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Phénoménologie - Husserl et le sens de l'histoire
HUSSERL ET LE SENS DE LHISTOIRE[1]
Lapparition du souci de lhistoire dans la dernière phase de la pensée husserlienne pose un certain nombre de questions dont les plus importantes dépassent le cas de Husserl et concernent la possibilité dune philosophie de l'histoire en général. La première question engage seulement la compréhension psychologique de lauteur
Mais il reste à comprendre comment la phénoménologie pouvait sincorporer des vues historiques Ici la transformation dune problématique philosophique excède toute exégèse dune motivation psychologique : cest la cohérence de la phénoménologie transcendantale qui est en question. Comment une philosophie du cogito, du retour radical à lego fondateur de tout être, devient-elle capable dune philosophie de lhistoire ?
RÉPUGNANCE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE TRANSCENDANTALE POUR LES CONSIDÉRATIONS HISTORIQUES Rien dans luvre antérieure de Husserl ne paraît préparer une inflexion de la phénoménologie dans le sens dune philosophie de lhistoire. On y voit plutôt des raisons de ne jamais rencontrer la philosophie de lhistoire
La pensée husserlienne sest dabord conquise sur le psychologisme Cette conquête reste la présupposition de toute la philosophie transcendantale ultérieure. Ainsi est récusée au départ une philosophie de lhistoire, où lhistoire est comprise comme une évolution, comme une genèse qui fait dériver le plus rationnel du moins rationnel et, en général, le plus du moins. À cet égard lintemporalité du sens objectif est inaccessible à la genèse empiriste des approximations subjectives de ce sens. La philosophie de lessence qui, au niveau des Ideen, prolonge le « logicisme » des Logische Untersuchungen confirme cette méfiance pour les explications génétistes : la « réduction éidétique» qui met entre parenthèse le cas individuel et ne retient que le sens (et la signification conceptuelle qui lexprime) est par elle-même une réduction de lhistoire. Le réel-mondain est par rapport à lessence comme le contingent par rapport au nécessaire : toute essence « a » un champ dindividus qui peuvent être ici ou là, maintenant ou en un autre temps[4]. Il faut voir avec quelle précaution Husserl garde le mot Ursprung : dès les premières pages de Ideen I il a soin de noter : Nous ne parlons pas ici en termes dhistoire. Ce mot dorigine ne nous contraint ni ne nous autorise à penser à quelque genèse entendue au sens de la causalité psychologique ou au sens dun développement historique[5]... La notion dUrsprung (origine) ne peut réapparaître quà un autre stade de la pensée, à un stade proprement transcendantal, où elle signifie non plus genèse historico-causale, mais fondement[6]. Le « logicisme » des Logische Untersuchungen et la « réduction éidétique » des Ideen marquent la victoire définitive sur une certaine intrusion de lhistoire dans la philosophie. Nous pouvons être assuré que lhistoire de lesprit dont il sera question plus tard ne sera jamais une genèse du sens à partir de linsignifiant, une évolution de style spencérien. Le développement de Vidée, quimpliquera lhistoire, sera tout autre chose que la genèse du concept.
Bien plus, elle semble éliminer ce souci par lopération préalable de la « réduction transcendantale ». Deux mots pour situer la réduction transcendantale dans la problématique densemble de la phénoménologie : par elle la conscience se déprend dune naïveté préalable que Husserl appelle lattitude naturelle et qui consiste à croire spontanément que le monde qui est là est simplement donné ; en se reprenant sur cette naïveté, la conscience découvre quelle est donnante, donnante de sens (,Sinngebende)[7]. La réduction nexclut pas la présence du monde; elle ne retranche rien; elle ne suspend même pas le primat de lintuition dans toute connaissance; après elle la conscience continue de voir, mais sans être livrée à ce voir, sans sy perdre; mais le voir même est découvert comme opération, comme uvre (Vollzug, Leistung)[8], Husserl dit même une fois comme création[9]. On comprendrait Husserl, on serait phénoménologue au sens transcendantal, si lon réalisait en soi-même que lintentionalité qui culmine dans le voir est précisément une vision créatrice[10]. Nous ne pouvons ici insister sur les difficultés dinterprétation de ce thème central de la phénoménologie; disons seulement que lattitude naturelle nest comprise que quand elle est réduite, et quelle nest réduite que quand la constitution de tout sens et de tout être est positivement amorcée. On ne peut donc pas dire dabord ce quest lattitude naturelle, puis ce quest sa réduction, enfin ce quest la constitution : il faudrait comprendre en bloc ces trois points de la problématique phénoménologique. Or, ce qui nous intéresse ici, cest quà lépoque des Ideen, Husserl compte parmi les disciplines de lattitude naturelle non seulement les sciences de la nature, mais aussi les sciences de lesprit (Geisteswissenschaften) Histoire, sciences de la civilisation, disciplines sociologiques de tout genre sont « mondaines »[11]; dans le langage husserlien, lesprit comme réalité sociale est une « transcendance », cest-à-dire un vis-à- vis (Gegenstand) dans lequel la conscience pure se dépasse; lesprit est « dehors », comme la nature qui en est la première assise, comme le corps où la conscience sobjective, comme lâme entendue comme réalité psychique individuelle. La mondanité de lesprit signifie quil est rencontré parmi les objets dune conscience sujet et quil doit être constitué en face de la conscience, « dans » la conscience, comme le corrélat de certains actes fondamentaux qui posent lesprit dans le monde, dans lhistoire et dans les sociétés. Cest en ce sens que les « sciences de lesprit » doivent dabord être réduites[12] : au lieu de nous perdre dans lhistorique et dans le social comme dans un absolu, nous suspendons la croyance à lêtre-là (.Dasein) de lesprit comme à celui des choses ; désormais nous savons que lesprit des sociétés historiques nest que pour et même par une conscience absolue qui le constitue[13]. Cest là, selon nous, la source de toutes les difficultés ultérieures: comment comprendre que dune part lhomme historique soit constitué dans une conscience absolue et que, dautre part, le sens que développe lhistoire englobe lhomme phénoménologue qui opère cette conscience? Il semble que sannonce une difficile dialectique de lenglobant-englobé, entre lego transcendantal et le sens qui unifie lhistoire. Sans anticiper encore sur cette difficulté, disons que lentreprise de constituer lhomme, (cest-à-dire lâme psychophysiologique, la personne psycho-sociale et lesprit comme réalité historique) a été effectivement tentée par Husserl dans Ideen II, encore inédit. Ce grand texte, que nous avons pu lire aux Archives Husserl de Louvain, contient dans sa seconde partie une longue analyse des opérations de conscience par lesquelles sélabore le corps comme organisme vivant, puis comme expression et mode daction dautrui, enfin par lesquelles se constituent des liens de société entre des personnes. Il ny a donc, au niveau de Ideen I et II, aucun privilège de lhistoire. Au contraire, lhomme historique est un moment, un degré de la mondanité, une « couche » du monde constitué : en ce sens il est « inclus » comme toute « transcendance » dans la conscience absolue.
Cest dans une « multiplicité » (Mannigfaltigkeit) desquisses successives que se constitue tout sens comme unité liant cette succession Cest peu à peu, par touches convergentes, dans un temps, que sélaborent le bleu de la mer, lexpression dun visage, le sens technique de loutil, le sens esthétique de luvre dart, le sens juridique de linstitution, etc. Par exemple, le temps est la dimension manifeste de la plus primitive de toutes les consciences, la conscience de chose, celle qui «donne» la toute première couche de lexistence mondaine. La perceptibilité des choses encore inconnues cest la possibilité quapparaissent dans un temps infini de nouveaux aspects qui confirmeront ou infirmeront le sens naissant, motiveront un nouveau sens[14]. La conscience absolue est donc temporelle, selon un triple horizon de mémoire, dexpectation et de coprésence instantanée. Réduit le temps cosmique, se révèle donc le temps phénoménologique, qui est la forme unitive de tous les vécus Il est vrai que ce temps est à son tour une « énigme » dans la mesure même où labsolu du moi transcendantal nest encore quun absolu à un certain point de vue, (par rapport aux transcendances) et appelle une proto-constitution pleine de difficultés[15]. Inutile de nous engager ici dans les difficultés radicales que suscite la constitution primordiale de la conscience phénoménologique du temps dont Husserl avait donné une première élaboration dès 1900 dans Zeitbewusstsein; ces difficultés nous éloigneraient plutôt de notre problème. En effet, ce mode primitif de liaison dun vécu de conscience à un autre vécu, cette proto-synthèse est un temps, mais non encore une histoire Lhistoire est dehors, le temps est la conscience même; si lon dit que le temps est constitué, ce nest plus au sens où ce qui est dehors est constitué; il est protoconstitué en ce sens que tout dépassement dune conscience dans un objet transcendant qui unifie des esquisses, des aspects de la chose transcendantale, présuppose que chaque conscience présente se dépasse de manière immanente, se dépasse temporellement dans une autre conscience; ainsi, elle devient le passé immédiat dun nouveau présent pour lequel il y a encore un futur imminent. Le temps transcendantal qui est constituant et, en outre, proto-constitué, nest pas lhistoire transcendante Celle-ci nest que le corrélat dune conscience qui lélabore par la perception de traces et de documents, par la compréhension dautrui dans ces documents, par lélaboration du sens dune communauté qui se développe dans le temps cosmique (des astres, des horloges et des calendriers). Le temps phénoménologique est à cet égard labsolu dans lequel se constituent comme objets une nature, des hommes, des cultures, une histoire. Il nest tout de même pas sans intérêt que lultime conscience soit à son tour temporelle; si lhistoire des historiens est réduite et constituée, une autre histoire, plus près de la conscience donnante et opérante, pourra peut-être sélaborer : en ce sens, la phénoménologie transcendantale pose, avec le thème du temps phénoménologique, un jalon en direction dune philosophie de lhistoire.
Avec le temps phénoménologique apparaît aussi un ego transcendantal : le moi nest pas seulement mondain, donné comme objet psychologique, donc à réduire et à constituer; il y a un moi qui vit en toute conscience constituante: on nen peut rien dire, sinon qu « à travers » telle visée il vit un monde (chose, homme, uvre dart, etc.)[16]. Cest lui qui perçoit, imagine, sent, veut, etc. Le Je du cogito ne peut devenir objet denquête, être « thématisé»; on ne peut surprendre que ses « manières de se rapporter à »[17], par exemple: comment il fait attention à..., suspend ou pose, maintient passivement une perception, avance activement en adjoignant un acte à un autre. Il y a donc au plus une phénoménologie du Comment de lego à défaut du Quid de lego. Cest à cette phénoménologie « tournée vers la face sujet» du cogito que ressortit laffirmation que lego diffère numériquement avec chaque flux de conscience. Il y a donc un axiome des indiscernables qui institue une pluralité dego qui nest pas la pluralité mondaine, constituée, des consciences psychologiques[18]. Cette pluralité des consciences est-elle la chance dune histoire? Oui, en dernier ressort, puisque le sens unificateur dune histoire humaine aura pour champ de développement la pluralité des consciences. Mais il faut bien voir combien la phénoménologie transcendantale accumule dabord dobstacles aux abords de la notion dhistoire : de même que le temps de lego nest pas lunique histoire des hommes, mais le temps de chaque ego, la pluralité des ego nest pas non plus lhistoire. Deux difficultés subsistent : Dabord, la pluralité des ego paraît bien absolue : comment faire une histoire avec des consciences? On verra que cest à cette difficulté que répond la philosophie de lidée à la période de la Krisis. Mais, si lon peut à la rigueur comprendre que le pluriel des consciences et le singulier de lhistoire puissent devenir corrélatifs par le truchement dune tâche commune, la seconde difficulté semble plus difficile à surmonter : « dans » quelle conscience est posée la pluralité des consciences ? La pluralité que traverse éventuellement un sens unificateur, une tâche historique, ne peut être survolée de haut, de telle manière que moi, toi, nous, les autres, apparaissent permutables dans une totalité ; ce serait faire de cette totalité un absolu qui détrônerait lego. Cet obstacle à une philosophie de lhistoire surgit dans un relief saisissant à la lecture de la Ve Méditation cartésienne. Nous y reviendrons à la fin de cette étude, quand nous aurons mieux compris la nature de lhistoire.
VUES SUR LA TÉLÉOLOGIE DE LHISTOIRE ET LA RAISON Lhistoire, disions-nous, rentre dans les préoccupations du philosophe le plus anhistorique et le plus apolitique par la conscience de crise. Une crise de culture est comme un grand doute à léchelle de lhistoire. Certes, elle nexerce la fonction du doute méthodique que reprise par la conscience de chacun à titre dinterrogation philosophique. Mais, ainsi transformée en question que je me pose, la conscience de crise reste à lintérieur de lhistoire; cest une question sur lhistoire et dans lhistoire: où va lhomme? Cest-à-dire: quel est notre sens et notre but, à nous qui sommes lhumanité ? Linterrogation première de la philosophie de lhistoire va donc de la crise à lidée, du doute au sens La conscience de la crise invite à la réaffirmation dune tâche, mais dune tâche qui, par structure, est une tâche pour tous, une tâche qui développe une histoire. En retour, lhistoire ne se prête à une réflexion philosophique que par lintermédiaire de sa téléologie: elle apparaît impliquée par un type original de structure rationnelle qui, précisément, exige une histoire. Il ny a pas de réflexion directe sur lhistoire comme flux dévénements, mais indirecte comme avènement dun sens. Par là elle est une fonction de la raison, son mode propre de réalisation. Dès les premières lignes de sa conférence de Vienne, la perspective est fixée : philosophie de lhistoire et téléologie sont synonymes : je veux tenter... [de donner] toute son ampleur à lidée dhumanité européenne, considérée du point de vue de la philosophie de lhistoire ou encore au sens téléologique. En exposant à cette occasion la fonction essentielle qui peut être assumée par la philosophie et par nos sciences qui en sont les ramifications, je tente aussi de soumettre la crise européenne à une nouvelle élucidation. (Nous reviendrons plus loin aux deux convictions qui sont tout de suite sous-entendues : que cest en Europe que lhomme a un « sens téléologique », une « idée », et que cette « idée » cest la philosophie elle-même comme totalité de compréhension et comme perspective infinie des sciences). Le début de Krisis I lie plus nettement encore lhistoire à la philosophie par lintermédiaire du « sens téléologique » : Cet écrit... tente de fonder la nécessité inéluctable dune conversion de la philosophie à la phénoménologie transcendantale sur le chemin dune prise de conscience (.Besinnung) teléologico-historique appliquée aux origines (Ursprünge) de la situation critique où nous sommes sur le plan des sciences et de la philosophie. Cet écrit constitue, dès lors, une introduction indépendante à la phénoménologie transcendantale. Ainsi lhistoire est si peu une adjonction secondaire à la philosophie quelle devient une voie privilégiée daccès à sa problématique Si lhistoire nest comprise que par lidée qui sy réalise, en retour le mouvement de lhistoire peut devenir pour le philosophe le révélateur original des thèmes transcendantaux, sil est vrai que ces thèmes sont ceux qui donnent à lhistoire sa qualité proprement humaine. Mais avant dentrer plus avant dans les questions méthodologiques que soulèvent la notion de téléologie historique et lusage de cette téléologie comme « introduction indépendante à la philosophie transcendantale », il n est pas inutile de donner une idée sommaire de lapplication de la méthode ; à cet égard, le texte remanié de la conférence de Vienne est plus éclairant que Krisis II qui, en raison de son caractère fragmentaire, ne laisse pas voir les grands raccords ; Krisis II est en somme une histoire de la philosophie, de Galilée à Kant. Les vues densemble sur lesprit européen et sur les rapports de la philosophie de lhistoire à la philosophie réflexive de style transcendantal sontassez rares, qnoique dune précision inestimable (en particulier les § 6,7 et surtout 15 ; nous y reviendrons). Seule lEurope a une « téléologie immanente », un « sens » Alors que lInde, la Chine ont seulement un type sociologique empirique, lEurope a lunité dune figure spirituelle; elle nest pas un lieu géographique, mais un lien spirituel, qui est la visée « dune vie, dune action, dune création dordre spirituel ». On voit déjà la surélévation dont bénéficie la notion desprit (Geist) : il nest plus rabattu du côté de la nature, mais retenu du côté de la conscience constituante, dans la mesure même où le lien des hommes nest pas un simple type socio- logique, mais un « sens téléologique ». Cette affirmation que lEurope seule a une Idée paraît moins étonnante si on la complète doublement. Dabord il faut dire quà absolument parler cest lhumanité tout entière qui a un sens; lEurope ne sest scindée géographiquement et culturellement du reste de lhumanité (Menschenheit) quen découvrant le sens de lhomme (Menschentum) : sa mise à part cest précisément son universalité. Dautre part, la seule Idée qui soit Idée pour tous, cest la philosophie. La philosophie est l« entéléchie innée » de lEurope, le «proto-phénomène» de sa culture. On voit quêtre européen est moins une gloire qui particularise quune responsabilité qui relie à tous. Encore faut-il bien entendre ce terme : philosophie. Entendue comme sens de lhomme européen, elle nest pas un système, une école ou une uvre datée, mais une Idée, au sens kantien du mot : une tâche. Lidée de la philosophie, voilà la téléologie de lhistoire. Cest pourquoi la philosophie de lhistoire, cest en dernier ressort lhistoire de la philosophie, indiscernable elle- même de la prise de conscience de la philosophie. Mais quest-ce que la philosophie comme Idée, comme tâche ? Quel est son rapport à lensemble de la civilisation ? Désigner la philosophie comme idée, cest souligner dès labord ses deux traits de totalité et dinfinité. Husserl lappelle encore un télos, une fin visée : elle est le télos de la science du tout de lêtre. Parce quelle vise lachèvement de la science de tout ce qui est, lidée de la philosophie ne peut être quune « forme normative située à linfini », un pôle à « linfini ». Chaque réalisation historique de la philosophie a encore pour horizon linaccessible idée. Cest par son infinité que lidée comporte une histoire, un procès sans fin. Avant la philosophie et hors de la philosophie lhomme a bien une historicité, mais il na encore que des tâches finies, closes, sans horizon, mesurées par des intérêts à courte vue, réglées par la tradition. Au VIe siècle av.-J.C. est apparu en Grèce « lhomme aux tâches infinies » ; lidée de la philosophie a été portée par quelques individus isolés, par quelques groupes qui, tout de suite, ont déchiré la tranquillité bornée de « lhomme aux tâches finies ». Le saut est fait du vouloir-vivre à létonnement, de lopinion à la science. Un doute naît au cur de la tradition; la question de la vérité est posée; luniversel est exigé; une « communauté purement intérieure » sagrège autour de la tâche du savoir; cette communauté philosophante diffuse au-delà delle-même par la culture et léducation et de proche en proche transforme le sens de la civilisation. Ainsi Husserl voit lhistoire de lOccident entraînée par la fonction philosophique, entendue comme réflexion libre, universelle, embrassant tous les idéaux, théoriques et pratiques, et lidéal de la totalité des idéaux, bref, le tout infini de toutes les normes. Elle est la « fonction archontique » : Sans doute la philosophie universelle et toutes les sciences particulières représentent un aspect partiel de la culture européenne : mais toute mon interprétation implique que cette partie exerce pour ainsi dire le rôle de cerveau; cest de son fonctionnement normal que dépend la véritable santé spirituelle de lEurope. Si telle est lhumanité européenne, signifiante par lidée de philosophie, la crise de lEurope ne peut être quune détresse méthodologique, qui affecte le connaître, non dans ses réalisations partielles, mais dans son intention centrale : il ny a pas de crise de la physique, des mathématiques, etc., mais une crise du projet même de savoir, de lidée directrice qui fait la « scientificité » (Wissenschàftlichkeit)[19] de la science. Cette crise, cest lobjectivisme, la réduction de la tâche infinie du savoir au savoir mathématico-physique qui en a été la réalisation la plus brillante. Nous reviendrons tout à lheure sur la signification de cette crise quand nous suivrons le chemin inverse de la réflexion, le retour de lhistoire de la philosophie à la philosophie, et que la phénoménologie sera envisagée comme la catharsis de lhomme malade. Nous sommes maintenant en état, grâce à ce sommaire de linterprétation husserlienne de lhistoire de lOccident, denvisager les problèmes méthodologiques qui sont impliqués ici. Les rapports entre la réflexion philosophique et linterprétation de lhistoire constituent évidemment le point critique : comment reconnaître cette téléologie historique? Par inspection directe de lhistoire ? Mais lhistorien de métier acceptera-t-il de lire lhistoire tout entière de lOccident comme avènement de la philosophie? Si cest le philosophe qui souffle à loreille de lhistorien le mot-clef, à quoi bon ce détour de lhistoire et pourquoi ne pas prendre la voie courte de la réflexion? La conférence de Vienne ne contient que quelques allusions à cette difficulté, qui commande manifestement le rythme de la philosophie de la Krisis. Par contre, quelques paragraphes de Krisis abordent directement ce point capital de méthode[20]. Dun côté, il est clair que cest un pressentiment philosophique qui permet de comprendre lhistoire comme lavènement dun sens, comme un développement (Entwicklung) en direction dun pôle étemel, donc de passer de la typologie sociale à lIdée de lhomme, à plus forte raison déchapper au piège dune zoologie des peuples. Ce pressentiment nous sert de guide intentionnel pour discerner dans lhistoire de lEurope un enchaînement de la plus haute signification : en le suivant pas à pas, nous élevons le pressentiment à la dignité de la certitude contrôlée. Le pressentiment est, dans tous les ordres de découvertes, le détecteur affectif. Plus fortement, le § 15 de la Krisis, intitulé « Réflexions sur la méthode de nos considérations historiques », souligne lopposition de cette méthode à celle de lhistoire au sens des historiens : la recherche dune téléologie est inséparable du projet de « créer sur soi-même la clarté ». Lhistoire est un moment de la compréhension de nous-mêmes en tant que nous coopérons à cette histoire : Nous tentons de dégager lunité qui règne à travers toutes les positions historiques de buts, à travers lopposition et la solidarité de leurs transformations; à la faveur dune critique constante qui ne retient jamais que lenchaînement densemble de lhistoire, telle la cohérence dune personne, nous tentons finalement dapercevoir la tâche historique que nous sommes les seuls à pouvoir reconnaître comme étant la nôtre personnellement. Le regard ne part pas de lextérieur, du fait: comme si le devenir temporel, dans lequel nous devenons nous-mêmes, nétait quune simple succession causale extérieure ; le regard procède de lintérieur. Nous qui navons pas seulement un héritage spirituel, mais qui ne sommes aussi, de part en part, que des êtres en devenir selon lesprit historique {historisch-geistig Gewordene), cest seulement à ce titre que nous avons une tâche qui soit vraiment nôtre[21]. Parce que lhistoire est notre histoire, le sens de lhistoire est notre sens : Ce genre délucidation de lhistoire par laquelle nous nous retournons pour interroger la fondation originelle (die Urstiftung) des buts qui lient la chaîne des générations à venir..., cette élucidation, dis-je, nest que lauthentique prise de conscience, par le philosophe, du terme véritable de son vouloir, de ce qui en lui est vouloir, issu du vouloir, et en tant que vouloir, de ses ancêtres spirituels[22]. Mais, dira-t-on, ces textes montrent bien que lhistoire de lesprit na aucune autonomie et se rattache à la compréhension de soi-même. Ils ne montrent pas que la compréhension de soi doive passer par lhistoire de lesprit. Cest ici le fait nouveau dans la pensée de Husserl: les traits fondamentaux de lIdée de philosophie ne se lisent que sur lhistoire; lhistoire nest ni un détour fictif, ni un détour vain: cest parce que la raison comme tâche infinie implique une histoire, une réalisation progressive, quen retour lhistoire est le révélateur privilégié dun sens supra-historique. Cest en découvrant une origine (Ursprung), une proto-fondation (Urstiftung), qui soit aussi un projet à lhorizon de lavenir, une fondation finale (Endstiftung), que je puis savoir qui je suis. Ce caractère historique de la compréhension de soi est manifeste quand on la rattache à la lutte contre le préjugé : Descartes professait que lévidence est une conquête sur le préjugé; or le préjugé a toujours une signification historique; il est ancestral avant que dêtre puéril; il est de lordre du «sédimentaire»[23] : tout ce qui «va de soi» (Selbstverständlichkeit) est « le sol (Boden) de tout travail privé et anhistorique »[24]. En retour, je ne puis me libérer dune histoire retombée, sédimentée, quen renouant avec le sens « enfoui » (verborgene) sous les « sédimentations », en le refaisant présent, en le présentifiant (vergegenwärtigen). Ainsi cest dun seul geste que jappréhende lunité téléologique de lhistoire et la profondeur de lintériorité. Je naccède à moi quen comprenant à nouveau la visée de lancêtre et je ne puis la comprendre quen linstituant comme sens actuel de ma vie. Cest ce processus à la fois réflexif et historique que Husserl appelle Selbstbesinnung (que nous traduisons par prise de conscience et quil lui arrive de commenter par les expressions: historische Ruckbesinnung[25] ou historische und kritische Ruckbesinnung[26]). En bref, lhistoire seule restitue à la tâche subjective de philosopher lenvergure de linfinité et de la totalité; chaque philosophe propose une interprétation de lui-même, une clef de sa philosophie ; mais quand nous nous serons enquis, par une recherche historique, aussi précise quon voudra, de ces «interprétations privées» (quand même nous laurons fait pour toute une série de philosophes), nous nen serons pas plus instruits sur lultime visée volontaire qui, au cur de tous ces philosophes, résidait dans lunité cachée de leur intériorité intentionnelle, laquelle seule constitue lunité de lhistoire. Cest seulement dans la position dun | fonde- 36 ment final (in der Endstiftung) que se révèle cette intention : cest seulement en partant delle quon peut découvrir la direction unique de toutes les philosophies et de tous les philosophes; cest en partant delle quon peut accéder à cette lumière dans laquelle on comprend les penseurs du passé comme ils nauraient jamais pu se comprendre eux-mêmes[27]. Rien, dès lors, ne sert de citer des textes isolés et den faire une exégèse parcellaire : le sens dun philosophe ne surgit que pour une « vision critique de lensemble »[28] qui révèle son intention totale personnelle en rapport avec lintention totale de lIdée de la philosophie. Cest donc une transformation profonde du sens même de la philosophie que les considérations historiques ont suscitée chez Husserl dans la dernière décade de sa vie. Lapparition dexpressions nouvelles comme celles de Selbstbesinnung, de Menschentum est déjà un indice remarquable de cette évolution de la philosophie réflexive elle-même. Pour ramasser dans une unique expression toutes les acquisitions nouvelles de la pensée husserlienne Par choc en retour dune réflexion historique, on peut dire que la phénoménologie sest développée en une philosophie de la raison dynamique, en reprenant lopposition kantienne de la raison et de lentendement. (Ce rapprochement avec Kant pourrait être poursuivi très loin, et sur le terrain même de la philosophie de lhistoire). Kant soulignait déjà la disproportion entre lentendement comme législation effectuable des phénomènes et la raison comme exigence ineffectuable de totalisation, de sommation du conditionné dans linconditionné; cette exigence, présente dans chacune des Idées transcendantales, provoquait, on le sait, les illusions métaphysiques de la psychologie rationnelle, de la cosmologie rationnelle et de la théologie rationnelle; mais elle survivait au dévoilement de lillusion sous forme de principes régulateurs. Or Kant avait eu conscience, en reprenant lexpression platonicienne didée, de rester fidèle au génie même du philosophe grec, pour qui lIdée était indivisèment principe dintelligibilité (comme Idée mathématique et cosmologique) et principe dexigibilité et daction (comme Idée éthique : justice, vertu, etc.). La raison est toujours exigence dordre total et, à ce titre, elle se constitue en éthique de la pensée spéculative et en intelligibilité de léthique. Cest cette veine platonicienne et kantienne que Husserl retrouve et prolonge, quand il rassemble sous le terme de raison les quatre ou cinq traits que nous avons présentés dans un ordre dispersé au cours de lanalyse antérieure :
Elle est la tâche dunifier toutes les activités signifiantes: spéculatives, éthiques, esthétiques, etc. Elle couvre tout le champ de la culture dont elle est le projet indivis. Dans Ideen I la raison avait un sens beaucoup plus spéculatif et se rapportait au problème de la réalité : elle déclare luniverselle validité du voir, de lintuition originaire, pour fonder lévidence[29]. En ce sens la raison exigeait déjà un achèvement, une complétude, celle de toute visée dans une vision. Dans Krisis la raison prend, par son caractère total, un accent « existentiel » : elle couvre « les questions du sens ou du non-sens du tout de lexistence humaine»[30]; elle concerne la possibilité pour lhomme, . en tant quil se décide librement dans sa conduite à légard de son environnement humain et extra-humain, . en tant qu il est libre dans ses possibilités, de donner une figure rationnelle à soi-même et à son univers environnant[31]. Le § 3 souligne le caractère « absolu », « étemel », « supra- temporel», « inconditionnel », de ces Idées et Idéaux qui donnent leur pointe aux problèmes de la raison ; mais ces caractères font précisément la dignité dune existence dhomme, par delà toute définition purement spéculative. La raison est lessence même du Menschentum, en tant quil lie le sens de lhomme au sens du monde[32].
Elle est « la venue de la raison à elle- même ». Un important inédit de cette période porte en exergue cette phrase (qui lui donne son titre) : La philosophie, en tant quelle est la prise de conscience de lhumanité, le mouvement de la raison pour se réaliser à travers des degrés de développement, requiert, comme sa fonction propre, que cette prise de conscience se développe elle-même par degrés... Le même texte parle de « la ratio dans son mouvement incessant pour séclairer elle-même ». C'est par là qu'une histoire est possible, mais possible seulement comme réalisation de la raison. Elle nest pas une évolution, ce qui équivaudrait à une 38 dérivation du sens à partir du non-sens, ni une aventure pure, ce qui reviendrait à une succession absurde de non-sens; elle est une permanence en mouvement, lauto-réalisation temporelle dune identité de sens étemelle et infinie.
« La raison, dit le texte inédit évoqué plus haut, vise à la prise de conscience ultimement responsable de lhomme autonome»; et encore: « la raison cest le vouloir-être-raisonnable ».
La conscience de crise nous assure que lidée infinie peut être enfouie, oubliée, et même se dégrader. Toute lhistoire de la philosophie, on le verra, est un combat entre une compréhension de la tâche comme infinie et sa réduction naturaliste, ou, comme dira la Krisis, entre le transcendantalisme et lobjectivisme. La disproportion entre lIdée de la philosophie et les possibilités effectives dune connaissance mondaine privée ou commune fait que lhomme peut trahir. Le drame naît de ce que toute réalisation de la tâche est la menace dune perte de la tâche même. Aussi tout succès est-il ambigu : Galilée sera le grand témoin de cette victoire- défaite, - Galilée : celui qui a recouvert lIdée en découvrant la Nature comme mathématique incarnée[33]. Cette ambiguïté et ce péril, inscrits dans la téléologie même de lhistoire, ne sont pas sans rappeler la puissance dillusion qui, selon Kant, tient à la vocation même de la raison. Seulement, outre que, chez Husserl, lillusion cest le positivisme et non la métaphysique ; ce dernier a su orienter dans le sens dun drame historique le conflit, au sein même de la tâche humaine, entre la visée ineffectuable et luvre effectuée. Par là Husserl se rapprocherait plutôt des méditations qui inaugurent la Philosophie de Jaspers, sur la disproportion entre notre quête de lêtre absolu et létroitesse de notre existence. Ici aussi le piège de notre étroitesse cest le savoir objectif.
Toutes ces catégories de la raison culminent dans la nouvelle notion de homme. Non plus « moi, lhomme »[34] que la réduction phénoménologique frappait comme une réalité mondaine, constituée par voie de perception, de sympathie, de récit historique, dinduction sociologique, mais lhomme comme corrélat de ses idées infinies : « lhomme aux tâches infinies», dit la conférence de Vienne. Linédit cité plus haut contient cette notation : La philosophie comme fonction dhumanisation de lhomme... comme existence humaine sous sa forme finale, laquelle est en même temps la forme initiale doù est partie lhumanité... Et encore : «La raison est lélément spécifique de lhomme...» Plus loin : Cest cette raison qui fait son humanité...; la raison désigne ce vers quoi lhomme en tant qu homme tend dans son être le plus intime, ce qui, seul, peut le contenter, le rendre « heureux ». Tout le §6 de Krisis I est consacré à cette identification de lhomme européen et du combat pour la raison. Ce qui distingue le « Telos inné à lhomme européen » du « simple type anthropologique empirique » de la Chine ou de lInde, cest cette tâche rationnelle. Cest par la raison que lhumanité énumérative (ou en extension) (Menschenheit) se subordonne à lhumanité signifiante (ou en compréhension) (Menschentum) : La qualité dhomme (Menschentum), cest essentiellement dêtre homme (Menschsein) dans des groupes humains (Menschheiten) liés par la descendance et les rapports sociaux; et si lhomme est un être raisonnable - animal rationale - il ne lest que dans la mesure où toute son humanité est humanité selon la raison ( Vemunftmenschheit), où elle est orientée, soit de manière latente vers la raison, soit manifestement vers lentéléchie qui, une fois venue à soi- même et devenue manifeste pour soi-même, désormais conduit consciemment le devenir humain. Philosophie et science seraient dès lors le mouvement historique par où se révèle la raison universelle, «innée» à lhumanité (Menschentum) comme telle[35]. Ainsi la notion dhomme qualifie existentiellement et historiquement celle de raison, tandis que la raison rend lhomme signifiant. Lhomme est à limage de ses idées et les idées sont comme le paradigme de lexistence. Cest pourquoi une crise qui affecte la science dans sa visée,danssonIdée,oucomme dit Husserl dans sa « scientificité » (Wissenschaft- lichkeit) est une crise dexistence : « La science du fait engendre lhomme du fait »[36]. Cest pourquoi la crise de la philosophie signifie la crise des sciences modernes qui sont les rameaux du tronc philosophique universel : crise dabord latente, mais de plus en plus apparente, qui affecte lhomme européen dans sa capacité globale de donner un sens à sa vie culturelle (in der gesamten Sinnhaftigkeit seines kulturellen Lebens), dans son « Existence » (Existenz) globale[37]. Husserl annonce ainsi la possibilité, par une philosophie de la raison dans lhistoire, de lier une philosophie critique à un dessein existentiel : « Toute prise de conscience qui procède de raisons existentielles est par nature critique »[38]. Notons, pour finir ce tour dhorizon des nouvelles catégories de la raison, le déplacement de sens subi par la notion dapodicité ; cette notion, spéculative par excellence, est maintenant aimantée par la nouvelle idée de lhomme. Ideen I appelait apodictique la nécessité dun jugement qui particularise une proposition générale dordre éidétique[39] et lopposait à la simple « vue assertorique dun individu »[40]. Dans le groupe de la Krisis lapodicité est synonyme de lachèvement que la raison exige; ce serait la vérité de lhomme comme raison accomplie : à ce titre elle est le pôle infini de lhistoire et la vocation de lhomme; linédit intitulé la Philosophie comme prise de conscience de lhumanité (et qui nétait pas destiné à la publication) évoque : lhomme atteignant à lultime compréhension de soi: il se découvre responsable de son propre être, se comprend comme un être qui consiste à être appelé (Sein im Berufensein) à une vie sous le signe de lapodicité ; cette compréhension ne susciterait pas une science apodictique dordre abstrait et au sens ordinaire du mot; ce serait une compréhension qui réaliserait la totalité de son être concret sous le signe de la liberté apodictique, portant cet être au niveau dune raison apodictique, dune raison quil ferait sienne à travers toute sa vie active: cest cette raison qui fait son humanité, comme on la dit, en se comprenant rationnellement[41]. Ainsi lapodicité exprime encore une contrainte, mais la contrainte dune tâche totale. Il nest donc pas inexact de dire que les considérations historiques de Husserl ne sont quune projection, sur le plan du devenir collectif, dune philosophie réflexive déjà achevée sur le plan de lintériorité : cest en comprenant le mouvement de lhistoire comme histoire de lesprit, que la conscience accède à son propre sens ; de même que la réflexion donne le « guide intentionnel » pour lire lhistoire, on pourrait dire que lhistoire donne le «guide temporel» pour reconnaître dans la conscience la raison infinie qui combat pour humaniser lhomme.
DE LA CRISE DE LHUMANITÉ EUROPÉENNE À LA PHÉNOMÉNOLOGIE TRANSCENDANTALE Nous pouvons maintenant rendre compte des vues de Husserl sur la crise de la philosophie et des sciences contemporaines ; elles constituent lessentiel de Krisis II. Lanalyse des quelques inédits cités plus haut permet de mettre en place cette interprétation limitée à la période contemporaine. La Renaissance est le nouveau départ de lhomme européen La conversion grecque est par contre laissée dans lombre et même minimisée par rapport à la seconde naissance de lhomme moderne[42]. Les trois traits principaux de cette interprétation densemble de lesprit moderne sont les suivants 1) « Lobjectivisme » est responsable de la crise de lhomme moderne : en Galilée se résume toute lentreprise moderne de la connaissance. 2) Le mouvement philosophique qui représente lidée de la philosophie en face de lobjectivisme, cest le transcendantalisme, au sens large, qui remonte au doute et au cogito cartésiens. 3) Mais, parce que Descartes na pas osé aller jusquau bout de son immense découverte, il revient à la phénoménologie transcendantale de radicaliser la découverte cartésienne et de reprendre victorieusement la lutte contre lobjectivisme : c'est ainsi que la phénoménologie transcendantale se sent responsable de lhomme moderne et capable de le guérir. Cette interprétation de la philosophie moderne comme un unique combat entre transcendantalisme et objectivisme ne laisse pas de place à des problématiques strictement singulières ; les philosophes sont mis en perspective, situés dans cette unique histoire, affrontés par un unique dilemme : ou lobjet ou le cogito. Seule lunité de la problématique philosophique permet de sauvegarder le principe dune téléologie de lhistoire et finalement la possibilité dune philosophie de lhistoire. Reprenons ces trois points : 1) Loriginalité des vues de Husserl sur « lobjectivisme » réside dans la distinction fondamentale entre lidée de la science et les méthodes propres aux sciences Husserl ne songe aucunement à porter le débat sur le terrain de la méthodologie scientifique ou de la « théorie physique ». La « crise » des principes qui intéresse des savants comme Einstein ou de Broglie, des méthodologistes comme Duhem, Meyerson ou Bachelard, nest pas ici en cause : elle se passe tout entière à lintérieur de lobjectivité; elle ne concerne que les savants et ne peut être résolue que par le progrès même des sciences. La crise qui est en question concerne la « signification des sciences pour la vie » (le § 2 est intitulé : « La crise de la science comme perte de leur signification pour la vie »). Elle est au niveau de lIdée, du projet de lhomme. Crise de raison qui est une crise dexistence. Les deux conquêtes authentiques de lesprit moderne qui, en réalisant partiellement le vu dune compréhension du tout, ont en même temps altéré lIdée de la philosophie Ce sont :
La première innovation est encore dans la ligne de la science antique, mais elle la dépasse, comme linfini dépasse le fini
La seconde innovation est liée au nom de Galilée À lui sont consacrées les analyses les plus denses et les plus longues de Krisis II (le § 9 sur Galilée na pas moins de 37 pages). Il est lhomme qui a projeté une science de la nature où celle-ci serait traitée, elle aussi, comme une « multiplicité mathématique » au même titre que les figures idéales. Or la motivation de ce dessein génial doit être entièrement reconstituée parce quil repose en même temps sur un « sol sédimenté » de prétendues évidences quil nous faut faire affleurer à la conscience; cest elles qui sont à la source de cet objectivisme qui a engendré nos maux.
Pour toutes ces raisons, qui ne pouvaient être élucidées au temps même de Galilée, le fondateur de la physique mathématique est le génie ambigu qui, en découvrant le monde comme mathématique appliquée, la recouvert comme uvre de la conscience[45] Nous saisissons ici sur le vif le style propre de lexégèse historique de Husserl : il est clair que cette inspection des motifs de Galilée ne peut être quune rétrospection, la crise actuelle éclairant lUrsprungsmotivation, en même temps que celle-ci rend intelligible le désordre présent. Il sagit moins de comprendre psychologiquement Galilée quhistoriquement le mouvement de lidée qui le traverse; aussi seul importe le sens densemble qui procède de son uvre et qui achève de se décider dans lhistoire issue de cette uvre. On pourrait appeler cette Moîivationsanalyse une psychanalyse rationnelle, comme J.-P. Sartre parle dune psychanalyse existentielle, lhistoire étant le révélateur spécifique du projet. 2) Que le dogmatisme naturaliste dût être critiqué, un double malaise pouvait déjà le suggérer Pourquoi subsiste-t-il deux logiques, une mathesis universalis et une logique expérimentale, ou, si lon veut même, deux mathématiques et deux légalités : dune part, une mathématique idéale et une légalité a priori; de lautre, une mathématique appliquée indirectement à la nature et une légalité a posteriori ? Mais le malaise le plus insupportable apparaissait du côté de la psychologie : si la nature était universellement mathématisable, il fallait à la fois séparer le psychique du physique puisque le physique nétait maîtrisé que par labstraction quon faisait des consciences, et construire le psychique sur le modèle du physique puisque la méthode des sciences de la nature était par principe universalisable. Mais les difficultés suscitées par le dualisme et le naturalisme psychologique attestaient sourdement que quelque chose était perdu : la subjectivité. Cest à Descartes quil faut rapporter la première réflexion radicale sur la priorité de la conscience sur tous ses objets ; à ce titre, il est le fondateur du motif transcendantal, seul capable de ruiner la naïveté dogmatique du naturalisme. La portée des deux premières Méditations est plus vaste quon ne pourra jamais le soupçonner et que Descartes lui- même ne la pressenti. Son doute commence toute critique imaginable de la suffisance propre des évidences mathématiques, physiques, sensibles. Le premier, il entreprend de : traverser lenfer dune époché quasi sceptique que nul ne saurait plus surpasser, pour atteindre la porte dentrée du ciel dune philosophie absolument rationnelle et faire de celle-ci même un édifice systématique[46]. Allant jusquau bout de luniverselle « suspension » dêtre, il a fait surgir « le sol apodictique » : ego cogito cogitata. Cette formule développée signifie que le monde, perdu comme déclaration dun en-soi, ne peut être réaffirmé que comme « cela que je pense » ; le cogitatum du cogito est le seul être indubitable du monde. En élargissant aux cogitata, quil appelle idées, la sphère du cogito invincible au doute, Descartes posait implicitement le grand principe de lintentionalité[47] et, par là, commençait à rattacher toute évidence objective à lévidence primordiale du cogito. Mais Descartes fut le premier à se trahir lui-même. Descartes est resté prisonnier des évidences de Galilée; pour lui aussi, la vérité de la physique est mathématique et toute lentreprise du doute et du cogito ne sert quà renforcer lobjectivisme; dès lors, le je du je pense est compris comme la réalité psychologique qui reste quand on retranche la nature mathématique, comme la res cogitans, lâme réelle ; en contrepartie, il faut bien prouver que cette âme a un « dehors », que Dieu est la cause de lidée de Dieu, que la « chose » matérielle est la cause de lidée du monde. Descartes na pas aperçu que ego « démondanisé» par lépoché nest plus âme, que lâme « apparaît » comme le corps : « Il n a pas découvert que toutes les distinctions du type je et tu, dedans et dehors ne se constituent que dans lego absolu »[48]. Cette méprise, jointe au dessein de confirmer la science objective, explique létrange destin du cartésianisme, qui engendra à la fois le rationalisme de Malebranche, de Spinoza, de Leibniz, de Wolff, tout entier tourné vers la connaissance absolue de lêtre en soi, et lempirisme sceptique qui tire toutes les conséquences de linterprétation psychologiste du cogito. Le premier courant a éliminé le motif du doute et la « réduction à lego», lautre se trompe grossièrement sur la nature de la subjectivité fondatrice et ruine toute vérité. 3) Il peut paraître étrange que Husserl sattarde davantage à Galilée et à Descartes quà Kant Kant nest-il pas le philosophe transcendantal par excellence, selon son propre vocabulaire ? Pourquoi tant de réticences dans léloge de Kant, à Vienne et à Prague? La Krisis donne les raisons de cette admiration mitigée : linterprétation de Kant est liée à celle de Hume ; or le sens caché de Hume est plus profond que celui de Kant, parce que Hume, si on le prend bien, est finalement plus près que Kant du doute cartésien. Il est bien entendu que Hume, pris tel quil se donne, signifie la « banqueroute de la philosophie et des sciences »1. Mais « le vrai motif philosophique débranlement de lobjectivisme, caché dans labsurdité du scepticisme de Hume», cest de permettre enfin la radicalisation de lépoché cartésienne; alors que Descartes dévie lépoché au profit dune justification de lobjectivisme, le scepticisme de Hume dévoile toute connaissance préscientifique et scientifique du monde comme une gigantesque énigme. Il fallait une théorie de la connaissance qui fût absurde pour découvrir que la connaissance même est une énigme. Enfin le Weltratsel accède au « thématisme » philosophique ; enfin on peut aller à lextrême et sassurer que la vie de la conscience est une vie opérante (leistend.es Leben), quelle opère un sens dêtre (Seinssinn) légitime ou vicieux; elle est déjà telle, comme conscience intuitive de niveau sensible, à plus forte raison comme conscience scientifique[49]. Bref, cest lobjectivisme en général celui du rationalisme mathématique, celui de lexpérience sensible qui est ébranlé dans ses assises millénaires. Cette réhabilitation ultime de Hume au nom de son « motif caché » est la clef de toutes les réserves de Husserl sur Kant : la philosophie de Kant nest pas la réponse à la question « cachée » au fond du scepticisme de Hume, mais seulement à son sens manifeste; cest pourquoi, en un sens profond, il nest pas le vrai successeur de Hume; il reste enfermé dans la problématique du rationalisme post-cartésien, de Descartes à Wolff, que précisément nhabitait plus lénorme découverte des deux premières Méditations. Cest pourquoi ce nest pas à lego que Kant renvoie, mais à des formes et des concepts qui sont encore un moment objectif de la subjectivité. Certes, il mérite bien le titre de philosophe transcendantal, en ce quil ramène la possibilité de toute objectivité à ces formes; par là, pour la première fois et de façon nouvelle « le retour cartésien à la subjectivité de conscience se manifeste sous forme dun subjectivisme transcendantal »[50] Mais la consolidation de lobjectivité par cette fondation subjective le préoccupe davantage que lopération même de la subjectivité qui donne sens et être au monde : la reconstruction dune philosophie de len-soi par delà la philosophie du phénomène en est un indice grave[51]. Cest donc à la problématique cartésienne, radicalisée par « le véritable Hume », au « véritable problème qui animait Hume lui-même »[52] quil importe de revenir Cest ce problème, plus que la théorie kantienne, qui mérite le nom de transcendantal[53]. Nous ne nous arrêterons pas ici aux traits propres de cette philosophie transcendantale : lexégèse de ce « subjectivisme transcendantal radical ». Linterprétation particulière des deux notions solidaires « dopération de conscience » et « denvironnement vital » qui donnent les axes principaux de cette dernière philosophie de Husserl constitueraient à elles seules un vaste problème critique. Aussi bien, Krisis II nen traite pas directement, mais à travers la philosophie de lhistoire, comme une question qui sélabore, comme une problématique qui se cherche et se radicalise à travers les pseudo-évidences de Galilée, le cogito cartésien, le problème de Hume, le criticisme kantien[54]. Puisque le « télos » de lhomme européen coïncide avec lavènement de ce transcendantalisme, nous nous bornerons à résumer en quelques formules brèves ce « motif transcendantal »
Cette source porte le titre : Moi-même, en y comprenant toute ma vie réelle et possible de connaissance, bref ma vie concrète en général. Toute la problématique transcendantale tourne autour du rapport de ce moi, de mon moi, de « lego » avec ce qui est dabord posé à sa place comme allant de soi, à savoir mon âme ; puis à nouveau, elle porte sur le rapport de ce Je et de ma vie de conscience avec le monde dont jai conscience et dont je reconnais lêtre vrai dans mes propres produits de connaissance[55] Par sa forme de question cette philosophie serre de près lIdée même de la philosophie.
Le Welträtsel (le casse-tête du monde) nous révèle la Leistung (puissance) de la conscience.
Krisis II sarrête sur ces vues. Le texte remanié de la conférence de Vienne nous permet de replacer ce fragment dhistoire de la philosophie dans les perspectives densemble que reprendra Krisis III ; la pointe de toute cette histoire de la philosophie, cest la catharsis de lesprit moderne malade ; le retour à lego est la chance de lhomme moderne. Descartes, en soustrayant au doute les murs et la religion, navait pas conçu un tel dessein historique. La crise de lhumanité ne révèle aucune absurdité irréductible, aucune fatalité impénétrable; la téléologie de lhistoire européenne en montre la motivation même. Comment se résoudra-t-elle? Deux issues demeurent possibles :
Ici éclate la responsabilité du philosophe dont la reconnaissance est la basse dominante de tous ces développements : « Nous sommes...par notre activité philosophique les fonctionnaires de lhumanité »[56].
[1] Paul RICUR, in « Husserl et le sens de lhistoire », Paris, Vrin, 1er trim. 2004, pp.19-54.
[2] Cf . Ideen I, § 8 et 10 [3] Cf. Logische Untersuchungen VI (2e partie) [4] Ideen I, p.8. Les numerous de page sont ceux de lédition allemande. [5] Ideen I, p.7, n 1. [6] Cf. deux emplois de Ursprung dans les Ideen, § 56, p. 108 et § 122, p. 253. [7] Ideen I, § 55. [8] Sur Vollzung, cf. Ideen I, § 122, sur Leistung, cf. plus loin. [9] « La spontanéité de ce quon pourrait appeler le commencement créateur », Ideen, § 122. [10] « Sur lintuition donatrice originaire », Ideen I,, p. 36, n. 242. [11] Ideen I, p.8. [12] Ibid. p. 108. [13] Ibid, p. 142. [14] Sur tout ceci, cf. Ideen I, p.74 sq et IIe Méditation cartésienne. [15] Ideen I, p. 163, et surtout IVe Méditation cartésienne. [16] Ideen I, p.109. [17] Ideen I, p. 160. [18] Ideen I, p. 165 et 167. [19] Krisis I, § 2 etc. [20] En particulier,§ 7, 9 (fin), 15 et quelques inédits sur Geschichts-philosophie. [21] Ibid. [22] Ibid. [23] Krisis II § 15. [24] Ibid. [25] Ibid. [26] Krisis II, § 7. [27] Krisis II § 15. [28] Ibid. [29] Cf. sur ce point la IVe section de Ideen I intitulée Raison et réalité. [30] Krisis II, § 2. [31] Ibid. [32] Ibid. § 5. [33] Krisis II, § 9. [34] Ideen I, § 33, 49, 53. [35] Krisis I, § 6. [36] Krisis, § 2. [37] Krisis, § 5. Dans le meme sens , le § 7 parle de la contradiction existentielle de la culture contemporaine qui a perdu lidée et qui, pourtant, ne peut vivre que delle et lui oppose le « Si existentiel » de notre fidélité ou de notre trahison . [38] Ibid. § 9 fin, p. 135. [39] Ideen I, § 6. [40] Ibid. § 137. [41] Dans le même sens, Krisis (passim et en particulier § 5 et 7) La philosophie de lhistoire emprunte son concept dapodicité à la logique formelle comme celui dentéléchie à lontologie aristotélicienne et celui dIdée au kantisme. [42] Il est même curieux que, contrairement au texte remanié de la conférence de Vienne, Krisis I retire à la pensée grecque, et singulièrement à la géométrie euclidienne, la gloire davoir conçu une tâche infinie de savoir : § 8. [43] Sue le concept de « multiplicité », cf. Logische Untersuchungen I, § 69-72, et surtout Formale und transzendentale Logik, § 28-36. [44] Krisis II, § 8 et 9, p. 118-120. [45] Nous reviendrons sur ces deux notions cardinales de Bewusstseins leistung et de Lebenswelt. [46] Krisis II, § 17. [47] Ibid, § 20. [48] Ibid, § 19. [49] Ibid, § 23. [50] Krisis II, § 25. [51] Krisis III enchaîne avec Krisis II par une reprise de la critique de Kant. [52] Ibid. [53] Ibid. § 26. [54] Le thème de Krisis III (inédit) est précisément le Lebenswelt. [55] Krisis II, § 26. [56] Krisis, § 7.
Date de création : 11/11/2015 @ 14:18 Réactions à cet article
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