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    Phénoménologie - Le sentiment

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    LE SENTIMENT[1]

     

    Constat de Paul Ricœur

    Il n’est pas aisé de trouver de trouver la place juste du sentiment dans l’ensemble de la méditation philosophique. Deux périls nous guettent, entre lesquels, il nous faut avancer hardiment. D’un côté une philosophie d’entendement réduit le sentiment au rôle de déchet ; c’est le nous (la partie intellective de l’âme), que le topos (principe actif) doit sans cesse évacuer. De l’autre côté une philosophie du sentiment demande au « cœur » des révélations sur ce que l’entendement ne connaît pas ; elle lui demande un second immédiat, une intuition pure, par-delà tout discours.

     

    Projet de Paul Ricœur

    Je voudrais explorer une vue intermédiaire entre la hargne d’une philosophie de l’entendement et les complaisances d’une philosophie du sentiment : une voie qui ne soit pas  celle d’un facile éclectisme, mais un vrai milieu c’est-à-dire un extrême. Cette voie intermédiaire, pour la désigner vaguement avant de la parcourir, serait celle d’une genèse réciproque de la raison et du sentiment ; une genèse telle que le pouvoir de connaître, en de hiérarchisant, engendre véritablement les degrés correspondants du sentiment ; mais telle aussi qu’en retour le sentiment engendre véritablement l’intention de la raison. C’est donc la double spirale du sentiment et de la raison que je voudrais dérouler tout à l’heure.

     

    La légitimation de son entreprise par Paul Ricœur

    Mais avant d’entamer ce parcours, je voudrais dire ce qui me donne le droit de l’entreprendre. Ce qui m’en donne le droit c’est le rôle général du sentiment. Il y a en effet une fonction universelle du sentiment, du Fühlen, du feeling, qui fait l’unité de la notion à travers les manifestations que nous parcourerons plus loin.

     

    Ier Chapitre

    Rôle général du sentiment selon Paul Ricœur : intentionnalité et intériorité

    C’est avec les ressources de l’analyse intentionnelle que nous chercherons à établir ce rôle. Nous laissons de côté la question de savoir s’il y a plusieurs degrés ou niveaux du sentiment : ce sera précisément la tâche d’une genèse réciproque du sentiment et de la raison. Nous nous demanderons plutôt ce qu’est à chaque niveau la visée du sentiment.

     

    La plongée dans l’embarras décrite par Paul Ricœur

    Or, tout de suite nous sommes plongés dans l’embarras : le sentiment – par exemple l’amour, la haine – est sans aucun doute intentionnel : il est un sentir quelque chose : l’aimable, le haïssable. Mais c’est une intentionnalité bien étrange : elle vise des qualités senties sur les chose ou sur les personnes ; mais en même temps, elle révèle la manière dont le moi est intimement affecté. Voilà le paradoxe embarrassant : la coïncidence de l’intentionnalité et de l’intériorité, de l’intention et de l’affection dans le même vécu.

    Cette coïncidence explique que la philosophie répugne, encore aujourd’hui, à accorder un objet au sentiment et parle seulement de sa subjectivité.

     

    C’est pourtant grâce à cette visée intentionnelle, à ce dépassement du sentiment dans un senti, qu’il peut être énoncé, communiqué, élaboré dans un langage de culture.

     

    Mais nous hésitons à juste titre à appeler ces corrélats du sentiment des objets mais seulement des qualités qui ont besoin du support des objets perçus et connus pour être objectivées.

    Ces objets sont comme le substantif, le centre de significations, à quoi se rapportent ces adjectifs sentis ; par eux-mêmes ces corrélats du sentiment ne sont que des épithètes flottantes ; elles sont hors de la conscience certes, mais en ce sens seulement qu’elles en sont le visé et le signifié : il faut le secours d’une chose extérieure, d’une personne présente, pour les mettre tout à fait dehors, dans le monde.

     

    Mais en même temps que les choses perçues et les personnes présentes objectivent l’aimable et le haïssable, l’aimable et le haïssable manifestent sur les choses mon amour et ma haine.

    C’est là l’autre face de cette singulière expérience : intentionnel, le sentiment n’est pas objectif ; il n’est pas traversé par une intention positionnelle, par une croyance ontique ; il n’ s’oppose pas à une chose qui est ; il ne signifie pas, par le moyen des qualités ׀ qu’il vise l’étant de la chose ; il ne croit pas à l’être qu’il vise. Non. Mais sur la chose et par le moyen de l’aimable et du haïssable, il manifeste mon être-affecté-ainsi. Sentir, c’est se sentir ainsi et ainsi ; je me sens triste ou gai.      

     

    Voilà le paradoxe du sentiment. Comment est-il possible ? Comment le même vécu peut-il désigner un aspect de chose et, par cet aspect de chose, exprimer l’intimité d’un moi ?

    On peut comprendre ce nœud de l’intentionnel et de l’intime dans le sentiment de la façon suivante : 

    Le sentiment est la manifestation sentie d’une relation au monde plus profonde que celle de la représentation qui institue la polarité du sujet et de l’objet. Cette relation au monde passe par tous ces fils secrets, « tendus » entre nous et les êtres, que nous nommons précisément les « tendances ». Ces liaisons antéprédicatives, pré-réflexives, pré-objectives, nous ne pouvons les ressaisir que dans deux langages brisés, celui des conduites, celui des sentiments ; mais elles sont la racine commune de ces deux tendances ; une tendance, c’est à la fois la direction objective d’une conduite et la visée d’un sentiment ; aussi le sentiment n’est-il rien d’autre que cette direction de la conduite en tant que sentie ; la manifestation ressentie de ce « vers quoi » s’approche, « loin de quoi » s’éloigne, « contre quoi » lutte mon désir.

     

    Cette thèse qui est la pierre angulaire de toute notre réflexion mérite qu’on s’y arrête.

    Ce privilège de révélateur que nous donnons au sentiment par rapport aux élans de notre être et par rapport à ses liaisons pré-objectives avec les êtres du monde, rencontre des résistances de deux ordres : celle de la psychologie des conduites et celle de la psychologie des profondeurs ; la première allèguera que le sentiment ne constitue qu’un segment de conduite et que seul l’ensemble de la conduite a un sens. À quoi il faut répondre que le sentiment n’est pas une partie de la conduite, mais qu’elle est signifiante du tout ; c’est le vécu affectif qui révèle que la conduite a un sens en signifiant manquer de…tendre vers…atteindre, posséder et jouir ; autrement dit, le sentiment ne fait que manifester l’intention immanente aux « tensions » et « pulsions » dont parle la psychologie de la conduite. Ici la psychologie des profondeurs objectera que le sentiment vécu donne seulement le sens apparent et qu’il faut déchiffrer le sens latent, qui est le sens réel et traiter le sentiment comme un simple symptôme. C’est vrai ; mais ce sens réel ne sera jamais qu’exégèse du sens apparent ; l’essentiel c’est qu’il y ait un sens ; or, aussi loin que l’on puisse et qu’on doive aller dans le soupçon à l’égard du sens apparent, c’est ce dernier qui introduit les pulsions dans la dimension du signifiant ; sans un sentiment, même mensonger, les pulsions ne seraient que des métaphores transposées de la physique ; le sentiment, même faux est révélateur d’intentionnalité ;  que ce révélateur soit dissimulant, c’est une complication supplémentaire qui ne retire rien au rapport fondamental de manifestation entre « l’agi » et le « senti » ; car la dissimulation est encore une péripétie de la manifestation.

     

    Ces deux objections écartées, nous pouvons faire un pas de plus dans l’exégèse du sentiment.

    Nous avons fait du sentiment la manifestation sentie de tous ces liens avec les êtres et les aspects du monde qui constituent les tendances. Nous pouvons maintenant comprendre la fonction du sentiment, cette fonction qui fait l’unité de toutes les manifestations vitales, psychiques, spirituelles. Cette fonction peut être comprise (selon William Stern) comme inverse de la fonction d’objectivation. Alors que la représentation nous oppose des objets, le sentiment atteste notre affinité, notre coaptation (ajustement), notre harmonie élective avec des réalités dont nous portons l’effigie. Les scolastiques avaient un mot excellent pour exprimer cette convenance mutuelle du vivant aux biens de leurs congénères : ils parlaient d’union connaturelle. Ce lien connaturel nous l’opérons de façon silencieuse dans nos tendances, nous le ressentons dans toute notre vie affective.

     

    On comprend dès lors qu’il puisse y avoir un avènement du sentiment proportionné à l’avènement de la raison.

    À tous les niveaux que la connaissance parcourt, le sentiment sera en effet la contre-partie de la dualité du sujet et de l’objet ; à cette coupure il riposte par une conscience d’appartenance ; par l’assurance de notre affinité pour cela même que nous nous opposons, que nous nous objectons. Et l’on comprend enfin pourquoi le sentiment, ainsi mêlé à l’aventure de la connaissance et de l’objectivité doit présenter la texture intentionnelle que nous disions ; d’une part c’est sur les choses élaborées par le travail d’objectivation que le sentiment projette ses corrélats affectifs ׀ ses qualités senties : l’aimable et le haïssable, le désirable et l’abominable, le triste et le joyeux ; il paraît ainsi jouer le jeu de l’objet. Mais comme ces qualités ne sont pas des objets en face d’un sujet, mais l’expression intentionnelle d’un lien indivis avec le monde, le sentiment apparaîtra en même temps comme une couleur d’âme, comme une affection. C’est ce paysage qui est riant et c’est moi qui suis gai ; mais le sentiment c’est mon appartenance à ce paysage qui est en retour le signe et le chiffre de mon intimité. C’est parce que tout notre langage s’est élaboré dans la dimension de l’objectivité où le sujet et l’objet sont distincts et opposés que le sentiment ne peut plus être décrit que paradoxalement, comme l’unité d’une attention et d’une affection, d’une attention vers le monde et d’une affection du moi ; mais ce paradoxe est seulement l’index pointé vers le mystère du sentiment, à savoir la liaison indivise de mon existence aux êtres par le moyen du désir et de l’amour.

     

     IIème Chapitre

    Dualité du connaître et dualité du sentir

    L’analyse intentionnelle que nous venons d’esquisser nous met à pied d’œuvre. Nous nous étions proposé de montrer la genèse mutuelle de la raison et du sentiment. L’entreprise est légitime, s’il est vrai que le sentiment a pour fonction générale d’intérioriser la réalité que nous « objectons », de compenser la coupure sujet-objet par une conscience de participation. Sentiment et raison, dès lors, sont contemporains et croissent ensemble ; seul un être de raison est aussi un être de sentiment.

     

    Qu’attendons-nous alors de cette genèse mutuelle ?

    Deux choses ?

    •  La théorie de l’objet doit nous fournir un principe de hiérarchie dans la confusion affective ; en effet notre analyse antérieure est restée très indéterminée et par là-même très abstraite ; nous avons réfléchi sur les rapports de l’amour et de l’aimable, sans préciser s’il s’agissait de choses, de personnes, d’idées, de communautés, de Dieu ; seule la genèse du sentiment par la raison et ses objets peut qualifier le rang des tendances et qualifier et hiérarchiser le sentiment dans son intériorité même. Nous attendons par conséquent de cette genèse mutuelle qu’elle nous fasse passer d’une analyse horizontale du lien de participation entre l’amour et l’aimable à une analyse verticale des niveaux de sentiment. Cette échelle de la vie affective, nous n’allons pas la parcourir dans tous ses degrés, mais la repérer par ses deux extrémités de faire apparaître l’amplitude du sentiment qui nous occupera dans la deuxième partie de cette étude.
    • La seconde chose que je voudrais montrer ensuite, c’est ceci : si le sentiment se hiérarchise en fonction du pouvoir de connaître, en retour, c’est la vie du sentiment qui anime et qui soustend la vie de la raison ; et cette vie du sentiment, je voudrais la surprendre sur le terme intermédiaire de la dialectique ascendante, sur ce thumos (principe affectif) que Platon plaçait entre le désir et la raison, qui est peut-être le sentiment par excellence.

    Ainsi, après nous être portés aux extrêmes pour comprendre l’amplitude du sentiment à la lumière de celle de la raison, nous reviendrons au moyen terme afin de montrer la fragilité de la raison par celle du sentiment

     

    Allons donc d’abord de l’amplitude du connaître à l’amplitude du sentir.

    Cette amplitude du connaître peut être décrite comme une disproportion initiale entre deux visées qui se recoupent dans la constitution de nos objets :

    • D’un côté une visée de perception essentiellement perspectiviste,
    • De l’autre une visée d’entendement qui prétend à déterminer l’objet même.

    Je ne reviens pas ici sur l’analyse bien connue du perspectivisme de la perception : c’est toujours une face, puis une autre face, qui m’apparaît et c’est toujours d’un point de vue, puis d’un autre, que j’appréhende l’objet. Mais l’important, le voici : cette visée perspective est toujours traversée d’un sens non perspectiviste qui va à la vérité de la chose même ; ce sens je le vise certes dans une perspective mais au-delà de toute perspective ; c’est même cette visée de vérité qui révèle la perspective comme perspective. Or qu’y a-r-il à l’extrémité de cette visée ? L’exigence d’une totalité, l’exigence de la totalité des conditions pour tout conditionné. Ainsi l’homme est-il cet être distendu entre deux visées, celle du ceci-ici-maintenant dans la certitude du présent vivant, et celle de l’achèvement du savoir dans la vérité du tout. À cette double visée, l’histoire de la philosophie donne des noms différents : opinion et science, intuition et entendement, certitude et vérité, présence et signification. Quel que soit le nom de cette dualité originaire, elle interdit de faire une philosophie de la perception ׀ avant une philosophie du discours et oblige à les élaborer ensemble, l’une avec l’autre, l’une par l’autre ; le jugement, c’est précisément le mouvement même de l’entendement entre les deux limites de l’impression et de la totalité.

    Tel est le fil conducteur : simple dans la vitalité, l’homme est double dans l’humanité.

     

    Mais cette dualité dans l’humanité n’a rien de dramatique dans l’ordre de la connaissance.

    Car elle trouve sa réconciliation dans l’objet ; l’objectivité de l’objet c’est précisément la synthèse faite, la synthèse de la signification de la signification et de l’apparition, du Verbe et du Regard. On peut dire que la dualité de l’homme se projette dans la synthèse de l’objet où elle s’oublie et s’abolit en s’objectivant.

     

    Mais si le sentiment intériorise ce que la connaissance objective, qu’advient-il de cette dualité qui tout à l’heure s’abolissait dans la synthèse objectale ?

    Il advient ceci : la synthèse objective s’intériorise en dualité ressentie et non d’énoncé en   

    « disproportion » affective.

    Ainsi la dualité silencieuse du connaître, amortie dans l’objet se réfléchit, dans le sentiment, en dualité dramatique.

     

    C’est cette dualité rendue sensible que nous allons maintenant examiner.

    Ce que nous retrouvons maintenant c’est l’idée platonicienne de l’amplitude de la vie affective : epithumia – thumos – eros [désirconvoitise (part désirante de l’âme, siège de l’appétit, des passions et des affects qui irrigue l’âme, lui fournit sa force vitale), cœur, amour).

    Nous avons dit que nous laisserions pour la fin la méditation sur le thumos (le principe affectif) qui sera pour nous le sentiment par excellence, la vie du sentiment tendu entre la vie et l’esprit.

     

    Que signifie cette dualité affective de l’epithumia et de l’eros ?

    Il me semble qu’il faut la prndre comme une dualité originaire : au lieu de la dériver d’autre chose ; il faut la prendre pour clé de la vie affective humaine. Or l’erreur de méthode des anciens Traité des Passions a été, me semble-t-il, de proposer un ordre progressif du simple au complexe, des passions principales aux passions dérivées, alors qu’il faut partir de la disproportion originaire du désir vital et de l’amour spirituel ou intellectuel ; non pas du simple au complexe, mais du double au conflit. Par là même on se donne une affectivité humaine et non animale : l’illusion que les anciens Traités des Passions ont d’ailleurs communiquée à la philosophie moderne c’est de mettre en place une première couche de tendances et d’états affectifs ׀ commune à l’animal et à l’homme, et d’édifier l’étage de l’humanité sur cette bas, alors que l’humanité de l’homme, c’est cette polarité initiale entre les extrémités de laquelle le « cœur » est placé.

     

    Comment faire apparaître cette polarité ?

    En interrogeant les affections qui terminent, qui achèvent le mouvement du besoin, de l’amour, du désir. Il existe deux manières de « terminer » :

    • l’une achève et parachève des opérations isolées, partielles : c’est le plaisir ;
    • à l’autre, il appartient de parfaire ce que Aristote appelait l’ergon, l’Œuvre de l’homme, ce que Kant appelle la Bestimmung, la destination de l’homme, et ce que les modernes appellent la destinée ou le projet existentiel de l’homme : c’est le Bonheur ou la Béatitude.

    Le plaisir est un achèvement fini, parfait dans la limitation, comme Aristote l’a admirablement montré. Quant au bonheur, il ne peut être compris par extension du plaisir : car sa manière de terminer n’est pas réductible à une simple somme, à une addition d’agréments sans cesse renouvelés et que la mort interromprait, le Bonheur n’est pas une somme mais un tout. C’est ce que Kant n’a pas considéré, lorsqu’il critique l’idée de bonheur (« l’agrément de la vie accompagnant sans interruption toute l’existence ») ; sa conception est celle d’une addition, d’une somme de simples « consciences de résultat » (Scheler) ; or le bonheur n’est pas un total de désirs élémentaires saturés ; car il n’existe pas d’actes qui rendent heureux. Il y a seulement des signes et des promesses de bonheur ; mais ces signes sont moins des satisfactions qui saturent des désirs limités que des évènements des rencontres qui  ouvrent des perspectives illimitées, comme par dégagement d’horizon.

    Si cette phénoménologie du bonheur que S. Strasser a magnifiquement développée est exacte, il devient aisé de montrer que cette idée du bonheur ou de la béatitude est un sentiment de même amplitude que la raison. Nous sommes capables de bonheur, comme nous exigeons la totalité.

     

    C’est là que nous retrouvons Kant après l’avoir critiqué. Réfléchissons au début de la Critique de la Raison Pure.

    Sur l’origine de toute dialectique, il déclare ; « La raison a toujours sa dialectique qu’on la considère dans son usage ׀ spéculatif ou dans son usage pratique ; car elle demande la totalité absolue des conditions pour une conclusion donnée ». Ce verbe  demander (verlangen) est très éclairant : car il marque le moment où l’exigence de la raison, qui est la raison en tant qu’exigence, s’intériorise en sentiment. L’exigence est aussi demande, requête et c’est le sentiment même. Suivons encore Kant : quelques lignes plus loin, réfléchissant sur la puissance d’illusion  – sur la nécessaire illusion qui s’attache à cette requête, il découvre à sa source :

     

    une perspective (Aussicht) sur un ordre de choses plus élevé et plus immuable dans lequel nous sommes déjà maintenant et dans lequel nous sommes capables, par des préceptes déterminés de continuer notre existence, conformément à la détermination suprême de la raison.

     

    Toutes ces expressions sont remarquables : cette Aussicht, c’est-à-dire cette vue qui débouche, cet ordre dans lequel nous sommes, cette continuation de l’existence conforme à la destination  (ou encore à l’assignation, au Dictamen de la raison), n’est-ce pas à la fois la raison comme exigence de la totalité et le sentiment du bonheur comme achèvement de destinée ? Kant il est vrai ne l’appelle pas bonheur, mais « l’objet entier d’une raison pure pratique ». Mais si « cet objet entier » n’est pas le bonheur tel que Kant l’a critiqué, n’est-il pas néanmoins ce qu’Aristote appelait bonheur et dont il disait « ce en vue de quoi » nous faisons toutes choses ou encore ce que nous « poursuivons » ? Le « poursuivre » d’Aristote n’est-il pas « l’exiger » de Kant ? N’est-il pas tout près d’Aristote lorsqu’il évoque la visée originaire du vouloir et qu’il parle du « vouloir parfait d’un être raisonnable qui aurait en même temps la toute puissance » ? Bien plus, n’est-de pas cet « objet entier » qui exige que le bonheur soit réconcilié avec la vertu dans la totalité ; car, dit Kant, la privation du bonheur « ne peut pas du tout s’accorder avec ce vouloir parfait ». Il faut donc que le bonheur appartienne originairement à l’essence de ce vouloir achevé ou complet, pour que nous puissions former l’idée du « souverain bien d’un monde possible ».

    C’est donc la raison en tant qu’ouverture sur la totalité qui engendre le sentiment en tant qu’ouverture sur le bonheur.

     

    Mais cette genèse est une genèse réciproque. Qu’est-ce que le sentiment révèle que la raison seule ne montre pas ?

    D’abord ceci : que la raison est ma raison ; le sentiment réalise l’appropriation affective de la raison ; en langage platonicien ; nous sommes de la race des Idées ; l’Idée est ce à quoi l’âme ressemble le plus, c’est le sens le plus profond de la réminiscence ; par le sentiment, par l’éros, je me souviens de la raison comme de mon origine. En langage kantien : la raison est ma « destination », ma Bestimmung, l’intention selon laquelle je suis »capable de continuer mon existence ». Bref, le sentiment révèle l’identité de l’existence et de la raison ; le sentiment personnalise la raison.    

     

    Sans doute faut-il dire davantage sous peine de retomber à un simple formalisme qui laisse échapper l’essentiel de la révélation du sentiment.

    Dans le texte même de Kant que nous évoquions plus haut, il était question de cet « ordre dans lequel nous sommes déjà maintenant et dans lequel nous sommes capables…de continuer notre existence ». Méditons sur ce dans (« dans lequel nous sommes »). Le sentiment s’annonce comme conscience d’être déjà dans… ; il manifeste un inesse par le moyen d’une anticipation « transcendante ». Le sentiment, c’est plus que l’identité de l’existence et de la raison dans la personne, c’est l’appartenance même de l’existence à l’être dont la raison est la pensée. C’est ici que le sentiment est entièrement lui-même ; car c’est ici que nous voyons à l’Œuvre ce que nous avons appelé dans la première partie l’identité de l’intentionnalité et de l’affection  et où nous avons vu la contrepartie de…et la victoire sur… la dualité sujet-objet. La raison sans le sentiment reste dans la dualité, dans la distance. Le sentiment nous révèle que, quel que soit l’être, nous en sommes ; grâce au sentiment l’être n’est pas pour tous le Tout-Autre, mais le milieu, l’espace originaire dans lequel nous continuons d’exister ; ce dans quoi nous nous mouvons, nous voulons, nous pensons et nous sommes. 

     

    IIIème Chapitre

    La fragilité affective

    Mais la disproportion du plaisir et du bonheur révèle à son tour la fragilité affective de l’homme et la possibilité fondamentale du conflit.

    Seul le sentiment pouvait révéler cette fragilité. En effet la dualité de la raison et de la sensibilité, considérée seulement dans le pouvoir de connaître, n’est pas vécue comme disproportion ni comme conflit. Elle se projette dans la synthèse de l’objet.

     

    L’objet, c’est la liaison même de l’apparaître et du discours

    L’objet est ce qui peut être vu et ce qui peut être dit ; il se montre et il peut explicité dans un langage communicable ; grâce à lui, l’unité de l’homme est dehors ; mais cette unité est purement intentionnelle ; l’homme se fait projet de l’objet ; mais l’unité de soi à soi-même y est seulement figurée dans un vis-à-vis, dans un Gegenstand. C’est la raison pour laquelle « le troisième terme » le terme « intermédiaire » – celui que Kant appelle imagination transcendantale – n’est rien d’autre que la possibilité de la synthèse et pas du tout un vécu, une expérience susceptible d’être dramatisée ; il s’épuise tout entier à faire qu’il y ait de l’objet, qu’il y ait synthèse dans l’objet ; pour lui-même il n’est rien ; il demeure « un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine » ; il reste en tant que racine commune aux deux sources, « inconnu de nous » ; c’est que la « conscience » dont il est le ressort, n’est pas du tout « conscience de soi », mais unité formelle de l’objet, projet d’un monde ; le « je » de la synthèse transcendantale n’est personne.

     

    Il en est tout autrement du sentiment, distendu entre un principe du plaisir et un principe du bonheur.

    La « synthèse » n’est donnée nulle part. En s’intériorisant par le sentiment, la dualité qui fait notre humanité se dramatise en conflit. À la synthèse solide de l’objectivité répond la dualité polémique de la subjectivité.

    Je voudrais le montrer par une analyse concrète qui prolongerait les vues de Platon sur le thumos (principe affectif). Dans la deuxième partie de cet essai nous avons omis ce moment intermédiaire pour ne considérer que les extrêmes epithumia (part désirante de l’âme) et eros (amour). Or Platon décrit ce thumos comme le point où se resserre la contradiction humaine :

    • tantôt, dit-il, il combat avec le désir, dont il est alors la pointe agressive, l’irritabilité et la colère ;
    • tantôt, il lutte avec la raison, dont il est la puissance d’indignation et le courage d’entreprendre.

    Il me semble que c’est ce thumos beaucoup plus que l’imagination transcendantale, puissance silencieuse par excellence, c’est ce thumos (principe affectif), qui est le « troisième terme » de l’existence humaine ; troisième terme non plus intentionnel et perdu dans l’objet, mais troisième terme devenu pour soi et rendu sensible par le sentiment et comme sentiment ; le thumos, c’est vraiment « mon cœur mis à nu ».

     

    Or, ce thumos, ce Gemüt, ce cœur, ce troisième terme qui médiatise plaisir et bonheur, quel est-il ?

    Il me semble qu’on peut placer, sous le signe du cœur ambigu et fragile, toute la région médiane de la vie affective, entre les affections vitales et les affections spirituelles, bref toute l’affectivité qui fait la transition entre le vivre et le penser, entre bios et logos.

    Les affections qui remplissent cet intervalle, ce sont celles qui animent les « passions » les plus importantes de l’histoire et de la culture, non plus élémentaires du Traité des Passions, non plus ces passions élémentaires, mais au contraire les  passions essentiellement interhumaines, sociales, culturelles, communautaires, que Kant plaçait sous le triple titre de passion d’avoir, passion de domination et passion d’honneur. Car derrière ces figures aberrantes, voire hideuses et meurtrières, se tiennent des requêtes qui sont d’authentiques requêtes d’humanité : le moi y constitue sa « différence », sa différence avec les choses et sa différence avec les autres moi. Le « moi » se distingue par le « mien », s’affirme par l’autorité, cherche sa valeur dans l’opinion d’autrui, dans l’approbation et dans l’estime. Je n’ai pas le temps de pousser bien loin cette esquisse, ni de la bonté originelle de ces trois requêtes, par delà leurs expressions historiques mauvaises, ni de montrer les correspondances entre ces requêtes affectives d’avoir, de pouvoir et de valoir et la construction de nouvelles couches d’objectivité d’objets de niveau humain, réalités économiques, réalités politiques, réalités culturelles.

    Je voudrais seulement insister sur la fragilité de ces requêtes affectives, en les situant entre le principe du plaisir et le principe du bonheur.

    Il me semble que cette fragilité apparaît le mieux quand on considère comment ces requêtes pourraient être satisfaites. On avait déjà considéré plaisir et bonheur du point de vue de l’achèvement, de l’accomplissement ; en posant la même question à propos du « cœur », on fait tout de suite apparaître un caractère remarquable de ces requêtes : ce sont des désirs indéfinis. Entre la finitude du plaisir qui clôt un acte déterminé et l’infini du Bonheur qui comblerait une destinée considérée comme un tout, le thumos glisse un indéfini, qui rend possible une histoire, mais aussi qui rend possible un malheur d’exister, le « cour » est inquiet, proprement insatiable ; cat quand aurai-je assez ? Quand serai-je assez puissant ? Quand serai-je assez estimé ? Le moi se cherche lui-même sans fin, entre plaisir et bonheur.

     

    Il se produit alors des endosmoses multiples entre la finitude des besoins vitaux et l’indéfinitude du thumos.

    Tous nos instincts sont remaniés et comme transmutés par la triple requête qui nous fait homme ; ceci est particulièrement manifeste dans le cas de la sexualité ; elle devient sexualité humaine par le désir de possession, de domination et aussi de reconnaissance mutuelle qui la traverse ; elle est prête pour les drames passionnels et le mythe de Don Juan ; en même temps le thumos se sexualise et devient l’équivoque libido dont Freud lui-même dit qu’elle n’est pas exclusivement génitale ;  la libido c’est plutôt l’affection humaine sensibilisée par la sexualité à la fois sexuelle et plus que sexuelle ; Platon dit de même que le thumos combat avec le désir tout en étant plus que le désir.

     

    Mais en même temps que le muthos subit l’attraction du vital, tout en le traversant de sa propre inquiétude, il subit l’attraction de l’éros spirituel, du désir du bonheur qu’il colore de son angoisse.

    Ainsi naissent les passions au sens romantique du mot, les Leidenschaften, sans qui, disait Goethe, rien de grand ne se fait. Il y a en effet dans les « passions » humaines un appétit de totalité, d’infini, d’absolu, dont ne saurait rendre compte le principe du plaisir et qui ne saurait être qu’une image, un reflet, un mirage de désir du bonheur. Pour l’homme de la passion son objet est tout. Or la vie ne veut pas tout, c’est l’esprit qui veut le tout, qui pense le tout, qui n’est en repos que dans le « tout ». Pour ce tout l’homme est capable de sacrifier même son plaisir et d’affronter la douleur : le bonheur s’est voué en douleur et en « passion ».

    Ainsi se poursuit à travers le cœur humain et ses multiples requêtes indéfinies et inquiètes, le jeu du plaisir et du bonheur. C’est par ce jeu et dans ce jeu que le sentiment se dramatise et que le moi creuse sa présence fragile et vibrante au cœur des choses, au cœur de ces choses où pourtant ne cesse de s’apaiser la querelle de la raison et des sens, dans la tranquillité du regard et du discours, par la médiation de l’imagination. La dualité de l’homme que l’imagination transcendantale apaise dans l’objet,  le sentiment l’intériorise et l’avive dans le conflit essentiel, le conflit du plaisir et du bonheur. Tous les autres conflits, qu’ils puisent leur origine dans notre enfance ou dans nos rapports avec notre milieu, peuvent à leur tour être intériorisés, parce que le conflit de nous-mêmes les précède, les recueille, les recueille et leur prête la note d’intimité qui est dès l’origine la sienne. Nul conflit entre nous-même et quelque sur-moi emprunté ne pourrait être introjeté si nous n’étions pas originairement cette disproportion de la vie et de l’esprit, de la sensibilité et de la raison et si notre cœur (notre muthos, notre Gemüt) ne souffrait pas partage et mélange, s’il n’était pas l’ardeur de l’existence à la croisée du bios et logos.

     

    Résumons en quelques mots tout notre mouvement de pensée.

    La fonction essentielle du sentiment est de relier. Il relie d’abord ce que la connaissance scinde ; il me relie au monde. Tandis que tout le mouvement d’objectivation tend à m’opposer au monde, le sentiment unit l’intentionalité qui me jette hors de moi à l’affection par quoi je me sens exister. Ainsi est-il toujours en deçà ou au-delà de la dualité du sujet et de l’objet.

    Mais en intériorisant toutes les liaisons du moi au monde, il suscite une nouvelle scission, non plus horizontale cette fois, mais verticale. Il rend sensible et vivante la dualité de la raison et de la sensibilité qui trouvait dans l’objet son point de repos ; il distend le moi entre deux visées affectives fondamentales, celle de la vie organique qui s’achève dans la perspective instantanée du plaisir, celle de la vie spirituelle qui aspire à la totalité, à la perspective du bonheur.

    Cette disproportion de sentiment suscite une médiation nouvelle, celle du thumos, celle du « cœur » ; cette médiation correspond, dans l’ordre du sentiment, à la médiation silencieuse de l’imagination transcendantale dans l’ordre de la connaissance ; mais alors que l’imagination transcendantale se réduit tout entière à rendre possible l’objectivité que nous appelions tout à l’heure le point sensible où se reposent la raison et la sensibilité, cette médiation se réfléchit en elle-même dans une requête affective interminable où s’atteste la fragilité de l’être homme.

    L’image de l’homme qu’une philosophie du sentiment propose est celle d’un être situé entre les pôles extrêmes de la réalité, qui comprend ces pôles et les rapproche ; d’un être qui récapitule en lui-même les degrés de la réalité, mais qui en même temps est le point faible de la réalité parce qu’il ne coïncide pas avec lui-même, parce qu’il est le « mélange » que le mythe platonicien avait déjà décrit. Ce « mélange », c’est le thème de notre histoire.

     



    [1]  Paul RICŒUR, in « À l’école de la phénoménologie », Vrin, 1er trim. 2004, p. 315 à 331.

     


    Date de création : 30/11/2015 @ 18:38
    Dernière modification : 30/11/2015 @ 18:48
    Catégorie : Phénoménologie
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