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    Phénoménologie - Synthèse didactique

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    SYNTHÈSE DIDACTIQUE

    LA PHILOSOPHIE COMME PRISE DE CONSCIENCE

    DE L’HUMANITÉ [1]

     

    Cette  « synthèse didactique » conclut la séquence philosophique Husserl, Lévinas, Ricœur, Marion, qui a fait l’objet d’autant de prises de connaissance. Elle entend la philosophie comme « prise de conscience de l’humanité » et situe la renaissance de l’Europe par une nouvelle compréhension et une nouvelle affirmation du sens de l’histoire à continuer. « Nous sommes... par notre activité philosophique les fonctionnaires de l’humanité ».

     

    1/ LA RAISON DYNAMIQUE POUR HUMANISER L’HOMME

    EN ELLE S’EST DÉVELOPPÉE LA PHÉNOMÉNOLOGIE

    Pour ramasser dans une unique expression toutes les acqui­sitions nouvelles de la pensée husserlienne par choc en retour d’une réflexion historique, on peut dire que la phénoménologie s’est développée en une philosophie de la raison dynamique, en reprenant l’opposition kantienne de la raison et de l’enten­dement. (Ce rapprochement avec Kant pourrait être poursuivi très loin, et sur le terrain même de la philosophie de l’histoire). Kant soulignait déjà la disproportion entre l’entendement comme législation effectuable des phénomènes et la raison comme exigence ineffectuable de totalisation, de sommation du conditionné dans l’inconditionné; cette exigence, présente dans chacune des Idées transcendantales, provoquait, on le sait, les illusions métaphysiques de la psychologie rationnelle, de la cosmologie rationnelle et de la théologie rationnelle; mais elle survivait au dévoilement de l’illusion sous forme de principes régulateurs. Or Kant avait eu conscience, en repre­nant l’expression platonicienne d’idée, de rester fidèle au génie même du philosophe grec, pour qui l’Idée était indivisèment principe d’intelligibilité (comme Idée mathématique et cosmologique) et principe d’exigibilité et d’action (comme Idée éthique : justice, vertu, etc.). La raison est toujours exi­gence d’ordre total et, à ce titre, elle se constitue en éthique de la pensée spéculative et en intelligibilité de l’éthique.

    C’est cette veine platonicienne et kantienne que Husserl retrouve et prolonge, quand il rassemble sous le terme de  raison les quatre ou cinq traits que nous avons présentés dans un ordre dispersé au cours de l’analyse antérieure :

    1. La raison est plus qu’une critique de la connaissance

    Elle est la tâche d’unifier toutes les activités signifiantes: spéculatives, éthiques, esthétiques, etc. Elle couvre tout le champ de la culture dont elle est le projet indivis.

    – Dans Ideen I, la raison avait un sens beaucoup plus spéculatif et se rapportait au problème de la réalité : elle déclare l’universelle validité du voir, de l’intuition originaire, pour fonder l’évidence[2]. En ce sens la raison exigeait déjà un achèvement, une complétude, celle de toute visée dans une vision.

    – Dans Krisis, la raison prend, par son caractère total, un accent « existentiel » : elle couvre « les questions du sens ou du non-sens du tout de l’existence humaine»[3]; elle   concerne la possibilité pour l’homme,

    .  en tant qu’il se décide librement dans sa conduite à l’égard de son environnement humain et extra-humain,

    . en tant qu’ il est libre dans ses possibilités, de donner une figure ration­nelle à soi-même et à son univers environnant[4].

    Le § 3 souligne le caractère « absolu », « étemel », « supra-temporel»,                         « inconditionnel » , de ces Idées et Idéaux qui donnent leur pointe aux problèmes de la raison ; mais ces carac­tères font précisément la dignité d’une existence d’homme, par delà toute définition purement spéculative. La raison est l’essence même du Menschentum, en tant qu’il lie le sens de l’homme au sens du monde[5].

    1.  La raison est comprise dynamiquement comme un « devenir rationnel »

     Elle est « la venue de la raison à elle- même ». Un important inédit de cette période porte en exergue cette phrase (qui lui donne son titre) :

    La philosophie, en tant qu’elle est la prise de conscience de l’humanité, le mouvement de la raison pour se réaliser à travers des degrés de développement, requiert, comme sa fonction propre, que cette prise de conscience se développe elle-même par degrés...

    Le même texte parle de « la ratio dans son mouvement inces­sant pour s’éclairer elle-même ». C'est par là qu'une histoire est possible, mais possible seulement comme réalisation de la raison. Elle n’est pas une évolution, ce qui équivaudrait à une dérivation du sens à partir du non-sens, ni une aventure pure, ce qui reviendrait à une succession absurde de non-sens; elle est une permanence en mouvement, l’auto-réalisation tempo­relle d’une identité de sens étemelle et infinie.

    1. La raison a un accent éthique qui s’exprime dans le terme fréquent de responsabilité

    « La raison, dit le texte inédit évoqué plus haut, vise à la prise de conscience ultimement responsable de l’homme autonome»; et encore: « la raison c’est le vouloir-être-raisonnable ».

    1. Une tâche de caractère éthique enveloppe un temps de caractère dramatique

    La conscience de crise nous assure que l’idée infinie peut être enfouie, oubliée, et même se dégrader. Toute l’histoire de la philosophie, on le verra, est un combat entre une compréhension de la tâche comme infinie et sa réduction naturaliste, ou, comme dira la Krisis, entre le trans­cendantalisme et l’objectivisme. La disproportion entre l’Idée de la philosophie et les possibilités effectives d’une connais­sance mondaine privée ou commune fait que l’homme peut trahir. Le drame naît de ce que toute réalisation de la tâche est la menace d’une perte de la tâche même. Aussi tout succès est-il ambigu : Galilée sera le grand témoin de cette victoire-défaite, – Galilée : celui qui a recouvert l’Idée en découvrant la Nature comme mathématique incarnée[6]. Cette ambiguïté et ce péril, inscrits dans la téléologie même de l’histoire, ne sont pas sans rappeler la puissance d’illusion qui, selon Kant, tient à la vocation même de la raison. Seulement, outre que, chez Husserl, l’illusion c’est le positivisme et non la métaphysique ; ce dernier a su orienter dans le sens d’un drame historique le conflit, au sein même de la tâche humaine, entre la visée ineffectuable et l’œuvre effectuée. Par là Husserl se rappro­cherait plutôt des méditations qui inaugurent la Philosophie de Jaspers, sur la disproportion entre notre quête de l’être absolu et l’étroitesse de notre existence. Ici aussi le piège de notre étroitesse, c’est le savoir objectif.

    1.  Infinité de la tâche, mouvement de réalisation de la raison, responsabilité du vouloir, péril de l’histoire

    Toutes ces catégories de la raison culminent dans la nouvelle notion de homme. Non      plus « moi, l’homme »[7] que la réduction phéno­ménologique frappait comme une réalité mondaine, constituée par voie de perception, de sympathie, de récit historique, d’induction sociologique, mais l’homme comme corrélat de ses idées infinies :            « l’homme aux tâches infinies», dit la conférence de Vienne. L’inédit cité plus haut contient cette notation :

    La philosophie comme fonction d’humanisation de l’hom­me... comme existence humaine sous sa forme finale, laquelle est en même temps la forme initiale d’où est partie l’humanité...

                Et encore : « La raison est l’élément spécifique de l’hom­me...»

                Plus loin :

    C’est cette raison qui fait son humanité...; la raison désigne ce vers quoi l’homme en tant qu’ homme tend dans son être le plus intime, ce qui, seul, peut le contenter, le rendre « heureux ».

    Tout le § 6 de Krisis I est consacré à cette identifi­cation de l’homme européen et du combat pour la raison. Ce qui distingue le « Telos inné à l’homme européen » du « simple type anthropologique empirique » de la Chine ou de l’Inde, c’est cette tâche rationnelle. C’est par la raison que l’humanité énumérative (ou en extension) (Menschenheit) se subordonne à l’humanité signifiante (ou en compréhension) (Menschentum) :

    La qualité d’homme (Menschentum), c’est essentiellement d’être homme (Menschsein) dans des groupes humains (Menschheiten) liés par la descendance et les rapports sociaux; et si l’homme est un être raisonnable – animal rationale – il ne l’est que dans la mesure où toute son huma­nité est humanité selon la raison ( Vemunftmenschheit), où elle est orientée, soit de manière latente vers la raison, soit manifestement vers l’entéléchie qui, une fois venue à soi- même et devenue manifeste pour soi-même, désormais conduit consciemment le devenir humain. Philosophie et science seraient dès lors le mouvement historique par où se révèle la raison universelle, «innée» à l’humanité (Menschentum) comme telle[8].

    Ainsi la notion d’homme qualifie existentiellement et historiquement celle de raison, tandis que la raison rend l’homme signifiant. L’homme est à l’image de ses idées et les idées sont comme le paradigme de l’existence. C’est pourquoi une crise qui affecte la science dans sa visée, dans son Idée, ou comme dit Husserl dans sa « scientificité » (Wissenschaft-lichkeit) est une crise d’existence : « La science du fait engen­dre l’homme du fait »[9].

    C’est pourquoi la crise de la philosophie signifie la crise des sciences modernes qui sont les rameaux du tronc philo­sophique universel : crise d’abord latente, mais de plus en plus apparente, qui affecte l’homme européen dans sa capacité globale de donner un sens à sa vie culturelle (in der gesamten Sinnhaftigkeit seines kulturellen Lebens), dans son « Existence » (Existenz) globale[10].

    Husserl annonce ainsi la possibilité, par une philosophie de la raison dans l’histoire, de lier une philosophie critique à un dessein existentiel : « Toute prise de conscience qui procède de raisons “existentielles” est par nature critique »[11].

    Notons, pour finir ce tour d’horizon des nouvelles catégo­ries de la raison, le déplacement de sens subi par la notion d’apodicité ; cette notion, spéculative par excellence, est main­tenant aimantée par la nouvelle idée de l’homme. Ideen I appelait apodictique la nécessité d’un jugement qui particula­rise une proposition générale d’ordre éidétique[12] et l’opposait à la simple « vue assertorique d’un individu »[13]. Dans le groupe de la Krisis, l’apodicité est synonyme de l’achèvement que la raison exige; ce serait la vérité de l’homme comme raison accomplie : à ce titre elle est le pôle infini de l’histoire et la vocation de l’homme; l’inédit intitulé la Philosophie comme prise de conscience de l’humanité (et qui n’était pas destiné à la publication) évoque :

    l’homme atteignant à l’ultime compréhension de soi: il se découvre responsable de son propre être, se comprend comme un être qui consiste à être appelé (Sein im Berufensein) à une vie sous le signe de l’apodicité ; cette compré­hension ne susciterait pas une science apodictique d’ordre abstrait et au sens ordinaire du mot; ce serait une compré­hension qui réaliserait la totalité de son être concret sous le signe de la liberté apodictique, portant cet être au niveau d’une raison apodictique, d’une raison qu’il ferait sienne à travers toute sa vie active: c’est cette raison qui fait son humanité, comme on l’a dit, en se comprenant rationnellement[14].

    Ainsi l’apodicité exprime encore une contrainte, mais la contrainte d’une tâche totale.

    Il n’est donc pas inexact de dire que les considérations historiques de Husserl ne sont qu’une projection, sur le plan du devenir collectif, d’une philosophie réflexive déjà achevée sur le plan de l’intériorité : c’est en comprenant le mouvement de l’histoire comme histoire de l’esprit, que la conscience accède à son propre sens ; de même que la réflexion donne le         « guide intentionnel » pour lire l’histoire, on pourrait dire que l’histoire donne le «guide temporel » pour reconnaître dans la cons­cience la raison infinie qui combat pour humaniser l’homme.

     

    2/ LA CRISE DE L’HUMANITÉ EUROPÉENNE

    L’OBJECTIVISME ET SES ALTÉRATIONS

    Nous [sommes en mesure de] rendre compte des vues de Husserl sur la crise de la philosophie et des sciences contemporaines ; elles constituent l’essentiel de Krisis II.

    La Renaissance est le nouveau départ de l’homme euro­péen

    La conversion grecque est par contre laissée dans l’om­bre et même minimisée par rapport à la seconde naissance de l’homme moderne[15].

    Les trois traits principaux de cette interprétation d’ensem­ble de l’esprit moderne sont les suivants

    1) « L’objectivisme » est responsable de la crise de l’homme moderne : en Galilée se résume toute l’entreprise moderne de la connaissance.

    2) Le mouvement philosophique qui représente l’idée de la philosophie en face de l’objectivisme, c’est le transcen­dantalisme , au sens large, qui remonte au doute et au cogito cartésiens.

    3)  Mais, parce que Descartes n’a pas osé aller jusqu’au bout de son immense découverte, il [reviendra] à la phénomé­nologie transcendantale de radicaliser la découverte carté­sienne et de reprendre victorieusement la lutte contre l’objec­tivisme : c'est ainsi que la phénoménologie transcendantale [se sentira]  responsable de l’homme moderne et capable de le guérir.

    Cette interprétation de la philosophie moderne comme un unique combat entre transcendantalisme et objectivisme ne laisse pas de place à des problématiques strictement singu­lières ; les philosophes sont mis en perspective, situés dans cette unique histoire, affrontés par un unique dilemme : ou l’objet ou le cogito. Seule l’unité de la problématique philo­sophique permet de sauvegarder le principe d’une téléologie de l’histoire et finalement la possibilité d’une philosophie de l’histoire.

    Reprenons ces trois points :

    1) L’originalité des vues de Husserl sur « l’objectivisme » réside dans la distinction fondamentale entre l’idée de la science et les méthodes propres aux sciences

    Husserl ne songe aucunement à porter le débat sur le terrain de la métho­dologie scientifique ou de la « théorie physique ». La « crise » des principes qui intéresse des savants comme Einstein ou de Broglie, des méthodologistes comme Duhem, Meyerson ou Bachelard, n’est pas ici en cause : elle se passe tout entière à l’intérieur de l’objectivité; elle ne concerne que les savants et ne peut être résolue que par le progrès même des sciences. La crise qui est en question concerne la « signification des sciences pour la vie » (le § 2 est intitulé : « La crise de la science comme perte de leur signification pour la vie »). Elle est au niveau de l’Idée, du projet de l’homme. Crise de raison qui est une crise d’existence.

    Les deux conquêtes authentiques de l’esprit moderne – qui, en réalisant partiellement le vœu d’une compréhension du tout, ont en même temps altéré l’Idée de la philosophie

    Ce sont :

    •  la généralisation de la géométrie euclidienne en une mathesis universalis de type formel
    • Ainsi que le traitement mathématique de la nature.

    La première innovation est encore dans la ligne de la science antique, mais elle la dépasse, comme l’infini dépasse le fini

    •  d’un côté en élaborant une axiomatique qui circonscrit le champ clos de la déduction,
    •  d’autre part en portant à l’extrême l’abstraction de son objet : grâce à l’algèbre, puis à l'analyse géométrique,
    • enfin à une analyse universelle pure­ment formelle, elle s’épanouit en une « théorie de la multiplicité»[16] (Mannigfaltigkeitslehre) ou « logistique », selon le vieux projet de calcul universel de Leibniz, dont l’objet serait de pur « quelque chose en général »[17] Ainsi est conquis le royaume de l’exactitude absolue et d’abord celui des « figures-limites » de la géométrie pure, à l’égard de quoi toute figure perçue ou imaginée n’est qu’approximative : ce royaume est un ensemble clos, rationnellement lié, susceptible d’être maîtrisé par la science universelle.

    La seconde innovation est liée au nom de Galilée

    À lui sont consacrées les analyses les plus denses et les plus longues de Krisis II (le § 9 sur Galilée n’a pas moins de 37 pages). Il est l’homme qui a projeté une science de la nature où celle-ci serait traitée, elle aussi, comme une « multiplicité mathéma­tique » au même titre que les figures idéales. Or la motivation de ce dessein génial doit être entièrement reconstituée parce qu’il repose en même temps sur un « sol sédimenté » de préten­dues évidences qu’il nous faut faire affleurer à la conscience; c’est elles qui sont à la source de cet objectivisme qui a engendré nos maux.

    • D’abord, Galilée est l’héritier d’une pensée géométrique déjà consacrée par la tradition: en se retirant d’elle, la conscience vivante n’aperçoit plus « l’origine », à savoir les opérations (.Leistungen) idéalisantes qui arrachent les figures-limites au soubassement perçu, à 1’« environnement vital » (Lebensumwelt ou Lebenswelt) qui est comme la matrice de toutes les œuvres de la conscience2. « Galilée vit dans la naïveté de l’évidence apodictique ».
    • La seconde évidence morte de Galilée est que les qualités perçues sont de pures illusions « subjectives » et que la « vraie réalité » est d’ordre mathématique : à partir de là, l’exigence de traiter mathématiquement la nature « va de soi » ; l’invention, formidable par ses conséquences, est « naïve » et « dogmati­que » dans ses présuppositions. Ce qui est génial, c’est d’avoir songé à tourner l’obstacle qu’opposait la qualité à la mesure et au calcul en traitant toute qualité « subjective » comme l’index, l’annonce (Bekundung) d’une quantité objective. Mais l’hypo­thèse de travail, faute de se critiquer soi-même, n’est pas reconnue comme audace de l’esprit œuvrant. Cette « mathéma­tisation indirecte de la nature» ne pouvait dès lors se vérifier que par le succès de son extension, sans que jamais puisse être rompu le cercle de l’anticipation hypothétique et de la véri­fication sans fin : toute l’énigme de l’induction est inscrite dans ce cercle. Seule pourrait échapper à ce cercle une réflexion plus  radicale qui rapporterait toute la physique à la présence préa­lable, à la « pré-donnée » de l’environnement vital. C’est par elle, on le verra, que la phénoménologie exercera sa fonction critique à l’égard de l’objectivisme.
    • Il faut encore ajouter aux pseudo-évidences que la ré­flexion contemporaine découvre dans la motivation de Galilée, l’aggravation du processus de « sédimentation » après Galilée : l’algèbre a fait passer toute la mathématique et la physique mathématique à un stade « technique » où le maniement des symboles, semblable au jeu de cartes ou d’échec, expulse la compréhension des propres démarches de la pensée. Ainsi la science « s’aliène » (verausserlicht) et la conscience perd la clef de ses « opérations ».

    Pour toutes ces raisons, qui ne pouvaient être élucidées au temps même de Galilée, le fondateur de la physique mathé­matique est le génie ambigu qui, en découvrant le monde comme mathématique appliquée, l’a recouvert comme œuvre de la conscience

    Nous saisissons ici sur le vif le style propre de l’exégèse historique de Husserl : il est clair que cette inspection des motifs de Galilée ne peut être qu’une rétrospection, la crise actuelle éclairant l’Ursprungsmotivation, en même temps que celle-ci rend intelligible le désordre présent. Il s’agit moins de comprendre psychologiquement Galilée qu’historiquement le mouvement de l’idée qui le traverse; aussi seul importe le sens d’ensemble qui procède de son œuvre et qui achève de se décider dans l’histoire issue de cette œuvre. On pourrait appeler cette Moîivationsanalyse une psychanalyse ration­nelle, comme J.-P. Sartre parle d’une psychanalyse existen­tielle, l’histoire étant le révélateur spécifique du projet.

    2) Que le dogmatisme naturaliste dût être critiqué, un dou­ble malaise pouvait déjà le suggérer

    Pourquoi subsiste-t-il deux logiques, une mathesis universalis et une logique expéri­mentale, ou, si l’on veut même, deux mathématiques et deux légalités : d’une part, une mathématique idéale et une légalité a priori; de l’autre, une mathématique appliquée indirectement à la nature et une légalité a posteriori ?

    Mais le malaise le plus insupportable apparaissait du côté de la psychologie : si la nature était universellement mathématisable, il fallait à la fois séparer le psychique du physique – puis­que le physique n’était maîtrisé que par l’abstraction qu’on faisait des consciences, – et construire le psychique sur le modèle du physique – puisque la méthode des sciences de la nature était par principe universalisable. Mais les difficultés suscitées par le dualisme et le naturalisme psychologique attestaient sourdement que quelque chose était perdu : la subjectivité.

    a/ C’est à Descartes qu’il faut rapporter la première réflexion radicale sur la priorité de la conscience sur tous ses objets ; à ce titre, il est le fondateur du motif transcendantal, seul capable de ruiner la naïveté dogmatique du naturalisme.

    La portée des deux premières Méditations est plus vaste qu’on ne pourra jamais le soupçonner et que Descartes lui- même ne l’a pressenti.

    Son doute commence toute critique imaginable de la suffisance propre des évidences mathématiques, physiques, sensibles. Le premier, il entreprend de :

    traverser l’enfer d’une époché quasi sceptique que nul ne saurait plus surpasser, pour atteindre la porte d’entrée du ciel d’une philosophie absolument rationnelle et faire de celle-ci même un édifice systématique[18].

    Allant jusqu’au bout de l’universelle « suspension » d’être, il a fait surgir « le sol apodictique » : ego cogito cogitata. Cette formule développée signifie que le monde, perdu comme déclaration d’un en-soi, ne peut être réaffirmé que comme « cela que je pense » ; le cogitatum du cogito est le seul être indubitable du monde. En élargissant aux cogitata, qu’il appelle idées, la sphère du cogito invincible au doute, Descartes posait implicitement le grand principe de l’intentionalité[19] et, par là, commençait à rattacher toute évidence objective à l’évidence primordiale du cogito.

    b/ Mais Descartes fut le premier à se trahir lui-même. Descartes est resté prisonnier des évidences de Galilée; pour lui aussi, la vérité de la physique est mathématique et toute l’entreprise du doute et du cogito ne sert qu’à renforcer l’objectivisme; dès lors, le je du je pense est compris comme la réalité psychologique qui reste quand on retranche la nature mathématique, comme la res cogitans, l’âme réelle ; en contre­partie, il faut bien prouver que cette âme a un « dehors », que Dieu est la cause de l’idée de Dieu, que la « chose » matérielle est la cause de l’idée du monde.

    c/ Descartes n’a pas aperçu que ego « démondanisé» par l’époché n’est plus âme, que l’âme « apparaît » comme le corps : « Il n’a pas découvert que toutes les distinctions du type je et tu, dedans et dehors ne se “constituent” que dans l’ego absolu »[20].

    Cette méprise, jointe au dessein de confirmer la science objective, explique l’étrange destin du cartésianisme, qui engendra à la fois le rationalisme de Malebranche, de Spinoza, de Leibniz, de Wolff, tout entier tourné vers la connaissance absolue de l’être en soi, et l’empirisme sceptique qui tire toutes les conséquences de l’interprétation psychologiste du cogito.

    •  Le premier courant a éliminé le motif du doute et la « réduction à l’ego»,
    • l’autre se trompe grossièrement sur la nature de la subjectivité fondatrice et ruine toute vérité.

     

    3/ LA TÉLÉOLOGIE DE L’HISTOIRE EUROPÉEENNE

    PAR NOTRE ACTIVITÉ PHILOSOPHIQUE NOUS SOMMES

    LES FONCTIONNAIRES DE L’HUMANITÉ

    Seule l’Europe a une « téléologie immanente », un « sens »

    Alors que l’Inde, la Chine ont seulement un type sociologique empirique, l’Europe a l’unité d’une figure spirituelle; elle n’est pas un lieu géographique, mais un lien spirituel, qui est la visée « d’une vie, d’une action, d’une création d’ordre spiri­tuel ». On voit déjà la surélévation dont bénéficie la notion d’esprit : il n’est plus rabattu du côté de la nature, mais retenu du côté de la conscience constituante, dans la mesure même où le lien des hommes n’est pas un simple type socio- logique, mais un « sens téléologique ».

    Cette affirmation que l’Europe seule a une Idée paraît moins étonnante si on la complète doublement. D’abord il faut dire qu’à absolument parler c’est l’humanité tout entière qui a un sens; l’Europe ne s’est scindée géographiquement et culturellement du reste de l’humanité  qu’en découvrant le sens de l’homme : sa mise à part c’est précisément son universalité. D’autre part, la seule Idée qui soit Idée pour tous, c’est la philosophie. La philosophie est l’« entéléchie innée » de l’Europe, le «proto-phénomène» de sa culture. On voit qu’être européen est moins une gloire qui particularise qu’une responsabilité qui relie à tous. Encore faut-il bien entendre ce terme : philosophie. Entendue comme sens de l’homme européen, elle n’est pas un système, une école ou une œuvre datée, mais une Idée, au sens kantien du mot : une tâche. L’idée de la philosophie, voilà la téléologie de l’histoire. C’est pourquoi la philosophie de l’histoire, c’est en dernier ressort l’histoire de la philosophie, indiscernable elle- même de la prise de conscience de la philosophie.

    Désigner la philosophie comme idée, c’est souligner dès l’abord ses deux traits de totalité et d’infinité

    Husserl l’appelle encore un télos, une fin visée : elle est le télos de la science du tout de l’être. Parce qu’elle vise l’achèvement de la science de tout ce qui est, l’idée de la philosophie ne peut être qu’une « forme normative située à l’infini », un pôle à « l’infini ». Chaque réalisation historique de la philosophie a encore pour horizon l’inaccessible idée.

    C’est par son infinité que l’idée comporte une histoire, un procès sans fin. Avant la philosophie et hors de la philosophie l’homme a bien une historicité, mais il n’a encore que des tâches finies, closes, sans horizon, mesurées par des intérêts à courte vue, réglées par la tradition.

    Au VIe siècle av.- J.C. est apparu en Grèce « l’homme aux tâches infinies »; l’idée de la philosophie a été portée par quelques individus isolés, par quelques groupes qui, tout de suite, ont déchiré la tranquillité bornée de « l’homme aux tâches finies ». Le saut est fait du vouloir-vivre à l’étonnement, de l’opinion à la science. Un doute naît au cœur de la tradition; la question de la vérité est posée; l’universel est exigé; une « communauté purement intérieure » s’agrège autour de la tâche du savoir; cette communauté philosophante diffuse au-delà d’elle-même par la culture et l’éducation et de proche en proche transforme le sens de la civilisation.

    Ainsi Husserl voit l’histoire de l’Occident entraînée par la fonction philosophique, entendue comme réflexion libre, uni­verselle, embrassant tous les idéaux, théoriques et pratiques, et l’idéal de la totalité des idéaux, bref, le tout infini de toutes les normes. Elle est la « fonction archontique » : 

    Sans doute la philosophie universelle et toutes les sciences particulières représentent un aspect partiel de la culture européenne : mais toute mon interprétation implique que cette partie exerce pour ainsi dire le rôle de cerveau ; c’est de son fonctionnement normal que dépend la véritable santé spirituelle de l’Europe.

    Si telle est l’humanité européenne, – signifiante par l’idée de philosophie, – la crise de l’Europe ne peut être qu’une détresse méthodologique, qui affecte le connaître, non dans ses réalisations partielles, mais dans son intention centrale : il n’y a pas de crise de la physique, des mathématiques, etc., mais une crise du projet même de savoir, de l’idée directrice qui fait la « scientificité » de la science. Cette crise, c’est l’objectivisme, la réduction de la tâche infinie du savoir au savoir mathématico-physique qui en a été la réalisation la plus brillante.

    Le motif transcendantal comme viatique

    Le transcendantalisme est une philosophie en forme de question ; c’est une « question en retour »  qui ramène au Soi comme ultime source de toute position d’être et de valeur.

    Cette source porte le titre : Moi-même, en y comprenant toute ma vie réelle et possible de connaissance, bref ma vie concrète en général. Toute la problématique transcendantale tourne autour du rapport de ce moi, de mon moi, – de « l’ego » – avec ce qui est d’abord posé à sa place comme allant de soi, à savoir mon âme ; puis à nouveau, elle porte sur le rapport de ce Je et de ma vie de conscience avec le monde dont j’ai conscience et dont je reconnais l’être vrai dans mes propres produits de connaissance.

    Par sa forme de question cette philosophie serre de près l’Idée même de la philosophie.

    2) « L’opération » de la conscience est une dona­tion de sens et d’être. Il faut aller jusqu’au radical ébranlement de l’objectivité pour atteindre l’extrême de cette conviction.

    Le casse-tête du monde nous révèle la puissance de la conscience.

    3) L’ego primitif est appelé une vie ; sa première œuvre en effet, est préscientifique, perceptive; toute mathé­matisation de la nature est un « revêtement », second par rapport à la donation originelle d’un monde vital. Cette régression au monde vital fondé dans ego rend seule relative toute œuvre de degré supérieur, tout objectivisme en général.

    Krisis II s’arrête sur ces vues. Le texte remanié de la confé­rence de Vienne nous permet de replacer ce fragment d’his­toire de la philosophie dans les perspectives d’ensemble que reprendra Krisis III ; la pointe de toute cette histoire de la philosophie, c’est la catharsis de l’esprit moderne malade ; le retour à l’ego est la chance de l’homme moderne.

    Descartes, en soustrayant au doute les mœurs et la religion, n’avait pas conçu un tel dessein historique. La crise de l’humanité ne révèle aucune absurdité irréduc­tible, aucune fatalité impénétrable; la téléologie de l’histoire européenne en montre la motivation même.

    Comment se résoudra-t-elle ? Les deux issues qui suivent demeurent possibles :

    • ou « l’aliénation croissante » dans « la haine de l’esprit et la barbarie »,
    • ou la renaissance de l’Europe par une nouvelle compréhension et une nouvelle affirmation du sens de l’histoire à continuer. Ici éclate la responsabilité du philo­sophe dont la reconnaissance est la basse dominante de tous ces développements : « Nous sommes... par notre activité philosophique les fonctionnaires de l’humanité ».

     


    [1] Extraits de « À l’école de la phénoménologie », chap. -Husserl et le sens de l’histoire-, de Paul Ricœur, Paris, Vrin, 1er tri. 2004, p. 19-54.

    [2] Cf. sur ce point la IVe section de Ideen I intitulée Raison et réalité.

    [3] Krisis II, § 2.

    [4] Ibid.

    [5] Ibid. § 5.

    [6] Krisis II, § 9.

    [7] Ideen I, § 33, 49, 53.

    [8] Krisis I, § 6.

    [9] Krisis, § 2.

    [10] Krisis, § 5. Dans  le meme sens , le § 7 parle de la “contradiction existentielle” de la culture contemporaine qui a perdu  l’idée et qui, pourtant, ne peut vivre que d’elle et lui oppose le « Si existentiel » de notre fidélité ou de notre trahison . 

    [11] Ibid. § 9 fin, p. 135.

    [12] Ideen I, § 6.

    [13] Ibid. § 137.

    [14] Dans le même sens, Krisis (passim et en particulier § 5 et 7) – La philosophie de l’histoire emprunte son concept d’apodicité à la logique formelle comme celui d’entéléchie à l’ontologie aristotélicienne et celui d’Idée au kantisme.

    [15] Il est même curieux que, contrairement au texte remanié de la conférence de Vienne, Krisis I retire à la pensée grecque, et singulièrement à la géométrie euclidienne, la gloire d’avoir conçu une tâche infinie de savoir : § 8.

    [16] Sue le concept de « multiplicité », cf. Logische Untersuchungen I, § 69-72, et surtout Formale und transzendentale Logik, § 28-36.

    [17] Krisis II, § 8 et 9, p. 118-120.

    [18] Krisis II, § 17.

    [19] Ibid, § 20.

    [20] Ibid, § 19.

     


    Date de création : 11/11/2015 @ 14:30
    Dernière modification : 11/11/2015 @ 14:34
    Catégorie : Phénoménologie
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