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Phénoménologie - Synthèse didactique
SYNTHÈSE DIDACTIQUELA PHILOSOPHIE COMME PRISE DE CONSCIENCE DE LHUMANITÉ [1]
Cette « synthèse didactique » conclut la séquence philosophique Husserl, Lévinas, Ricur, Marion, qui a fait lobjet dautant de prises de connaissance. Elle entend la philosophie comme « prise de conscience de lhumanité » et situe la renaissance de lEurope par une nouvelle compréhension et une nouvelle affirmation du sens de lhistoire à continuer. « Nous sommes... par notre activité philosophique les fonctionnaires de lhumanité ».
1/ LA RAISON DYNAMIQUE POUR HUMANISER LHOMME EN ELLE SEST DÉVELOPPÉE LA PHÉNOMÉNOLOGIE Pour ramasser dans une unique expression toutes les acquisitions nouvelles de la pensée husserlienne par choc en retour dune réflexion historique, on peut dire que la phénoménologie sest développée en une philosophie de la raison dynamique, en reprenant lopposition kantienne de la raison et de lentendement. (Ce rapprochement avec Kant pourrait être poursuivi très loin, et sur le terrain même de la philosophie de lhistoire). Kant soulignait déjà la disproportion entre lentendement comme législation effectuable des phénomènes et la raison comme exigence ineffectuable de totalisation, de sommation du conditionné dans linconditionné; cette exigence, présente dans chacune des Idées transcendantales, provoquait, on le sait, les illusions métaphysiques de la psychologie rationnelle, de la cosmologie rationnelle et de la théologie rationnelle; mais elle survivait au dévoilement de lillusion sous forme de principes régulateurs. Or Kant avait eu conscience, en reprenant lexpression platonicienne didée, de rester fidèle au génie même du philosophe grec, pour qui lIdée était indivisèment principe dintelligibilité (comme Idée mathématique et cosmologique) et principe dexigibilité et daction (comme Idée éthique : justice, vertu, etc.). La raison est toujours exigence dordre total et, à ce titre, elle se constitue en éthique de la pensée spéculative et en intelligibilité de léthique. Cest cette veine platonicienne et kantienne que Husserl retrouve et prolonge, quand il rassemble sous le terme de raison les quatre ou cinq traits que nous avons présentés dans un ordre dispersé au cours de lanalyse antérieure :
Elle est la tâche dunifier toutes les activités signifiantes: spéculatives, éthiques, esthétiques, etc. Elle couvre tout le champ de la culture dont elle est le projet indivis. Dans Ideen I, la raison avait un sens beaucoup plus spéculatif et se rapportait au problème de la réalité : elle déclare luniverselle validité du voir, de lintuition originaire, pour fonder lévidence[2]. En ce sens la raison exigeait déjà un achèvement, une complétude, celle de toute visée dans une vision. Dans Krisis, la raison prend, par son caractère total, un accent « existentiel » : elle couvre « les questions du sens ou du non-sens du tout de lexistence humaine»[3]; elle concerne la possibilité pour lhomme, . en tant quil se décide librement dans sa conduite à légard de son environnement humain et extra-humain, . en tant qu il est libre dans ses possibilités, de donner une figure rationnelle à soi-même et à son univers environnant[4]. Le § 3 souligne le caractère « absolu », « étemel », « supra-temporel», « inconditionnel » , de ces Idées et Idéaux qui donnent leur pointe aux problèmes de la raison ; mais ces caractères font précisément la dignité dune existence dhomme, par delà toute définition purement spéculative. La raison est lessence même du Menschentum, en tant quil lie le sens de lhomme au sens du monde[5].
Elle est « la venue de la raison à elle- même ». Un important inédit de cette période porte en exergue cette phrase (qui lui donne son titre) : La philosophie, en tant quelle est la prise de conscience de lhumanité, le mouvement de la raison pour se réaliser à travers des degrés de développement, requiert, comme sa fonction propre, que cette prise de conscience se développe elle-même par degrés... Le même texte parle de « la ratio dans son mouvement incessant pour séclairer elle-même ». C'est par là qu'une histoire est possible, mais possible seulement comme réalisation de la raison. Elle nest pas une évolution, ce qui équivaudrait à une dérivation du sens à partir du non-sens, ni une aventure pure, ce qui reviendrait à une succession absurde de non-sens; elle est une permanence en mouvement, lauto-réalisation temporelle dune identité de sens étemelle et infinie.
« La raison, dit le texte inédit évoqué plus haut, vise à la prise de conscience ultimement responsable de lhomme autonome»; et encore: « la raison cest le vouloir-être-raisonnable ».
La conscience de crise nous assure que lidée infinie peut être enfouie, oubliée, et même se dégrader. Toute lhistoire de la philosophie, on le verra, est un combat entre une compréhension de la tâche comme infinie et sa réduction naturaliste, ou, comme dira la Krisis, entre le transcendantalisme et lobjectivisme. La disproportion entre lIdée de la philosophie et les possibilités effectives dune connaissance mondaine privée ou commune fait que lhomme peut trahir. Le drame naît de ce que toute réalisation de la tâche est la menace dune perte de la tâche même. Aussi tout succès est-il ambigu : Galilée sera le grand témoin de cette victoire-défaite, Galilée : celui qui a recouvert lIdée en découvrant la Nature comme mathématique incarnée[6]. Cette ambiguïté et ce péril, inscrits dans la téléologie même de lhistoire, ne sont pas sans rappeler la puissance dillusion qui, selon Kant, tient à la vocation même de la raison. Seulement, outre que, chez Husserl, lillusion cest le positivisme et non la métaphysique ; ce dernier a su orienter dans le sens dun drame historique le conflit, au sein même de la tâche humaine, entre la visée ineffectuable et luvre effectuée. Par là Husserl se rapprocherait plutôt des méditations qui inaugurent la Philosophie de Jaspers, sur la disproportion entre notre quête de lêtre absolu et létroitesse de notre existence. Ici aussi le piège de notre étroitesse, cest le savoir objectif.
Toutes ces catégories de la raison culminent dans la nouvelle notion de homme. Non plus « moi, lhomme »[7] que la réduction phénoménologique frappait comme une réalité mondaine, constituée par voie de perception, de sympathie, de récit historique, dinduction sociologique, mais lhomme comme corrélat de ses idées infinies : « lhomme aux tâches infinies», dit la conférence de Vienne. Linédit cité plus haut contient cette notation : La philosophie comme fonction dhumanisation de lhomme... comme existence humaine sous sa forme finale, laquelle est en même temps la forme initiale doù est partie lhumanité... Et encore : « La raison est lélément spécifique de lhomme...» Plus loin : Cest cette raison qui fait son humanité...; la raison désigne ce vers quoi lhomme en tant qu homme tend dans son être le plus intime, ce qui, seul, peut le contenter, le rendre « heureux ». Tout le § 6 de Krisis I est consacré à cette identification de lhomme européen et du combat pour la raison. Ce qui distingue le « Telos inné à lhomme européen » du « simple type anthropologique empirique » de la Chine ou de lInde, cest cette tâche rationnelle. Cest par la raison que lhumanité énumérative (ou en extension) (Menschenheit) se subordonne à lhumanité signifiante (ou en compréhension) (Menschentum) : La qualité dhomme (Menschentum), cest essentiellement dêtre homme (Menschsein) dans des groupes humains (Menschheiten) liés par la descendance et les rapports sociaux; et si lhomme est un être raisonnable animal rationale il ne lest que dans la mesure où toute son humanité est humanité selon la raison ( Vemunftmenschheit), où elle est orientée, soit de manière latente vers la raison, soit manifestement vers lentéléchie qui, une fois venue à soi- même et devenue manifeste pour soi-même, désormais conduit consciemment le devenir humain. Philosophie et science seraient dès lors le mouvement historique par où se révèle la raison universelle, «innée» à lhumanité (Menschentum) comme telle[8]. Ainsi la notion dhomme qualifie existentiellement et historiquement celle de raison, tandis que la raison rend lhomme signifiant. Lhomme est à limage de ses idées et les idées sont comme le paradigme de lexistence. Cest pourquoi une crise qui affecte la science dans sa visée, dans son Idée, ou comme dit Husserl dans sa « scientificité » (Wissenschaft-lichkeit) est une crise dexistence : « La science du fait engendre lhomme du fait »[9]. Cest pourquoi la crise de la philosophie signifie la crise des sciences modernes qui sont les rameaux du tronc philosophique universel : crise dabord latente, mais de plus en plus apparente, qui affecte lhomme européen dans sa capacité globale de donner un sens à sa vie culturelle (in der gesamten Sinnhaftigkeit seines kulturellen Lebens), dans son « Existence » (Existenz) globale[10]. Husserl annonce ainsi la possibilité, par une philosophie de la raison dans lhistoire, de lier une philosophie critique à un dessein existentiel : « Toute prise de conscience qui procède de raisons existentielles est par nature critique »[11]. Notons, pour finir ce tour dhorizon des nouvelles catégories de la raison, le déplacement de sens subi par la notion dapodicité ; cette notion, spéculative par excellence, est maintenant aimantée par la nouvelle idée de lhomme. Ideen I appelait apodictique la nécessité dun jugement qui particularise une proposition générale dordre éidétique[12] et lopposait à la simple « vue assertorique dun individu »[13]. Dans le groupe de la Krisis, lapodicité est synonyme de lachèvement que la raison exige; ce serait la vérité de lhomme comme raison accomplie : à ce titre elle est le pôle infini de lhistoire et la vocation de lhomme; linédit intitulé la Philosophie comme prise de conscience de lhumanité (et qui nétait pas destiné à la publication) évoque : lhomme atteignant à lultime compréhension de soi: il se découvre responsable de son propre être, se comprend comme un être qui consiste à être appelé (Sein im Berufensein) à une vie sous le signe de lapodicité ; cette compréhension ne susciterait pas une science apodictique dordre abstrait et au sens ordinaire du mot; ce serait une compréhension qui réaliserait la totalité de son être concret sous le signe de la liberté apodictique, portant cet être au niveau dune raison apodictique, dune raison quil ferait sienne à travers toute sa vie active: cest cette raison qui fait son humanité, comme on la dit, en se comprenant rationnellement[14]. Ainsi lapodicité exprime encore une contrainte, mais la contrainte dune tâche totale. Il nest donc pas inexact de dire que les considérations historiques de Husserl ne sont quune projection, sur le plan du devenir collectif, dune philosophie réflexive déjà achevée sur le plan de lintériorité : cest en comprenant le mouvement de lhistoire comme histoire de lesprit, que la conscience accède à son propre sens ; de même que la réflexion donne le « guide intentionnel » pour lire lhistoire, on pourrait dire que lhistoire donne le «guide temporel » pour reconnaître dans la conscience la raison infinie qui combat pour humaniser lhomme.
2/ LA CRISE DE LHUMANITÉ EUROPÉENNE LOBJECTIVISME ET SES ALTÉRATIONS Nous [sommes en mesure de] rendre compte des vues de Husserl sur la crise de la philosophie et des sciences contemporaines ; elles constituent lessentiel de Krisis II. La Renaissance est le nouveau départ de lhomme européen La conversion grecque est par contre laissée dans lombre et même minimisée par rapport à la seconde naissance de lhomme moderne[15]. Les trois traits principaux de cette interprétation densemble de lesprit moderne sont les suivants 1) « Lobjectivisme » est responsable de la crise de lhomme moderne : en Galilée se résume toute lentreprise moderne de la connaissance. 2) Le mouvement philosophique qui représente lidée de la philosophie en face de lobjectivisme, cest le transcendantalisme , au sens large, qui remonte au doute et au cogito cartésiens. 3) Mais, parce que Descartes na pas osé aller jusquau bout de son immense découverte, il [reviendra] à la phénoménologie transcendantale de radicaliser la découverte cartésienne et de reprendre victorieusement la lutte contre lobjectivisme : c'est ainsi que la phénoménologie transcendantale [se sentira] responsable de lhomme moderne et capable de le guérir. Cette interprétation de la philosophie moderne comme un unique combat entre transcendantalisme et objectivisme ne laisse pas de place à des problématiques strictement singulières ; les philosophes sont mis en perspective, situés dans cette unique histoire, affrontés par un unique dilemme : ou lobjet ou le cogito. Seule lunité de la problématique philosophique permet de sauvegarder le principe dune téléologie de lhistoire et finalement la possibilité dune philosophie de lhistoire. Reprenons ces trois points : 1) Loriginalité des vues de Husserl sur « lobjectivisme » réside dans la distinction fondamentale entre lidée de la science et les méthodes propres aux sciences Husserl ne songe aucunement à porter le débat sur le terrain de la méthodologie scientifique ou de la « théorie physique ». La « crise » des principes qui intéresse des savants comme Einstein ou de Broglie, des méthodologistes comme Duhem, Meyerson ou Bachelard, nest pas ici en cause : elle se passe tout entière à lintérieur de lobjectivité; elle ne concerne que les savants et ne peut être résolue que par le progrès même des sciences. La crise qui est en question concerne la « signification des sciences pour la vie » (le § 2 est intitulé : « La crise de la science comme perte de leur signification pour la vie »). Elle est au niveau de lIdée, du projet de lhomme. Crise de raison qui est une crise dexistence. Les deux conquêtes authentiques de lesprit moderne qui, en réalisant partiellement le vu dune compréhension du tout, ont en même temps altéré lIdée de la philosophie Ce sont :
La première innovation est encore dans la ligne de la science antique, mais elle la dépasse, comme linfini dépasse le fini
La seconde innovation est liée au nom de Galilée À lui sont consacrées les analyses les plus denses et les plus longues de Krisis II (le § 9 sur Galilée na pas moins de 37 pages). Il est lhomme qui a projeté une science de la nature où celle-ci serait traitée, elle aussi, comme une « multiplicité mathématique » au même titre que les figures idéales. Or la motivation de ce dessein génial doit être entièrement reconstituée parce quil repose en même temps sur un « sol sédimenté » de prétendues évidences quil nous faut faire affleurer à la conscience; cest elles qui sont à la source de cet objectivisme qui a engendré nos maux.
Pour toutes ces raisons, qui ne pouvaient être élucidées au temps même de Galilée, le fondateur de la physique mathématique est le génie ambigu qui, en découvrant le monde comme mathématique appliquée, la recouvert comme uvre de la conscience Nous saisissons ici sur le vif le style propre de lexégèse historique de Husserl : il est clair que cette inspection des motifs de Galilée ne peut être quune rétrospection, la crise actuelle éclairant lUrsprungsmotivation, en même temps que celle-ci rend intelligible le désordre présent. Il sagit moins de comprendre psychologiquement Galilée quhistoriquement le mouvement de lidée qui le traverse; aussi seul importe le sens densemble qui procède de son uvre et qui achève de se décider dans lhistoire issue de cette uvre. On pourrait appeler cette Moîivationsanalyse une psychanalyse rationnelle, comme J.-P. Sartre parle dune psychanalyse existentielle, lhistoire étant le révélateur spécifique du projet. 2) Que le dogmatisme naturaliste dût être critiqué, un double malaise pouvait déjà le suggérer Pourquoi subsiste-t-il deux logiques, une mathesis universalis et une logique expérimentale, ou, si lon veut même, deux mathématiques et deux légalités : dune part, une mathématique idéale et une légalité a priori; de lautre, une mathématique appliquée indirectement à la nature et une légalité a posteriori ? Mais le malaise le plus insupportable apparaissait du côté de la psychologie : si la nature était universellement mathématisable, il fallait à la fois séparer le psychique du physique puisque le physique nétait maîtrisé que par labstraction quon faisait des consciences, et construire le psychique sur le modèle du physique puisque la méthode des sciences de la nature était par principe universalisable. Mais les difficultés suscitées par le dualisme et le naturalisme psychologique attestaient sourdement que quelque chose était perdu : la subjectivité. a/ Cest à Descartes quil faut rapporter la première réflexion radicale sur la priorité de la conscience sur tous ses objets ; à ce titre, il est le fondateur du motif transcendantal, seul capable de ruiner la naïveté dogmatique du naturalisme. La portée des deux premières Méditations est plus vaste quon ne pourra jamais le soupçonner et que Descartes lui- même ne la pressenti. Son doute commence toute critique imaginable de la suffisance propre des évidences mathématiques, physiques, sensibles. Le premier, il entreprend de : traverser lenfer dune époché quasi sceptique que nul ne saurait plus surpasser, pour atteindre la porte dentrée du ciel dune philosophie absolument rationnelle et faire de celle-ci même un édifice systématique[18]. Allant jusquau bout de luniverselle « suspension » dêtre, il a fait surgir « le sol apodictique » : ego cogito cogitata. Cette formule développée signifie que le monde, perdu comme déclaration dun en-soi, ne peut être réaffirmé que comme « cela que je pense » ; le cogitatum du cogito est le seul être indubitable du monde. En élargissant aux cogitata, quil appelle idées, la sphère du cogito invincible au doute, Descartes posait implicitement le grand principe de lintentionalité[19] et, par là, commençait à rattacher toute évidence objective à lévidence primordiale du cogito. b/ Mais Descartes fut le premier à se trahir lui-même. Descartes est resté prisonnier des évidences de Galilée; pour lui aussi, la vérité de la physique est mathématique et toute lentreprise du doute et du cogito ne sert quà renforcer lobjectivisme; dès lors, le je du je pense est compris comme la réalité psychologique qui reste quand on retranche la nature mathématique, comme la res cogitans, lâme réelle ; en contrepartie, il faut bien prouver que cette âme a un « dehors », que Dieu est la cause de lidée de Dieu, que la « chose » matérielle est la cause de lidée du monde. c/ Descartes na pas aperçu que ego « démondanisé» par lépoché nest plus âme, que lâme « apparaît » comme le corps : « Il na pas découvert que toutes les distinctions du type je et tu, dedans et dehors ne se constituent que dans lego absolu »[20]. Cette méprise, jointe au dessein de confirmer la science objective, explique létrange destin du cartésianisme, qui engendra à la fois le rationalisme de Malebranche, de Spinoza, de Leibniz, de Wolff, tout entier tourné vers la connaissance absolue de lêtre en soi, et lempirisme sceptique qui tire toutes les conséquences de linterprétation psychologiste du cogito.
3/ LA TÉLÉOLOGIE DE LHISTOIRE EUROPÉEENNE PAR NOTRE ACTIVITÉ PHILOSOPHIQUE NOUS SOMMES LES FONCTIONNAIRES DE LHUMANITÉ Seule lEurope a une « téléologie immanente », un « sens » Alors que lInde, la Chine ont seulement un type sociologique empirique, lEurope a lunité dune figure spirituelle; elle nest pas un lieu géographique, mais un lien spirituel, qui est la visée « dune vie, dune action, dune création dordre spirituel ». On voit déjà la surélévation dont bénéficie la notion desprit : il nest plus rabattu du côté de la nature, mais retenu du côté de la conscience constituante, dans la mesure même où le lien des hommes nest pas un simple type socio- logique, mais un « sens téléologique ». Cette affirmation que lEurope seule a une Idée paraît moins étonnante si on la complète doublement. Dabord il faut dire quà absolument parler cest lhumanité tout entière qui a un sens; lEurope ne sest scindée géographiquement et culturellement du reste de lhumanité quen découvrant le sens de lhomme : sa mise à part cest précisément son universalité. Dautre part, la seule Idée qui soit Idée pour tous, cest la philosophie. La philosophie est l« entéléchie innée » de lEurope, le «proto-phénomène» de sa culture. On voit quêtre européen est moins une gloire qui particularise quune responsabilité qui relie à tous. Encore faut-il bien entendre ce terme : philosophie. Entendue comme sens de lhomme européen, elle nest pas un système, une école ou une uvre datée, mais une Idée, au sens kantien du mot : une tâche. Lidée de la philosophie, voilà la téléologie de lhistoire. Cest pourquoi la philosophie de lhistoire, cest en dernier ressort lhistoire de la philosophie, indiscernable elle- même de la prise de conscience de la philosophie. Désigner la philosophie comme idée, cest souligner dès labord ses deux traits de totalité et dinfinité Husserl lappelle encore un télos, une fin visée : elle est le télos de la science du tout de lêtre. Parce quelle vise lachèvement de la science de tout ce qui est, lidée de la philosophie ne peut être quune « forme normative située à linfini », un pôle à « linfini ». Chaque réalisation historique de la philosophie a encore pour horizon linaccessible idée. Cest par son infinité que lidée comporte une histoire, un procès sans fin. Avant la philosophie et hors de la philosophie lhomme a bien une historicité, mais il na encore que des tâches finies, closes, sans horizon, mesurées par des intérêts à courte vue, réglées par la tradition. Au VIe siècle av.- J.C. est apparu en Grèce « lhomme aux tâches infinies »; lidée de la philosophie a été portée par quelques individus isolés, par quelques groupes qui, tout de suite, ont déchiré la tranquillité bornée de « lhomme aux tâches finies ». Le saut est fait du vouloir-vivre à létonnement, de lopinion à la science. Un doute naît au cur de la tradition; la question de la vérité est posée; luniversel est exigé; une « communauté purement intérieure » sagrège autour de la tâche du savoir; cette communauté philosophante diffuse au-delà delle-même par la culture et léducation et de proche en proche transforme le sens de la civilisation. Ainsi Husserl voit lhistoire de lOccident entraînée par la fonction philosophique, entendue comme réflexion libre, universelle, embrassant tous les idéaux, théoriques et pratiques, et lidéal de la totalité des idéaux, bref, le tout infini de toutes les normes. Elle est la « fonction archontique » : Sans doute la philosophie universelle et toutes les sciences particulières représentent un aspect partiel de la culture européenne : mais toute mon interprétation implique que cette partie exerce pour ainsi dire le rôle de cerveau ; cest de son fonctionnement normal que dépend la véritable santé spirituelle de lEurope. Si telle est lhumanité européenne, signifiante par lidée de philosophie, la crise de lEurope ne peut être quune détresse méthodologique, qui affecte le connaître, non dans ses réalisations partielles, mais dans son intention centrale : il ny a pas de crise de la physique, des mathématiques, etc., mais une crise du projet même de savoir, de lidée directrice qui fait la « scientificité » de la science. Cette crise, cest lobjectivisme, la réduction de la tâche infinie du savoir au savoir mathématico-physique qui en a été la réalisation la plus brillante. Le motif transcendantal comme viatique Le transcendantalisme est une philosophie en forme de question ; cest une « question en retour » qui ramène au Soi comme ultime source de toute position dêtre et de valeur. Cette source porte le titre : Moi-même, en y comprenant toute ma vie réelle et possible de connaissance, bref ma vie concrète en général. Toute la problématique transcendantale tourne autour du rapport de ce moi, de mon moi, de « lego » avec ce qui est dabord posé à sa place comme allant de soi, à savoir mon âme ; puis à nouveau, elle porte sur le rapport de ce Je et de ma vie de conscience avec le monde dont jai conscience et dont je reconnais lêtre vrai dans mes propres produits de connaissance. Par sa forme de question cette philosophie serre de près lIdée même de la philosophie. 2) « Lopération » de la conscience est une donation de sens et dêtre. Il faut aller jusquau radical ébranlement de lobjectivité pour atteindre lextrême de cette conviction. Le casse-tête du monde nous révèle la puissance de la conscience. 3) Lego primitif est appelé une vie ; sa première uvre en effet, est préscientifique, perceptive; toute mathématisation de la nature est un « revêtement », second par rapport à la donation originelle dun monde vital. Cette régression au monde vital fondé dans ego rend seule relative toute uvre de degré supérieur, tout objectivisme en général. Krisis II sarrête sur ces vues. Le texte remanié de la conférence de Vienne nous permet de replacer ce fragment dhistoire de la philosophie dans les perspectives densemble que reprendra Krisis III ; la pointe de toute cette histoire de la philosophie, cest la catharsis de lesprit moderne malade ; le retour à lego est la chance de lhomme moderne. Descartes, en soustrayant au doute les murs et la religion, navait pas conçu un tel dessein historique. La crise de lhumanité ne révèle aucune absurdité irréductible, aucune fatalité impénétrable; la téléologie de lhistoire européenne en montre la motivation même. Comment se résoudra-t-elle ? Les deux issues qui suivent demeurent possibles :
[1] Extraits de « À lécole de la phénoménologie », chap. -Husserl et le sens de lhistoire-, de Paul Ricur, Paris, Vrin, 1er tri. 2004, p. 19-54. [2] Cf. sur ce point la IVe section de Ideen I intitulée Raison et réalité. [3] Krisis II, § 2. [4] Ibid. [5] Ibid. § 5. [6] Krisis II, § 9. [7] Ideen I, § 33, 49, 53. [8] Krisis I, § 6. [9] Krisis, § 2. [10] Krisis, § 5. Dans le meme sens , le § 7 parle de la contradiction existentielle de la culture contemporaine qui a perdu lidée et qui, pourtant, ne peut vivre que delle et lui oppose le « Si existentiel » de notre fidélité ou de notre trahison . [11] Ibid. § 9 fin, p. 135. [12] Ideen I, § 6. [13] Ibid. § 137. [14] Dans le même sens, Krisis (passim et en particulier § 5 et 7) La philosophie de lhistoire emprunte son concept dapodicité à la logique formelle comme celui dentéléchie à lontologie aristotélicienne et celui dIdée au kantisme. [15] Il est même curieux que, contrairement au texte remanié de la conférence de Vienne, Krisis I retire à la pensée grecque, et singulièrement à la géométrie euclidienne, la gloire davoir conçu une tâche infinie de savoir : § 8. [16] Sue le concept de « multiplicité », cf. Logische Untersuchungen I, § 69-72, et surtout Formale und transzendentale Logik, § 28-36. [17] Krisis II, § 8 et 9, p. 118-120. [18] Krisis II, § 17. [19] Ibid, § 20. [20] Ibid, § 19.
Date de création : 11/11/2015 @ 14:30 Réactions à cet article
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