C’est pourquoi Kant insiste aussitôt après sur ‘la dernière limite de toute philosophie pratique’, semblant indiquer que le problème posé n’est pas résolu, du moins au sein des Fondements de la métaphysique des moeurs .
[65] Ou bien tout est déterminé (y compris ma volition), et dans ce cas, il n’y a pas de liberté et il est absurde penser que l’homme puisse être libre ; ou bien deuxième hypothèse, il y a une liberté, mais cette liberté doit s’insérer dans le plan, dans l’ordre des phénomènes déterminés. Elle le brise, elle introduit dans cet ordre une véritable cassure et il faut dire que tout n’est pas déterminé. .
[66] ce monde relatif à notre connaissance.
[67] comme un sujet dont tous les états se succèdent et s’engendrent.
[68] Exemples: « Le concept d’un monde intelligible est donc une position que la raison se voit obligée de prendre en dehors des phénomènes , afin de pouvoir se considérer comme pratique… », « la liberté n’est qu’une idée…elle n’a d’autre valeur que celle d’une hypothèse » de la raison…
[69] Kant semble avoir été victime du fait qu’il ait voulu, méthodiquement, pousser trop loin son souci de fonder la morale, totalement a priori, sans faire jamais appel à l’expérience, ayant rejeté sous ce nom, non seulement l’expérience de la nature, ce qui va de soi, mais l’expérience morale elle-même. Certes, dans la première section, il était bien près de reconnaître une sorte d’expérience morale, puisqu’il admettait la conscience de la supériorité inconditionnée de la bonne volonté. Il y a déjà là ce qu’il appellera sous peu un « fait de la raison ». Mais ce fait est encore réduit à celui du jugement moral, affirmant que seule la bonne volonté est bonne. Existe-t-il une bonne volonté ? nous ne le savons pas, et cela est facile à comprendre, et du reste sans intérêt pour notre problème. Mais existe-t-il au moins un impératif catégorique ? ‘nous ne le savons pas davantage’ a même déclaré Kant. Et c’est en cela qu’il est difficile à suivre. Car alors le jugement moral ne porte plus que sur une absence. Dans sa dévalorisation de la nature, si l’on peut dire, il n’atteint aucune véritable positivité. Il faudrait donc reconnaître au moins en nous la présence de la loi, l’obligation effective. Il faudrait que nous soyons certains que, au moins à titre de commandement, l’impératif catégorique s’impose à l’homme. Si l’on met cela en doute, on ne peut plus rien conclure.
[70] Cette liberté du moi considéré en son essence, qui apparaît par exemple, déclare Kant, de façon encore assez confuse quand je dis « je pense » ou quand je dis « j’agis ».
[71] Elle y est appelée liberté psychologique ; elle tient au fait que l’homme n’est pas soumis à la seule détermination fatale de ses mobiles affectifs, mais qu’il peut agir selon la connaissance intelligible qu’il prend de ses objets. Kant l’appelle « liberté pratique » dans la Méthodologie transcendantale.
[72] Par là, on le voit, la position du problème en 1785 est profondément modifiée par rapport à 1781.
[73] Kant cherche la liberté ; or, la chercher à l’intérieur du temps, ce serait la chercher où elle n’est pas. A l’intérieur du temps, que pouvons-nous trouver, sinon précisément du psychologique, sinon une suite d’états qui sont, comme nous venons de la voir en distinguant les deux plans, entièrement soumis au déterminisme.
[74] Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, en effet, qu’est-ce qui nous avait été dit : si l’impératif catégorique est réel, voilà ses conditions. Ainsi, la tentative d’affirmer totalement la liberté comme réelle était restée vaine du fait de ce point de départ hypothétique.
[75] On a bien vu plus haut que la liberté, loin d’être un choix, apparaît comme loi, apparaît comme pourvue d’une législation propre.
[76] Cette expression ne désigne pas un fait empirique, mais bien, comme on le voit ici, une présence réelle, la présence en nous de la loi. Et c’est l’affirmation de cette présence qui rendra catégorique l’affirmation de la liberté.
[77] puisqu’elle coïncidait avec l’autonomie morale,
[78] c’est-à-dire au moment des postulats.
[79] qui annonce un monde de l’entendement pur,
[80] Cette hétérogénéité, selon lui, ‘nous est donnée par une sorte de sensation qui, bien entendu, ne précède pas la législation de la raison pratique, mais est produite par elle’.
[81] (Avant d’en finir sur ce point, Alquié, fait remarquer, et ce n’est pas la première fois qu’il le fait, qu’aucune volonté, même la volonté divine, même la volonté sainte; n’est au-dessus de la loi) : l’homme, précise-t-il, comme tout être raisonnable, a seulement une volonté pure, c’est-à-dire qu’il a le pouvoir de se déterminer selon la représentation de la loi, et même de penser la loi dont la représentation le détermine. Nous savons déjà pourquoi la loi prend en lui la forme d’un impératif. La volonté de l’homme est volonté pure. Mais, étant soumise par ailleurs aux inclinations sensibles, elle n’est pas sainte. Or, ce qu’il faut bien remarquer, c’est que la volonté sainte, si elle échappe à l’impératif, et par conséquent au devoir, n’échappe pas à la loi ; elle n’est pas au-dessus de la loi.
[82] Remarquons, avant de poursuivre, que cette idée : ‘nous sommes libres dans la mesure où nous sommes moraux’, est une idée classique. Mais, la façon dont elle est prise par Kant, renverse tout à fait la position classique . En effet, dans la conception classique, il y a un bien métaphysique qui apparaît à la liberté, à la volonté de l’homme, et qui incline cette volonté. Toute volonté est essentiellement une volonté de bien.
[83] En effet, pour les philosophes classiques, dans la volonté qui est, par essence, volonté de bien, se dirige vers le bien, elle est libre. Ce qui l’empêche d’être libre, ce sont précisément les tendances, les désirs, les passions, lesquels l’aveuglent et l’empêchent de voir vraiment ce qu’est me bien où naturellement elle tend. Et au contraire, dans la mesure où je suis moral, je suis libre, car ma volonté est alors vraiment rendue à son essence.
[84] ‘La législation universelle de la conduite n’est autre que la volonté législatrice de l’être raisonnable’ ; telle est la troisième formule de l’impératif catégorique qui met au jour l’essence même de cet impératif. Elle montre l’autonomie fondamentale de notre vouloir, et que, ce qu’il exige quand il commande, c’est en somme que notre liberté soit pleinement restaurée.
[85] Deux premiers postulats ne font pas question : ce sont l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu.
[86] La vertu qui est visée là, Kant le précisera dans la Métaphysique des mœurs (à ne pas confondre avec les Fondements de la…) : il s’agit pour chacun de se donner librement ce que la nature ne lui a pas donné, à savoir la perfection.
[87] Nombre de commentateurs ne se sont cependant pas privés de le faire.
[88] Selon l’avis d’Alquié, il est inexact de prétendre que la loi morale, fournissant à l’idée de la causalité libre le contenu qui en justifie la réalité, tende à identifier pleinement cette idée avec elle, en sorte que la causalité de la pure raison absorberait toute la causalité. Je crois que jamais la causalité de la raison, la causalité morale, n’absorbe toute la causalité de la chose en soi. Jamais Kant n’a dit cela, et tous les exemples qu’il prend dans l’Analytique même le montrent.
[89] Comme c’était également le cas pour les écoles classiques quidéfinissaient d’abord l’objet à réaliser pour en tirer des principes de réalisation.
[90] Selon Alquié, il semble que ce soit autour de l’année 1775 « que Kant se soit trouvé préoccupé par le problème du rapport entre l’idée, d’une part, et la sensibilité, d’autre part. Or, en consultant sa correspondance, ainsi que certaines de ses leçons de métaphysique publiées par Pölitz, sans doute entre 1775 et 1780, il apparaît que ce n’est pas seulement à propos de la connaissance, et à propos de la science, mais encore en morale que, dès cette époque, Kant a essayé de déterminer les relations des concepts puis de l’entendement avec l’expérience sensible. En 1775, en effet, Kant est revenu à l’idée que c’est la raison qui est la source de la vie morale. Mais il n’est pas revenu pour autant à une morale théorique, une morale fondée sur la raison connaissante telles que l’avaient définie un Leibniz et un Wolff. Est-ce à dire que nulle influence de Leibniz ne se soit maintenue sur Kant ? De Leibniz, Kant gardera l’idée, chez lui essentielle, que le sujet se suffit, et qu’il tire en conséquence la moralité de son propre fonds. Mais, en revanche, pour Kant, il n’est nullement évident que les jugements qui constituent la science et qui constituent la morale, soient des jugements synthétiques a priori, autrement dit qu’ils soient des jugements nécessaires (a priori veut dire avant tout nécessaire), et que cette nécessité ne se réduise pas à une nécessité d’analyse, à celle qui, selon Leibniz, consiste précisément dans le fait que l’attribut (le prédicat) est contenu dans le sujet. Il n’est nullement évident que la nécessité des jugements scientifiques et moraux soit irréductible à la nécessité scientifique. A propos de la science, contre Leibniz, Kant a voulu montrer que les jugements de la science, les jugements nécessaires sont des jugements synthétiques. Pour Leibniz en effet, les jugements de la science sont nécessaires parce que ‘analytiques’ et tout jugement nécessaire se réduit aux identiques. Pour Kant, au contraire, même dans les sciences mathématiques les jugements sont synthétiques. Alquié renvoie à la fameuse analyses : 7+5 = 12 sur laquelle Kant s’appuie, montrant que le nombre 12 est strictement un produit qui n’était contenu ni dans le concept de 5, ni dans celui de 7. Le jugement 7+ 5= 12 est un jugement synthétique. »
[91] Nous comprenons maintenant pourquoi la valeur de la conscience de l’intention est liée au fait qu’il ne peut y avoir de connaissance métaphysique, ni du bien, ni de l’action du sujet.
[92] C’est l’esprit humain qui est à l’origine de nos connaissances. Il n’y a pas de monde intelligible qui contiendrait le modèle idéal de nos connaissances sensibles, et dont le monde sensible serait l’image imparfaite ; la connaissance naît surtout d’une activité préformée de l’esprit humain : c’est cette activité ‘organisatrice’, ‘conditionnante’, ou ‘transcendantale’ que Kant découvre dans l’acte particulier de synthèse.
[93] Kant impute cette double signification à la pauvreté de la langue latine où les mots, bonum, malum, signifient aussi bien l’agréable ou le désagréable, que le moralement obligatoire ou le moralement défendu. Il relève que la langue allemande ne présente pas le même écueil puisque pour le bien et le mal sensibles, on utilise les termes Wohl et Weh, et pour le bien moral et le mal moral les termes Gute et Böse. Grâce à ce distinguo, Kant est alors en mesure de justifier la formule antique comme signifiant que la volonté raisonnable ne peut vouloir que das Gute.
[94] Et Alquié de fournir un exemple : si je veux tuer quelqu’un pour lui voler son argent, je veux sans aucun doute un acte abominable. Mais l’objet de ma volonté n’est pas le meurtre ; l’objet positif de ma volonté, c’est d’avoir de l’argent, ce qui, en soi est un bien. Je néglige scandaleusement la vie de l’autre. Mais ce que je désire, c’est finalement un bien, et je ne désire jamais qu’un bien. Ainsi au sein des plus grands crimes, je ne désire encore les choses que ‘sous la raison du bien’. .
[95] Ce tableau des ‘catégories de la liberté’ est beaucoup moins important que celui des ‘catégories de la raison théorique’. Et la preuve, c’est que Kant, bien qu’il le propose, par ce souci de symétrie qui l’anime, n’y insiste guère et ne le prend pas comme plan de son ouvrage.
[96] Nous sommes, en effet, en morale où l’objet doit être produit par notre propre liberté. Cela est très important, parce que cela nous explique pourquoi finalement, le problème de la réalité de l’action morale n’a pas été résolu par Kant, et peut être pourquoi il n’avait pas à être résolu. Car ici nous n’avons pas à nous demander, comme pour la raison théorique, si en fait les catégories construisent un donné pour constituer l’expérience, pour constituer ce que, dans la connaissance, on appelle l’expérience scientifique.
[97] L’objet est un. Il faut donc comprendre comment la connaissance humaine ayant une double source, dont l’une est spontanée (l’entendement) et l’autre réceptive (la sensibilité) se réalise dans le schématisme. La lampe que je vois là, quand je dis, « c’est une lampe », est à la fois celle que mon entendement pose, et celle que ma sensibilité reçoit. Pourtant il n’y a qu’une lampe : conçue et vue, c’est bien toujours la même lampe.
[98] Il y a tout au plus analogie entre le monde sensible, soumis à l’unité d’un système de lois physiques, et le monde intelligible constituant un système de principes qui sont des lois morales.
[99] Ceci éclaire rétrospectivement la première formule dérivée de l’impératif catégorique, que nous avons rencontrée dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, et où il était question de nature. Et l’on voit ainsi la Critique de la raison pratique expliquer et fonder une à une les affirmations et les notions des Fondements de la métaphysique des mœurs.
[100] Chez Kant, la raison ne se sépare jamais d’une certaine conscience de soi ; ainsi, pour se déterminer par la seule forme de la raison, l’agent moral peut projeter cette forme en face de lui pour en faire un motif.
[101] bien que le mot Achtung, employé par Kant, ait en allemand un sens beaucoup plus vaste.
[102] Car l’affectivité et l’amour de soi, qui en est le principe, loin d’être élevée à la dignité de sentiment de valeur, comme chez Leibniz, où il y a continuité entre l’amour de soi et l’amour de Dieu, sont seulement humiliés dans le respect.
[103] On a vu que ces deux choses reviennent au même : considérer l’homme comme une fin en soi n’est autre chose qu’obéir à la loi morale.
[104] Chez les platoniciens, comme chez les chrétiens, du reste, ce fut toujours l’amour qui fut tenu pour le médiateur entre l’homme et ses valeurs. Et, pour les chrétiens, Dieu lui-même est amour.
[105] C’est synthétiquement que le respect unit l’affectivité à la loi ; c’est comme du dehors qu’il s’impose à l’affectivité.
[106] Aucun schématisme de la raison pratique n’a pu être trouvé.
[107] Relativement au mot allemand (das Höchste= souverain) employé pour qualifier ce bien, Kant fait remarquer qu’il peut signifier deux choses : ou bien suprême ou bien complet.
[108] Il y a toujours eu une certaine nostalgie des Grecs chez les penseurs allemands ; ce fut patent, en dernier, chez Heidegger.
[109] Par là sont implicitement exclues toutes les prétendues et absurdes sanctions physiques (telle que la maladie), à titre de sanctions de l’inconduite, telles qu’elles étaient considérées autrefois dans les manuels de morale.
[110] Ce que, dans la religion chrétienne, il n’a pas à faire, puisque Dieu est susceptible de combler par son infinie bonté, l’infinie distance qui sépare son vrai mérite de ce qui lui sera donné.
[111] Kant a vu se prolonger en son siècle, à l’époque de la philosophie des lumières l’erreur des philosophes anciens qui pensaient que la vertu assure le bonheur en ce monde, et qu’un jour viendra où, grâce au progrès de la technique et de la science, tous les hommes seront heureux. Une affirmation de cet ordre est, de façon plus ou moins confuse, liée à l’idée que l’homme sera heureux parce qu’il méritera d’être heureux. Il méritera d’être heureux quand il aura acquis le savoir. Or toutes ces idées sont aussi anti-kantiennes que possible. Kant s’élève avec violence contre elles. Il refuse d’assimiler mérite et savoir .
[112] Il y a quelque chose de semblable chez Descartes. Descartes a d’abord ramené toute liberté vraie à la liberté éclairée (la liberté d’indifférence, c’est-à-dire liée à l’ignorance, lui paraissant alors ‘le plus bas degré de la liberté’). Puis il a compris que la liberté d’indifférence était aussi pouvoir de choix, et faisant toute la dignité de l’homme. Descartes comprend donc que si ma liberté était purement et simplement une liberté éclairée, et si je savais toujours ce qui est beau et ce qui est bien, je serais toujours moral sans avoir de choix, et donc sans mérite. Ce qui revient à dire, en fin de compte, si l’on y pense bien que, dans un pareil système, Dieu ayant créé l’homme, aurait rendu l’homme nécessairement bon, puisque nécessairement éclairé. Il faut au contraire, pour que mon adhésion à Dieu comporte un mérite, que je puisse dire non à cette vérité même, telle qu’elle m’apparaît, et que, mis en présence de la vérité et des valeurs, je puisse les refuser. Chez Kant, le mouvement est différent, mais il exprime cependant une préoccupation semblable. Il est bien évident que si l’homme connaissait Dieu, s’il avait une connaissance nouménale, s’il voyait le souverain bien, tout en demeurant fini, sa moralité serait une pure mécanique. Car, tout être fini est intéressé, et l’intérêt nous commanderait d’agir de façon à être sauvés. Or, agir par intérêt, c’est n’agir plus moralement. Ici, la moralité perd son sens. .