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    Phénoménologie - Husserl et le sens de l'histoire

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    HUSSERL ET LE SENS DE L’HISTOIRE[1]

     

    L’apparition du souci de l’histoire dans la dernière phase de la pensée husserlienne pose un certain nombre de questions dont les plus importantes dépassent le cas de Husserl et concernent la possibilité d’une philosophie de l'histoire en général.

    La première question engage seulement la compréhension psychologique de l’auteur

    • Quels motifs ont présidé à cette transformation de la problématique husserlienne? Voici ce penseur, naturellement étranger aux préoccupations politi­ques, – apolitique, dirait-on, par formation, par goût, par pro­fession, par souci de rigueur scientifique, – le voici qui accède à la conscience d’une crise collective de l’humanité, qui ne parle plus seulement de l’ego transcendantal, mais de l’hom­me européen, de son destin, de sa décadence possible, de sa renaissance nécessaire, qui situe sa propre philosophie dans l’histoire, avec la conviction qu’elle est responsable de cet homme européen et qu’elle seule peut lui montrer la voie du renouveau. Non content de penser l’histoire, de se penser dans l’histoire, le phénoménologue se découvre la tâche surpre­nante de fonder un nouvel âge, comme Socrate et Descartes. Les œuvres, en grande partie inédites, que nous évoque­rons datent de 1935-1939.
    • On peut penser que, dès 1930, Husserl a commencé à rattacher la compréhension de sa propre philosophie à celle de l’histoire, plus précisément de l’histoire de l’esprit européen. Le 7 mai 1935, Husserl fait au Kulturbund de Vienne une conférence sous le titre « La philosophie dans la crise de l’humanité européenne»; cette conférence est suivie en novembre 1935 d’un cycle de conférences au «Cercle philosophique de Prague pour les recherches sur l’enten­dement humain»; l’ensemble des écrits encore refusés au public qui aboutit au grand texte intitulé la Crise des Sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (dont les deux premières parties ont été publiées en 1936 par la Revue Philosophia de Belgrade) compose le groupe dit de la Krisis : il comprend la première esquisse de la conférence de Vienne, le texte présumé de la conférence, une formulation remaniée dont nous publions ici même la traduction, une autre formulation plus complète de ce même travail, le texte intégral de la Krisis, et divers textes non destinés à la publication qui contiennent les méditations suivies de Husserl sur les mêmes thèmes.
    • La situation politique de l’Allemagne à cette époque est visiblement à l’arrière-plan de tout ce cours de pensée : en ce sens on peut bien dire que c’est le tragique même de l’histoire qui a incliné Husserl à penser historiquement. Suspect aux nazis comme non-aryen, comme penseur scientifique, plus fondamentalement comme génie socratique et questionneur, mis à la retraite et condamné au silence, le vieux Husserl ne pouvait manquer de découvrir que l’esprit a une histoire qui importe à toute l’histoire, que l’esprit peut être malade, que l’histoire est pour l’esprit même le lieu du danger, de la perte possible. Découverte d’autant plus inévitable que c’était les malades eux-mêmes – les nazis – qui dénonçaient tout le ratio­nalisme comme pensée décadente et imposaient de nouveaux critères biologiques de santé politique et spirituelle. De toute manière c’était par la conscience de crise qu’à l’époque du national-socialisme on entrait en fait dans l’histoire: pour l’honneur du rationalisme il s’agissait de dire qui était malade, donc où était le sens de l’homme et où le non-sens.
    • Faut-il ajouter que, tout près de lui, son ancien collabo­rateur, Martin Heidegger, développait une œuvre qui, par un autre côté, signifiait elle aussi la condamnation de la philo­sophie classique, appelait, au moins implicitement, une autre lecture de l’histoire, une autre interprétation du drame contem­porain, une autre répartition des responsabilités. Ainsi le plus anhistorique des professeurs était sommé par l’histoire de s’interpréter historiquement.

    Mais il reste à comprendre comment la phénoménologie pouvait s’incorporer des vues historiques

    Ici la transformation d’une problématique philosophique excède toute exégèse d’une motivation psychologique : c’est la cohérence de la phé­noménologie transcendantale qui est en question. Comment une philosophie du cogito, du retour radical à l’ego fondateur de tout être, devient-elle capable d’une philosophie de l’histoire ?

    • Il est possible de répondre partiellement à cette question par l’examen des textes husserliens. L’unité de la pensée husserlienne se découvre jusqu’à un certain point, si l’on souligne assez fortement le rôle médiateur entre la conscience et l’histoire qui est assigné à des Idées, des Idées au sens kantien, comprises comme des tâches infinies, qui précisé­ment impliquent un progrès sans fin et donc une histoire.
    • Mais si le temps des hommes est le développement exigé par une idée infinie, – comme on le voit déjà chez Kant (par exemple, dans l’idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique et dans les autres opuscules de philosophie de l’histoire) – ce dépassement d’une philosophie de l’ego en une philosophie de l’humanité historique pose un certain nombre de questions radicales qui concernent toutes les philosophies socratiques, cartésiennes, kantiennes, toutes les philosophies du cogito au sens large. Nous poserons ces ques­tions le moment venu.

     

    RÉPUGNANCE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE TRANSCENDANTALE

    POUR LES CONSIDÉRATIONS HISTORIQUES

    Rien dans l’œuvre antérieure de Husserl ne paraît préparer une inflexion de la phénoménologie dans le sens d’une philo­sophie de l’histoire. On y voit plutôt des raisons de ne jamais rencontrer la philosophie de l’histoire

    1. La phénoménologie transcendantale qui s’exprime dans les Ideen, dans Formate und transzendentale Logik, dans les Méditations cartésiennes, n’annule aucunement, mais intègre, d’une manière spéciale le souci logique qui commandait les Logische Untersuchungen. Or ce souci logique exclut un certain sens de l’histoire. La leçon des Études logiques, en effet, est que le sens d’une structure logique - au sens étroit de la logique formelle, même élargi en une mathesis universalis[2], ou au sens large des  ontologies matérielles qui procèdent à l’analyse des genres suprêmes qui régissent la « région » nature, la « région » conscience, etc., – ce sens est indépendant de l’histoire de la conscience individuelle ou de l’histoire de l’humanité qui jalonne la découverte ou l’élaboration de ce sens. Le sens se révèle comme sens à l’intuition qui en voit les articulations. L’histoire du concept, en tant qu’expression du sens, n’importe pas à la vérité du sens; la vérité n’est pas acquise à la manière d’une aptitude fonctionnelle chez les espèces vivantes : elle reste une relation anhistorique entre une visée « en creux », « à vide », et une présence intuitive (perception sensible, introspection, perception d’autrui, perception « catégoriale »[3], etc., ou leur modification imaginative ou mémorielle) qui « remplit » cette visée.

    La pensée husserlienne s’est d’abord conquise sur le psychologisme

    Cette conquête reste la présupposition de toute la philosophie transcendantale ultérieure. Ainsi est récusée au départ une philosophie de l’histoire, où l’histoire est comprise comme une évolution, comme une genèse qui fait dériver le plus rationnel du moins rationnel et, en général, le plus du moins. À cet égard l’intemporalité du sens objectif est inaccessible à la genèse empiriste des approximations subjectives de ce sens.

    La philosophie de l’essence qui, au niveau des Ideen, prolonge le « logicisme » des Logische Untersuchungen confir­me cette méfiance pour les explications génétistes : la « réduc­tion éidétique» qui met entre parenthèse le cas individuel et ne retient que le sens (et la signification conceptuelle qui l’exprime) est par elle-même une réduction de l’histoire.

    Le réel-mondain est par rapport à l’essence comme le con­tingent par rapport au nécessaire : toute essence « a » un champ d’individus qui peuvent être ici ou là, maintenant ou en un autre temps[4]. Il faut voir avec quelle précaution Husserl garde le mot Ursprung : dès les premières pages de Ideen I il a soin de noter :

    Nous ne parlons pas ici en termes d’histoire. Ce mot d’origine ne nous contraint ni ne nous autorise à penser à quelque genèse entendue au sens de la causalité psychologique ou au sens d’un développement historique[5]...

    La notion d’Ursprung (origine) ne peut réapparaître qu’à un autre stade de la pensée, à un stade proprement transcendantal, où elle signifie non plus genèse historico-causale, mais fondement[6].

    Le « logicisme » des Logische Untersuchungen et la « ré­duction éidétique » des Ideen marquent la victoire définitive sur une certaine intrusion de l’histoire dans la philosophie. Nous pouvons être assuré que l’histoire de l’esprit dont il sera question plus tard ne sera jamais une genèse du sens à partir de l’insignifiant, une évolution de style spencérien. Le déve­loppement de Vidée, qu’impliquera l’histoire, sera tout autre chose que la genèse du concept.

    1. La problématique proprement transcendantale de la phénoménologie ne comporte pas de souci historique mani­feste

    Bien plus, elle semble éliminer ce souci par l’opération préalable de la « réduction transcendantale ».

    Deux mots pour situer la réduction transcendantale dans la problématique d’ensemble de la phénoménologie : par elle la conscience se déprend d’une naïveté préalable que Husserl appelle l’attitude naturelle et qui consiste à croire spontané­ment que le monde qui est là est simplement donné ; en se reprenant sur cette naïveté, la conscience découvre qu’elle est donnante, donnante de sens (,Sinngebende)[7]. La réduction n’exclut pas la présence du monde; elle ne retranche rien; elle ne suspend même pas le primat de l’intuition dans toute connaissance; après elle la conscience continue de voir, mais sans être livrée à ce voir, sans s’y perdre; mais le voir même est découvert comme opération, comme œuvre (Vollzug, Leistung)[8], Husserl dit même une fois comme création[9]. On comprendrait Husserl, on serait phénoménologue au sens transcendantal, si l’on réalisait en soi-même que l’intentionalité qui culmine dans le voir est précisément une vision créatrice[10]. Nous ne pouvons ici insister sur les difficultés d’inter­prétation de ce thème central de la phénoménologie; disons seulement que l’attitude naturelle n’est comprise que quand elle est réduite, et qu’elle n’est réduite que quand la consti­tution de tout sens et de tout être est positivement amorcée.

    On ne peut donc pas dire d’abord ce qu’est l’attitude naturelle, puis ce qu’est sa réduction,  enfin ce qu’est la constitution : il faudrait comprendre en bloc ces trois points de la problématique phénoménologique.

    Or, ce qui nous intéresse ici, c’est qu’à l’époque des Ideen, Husserl compte parmi les disciplines de l’attitude naturelle non seulement les sciences de la nature, mais aussi les sciences de l’esprit (Geisteswissenschaften)

    Histoire, sciences de la civilisation, disciplines sociologiques de tout genre sont « mondaines »[11]; dans le langage husserlien, l’esprit comme réalité sociale est une « transcendance », c’est-à-dire un vis-à- vis (Gegenstand) dans lequel la conscience pure se dépasse; l’esprit est « dehors », comme la nature qui en est la première assise, comme le corps où la conscience s’objective, comme l’âme entendue comme réalité psychique individuelle. La mondanité de l’esprit signifie qu’il est rencontré parmi les objets d’une conscience sujet et qu’il doit être constitué en face de la conscience, « dans » la conscience, comme le corrélat de certains actes fondamentaux qui posent l’esprit dans le monde, dans l’histoire et dans les sociétés. C’est en ce sens que les « sciences de l’esprit » doivent d’abord être réduites[12] : au lieu de nous perdre dans l’historique et dans le social comme dans un absolu, nous suspendons la croyance à l’être-là (.Dasein) de l’esprit comme à celui des choses ; désormais nous savons que l’esprit des sociétés historiques n’est que pour et même par une conscience absolue qui le constitue[13]. C’est là, selon nous, la source de toutes les difficultés ultérieures: comment comprendre que d’une part l’homme historique soit constitué dans une conscience absolue et que, d’autre part, le sens que développe l’histoire englobe l’homme phénoménologue qui opère cette conscience? Il semble que s’annonce une difficile dialectique de l’englobant-englobé, entre l’ego transcendantal et le sens qui unifie l’histoire.

    Sans anticiper encore sur cette difficulté, disons que l’entreprise de constituer l’homme, (c’est-à-dire l’âme psycho­physiologique, la personne psycho-sociale et l’esprit comme réalité historique) a été effectivement tentée par Husserl dans Ideen II, encore inédit. Ce grand texte, que nous avons pu lire aux Archives Husserl de Louvain, contient dans sa seconde partie une longue analyse des opérations de conscience par lesquelles s’élabore le corps comme organisme vivant, puis comme expression et mode d’action d’autrui, enfin par les­quelles se constituent des liens de société entre des personnes.

    Il n’y a donc, au niveau de Ideen I et II, aucun privilège de l’histoire. Au contraire, l’homme historique est un moment, un degré de la mondanité, une « couche » du monde constitué : en ce sens il est « inclus » comme toute « transcendance » dans la conscience absolue.

    1. Il est vrai que l’histoire, étant exclue doublement comme genèse explicative et comme réalité relevant de l’historien et du sociologue, pourrait ressurgir d’une façon plus subtile au cœur même de la conscience transcendantale «dans» laquelle se constituent la nature et l’histoire. Cette conscience est encore temporelle. Elle est une vie qui dure.

    C’est dans une « multiplicité » (Mannigfaltigkeit) d’esquisses successives que se constitue tout sens comme unité liant cette succession

    C’est peu à peu, par touches convergentes, dans un temps, que s’élaborent le bleu de la mer, l’expression d’un visage, le sens technique de l’outil, le sens esthétique de l’œuvre d’art, le sens juridique de l’institution, etc. Par exemple, le temps est la dimension manifeste de la plus primitive de toutes les consciences, la conscience de chose, celle qui «donne» la toute première couche de l’existence mondaine. La perceptibilité des choses encore inconnues c’est la possibilité qu’apparaissent dans un temps infini de nouveaux aspects qui confirmeront ou infirmeront le sens naissant, motiveront un nouveau sens[14]. La conscience absolue est donc temporelle, selon un triple horizon de mémoire, d’expectation et de coprésence instantanée.

    Réduit le temps cosmique, se révèle donc le temps phénoménologique, qui est la forme unitive de tous les vécus

    Il est vrai que ce temps est à son tour une « énigme » dans la mesure même où l’absolu du moi transcendantal n’est encore qu’un absolu à un certain point de vue, (par rapport aux transcendances) et appelle une proto-constitution pleine de difficultés[15]. Inutile de nous engager ici dans les difficultés radicales que suscite la constitution primordiale de la conscience phénoménologique du temps dont Husserl avait donné une première élaboration dès 1900 dans Zeitbewusstsein; ces difficultés nous éloigneraient plutôt de notre problème.

    En effet, ce mode primitif de liaison d’un vécu de conscience à un autre vécu, cette proto-synthèse est un temps, mais non encore une histoire

    L’histoire est dehors, le temps est la conscience même; si l’on dit que le temps est constitué, ce n’est plus au sens où ce qui est dehors est constitué; il est proto­constitué en ce sens que tout dépassement d’une conscience dans un objet transcendant qui unifie des esquisses, des aspects de la chose transcendantale, présuppose que chaque cons­cience présente se dépasse de manière immanente, se dépasse temporellement dans une autre conscience; ainsi, elle devient le passé immédiat d’un nouveau présent pour lequel il y a encore un futur imminent.

    Le temps transcendantal qui est constituant et, en outre, proto-constitué, n’est pas l’histoire transcendante

    Celle-ci n’est que le corrélat d’une conscience qui l’élabore par la perception de traces et de documents, par la compréhension d’autrui dans ces documents, par l’élabo­ration du sens d’une communauté qui se développe dans le temps cosmique (des astres, des horloges et des calendriers). Le temps phénoménologique est à cet égard l’absolu dans lequel se constituent comme objets une nature, des hommes, des cultures, une histoire.

    Il n’est tout de même pas sans intérêt que l’ultime cons­cience soit à son tour temporelle; si l’histoire des historiens est réduite et constituée, une autre histoire, plus près de la conscience donnante et opérante, pourra peut-être s’élaborer : en ce sens, la phénoménologie transcendantale pose, avec le thème du temps phénoménologique, un jalon en direction d’une philosophie de l’histoire.

    1. Il nous faut noter encore un problème où se montre l’hiatus entre la problématique phénoménologique et celle d’une philosophie possible de l’histoire

    Avec le temps phéno­ménologique apparaît aussi un ego transcendantal : le moi n’est pas seulement mondain, donné comme objet psycho­logique, donc à réduire et à constituer; il y a un moi qui vit en toute conscience constituante: on n’en peut rien dire, sinon qu’ « à travers » telle visée il vit un monde (chose, homme, œuvre d’art, etc.)[16]. C’est lui qui perçoit, imagine, sent, veut, etc. Le Je du cogito ne peut devenir objet d’enquête, être « thématisé»; on ne peut surprendre que ses « manières de se rapporter à »[17], par exemple: comment il fait  attention à..., suspend ou pose, maintient passivement une perception, avance activement en adjoignant un acte à un autre. Il y a donc au plus une phénoménologie du Comment de l’ego à défaut du Quid de l’ego. C’est à cette phénoménologie « tournée vers la face sujet» du cogito que ressortit l’affirmation que l’ego diffère numériquement avec chaque flux de conscience. Il y a donc un axiome des indiscernables qui institue une pluralité d’ego qui n’est pas la pluralité mondaine, constituée, des consciences psychologiques[18].

    Cette pluralité des consciences est-elle la chance d’une histoire?

    Oui, en dernier ressort, puisque le sens unificateur d’une histoire humaine aura pour champ de développement la pluralité des consciences. Mais il faut bien voir combien la phénoménologie transcendantale accumule d’abord d’obsta­cles aux abords de la notion d’histoire : de même que le temps de l’ego n’est pas l’unique histoire des hommes, mais le temps de chaque ego, la pluralité des ego n’est pas non plus l’histoire. Deux difficultés subsistent :

    D’abord, la pluralité des ego paraît bien absolue : comment faire une histoire avec des consciences? On verra que c’est à cette difficulté que répond la philosophie de l’idée à la période de la Krisis.

    Mais, si l’on peut à la rigueur comprendre que le pluriel des consciences et le singulier de l’histoire puissent devenir corrélatifs par le truchement d’une tâche commune, la seconde difficulté semble plus difficile à surmonter : « dans » quelle conscience est posée la pluralité des consciences ? La pluralité que traverse éventuellement un sens unificateur, une tâche historique, ne peut être survolée de haut, de telle manière que moi, toi, nous, les autres, apparaissent permutables dans une totalité ; ce serait faire de cette totalité un absolu qui détrônerait l’ego. Cet obstacle à une philosophie de l’histoire surgit dans un relief saisissant à la lecture de la Ve Méditation carté­sienne. Nous y reviendrons à la fin de cette étude, quand nous aurons mieux compris la nature de l’histoire.

     

    VUES SUR LA TÉLÉOLOGIE DE L’HISTOIRE ET LA RAISON

    L’histoire, disions-nous, rentre dans les préoccupations du philosophe le plus anhistorique et le plus apolitique par la conscience de crise. Une crise de culture est comme un grand doute à l’échelle de l’histoire. Certes, elle n’exerce la fonction du doute méthodique que reprise par la conscience de chacun à titre d’interrogation philosophique. Mais, ainsi transformée en question que je me pose, la conscience de crise reste à l’inté­rieur de l’histoire; c’est une question sur l’histoire et dans l’histoire: où va l’homme? C’est-à-dire: quel est notre sens et notre but, à nous qui sommes l’humanité ?

    L’interrogation première de la philosophie de l’histoire va donc de la crise à l’idée, du doute au sens

    La conscience de la crise invite à la réaffirmation d’une tâche, mais d’une tâche qui, par structure, est une tâche pour tous, une tâche qui déve­loppe une histoire.

    En retour, l’histoire ne se prête à une réflexion philosophi­que que par l’intermédiaire de sa téléologie: elle apparaît impliquée par un type original de structure rationnelle qui, précisément, exige une histoire. Il n’y a pas de réflexion directe sur l’histoire comme flux d’événements, mais indirecte comme avènement d’un sens. Par là elle est une fonction de la raison, son mode propre de réalisation.

    Dès les premières lignes de sa conférence de Vienne, la perspective est fixée : philosophie de l’histoire et téléologie sont synonymes :

    je veux tenter... [de donner] toute son ampleur à l’idée d’humanité européenne, considérée du point de vue de la philosophie de l’histoire ou encore au sens téléologique. En exposant à cette occasion la fonction essentielle qui peut être assumée par la philosophie et par nos sciences qui en sont les ramifications, je tente aussi de soumettre la crise européenne à une nouvelle élucidation.

    (Nous reviendrons plus loin aux deux convictions qui sont tout de suite sous-entendues : que c’est en Europe que l’homme a un « sens téléologique », une « idée », et que cette « idée » c’est la philosophie elle-même comme totalité de compréhension et comme perspective infinie des sciences).

    Le début de Krisis I lie plus nettement encore l’histoire à la philosophie par l’intermédiaire du « sens téléologique » :

    Cet écrit... tente de fonder la nécessité inéluctable d’une conversion de la philosophie à la phénoménologie transcendantale sur le chemin d’une prise de conscience (.Besinnung) teléologico-historique appliquée aux origines (Ursprünge) de la situation critique  où nous sommes sur le plan des sciences et de la philosophie. Cet écrit constitue, dès lors, une introduction indépendante à la phénoméno­logie transcendantale.

    Ainsi l’histoire est si peu une adjonction secondaire à la philosophie qu’elle devient une voie privilégiée d’accès à sa problématique

    Si l’histoire n’est comprise que par l’idée qui s’y réalise, en retour le mouvement de l’histoire peut devenir pour le philosophe le révélateur original des thèmes transcendantaux, s’il est vrai que ces thèmes sont ceux qui donnent à l’histoire sa qualité proprement humaine.

    Mais avant d’entrer plus avant dans les questions méthodo­logiques que soulèvent la notion de téléologie historique et l’usage de cette téléologie comme « introduction indépendante à la philosophie transcendantale », il n’ est pas inutile de donner une idée sommaire de l’application de la méthode ; à cet égard, le texte remanié de la conférence de Vienne est plus éclairant que Krisis II qui, en raison de son caractère fragmentaire, ne laisse pas voir les grands raccords ; Krisis II est en somme une histoire de la philosophie, de Galilée à Kant. Les vues d’ensem­ble sur l’esprit européen et sur les rapports de la philosophie de l’histoire à la philosophie réflexive de style transcendantal sontassez rares, qnoique d’une précision inestimable (en parti­culier les § 6,7 et surtout 15 ; nous y reviendrons).

    Seule l’Europe a une « téléologie immanente », un « sens »

    Alors que l’Inde, la Chine ont seulement un type sociologique empirique, l’Europe a l’unité d’une figure spirituelle; elle n’est pas un lieu géographique, mais un lien spirituel, qui est la visée « d’une vie, d’une action, d’une création d’ordre spiri­tuel ». On voit déjà la surélévation dont bénéficie la notion d’esprit (Geist) : il n’est plus rabattu du côté de la nature, mais retenu du côté de la conscience constituante, dans la mesure même où le lien des hommes n’est pas un simple type socio- logique, mais un « sens téléologique ».

    Cette affirmation que l’Europe seule a une Idée paraît moins étonnante si on la complète doublement. D’abord il faut dire qu’à absolument parler c’est l’humanité tout entière qui a un sens; l’Europe ne s’est scindée géographiquement et culturellement du reste de l’humanité (Menschenheit) qu’en découvrant le sens de l’homme (Menschentum) : sa mise à part c’est précisément son universalité. D’autre part, la seule Idée qui soit Idée pour tous, c’est la philosophie. La philosophie est l’« entéléchie innée » de l’Europe, le «proto-phénomène» de sa culture. On voit qu’être européen est moins une gloire qui particularise qu’une responsabilité qui relie à tous. Encore faut-il bien entendre ce terme : philosophie. Entendue comme sens de l’homme européen, elle n’est pas un système, une école ou une œuvre datée, mais une Idée, au sens kantien du mot : une tâche. L’idée de la philosophie, voilà la téléologie de l’histoire. C’est pourquoi la philosophie de l’histoire, c’est en dernier ressort l’histoire de la philosophie, indiscernable elle- même de la prise de conscience de la philosophie.

    Mais qu’est-ce que la philosophie comme Idée, comme tâche ? Quel est son rapport à l’ensemble de la civilisation ?

    Désigner la philosophie comme idée, c’est souligner dès l’abord ses deux traits de totalité et d’infinité. Husserl l’appelle encore un télos, une fin visée : elle est le télos de la science du tout de l’être. Parce qu’elle vise l’achèvement de la science de tout ce qui est, l’idée de la philosophie ne peut être qu’une « forme normative située à l’infini », un pôle à « l’infini ». Chaque réalisation historique de la philosophie a encore pour horizon l’inaccessible idée.

    C’est par son infinité que l’idée comporte une histoire, un procès sans fin. Avant la philosophie et hors de la philosophie l’homme a bien une historicité, mais il n’a encore que des tâches finies, closes, sans horizon, mesurées par des intérêts à courte vue, réglées par la tradition.

    Au VIe siècle av.-J.C. est apparu en Grèce « l’homme aux tâches infinies » ; l’idée de la philosophie a été portée par quelques individus isolés, par quelques groupes qui, tout de suite, ont déchiré la tranquillité bornée de « l’homme aux tâches finies ». Le saut est fait du vouloir-vivre à l’étonnement, de l’opinion à la science. Un doute naît au cœur de la tradition; la question de la vérité est posée; l’universel est exigé; une « communauté purement intérieure » s’agrège autour de la tâche du savoir; cette communauté philosophante diffuse au-delà d’elle-même par la culture et l’éducation et de proche en proche transforme le sens de la civilisation.

    Ainsi Husserl voit l’histoire de l’Occident entraînée par la fonction philosophique, entendue comme réflexion libre, uni­verselle, embrassant tous les idéaux, théoriques et pratiques, et l’idéal de la totalité des idéaux, bref, le tout infini de toutes les normes. Elle est la « fonction archontique » : 

    Sans doute la philosophie universelle et toutes les sciences particulières représentent un aspect partiel de la culture européenne : mais toute mon interprétation implique que cette partie exerce pour ainsi dire le rôle de cerveau; c’est de son fonctionnement normal que dépend la véritable santé spirituelle de l’Europe.

    Si telle est l’humanité européenne, – signifiante par l’idée de philosophie, – la crise de l’Europe ne peut être qu’une détresse méthodologique, qui affecte le connaître, non dans ses réalisations partielles, mais dans son intention centrale : il n’y a pas de crise de la physique, des mathématiques, etc., mais une crise du projet même de savoir, de l’idée directrice qui fait la « scientificité » (Wissenschàftlichkeit)[19] de la science. Cette crise, c’est l’objectivisme, la réduction de la tâche infinie du savoir au savoir mathématico-physique qui en a été la réalisation la plus brillante.

    Nous reviendrons tout à l’heure sur la signification de cette crise quand nous suivrons le chemin inverse de la réflexion, le retour de l’histoire de la philosophie à la philosophie, et que la phénoménologie sera envisagée comme la catharsis de l’homme malade.

    Nous sommes maintenant en état, grâce à ce sommaire de l’interprétation husserlienne de l’histoire de l’Occident, d’envisager les problèmes méthodologiques qui sont im­pliqués ici.

    Les rapports entre la réflexion philosophique et l’interpré­tation de l’histoire constituent évidemment le point critique : comment reconnaître cette téléologie historique? Par ins­pection directe de l’histoire ? Mais l’historien de métier accep­tera-t-il de lire l’histoire tout entière de l’Occident comme avènement de la philosophie? Si c’est le philosophe qui souffle à l’oreille de l’historien le mot-clef, à quoi bon ce détour de l’histoire et pourquoi ne pas prendre la voie courte de la réflexion?

    La conférence de Vienne ne contient que quelques allusions à cette difficulté, qui commande manifestement le rythme de la philosophie de la Krisis. Par contre, quelques paragraphes de Krisis abordent directement ce point capital de méthode[20]. D’un côté, il est clair que c’est un pressentiment philoso­phique qui permet de comprendre l’histoire comme l’avène­ment d’un sens, comme un développement (Entwicklung) en direction d’un pôle étemel, donc de passer de la typologie sociale à l’Idée de l’homme, – à plus forte raison d’échapper au piège d’une zoologie des peuples.

    Ce pressentiment nous sert de guide intentionnel pour discerner dans l’histoire de l’Europe un enchaînement de la plus haute signification : en le suivant pas à pas, nous éle­vons le pressentiment à la dignité de la certitude contrôlée.

    Le pressentiment est, dans tous les ordres de découvertes, le détecteur affectif.

    Plus fortement, le § 15 de la Krisis, intitulé « Réflexions sur la méthode de nos considérations historiques », souligne l’opposition de cette méthode à celle de l’histoire au sens des historiens : la recherche d’une téléologie est inséparable du projet de « créer sur soi-même la clarté ». L’histoire est un moment de la compréhension de nous-mêmes en tant que nous coopérons à cette histoire :

    Nous tentons de dégager l’unité qui règne à travers toutes les positions historiques de buts, à travers l’opposition et la solidarité de leurs transformations; à la faveur d’une critique constante qui ne retient jamais que l’enchaînement d’ensemble de l’histoire, telle la cohérence d’une personne, nous tentons finalement d’apercevoir la tâche historique que nous sommes les seuls à pouvoir reconnaître comme étant la nôtre personnellement. Le regard ne part pas de l’extérieur, du fait: comme si le devenir temporel, dans lequel nous devenons nous-mêmes, n’était qu’une simple succession causale extérieure ; le regard procède de l’intérieur. Nous qui n’avons pas seulement un héritage spirituel, mais qui ne sommes aussi, de part en part, que des êtres en devenir selon l’esprit historique {historisch-geistig Gewordene), c’est seulement à ce titre que nous avons une tâche qui soit vraiment nôtre[21].

    Parce que l’histoire est notre histoire, le sens de l’histoire est notre sens :

    Ce genre d’élucidation de l’histoire par laquelle nous nous retournons pour interroger la fondation originelle (die Urstiftung) des buts qui lient la chaîne des générations à venir..., cette élucidation, dis-je, n’est que l’authentique prise de conscience, par le philosophe, du terme véritable de son vouloir, de ce qui en lui est vouloir, issu du vouloir, et en tant que vouloir, de ses ancêtres spirituels[22].

    Mais, dira-t-on, ces textes montrent bien que l’histoire de l’esprit n’a aucune autonomie et se rattache à la compréhension de soi-même. Ils ne montrent pas que la compréhension de soi doive passer par l’histoire de l’esprit.

    C’est ici le fait nouveau dans la pensée de Husserl: les traits fondamentaux de l’Idée de philosophie ne se lisent que sur l’histoire; l’histoire n’est ni un détour fictif, ni un détour vain: c’est parce que la raison comme tâche infinie implique une histoire, une réalisation progressive, qu’en retour l’histoire est le révélateur privilégié d’un sens supra-historique. C’est en découvrant une origine (Ursprung), une proto-fondation (Urstiftung), qui soit aussi un projet à l’hori­zon de l’avenir, une fondation finale (Endstiftung), que je puis savoir qui je suis. Ce caractère historique de la compré­hension de soi est manifeste quand on la rattache à la lutte contre le préjugé : Descartes professait que l’évidence est une conquête sur le préjugé; or le préjugé a toujours une signi­fication historique; il est ancestral avant que d’être puéril; il est de l’ordre du «sédimentaire»[23] : tout ce qui «va de soi»

    (Selbstverständlichkeit) est « le sol (Boden) de tout travail privé et anhistorique »[24]. En retour, je ne puis me libérer d’une histoire retombée, sédimentée, qu’en renouant avec le sens « enfoui » (verborgene) sous les « sédimentations », en le refai­sant présent, en le présentifiant (vergegenwärtigen). Ainsi c’est d’un seul geste que j’appréhende l’unité téléologique de l’histoire et la profondeur de l’intériorité. Je n’accède à moi qu’en comprenant à nouveau la visée de l’ancêtre et je ne puis la comprendre qu’en l’instituant comme sens actuel de ma vie. C’est ce processus à la fois réflexif et historique que Husserl appelle Selbstbesinnung (que nous traduisons par prise de conscience et qu’il lui arrive de commenter par les expressions: historische Ruckbesinnung[25] ou historische und kritische Ruckbesinnung[26]).

    En bref, l’histoire seule restitue à la tâche subjective de philosopher l’envergure de l’infinité et de la totalité; chaque philosophe propose une interprétation de lui-même, une clef de sa philosophie ;

    mais quand nous nous serons enquis, par une recherche historique, aussi précise qu’on voudra, de ces «interpréta­tions privées» (quand même nous l’aurons fait pour toute une série de philosophes), nous n’en serons pas plus instruits sur l’ultime visée volontaire qui, au cœur de tous ces philosophes, résidait dans l’unité cachée de leur intériorité intentionnelle, laquelle seule constitue l’unité de l’histoire. C’est seulement dans la position d’un | fonde- 36 ment final (in der Endstiftung) que se révèle cette intention : c’est seulement en partant d’elle qu’on peut découvrir la direction unique de toutes les philosophies et de tous les philosophes; c’est en partant d’elle qu’on peut accéder à cette lumière dans laquelle on comprend les penseurs

    du passé comme ils n’auraient jamais pu se comprendre eux-mêmes[27].

    Rien, dès lors, ne sert de citer des textes isolés et d’en faire une exégèse parcellaire : le sens d’un philosophe ne surgit que pour une « vision critique de l’ensemble »[28] qui révèle son intention totale personnelle en rapport avec l’intention totale de l’Idée de la philosophie.

    C’est donc une transformation profonde du sens même de la philosophie que les considérations historiques ont suscitée chez Husserl dans la dernière décade de sa vie.

    L’apparition d’expressions nouvelles comme celles de Selbstbesinnung, de Menschentum est déjà un indice remarquable de cette évo­lution de la philosophie réflexive elle-même.

    Pour ramasser dans une unique expression toutes les acqui­sitions nouvelles de la pensée husserlienne

    Par choc en retour d’une réflexion historique, on peut dire que la phénoménologie s’est développée en une philosophie de la raison dynamique, en reprenant l’opposition kantienne de la raison et de l’enten­dement. (Ce rapprochement avec Kant pourrait être poursuivi très loin, et sur le terrain même de la philosophie de l’histoire). Kant soulignait déjà la disproportion entre l’entendement comme législation effectuable des phénomènes et la raison comme exigence ineffectuable de totalisation, de sommation du conditionné dans l’inconditionné; cette exigence, présente dans chacune des Idées transcendantales, provoquait, on le sait, les illusions métaphysiques de la psychologie rationnelle, de la cosmologie rationnelle et de la théologie rationnelle; mais elle survivait au dévoilement de l’illusion sous forme de principes régulateurs. Or Kant avait eu conscience, en repre­nant l’expression platonicienne d’idée, de rester fidèle au génie même du philosophe grec, pour qui l’Idée était indivisèment principe d’intelligibilité (comme Idée mathématique et cosmologique) et principe d’exigibilité et d’action (comme Idée éthique : justice, vertu, etc.). La raison est toujours exi­gence d’ordre total et, à ce titre, elle se constitue en éthique de la pensée spéculative et en intelligibilité de l’éthique.

    C’est cette veine platonicienne et kantienne que Husserl retrouve et prolonge, quand il rassemble sous le terme de  raison les quatre ou cinq traits que nous avons présentés dans un ordre dispersé au cours de l’analyse antérieure :

    1. La raison est plus qu’une critique de la connaissance

    Elle est la tâche d’unifier toutes les activités signifiantes: spéculatives, éthiques, esthétiques, etc. Elle couvre tout le champ de la culture dont elle est le projet indivis.

    – Dans Ideen I la raison avait un sens beaucoup plus spéculatif et se rapportait au problème de la réalité : elle déclare l’universelle validité du voir, de l’intuition originaire, pour fonder l’évidence[29]. En ce sens la raison exigeait déjà un achèvement, une complétude, celle de toute visée dans une vision.

    – Dans Krisis la raison prend, par son caractère total, un accent « existentiel » : elle couvre « les questions du sens ou du non-sens du tout de l’existence humaine»[30]; elle   concerne la possibilité pour l’homme,

    .  en tant qu’il se décide librement dans sa conduite à l’égard de son environnement humain et extra-humain,

    . en tant qu’ il est libre dans ses possibilités, de donner une figure ration­nelle à soi-même et à son univers environnant[31].

    Le § 3 souligne le caractère « absolu », « étemel », « supra- temporel»,                        « inconditionnel », de ces Idées et Idéaux qui donnent leur pointe aux problèmes de la raison ; mais ces carac­tères font précisément la dignité d’une existence d’homme, par delà toute définition purement spéculative. La raison est l’essence même du Menschentum, en tant qu’il lie le sens de l’homme au sens du monde[32].

    1.  La raison est comprise dynamiquement comme un « devenir rationnel »

     Elle est « la venue de la raison à elle- même ». Un important inédit de cette période porte en exergue cette phrase (qui lui donne son titre) :

    La philosophie, en tant qu’elle est la prise de conscience de l’humanité, le mouvement de la raison pour se réaliser à travers des degrés de développement, requiert, comme sa fonction propre, que cette prise de conscience se développe elle-même par degrés...

    Le même texte parle de « la ratio dans son mouvement inces­sant pour s’éclairer elle-même ». C'est par là qu'une histoire est possible, mais possible seulement comme réalisation de la raison. Elle n’est pas une évolution, ce qui équivaudrait à une 38 dérivation du sens à partir du non-sens, ni une aventure pure, ce qui reviendrait à une succession absurde de non-sens; elle est une permanence en mouvement, l’auto-réalisation tempo­relle d’une identité de sens étemelle et infinie.

    1. La raison a un accent éthique qui s’exprime dans le terme fréquent de responsabilité

    « La raison, dit le texte inédit évoqué plus haut, vise à la prise de conscience ultimement responsable de l’homme autonome»; et encore: « la raison c’est le vouloir-être-raisonnable ».

    1. Une tâche de caractère éthique enveloppe un temps de caractère dramatique

    La conscience de crise nous assure que l’idée infinie peut être enfouie, oubliée, et même se dégrader. Toute l’histoire de la philosophie, on le verra, est un combat entre une compréhension de la tâche comme infinie et sa réduction naturaliste, ou, comme dira la Krisis, entre le trans­cendantalisme et l’objectivisme. La disproportion entre l’Idée de la philosophie et les possibilités effectives d’une connais­sance mondaine privée ou commune fait que l’homme peut trahir. Le drame naît de ce que toute réalisation de la tâche est la menace d’une perte de la tâche même. Aussi tout succès est-il ambigu : Galilée sera le grand témoin de cette victoire- défaite, - Galilée : celui qui a recouvert l’Idée en découvrant la Nature comme mathématique incarnée[33]. Cette ambiguïté et ce péril, inscrits dans la téléologie même de l’histoire, ne sont pas sans rappeler la puissance d’illusion qui, selon Kant, tient à la vocation même de la raison. Seulement, outre que, chez Husserl, l’illusion c’est le positivisme et non la métaphysique ; ce dernier a su orienter dans le sens d’un drame historique le conflit, au sein même de la tâche humaine, entre la visée ineffectuable et l’œuvre effectuée. Par là Husserl se rappro­cherait plutôt des méditations qui inaugurent la Philosophie de Jaspers, sur la disproportion entre notre quête de l’être absolu et l’étroitesse de notre existence. Ici aussi le piège de notre étroitesse c’est le savoir objectif.

    1.  Infinité de la tâche, mouvement de réalisation de la raison, responsabilité du vouloir, péril de l’histoire

    Toutes ces catégories de la raison culminent dans la nouvelle notion de homme. Non      plus « moi, l’homme »[34] que la réduction phéno­ménologique frappait comme une réalité mondaine, constituée par voie de perception, de sympathie, de récit historique, d’induction sociologique, mais l’homme comme corrélat de ses idées infinies :            « l’homme aux tâches infinies», dit la conférence de Vienne. L’inédit cité plus haut contient cette notation :

                  La philosophie comme fonction d’humanisation de l’hom­me... comme existence humaine

                  sous sa forme finale, laquelle est en même temps la forme initiale d’où est partie l’humanité...

                Et encore : «La raison est l’élément spécifique de l’hom­me...»

                Plus loin :

    C’est cette raison qui fait son humanité...; la raison désigne ce vers quoi l’homme en tant qu’ homme tend dans son être le plus intime, ce qui, seul, peut le contenter, le rendre « heureux ».

    Tout le §6 de Krisis I est consacré à cette identifi­cation de l’homme européen et du combat pour la raison. Ce qui distingue le « Telos inné à l’homme européen » du « simple type anthropologique empirique » de la Chine ou de l’Inde, c’est cette tâche rationnelle. C’est par la raison que l’humanité énumérative (ou en extension) (Menschenheit) se subordonne à l’humanité signifiante (ou en compréhension) (Menschentum) :

    La qualité d’homme (Menschentum), c’est essentiellement d’être homme (Menschsein) dans des groupes humains (Menschheiten) liés par la descendance et les rapports sociaux; et si l’homme est un être raisonnable - animal rationale - il ne l’est que dans la mesure où toute son huma­nité est humanité selon la raison ( Vemunftmenschheit), où elle est orientée, soit de manière latente vers la raison, soit manifestement vers l’entéléchie qui, une fois venue à soi- même et devenue manifeste pour soi-même, désormais conduit consciemment le devenir humain. Philosophie et science seraient dès lors le mouvement historique par où se révèle la raison universelle, «innée» à l’humanité (Menschentum) comme telle[35].

    Ainsi la notion d’homme qualifie existentiellement et historiquement celle de raison, tandis que la raison rend l’homme signifiant. L’homme est à l’image de ses idées et les idées sont comme le paradigme de l’existence. C’est pourquoi une crise qui affecte la science dans sa visée,danssonIdée,oucomme dit Husserl dans sa « scientificité » (Wissenschaft- lichkeit) est une crise d’existence : « La science du fait engen­dre l’homme du fait »[36].

    C’est pourquoi la crise de la philosophie signifie la crise des sciences modernes qui sont les rameaux du tronc philo­sophique universel : crise d’abord latente, mais de plus en plus apparente, qui affecte l’homme européen dans sa capacité globale de donner un sens à sa vie culturelle (in der gesamten Sinnhaftigkeit seines kulturellen Lebens), dans son « Existence » (Existenz) globale[37].

    Husserl annonce ainsi la possibilité, par une philosophie de la raison dans l’histoire, de lier une philosophie critique à un dessein existentiel : « Toute prise de conscience qui procède de raisons “existentielles” est par nature critique »[38].

    Notons, pour finir ce tour d’horizon des nouvelles catégo­ries de la raison, le déplacement de sens subi par la notion d’apodicité ; cette notion, spéculative par excellence, est main­tenant aimantée par la nouvelle idée de l’homme. Ideen I appelait apodictique la nécessité d’un jugement qui particula­rise une proposition générale d’ordre éidétique[39] et l’opposait à la simple « vue assertorique d’un individu »[40]. Dans le groupe de la Krisis l’apodicité est synonyme de l’achèvement que la raison exige; ce serait la vérité de l’homme comme raison accomplie : à ce titre elle est le pôle infini de l’histoire et la vocation de l’homme; l’inédit intitulé la Philosophie comme prise de conscience de l’humanité (et qui n’était pas destiné à la publication) évoque :

    l’homme atteignant à l’ultime compréhension de soi: il se découvre responsable de son propre être, se comprend comme un être qui consiste à être appelé (Sein im Berufensein) à une vie sous le signe de l’apodicité ; cette compré­hension ne susciterait pas une science apodictique d’ordre abstrait et au sens ordinaire du mot; ce serait une compré­hension qui réaliserait la totalité de son être concret sous le signe de la liberté apodictique, portant cet être au niveau d’une raison apodictique, d’une raison qu’il ferait sienne à travers toute sa vie active: c’est cette raison qui fait son humanité, comme on l’a dit, en se comprenant rationnellement[41].

    Ainsi l’apodicité exprime encore une contrainte, mais la contrainte d’une tâche totale.

    Il n’est donc pas inexact de dire que les considérations historiques de Husserl ne sont qu’une projection, sur le plan du devenir collectif, d’une philosophie réflexive déjà achevée sur le plan de l’intériorité : c’est en comprenant le mouvement de l’histoire comme histoire de l’esprit, que la conscience accède à son propre sens ; de même que la réflexion donne le         « guide intentionnel » pour lire l’histoire, on pourrait dire que l’histoire donne le «guide temporel» pour reconnaître dans la cons­cience la raison infinie qui combat pour humaniser l’homme.

     

    DE LA CRISE DE L’HUMANITÉ EUROPÉENNE

    À LA PHÉNOMÉNOLOGIE TRANSCENDANTALE

    Nous pouvons maintenant rendre compte des vues de Husserl sur la crise de la philosophie et des sciences contemporaines ; elles constituent l’essentiel de Krisis II. L’analyse des quelques inédits cités plus haut permet de mettre en place cette interprétation limitée à la période contemporaine.

    La Renaissance est le nouveau départ de l’homme euro­péen

    La conversion grecque est par contre laissée dans l’om­bre et même minimisée par rapport à la seconde naissance de l’homme moderne[42].

    Les trois traits principaux de cette interprétation d’ensem­ble de l’esprit moderne sont les suivants

    1) « L’objectivisme » est responsable de la crise de l’homme moderne : en Galilée se résume toute l’entreprise moderne de la connaissance.

    2) Le mouvement philosophique qui représente l’idée de la philosophie en face de l’objectivisme, c’est le transcen­dantalisme, au sens large, qui remonte au doute et au cogito cartésiens.

    3)  Mais, parce que Descartes n’a pas osé aller jusqu’au bout de son immense découverte, il revient à la phénomé­nologie transcendantale de radicaliser la découverte carté­sienne et de reprendre victorieusement la lutte contre l’objec­tivisme : c'est ainsi que la phénoménologie transcendantale se sent responsable de l’homme moderne et capable de le guérir.

    Cette interprétation de la philosophie moderne comme un unique combat entre transcendantalisme et objectivisme ne laisse pas de place à des problématiques strictement singu­lières ; les philosophes sont mis en perspective, situés dans cette unique histoire, affrontés par un unique dilemme : ou l’objet ou le cogito. Seule l’unité de la problématique philo­sophique permet de sauvegarder le principe d’une téléologie de l’histoire et finalement la possibilité d’une philosophie de l’histoire.

    Reprenons ces trois points :

    1) L’originalité des vues de Husserl sur « l’objectivisme » réside dans la distinction fondamentale entre l’idée de la science et les méthodes propres aux sciences

    Husserl ne songe aucunement à porter le débat sur le terrain de la métho­dologie scientifique ou de la « théorie physique ». La « crise » des principes qui intéresse des savants comme Einstein ou de Broglie, des méthodologistes comme Duhem, Meyerson ou Bachelard, n’est pas ici en cause : elle se passe tout entière à l’intérieur de l’objectivité; elle ne concerne que les savants et ne peut être résolue que par le progrès même des sciences. La crise qui est en question concerne la « signification des sciences pour la vie » (le § 2 est intitulé : « La crise de la science comme perte de leur signification pour la vie »). Elle est au niveau de l’Idée, du projet de l’homme. Crise de raison qui est une crise d’existence.

    Les deux conquêtes authentiques de l’esprit moderne – qui, en réalisant partiellement le vœu d’une compréhension du tout, ont en même temps altéré l’Idée de la philosophie

    Ce sont :

    •  la généralisation de la géométrie euclidienne en une mathesis universalis de type formel
    • Ainsi que le traitement mathématique de la nature.

    La première innovation est encore dans la ligne de la science antique, mais elle la dépasse, comme l’infini dépasse le fini

    •  d’un côté en élaborant une axiomatique qui circonscrit le champ clos de la déduction,
    •  d’autre part en portant à l’extrême l’abstraction de son objet : grâce à l’algèbre, puis à l'analyse géométrique,
    • enfin à une analyse universelle pure­ment formelle, elle s’épanouit en une « théorie de la multiplicité»[43] (Mannigfaltigkeitslehre) ou « logistique », selon le vieux projet de calcul universel de Leibniz, dont l’objet serait de pur « quelque chose en général »[44] Ainsi est conquis le royaume de l’exactitude absolue et d’abord celui des « figures-limites » de la géométrie pure, à l’égard de quoi toute figure perçue ou imaginée n’est qu’approximative : ce royaume est un ensemble clos, rationnellement lié, susceptible d’être maîtrisé par la science universelle.

    La seconde innovation est liée au nom de Galilée

    À lui sont consacrées les analyses les plus denses et les plus longues de Krisis II (le § 9 sur Galilée n’a pas moins de 37 pages). Il est l’homme qui a projeté une science de la nature où celle-ci serait traitée, elle aussi, comme une « multiplicité mathéma­tique » au même titre que les figures idéales. Or la motivation de ce dessein génial doit être entièrement reconstituée parce qu’il repose en même temps sur un « sol sédimenté » de préten­dues évidences qu’il nous faut faire affleurer à la conscience; c’est elles qui sont à la source de cet objectivisme qui a engendré nos maux.

    • D’abord, Galilée est l’héritier d’une pensée géométrique déjà consacrée par la tradition: en se retirant d’elle, la conscience vivante n’aperçoit plus « l’origine », à savoir les opérations (.Leistungen) idéalisantes qui arrachent les figures-limites au soubassement perçu, à 1’« environnement vital » (Lebensumwelt ou Lebenswelt) qui est comme la matrice de toutes les œuvres de la conscience2. « Galilée vit dans la naïveté de l’évidence apodictique ».
    • La seconde évidence morte de Galilée est que les qualités perçues sont de pures illusions « subjectives » et que la « vraie réalité » est d’ordre mathématique : à partir de là, l’exigence de traiter mathématiquement la nature « va de soi » ; l’invention, formidable par ses conséquences, est « naïve » et « dogmati­que » dans ses présuppositions. Ce qui est génial, c’est d’avoir songé à tourner l’obstacle qu’opposait la qualité à la mesure et au calcul en traitant toute qualité « subjective » comme l’index, l’annonce (Bekundung) d’une quantité objective. Mais l’hypo­thèse de travail, faute de se critiquer soi-même, n’est pas reconnue comme audace de l’esprit œuvrant. Cette « mathéma­tisation indirecte de la nature» ne pouvait dès lors se vérifier que par le succès de son extension, sans que jamais puisse être rompu le cercle de l’anticipation hypothétique et de la véri­fication sans fin : toute l’énigme de l’induction est inscrite dans ce cercle. Seule pourrait échapper à ce cercle une réflexion plus  radicale qui rapporterait toute la physique à la présence préa­lable, à la « pré-donnée » de l’environnement vital. C’est par elle, on le verra, que la phénoménologie exercera sa fonction critique à l’égard de l’objectivisme.
    • Il faut encore ajouter aux pseudo-évidences que la ré­flexion contemporaine découvre dans la motivation de Galilée, l’aggravation du processus de « sédimentation » après Galilée : l’algèbre a fait passer toute la mathématique et la physique mathématique à un stade « technique » où le maniement des symboles, semblable au jeu de cartes ou d’échec, expulse la compréhension des propres démarches de la pensée. Ainsi la science « s’aliène » (verausserlicht) et la conscience perd la clef de ses « opérations ».

    Pour toutes ces raisons, qui ne pouvaient être élucidées au temps même de Galilée, le fondateur de la physique mathé­matique est le génie ambigu qui, en découvrant le monde comme mathématique appliquée, l’a recouvert comme œuvre de la conscience[45]

    Nous saisissons ici sur le vif le style propre de l’exégèse historique de Husserl : il est clair que cette inspection des motifs de Galilée ne peut être qu’une rétrospection, la crise actuelle éclairant l’Ursprungsmotivation, en même temps que celle-ci rend intelligible le désordre présent. Il s’agit moins de comprendre psychologiquement Galilée qu’historiquement le mouvement de l’idée qui le traverse; aussi seul importe le sens d’ensemble qui procède de son œuvre et qui achève de se décider dans l’histoire issue de cette œuvre. On pourrait appeler cette Moîivationsanalyse une psychanalyse ration­nelle, comme J.-P. Sartre parle d’une psychanalyse existen­tielle, l’histoire étant le révélateur spécifique du projet.

    2) Que le dogmatisme naturaliste dût être critiqué, un dou­ble malaise pouvait déjà le suggérer

    Pourquoi subsiste-t-il deux logiques, une mathesis universalis et une logique expéri­mentale, ou, si l’on veut même, deux mathématiques et deux légalités : d’une part, une mathématique idéale et une légalité a priori; de l’autre, une mathématique appliquée indirectement à la nature et une légalité a posteriori ?

    Mais le malaise le plus insupportable apparaissait du côté de la psychologie : si la nature était universellement mathématisable, il fallait à la fois séparer le psychique du physique – puis­que le physique n’était maîtrisé que par l’abstraction qu’on faisait des consciences, – et construire le psychique sur le modèle du physique – puisque la méthode des sciences de la nature était par principe universalisable. Mais les difficultés suscitées par le dualisme et le naturalisme psychologique attestaient sourdement que quelque chose était perdu : la subjectivité.

    C’est à Descartes qu’il faut rapporter la première réflexion radicale sur la priorité de la conscience sur tous ses objets ; à ce titre, il est le fondateur du motif transcendantal, seul capable de ruiner la naïveté dogmatique du naturalisme.

    La portée des deux premières Méditations est plus vaste qu’on ne pourra jamais le soupçonner et que Descartes lui- même ne l’a pressenti.

    Son doute commence toute critique imaginable de la suffisance propre des évidences mathématiques, physiques, sensibles. Le premier, il entreprend de :

    traverser l’enfer d’une époché quasi sceptique que nul ne saurait plus surpasser, pour atteindre la porte d’entrée du ciel d’une philosophie absolument rationnelle et faire de celle-ci même un édifice systématique[46].

    Allant jusqu’au bout de l’universelle « suspension » d’être, il a fait surgir « le sol apodictique » : ego cogito cogitata. Cette formule développée signifie que le monde, perdu comme déclaration d’un en-soi, ne peut être réaffirmé que comme « cela que je pense » ; le cogitatum du cogito est le seul être indubitable du monde. En élargissant aux cogitata, qu’il appelle idées, la sphère du cogito invincible au doute, Descartes posait implicitement le grand principe de l’intentionalité[47] et, par là, commençait à rattacher toute évidence objective à l’évidence primordiale du cogito.

    Mais Descartes fut le premier à se trahir lui-même. Descartes est resté prisonnier des évidences de Galilée; pour lui aussi, la vérité de la physique est mathématique et toute l’entreprise du doute et du cogito ne sert qu’à renforcer l’objectivisme; dès lors, le je du je pense est compris comme la réalité psychologique qui reste quand on retranche la nature mathématique, comme la res cogitans, l’âme réelle ; en contre­partie, il faut bien prouver que cette âme a un « dehors », que Dieu est la cause de l’idée de Dieu, que la « chose » matérielle est la cause de l’idée du monde. Descartes n’a pas aperçu que ego « démondanisé» par l’époché n’est plus âme, que l’âme « apparaît » comme le corps : « Il n’ a pas découvert que toutes les distinctions du type je et tu, dedans et dehors ne se “constituent” que dans l’ego absolu »[48].

    Cette méprise, jointe au dessein de confirmer la science objective, explique l’étrange destin du cartésianisme, qui engendra à la fois le rationalisme de Malebranche, de Spinoza, de Leibniz, de Wolff, tout entier tourné vers la connaissance absolue de l’être en soi, et l’empirisme sceptique qui tire toutes les conséquences de l’interprétation psychologiste du cogito. Le premier courant a éliminé le motif du doute et la « réduction à l’ego», l’autre se trompe grossièrement sur la nature de la subjectivité fondatrice et ruine toute vérité.

    3) Il peut paraître étrange que Husserl s’attarde davantage à Galilée et à Descartes qu’à Kant

    Kant n’est-il pas le philo­sophe transcendantal par excellence, selon son propre voca­bulaire ? Pourquoi tant de réticences dans l’éloge de Kant, à Vienne et à Prague? La Krisis donne les raisons de cette admiration mitigée : l’interprétation de Kant est liée à celle de Hume ; or le sens caché de Hume est plus profond que celui de Kant, parce que Hume, si on le prend bien, est finalement plus près que Kant du doute cartésien. Il est bien entendu que Hume, pris tel qu’il se donne, signifie la « banqueroute de la philosophie et des sciences »1. Mais « le vrai motif philoso­phique d’ébranlement de l’objectivisme, caché dans l’absur­dité du scepticisme de Hume», c’est de permettre enfin la radicalisation de l’époché cartésienne; alors que Descartes dévie l’époché au profit d’une justification de l’objectivisme, le scepticisme de Hume dévoile toute connaissance – préscien­tifique et scientifique – du monde comme une gigantesque énigme. Il fallait une théorie de la connaissance qui fût absurde pour découvrir que la connaissance même est une énigme. Enfin le Weltratsel accède au « thématisme » philosophique ; enfin on peut aller à l’extrême et s’assurer

    que la vie de la conscience est une vie opérante (leistend.es Leben), qu’elle opère un sens d’être (Seinssinn) légitime ou vicieux; elle est déjà telle, comme conscience intuitive de niveau sensible, à plus forte raison comme conscience scientifique[49].

    Bref, c’est l’objectivisme en général – celui du rationalisme mathématique, celui de l’expérience sensible – qui est ébranlé dans ses assises millénaires.

    Cette réhabilitation ultime de Hume au nom de son « motif caché » est la clef de toutes les réserves de Husserl sur Kant : la philosophie de Kant n’est pas la réponse à la question            « cachée » au fond du scepticisme de Hume, mais seulement à son sens manifeste; c’est pourquoi, en un sens profond, il n’est pas le vrai successeur de Hume; il reste enfermé dans la problématique du rationalisme post-cartésien, de Descartes à Wolff, que précisément n’habitait plus l’énorme découverte des deux premières Méditations. C’est pourquoi ce n’est pas à l’ego que Kant renvoie, mais à des formes et des concepts qui sont encore un moment objectif de la subjectivité. Certes, il mérite bien le titre de philosophe transcendantal, en ce qu’il ramène la possibilité de toute objectivité à ces formes; par là, pour la première fois et de façon nouvelle « le retour carté­sien à la subjectivité de conscience se manifeste sous forme d’un subjectivisme transcendantal »[50] Mais la consolidation de l’objectivité par cette fondation subjective le préoccupe davan­tage que l’opération même de la subjectivité qui donne sens et être au monde : la reconstruction d’une philosophie de l’en-soi par delà la philosophie du phénomène en est un indice grave[51].

    C’est donc à la problématique cartésienne, radicalisée par « le véritable Hume », au       « véritable problème qui animait Hume lui-même »[52] qu’il importe de revenir

    C’est ce pro­blème, plus que la théorie kantienne, qui mérite le nom de transcendantal[53]. Nous ne nous arrêterons pas ici aux traits propres de cette philosophie transcendantale : l’exégèse de ce « subjectivisme transcendantal radical ». L’interprétation particulière des deux notions solidaires « d’opération de conscience » et « d’environ­nement vital » qui donnent les axes principaux de cette dernière philosophie de Husserl constitueraient à elles seules un vaste problème critique. Aussi bien, Krisis II n’en traite pas direc­tement, mais à travers la philosophie de l’histoire, comme une question qui s’élabore, comme une problématique qui se cher­che et se radicalise à travers les pseudo-évidences de Galilée, le cogito cartésien, le problème de Hume, le criticisme kantien[54].

    Puisque le « télos » de l’homme européen coïncide avec l’avènement de ce transcendantalisme, nous nous bornerons à résumer en quelques formules brèves ce       « motif trans­cendantal »

    • 1) Le transcendantalisme est une philosophie en forme de question ; c’est une Rückfrage qui ramène au Soi comme ultime source de toute position d’être et de valeur :

    Cette source porte le titre : Moi-même, en y comprenant toute ma vie réelle et possible de connaissance, bref ma vie concrète en général. Toute la problématique transcendantale tourne autour du rapport de ce moi, de mon moi, – de « l’ego » – avec ce qui est d’abord posé à sa place comme allant de soi, à savoir mon âme ; puis à nouveau, elle porte sur le rapport de ce Je et de ma vie de conscience avec le monde dont j’ai conscience et dont je reconnais l’être vrai dans mes propres produits de connaissance[55]

    Par sa forme de question cette philosophie serre de près l’Idée même de la philosophie.

    • 2) « L’opération » (Leistung) de la conscience est une dona­tion de sens et d’être; il faut aller jusqu’au radical ébranlement de l’objectivité pour atteindre l’extrême de cette conviction.

    Le Welträtsel (le casse-tête du monde) nous révèle la Leistung (puissance) de la conscience.

    • 3) L’ego primitif est appelé une vie (Leben) ; sa première œuvre en effet, est préscientifique, perceptive; toute mathé­matisation de la nature est un « revêtement » (Kleidung), second par rapport à la donation originelle d’un monde vital (Lebenswelt). Cette régression au monde vital fondé dans ego rend seule relative toute œuvre de degré supérieur, tout objectivisme en général.

    Krisis II s’arrête sur ces vues. Le texte remanié de la confé­rence de Vienne nous permet de replacer ce fragment d’his­toire de la philosophie dans les perspectives d’ensemble que reprendra Krisis III ; la pointe de toute cette histoire de la philosophie, c’est la catharsis de l’esprit moderne malade ; le retour à l’ego est la chance de l’homme moderne.

    Descartes, en soustrayant au doute les mœurs et la religion, n’avait pas conçu un tel dessein historique. La crise de l’humanité ne révèle aucune absurdité irréduc­tible, aucune fatalité impénétrable; la téléologie de l’histoire européenne en montre la motivation même.

    Comment se résoudra-t-elle? Deux issues demeurent possibles :

    • ou « l’aliénation croissante » dans « la haine de l’esprit et la barbarie »,
    • ou la renaissance de l’Europe par une nouvelle compréhension et une nouvelle affirmation du sens de l’histoire à continuer.

    Ici éclate la responsabilité du philo­sophe dont la reconnaissance est la basse dominante de tous ces développements : « Nous sommes...par notre activité philosophique les fonctionnaires de l’humanité »[56].

     


    [1] Paul RICŒUR, in « Husserl et le sens de l’histoire », Paris, Vrin, 1er trim. 2004, pp.19-54.

     

    [2] Cf . Ideen I, § 8 et 10

    [3] Cf. Logische Untersuchungen VI (2e partie)

    [4]  Ideen I, p.8. Les numerous de page sont ceux de l’édition allemande.

    [5]  Ideen I, p.7, n 1.

    [6] Cf. deux emplois de Ursprung  dans les Ideen, § 56, p. 108 et § 122, p. 253.

    [7] Ideen I, § 55.

    [8] Sur Vollzung, cf. Ideen I, § 122, sur Leistung, cf. plus loin.

    [9] « La spontanéité  de ce qu’on pourrait appeler le commencement créateur… », Ideen, § 122.

    [10] « Sur l’intuition donatrice originaire », Ideen I,, p. 36, n. 242.

    [11] Ideen I, p.8.

    [12] Ibid. p. 108.

    [13] Ibid, p. 142.

    [14] Sur tout ceci, cf. Ideen I, p.74 sq et IIe Méditation cartésienne.

    [15] Ideen I, p. 163, et surtout IVe Méditation cartésienne.

    [16] Ideen I, p.109.

    [17] Ideen I, p. 160.

    [18] Ideen I, p. 165 et 167.

    [19] Krisis I, § 2 etc.

    [20] En particulier,§ 7, 9 (fin), 15 et quelques inédits sur Geschichts-philosophie.

    [21] Ibid.

    [22] Ibid.

    [23] Krisis II §  15.

    [24] Ibid.

    [25] Ibid.

    [26] Krisis II, § 7.

    [27] Krisis II §  15.

    [28] Ibid.

    [29] Cf. sur ce point la IVe section de Ideen I intitulée Raison et réalité.

    [30] Krisis II, § 2.

    [31] Ibid.

    [32] Ibid. § 5.

    [33] Krisis II, § 9.

    [34] Ideen I, § 33, 49, 53.

    [35] Krisis I, § 6.

    [36] Krisis, § 2.

    [37] Krisis, § 5. Dans  le meme sens , le § 7 parle de la “contradiction existentielle” de la culture contemporaine qui a perdu  l’idée et qui, pourtant, ne peut vivre que d’elle et lui oppose le « Si existentiel » de notre fidélité ou de notre trahison . 

    [38] Ibid. § 9 fin, p. 135.

    [39] Ideen I, § 6.

    [40] Ibid. § 137.

    [41] Dans le même sens, Krisis (passim et en particulier § 5 et 7) – La philosophie de l’histoire emprunte son concept d’apodicité à la logique formelle comme celui d’entéléchie à l’ontologie aristotélicienne et celui d’Idée au kantisme.

    [42] Il est même curieux que, contrairement au texte remanié de la conférence de Vienne, Krisis I retire à la pensée grecque, et singulièrement à la géométrie euclidienne, la gloire d’avoir conçu une tâche infinie de savoir : § 8.

    [43] Sue le concept de « multiplicité », cf. Logische Untersuchungen I, § 69-72, et surtout Formale und transzendentale Logik, § 28-36.

    [44] Krisis II, § 8 et 9, p. 118-120.

    [45] Nous reviendrons sur ces deux notions cardinales de Bewusstseins leistung et de Lebenswelt.

    [46] Krisis II, § 17.

    [47] Ibid, § 20.

    [48] Ibid, § 19.

    [49] Ibid, § 23.

    [50] Krisis II, § 25.

    [51] Krisis III enchaîne avec Krisis II  par une reprise de la critique de Kant.

    [52] Ibid.

    [53] Ibid. § 26.

    [54] Le thème de Krisis III (inédit) est précisément le Lebenswelt.

    [55] Krisis II, § 26.

    [56] Krisis, § 7.

     


    Date de création : 11/11/2015 @ 14:18
    Dernière modification : 11/11/2015 @ 14:27
    Catégorie : Phénoménologie
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