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Histoire - En prélude à "La grande aventure de l'humanité"
EN PRÉLUDE À « LA GRANDE AVENTURE DE LHUMANITÉ »Deux textes de Arnold Toynbee
1. LES ÉNIGMES QUE POSENT LES PHÉNOMÈNES Les progrès de la connaissance et de lintelligence scientifiques nont pas permis jusqualors dexpliquer la nature ni la finalité (si finalité il y a) de la vie et de la conscience elles-mêmes Tout au long de [ses] soixante-dix ou quatre-vingts années de conscience, lhomme perçoit des phénomènes. Ces phénomènes lui posent un certain nombre dénigmes, et les énigmes ultimes nont pas été élucidées par les progrès de la connaissance et de lintelligence scientifiques, si rapides et si avancés quaient été ces progrès à lépoque moderne Laccroissement de notre connaissance des conditions physiques qui rendent possibles la présence de la vie ainsi que celle de la conscience et de la perception humaines na pas permis dexpliquer la nature ni la finalité (si finalité il y a) de la vie et de la conscience elles-mêmes. Celles-ci sont des modes dexistence différents aussi bien lune par rapport à lautre que par rapport à la matière dotée de structure organique avec laquelle, dans notre expérience, elles sont associées. Tout être humain vivant quun être humain connaît ou dont il a connaissance, y compris lui-même, est un esprit consciemment réfléchi qui vit dune vie physique dans un corps matériel. Aucune des ces composantes de lêtre humain vivant ne sest jamais rencontrée isolément. Elles se trouvent toujours associées les unes aux autres, bien que leurs relations réciproques soient incompréhensibles. Les énigmes de la vie et de la conscience Pourquoi certains éléments des phénomènes matériels sont-ils temporairement associés à la vie (comme ils le sont chez les êtres vivants de toutes les espèces) et aussi à la conscience (comme ils le sont chez les êtres humains), alors que dautres éléments (apparemment de loin la plus grande proportion de la somme totale de matière contenue dans le cosmos) sont en permanence inanimés et inconscients ? Comment, dans lespace-temps, à un moment particulier cest-à-dire dans la « biosphère » ténue qui enveloppe temporairement notre planète éphémère la vie et la conscience se sont-elles trouvées associées à la matière ? Pourquoi la vie, incorporée à la matière organique, sefforce-t-elle de se perpétuer ou, pour les organismes sexués et mortels, de se reproduire conformément à un modèle ancestral ? Le maintien de toute espèce dêtres vivants coûte manifestement un effort intense. Cet effort est-il inhérent à la nature de lespèce et de ses représentants ? Si oui, pourquoi nest-il pas inhérent à la nature des parties constituantes de la matière organique dans les phases préorganique et postorganiques de ces parties constituantes dont la configuration organique est un épisode si bref de leur existence ? Et si cet effort nest pas inhérent mais introduit, quel est lagent qui lintroduit, si nous excluons lhypothèse de lintervention dun dieu créateur ? Ensuite, admettons la réalité de mutation dans la structure et dans le fonctionnement des organismes vivants et admettons, en outre le bien-fondé de la thèse darwinienne selon laquelle les mutations, confirmées par la sélection naturelle au cours dune période suffisamment longue, rendent compte de manière adéquate de la diversification de la vie en différentes espèces et de la raison pour laquelle certaines espèces réussissent à survivre alors que dautres échouent. Même en acceptant tout cela, les mutations elles- mêmes restent inexpliquées. Les mutations sont-elles fortuites ? Répondent-elles à un dessein, sont-elles des entorses au dessein, ou encore ces trois questions sont-elles sans objet lorsquelles sont posées à propos de phénomènes et qui ne bénéficient pas de la conscience et de la faculté de faire des plans ? En supposant que nous nous permettions de considérer les espèces non humaines en ces termes anthropomorphiques, nous nous trouverions confrontés à de nouvelles questions. La propension dune espèce à subir des mutations est une tendance contraire à leffort de lespèce pour se perpétuer ou se reproduire conformément à son modèle ancestral. Maintenir la conformité à ce modèle, est-ce lobjectif dune espèce et les mutations ne sont-elles quautant déchecs dans la réalisation de cet objectif ? Ou bien une espèce est-elle destinée à changer, et la conformité quelle conserve à son modèle, est-elle un obstacle que linertie oppose au changement ? La diversification de la vie en différentes espèces a entraîné à la fois une compétition entre certaines espèces et une collaboration entre dautres. Laquelle de ces relations antithétiques est-elle si elle lest la loi souveraine de la nature ? Dans les relations mutuelles des espèces non conscientes, ni la collaboration, ni la compétition ne sont un acte délibéré ; mais le choix est délibéré chez les êtres humains et il est lié au sens humain de la différence et de lantithèse entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal. Quelle est la source de ces jugements moraux qui semblent propres à la nature humaine mais qui sont étrangers à la nature des espèces non humaines ? Finalement, quelle est la place et la signification, dans lunivers, dun être conscient et réfléchi, pénétré de ce sens de la distinction entre le vrai et le faux, et poussé (même sil résiste à cette impulsion morale) à faire ce qui lui semble juste. ? Lêtre humain éprouve le sentiment de se trouver au centre de lunivers parce que cest de sa propre conscience quil voit le panorama cosmique, spirituel et matériel. Il est aussi centré sur lui-même en ce sens que son penchant naturel le pousse à essayer de plier le reste de lunivers au service de ses propres fins. En même temps, il est conscient que ce que, bien loin dêtre le centre de lunivers, il est lui-même éphémère et appelé à disparaître. Et sa conscience lui dit que, dans la mesure où il cède à son égocentrisme, il se place lui-même , moralement et intellectuellement, dans lerreur. Telles sont quelques-unes des énigmes que posent à lêtre humain les phénomènes dont il est conscient. Lavenir de la science et de la technologie La science peut continuer ou non à progresser. Quelle progresse ou piétine nest pas une question de capacité intellectuelle. Il ne semble exister aucune limite à la capacité intellectuelle de lhomme à accroître ses connaissances scientifiques et appliquer ses connaissances à au progrès de sa technologie. Lavenir de la science et de la technologie dépend en partie de lintention que manifestera la société de continuer à apprécier aussi hautement ces activités, et de les récompenser aussi généreusement que cela a été son habitude ces derniers temps. Il dépend aussi en partie de lintention que manifesteront les individus les plus doués des plus hautes capacités intellectuelles de se consacrer à la science et à la technologie. On ne peut tenir cela pour acquis. Dans tous les domaines de lactivité humaine, les modes changent. On peut concevoir que la religion ou lart redeviennent la préoccupation essentielle des esprits le plus doués, comme ce fut le cas dans le passé, à différentes époques et en différents lieux. Cependant, même si la science doit continuer à progresser à son rythme actuel, il semble vraisemblable que ses acquisitions futures ne dépasseront pas ses limites passées et présentes. La connaissance que nous avons du fonctionnement de lunivers et de ses phénomènes peut saccroître, mais la science ne semble pas devoir réussir dans le futur plus quelle na réussi dans le passé, à nous rendre capables de comprendre pourquoi lunivers fonctionne comme il le fait ou même pourquoi lunivers existe. Lattachement de lêtre humain à la biosphère au cours de sa vie physique et psychique, le poussera à répondre aux ultimes questions dans les termes invérifiables de lintuition religieuse Les nécessités de la vie et de laction le forcent à se fournir des réponses provisoires aux énigmes que lui posent les phénomènes, même sil ne peut obtenir ces réponses de la science et même sil croit que la connaissance scientifique est le seul mode de connaissance digne de foi. Cette dernière conviction nest pas inattaquable. Néanmoins, il est vrai que les réponses obtenues en dehors des limites de la science sont des actes de foi invérifiables. Ce ne sont pas des démonstrations intellectuelles, ce sont des intuitions religieuses. Voilà pourquoi il paraît probable que dans le futur, comme dans le passé, la vie poussera les êtres humains à répondre aux ultimes questions dans les termes invérifiables de lintuition religieuse. Vues superficiellement, les expressions postscientifiques et préscientifiques de la religion peuvent apparaître comme des pôles indépendants lun de lautre. Chaque expression passée de la religion sest trouvée en harmonie avec lorientation intellectuelle de lépoque et du lieu où elle a été formulée. Mais lessence sous-jacente de la religion est sans aucun doute aussi constante que lessence de la nature humaine elle-même. La religion est, en fait, une caractéristique intrinsèque et distinctive de la nature humaine. Cest la réponse nécessaire de lêtre humain au défi posé par le mystère des phénomènes que sa faculté de conscience une faculté exclusivement humaine lui fait rencontrer.
2. LA BIOSPHÈRE Définition de la biosphère et de ses caractéristiques Le mot biosphère a été forgé par Teilhard de Chardin. Ce néologisme est rendu nécessaire à ce stade où nous sommes parvenus dans nos connaissances scientifiques et dans notre pouvoir sur la matière. La biosphère est une mince pellicule de terre ferme, deau et dair, qui enveloppe le globe (ou lespèce de globe) de notre planète, la Terre. Cest le seul habitat actuel et aussi, dans la mesure où nous pouvons le prévoir aujourdhui, le seul habitat qui soit jamais accessible à toutes les espèces vivantes que nous connaissons, y compris lhomme. Le volume de la biosphère est strictement limité. Il ne contient donc quune quantité limitée des ressources auxquelles doivent puiser les diverses espèces dêtres vivants pour subsister. Certaines de ces ressources se renouvellent, dautres sont irremplaçables. Toute espèce qui abuse des ressources renouvelables ou qui épuise les ressources irremplaçables se condamne elle-même à disparaître. Le nombre des espèces éteintes qui ont laissé des traces dans les dépôts géologiques est étonnamment grand en comparaison du nombre de celles qui existent encore. La caractéristique la plus significative de la biosphère est la petitesse relative de ses dimensions et lexiguïté des ressources quelle offre. Par rapport à la terre, la biosphère est prodigieusement mince. Sa limite supérieure peut être fixée à laltitude maximale à laquelle un avion volant dans la stratosphère peut encore bénéficier du support de lair. Sa limite inférieure est la profondeur, sous la surface de sa portion solide, à laquelle les ingénieurs peuvent creuser et forer. Lépaisseur de la biosphère, entre ces deux limites, est ténue comparée à la longueur du rayon du globe quelle recouvre comme une peau délicate. Ce globe est loin dêtre la plus grande des planètes de notre soleil et il est loin également dêtre la plus distante de toutes les planètes tournant autour du soleil suivant des orbites qui, en réalité, ne sont pas circulaires mais elliptiques. De plus, notre soleil nest que lun de ces soleils innombrables qui forment notre galaxie, et notre galaxie nest quune galaxie dans une armée dont le nombre est inconnu (le nombre connu des galaxies saccroît avec la portée de nos télescopes). Ainsi, comparées aux dimensions de la portion connue du cosmos physique, les dimensions de notre biosphère sont infiniment ténues. Comment la biosphère est parvenue à lexistence ? La biosphère nest pas aussi ancienne que la planète quelle enveloppe actuellement. Cest une excroissance on pourrait lappeler aussi un halo ou une «couche de rouille» parvenue à lexistence longtemps après que lécorce terrestre se soit suffisamment refroidie pour que des portions de ses composantes originellement gazeuses se liquéfient ou se solidifient. Cest presque certainement la seule biosphère existant actuellement à lintérieur de notre système solaire, et il est possible que, à lintérieur de ce système, aucune autre biosphère ne soit jamais parvenue à lexistence ou ny parvienne jamais. Bien sûr, notre système solaire, comme notre biosphère, nest quune partie infiniment ténue des parties connues du cosmos. Il est possible que dautres soleils peut-être de nombreux autres , outre le nôtre, possèdent des planètes Et que, parmi ces autres planètes, il sen trouve qui, comme la nôtre, tournent autour de leur soleil à une distance telle quelles puissent développer, comme notre planète, des biosphères à leurs surfaces. Mais sil existe, en vérité, dautres biosphères potentielles, on ne peut tenir pour assuré que celles-ci soient réellement habitées, comme lest la nôtre, par des êtres vivants. Dans un habitat potentiel de la vie, cette potentialité ne doit pas nécessairement se réaliser. Ce que nous savons et ce que nous ignorons Nous savons comment se configure physiquement la matière organique, mais lenveloppe physique de la vie, de la conscience et de la perception ne se réduit pas à la vie, à la conscience et à la perception elles-mêmes. Nous ne savons pas comment ni pourquoi la vie, la conscience et la perception sont arrivées à lexistence à la surface de notre planète. Nous savons bien, cependant, que les composantes matérielles de notre biosphère ont été redistribuées dans lespace et ont été recomposées chimiquement du fait de linteraction des organismes vivants et de la matière inorganique. Nous savons quun effet de la genèse des organismes vivants «primitifs» a été de produire un filtre au travers duquel les radiations qui bombardent constamment notre biosphère depuis le soleil et dautres sources extérieures sont maintenant admises à lintérieur de notre biosphère avec une intensité qui les rend non seulement tolérables mais propices aux formes «supérieures» de la vie (le terme « supérieur » signifiant plus proche de la forme qua prise la vie dans lespèce Homo sapiens un usage relatif et subjectif du mot «supérieur»). Nous savons aussi que la matière contenue dans notre biosphère a été, et reste, constamment échangée ou « recyclée » entre les différentes portions de cette matière qui, à un moment donné, sont inanimées et celles qui sont animées, et que, dans la portion qui est animée à un moment donné, certaines sections sont végétales et dautres animales et que, dans la section animale, certaines espèces sont non humaines et dautres humaines. La biosphère existe et survit grâce à un délicat équilibre des forces, équilibre autorégulateur et autoconservateur Les composantes de la biosphère sont interdépendantes, et lhomme est tout aussi dépendant dans ses relations avec le reste de la biosphère que nimporte laquelle des autres composantes actuelles de la biosphère. Par un acte de pensée, un être humain peut se distinguer du reste de lhumanité, du reste de la biosphère et du reste de lunivers physique et spirituel. Toutefois, la nature humaine cest-à-dire la perception et la conscience tout autant que la structure physique de lêtre humain est également située dans la biosphère et rien ne prouve que des êtres humains isolés ou lhumanité dans son ensemble aient, ou puissent avoir, la moindre existence hors de leur vie dans la biosphère. Si la biosphère devait cesser dêtre un habitat propice à la vie, lhumanité, pour autant que nous le sachions, serait appelée à disparaître, tout comme disparaîtraient alors les autres formes de vie. De plus, la biosphère potentielle la plus proche de la nôtre (si tant est que, outre la nôtre, il sen trouve une quelque part dans le cosmos physique) peut se trouver à des millions dannées-lumière de notre planète. Notre génération a vu quelques êtres humains débarquer sur la lune et, après un bref séjour, revenir sur la terre, vivants dans presque tous les cas Ce fut un exploit magnifique de la science appliquée à la technnologie, mais ce fut un fait social plus remarquable encore si on considère que, jusquà présent, les êtres humains ont remporté bien moins de succès dans lorganisation de leurs relations mutuelles que dans leur effort pour maîtriser les secteurs non humains de la nature. Cet exploit nous a enseigné des leçons dune portée pratique en ce quelles nous permettent dévaluer nos perspectives et de choisir notre politique sur la terre. La lune est beaucoup plus proche de la terre quaucune autre étoile. Cest le satellite de notre planète. Pourtant, le débarquement de quelques hommes sur la lune pour quelques heures a exigé une minutieuse coordination et une collaboration enthousiaste de la part de plusieurs centaines de milliers dêtres humains. Il a aussi nécessité des dépenses considérables en ressources matérielles et une confiance considérable a dû être accordée au courage et à lintelligence qui sont les atouts les plus rares et les plus précieux de lhumanité. Même si la lune devait se révéler aussi riche en ressources pour la vie humaine que les Amériques, lexploitation de ces ressources ne serait pas économiquement rentable. La colonisation permanente de la lune par les terriens serait impraticable Le corps humain possède une structure physique qui lui permet de résister à la force dattraction terrestre et à la pression de lair qui enveloppe la terre. Il a besoin dune nourriture constituée de substances organiques, soit végétales soit animales. Toutes ces conditions étaient réunies et tous ces besoins pouvaient être satisfaits dans les Amériques, lorsque les Européens les atteignirent en traversant lAtlantique à partir de la Scandinavie au Xe siècle et à partir de lEspagne au XVe siècle. La rencontre dautres êtres humains, qui avaient atteint et occupé les Amériques avant les Européens, prouvait que ces régions de la portion ferme de la terre étaient également habitables. La lune nest habitable par aucune forme de vie. La seule matière lunaire qui pourrait constituer une ressource pour lêtre humain serait une matière inanimée qui naurait jamais, même temporairement, été organique. Pour devenir utilisable, cette matière lunaire devrait être transportée de la lune sur la terre par des êtres humains campant et travaillant sur la lune, en butte à des conditions extrêmement éprouvantes. Cela ne serait pas rentable comme le fut le transport du tabac de lAmérique vers lEurope ou la culture, en Europe et en Asie, de plantes par exemple le maïs ou la pomme de terre qui avaient été mises en culture par les prédécesseurs des Européens, arrivés en Amérique par le côté opposé. Bien que ni la lune ni les planètes surs de la terre, qui sont beaucoup plus éloignées de la terre que ne lest la lune, ne soient habitables par les habitants de notre biosphère, on peut concevoir quun soleil autre que le nôtre, peut-être un soleil dune autre galaxie, possède une planète qui serait habitable par nous. Quand bien même nous aurions repéré une autre planète habitable, des voyageurs partis de notre biosphère nauraient guère la possibilité de latteindre Supposons que nous découvrions le moyen de conduire notre course sans être attirés en chemin par lun de ces foyers ardents que constituent les innombrables soleils qui se meuvent dans lespace ; le voyage pourrait durer cent ans. Nous devrions par conséquent inventer un vaisseau spatial à bord duquel les passagers pourraient engendrer des enfants qui devraient être capables de vivre à bord et dengendrer à leur tour des enfants et des petits-enfants jusquà ce que le véhicule atterrisse et débarque la troisième ou la quatrième génération. Et, même si la génération parvenue à destination pouvait sattendre à trouver de lair respirable, de leau potable, de la nourriture comestible, une pression atmosphérique supportable et une force dattraction tolérable dans cette réplique hypothétique de notre biosphère, le véhicule (une moderne arche de Noé) avec lequel elle aurait fait le voyage dune biosphère habitable à lautre aurait dû être pourvu de provisions dair, de nourriture et de boisson suffisantes pour maintenir en vie à bord plusieurs générations successives pendant un siècle. Il semble tout à fait invraisemblable que ce fabuleux voyage puisse jamais se réaliser. Ainsi, notre connaissance et notre expérience actuelles nous poussent à conclure que lhabitat des hôtes de la biosphère, qui couvre la surface de la planète terre, restera confiné dans la capsule à lintérieur de laquelle la vie, sous la forme que nous lui connaissons, a fait son apparition Bien quil soit possible quexistent dautres biosphères, habitables par les hôtes de notre biosphère, il est tellement improbable que nous puissions jamais atteindre et coloniser aucune dentre elles que cette possibilité ne peut raisonnablement être prise en considération. Une telle vision est, en fait, utopique. Quen conclure ? Si nous adoptons la conclusion selon laquelle notre biosphère, qui est, le seul habitat que nous ayons eu jusquà présent, est aussi le seul habitat physique que nous soyons jamais susceptibles davoir, nous ferons bien de concentrer nos pensées et nos efforts sur cette biosphère-là : il nous faut inventorier son histoire, prévoir son avenir et faire tout ce que lactivité humaine peut faire de manière à être sûr que cette biosphère qui est pour nous la biosphère demeurera habitable aussi longtemps que des forces cosmiques échappant au contrôle de lhomme ne la rendront pas inhabitable. La puissance matérielle de lhomme sest aujourdhui accrue à un degré tel quelle peut rendre la biosphère inhabitable Elle produira effectivement ce résultat suicidaire dans un avenir prévisible si la population humaine du globe nentreprend pas, dès maintenant, une action concertée, prompte et vigoureuse, pour faire échec à la pollution et au pillage que lavidité bornée de lhumanité inflige à la biosphère. Dautre part, la puissance matérielle de lhomme ne suffira à garantir lhabitabilité de la biosphère que dans là mesure où nous nous abstiendrons de la ruiner, car, bien que la biosphère soit finie, elle ne se suffit pas à elle- même. La terre-mère na pas engendré la vie par parthénogénèse. La vie dans la biosphère est née de la fécondation de la terre-mère par un père : lAton du pharaon Akhenaton, le disque solaire, le «Soleil invaincu», Sol Invictus, des empereurs illyriens dAurélien à Constantin le Grand. Le fond dénergie physique de la biosphère qui est la source matérielle de la vie est aussi la source de la puissance physique contenue dans la matière inanimée telle que lhomme la maintenant maîtrisée Matière inanimée qui ne trouve pas son origine dans la biosphère elle-même. Cette énergie physique a été et est constamment irradiée dans la biosphère à partir du soleil ainsi que dautres sources cosmiques, et le rôle de la biosphère dans la transmission de ces radiations vitales venues dau-delà de ses limites est purement sélectif. On a déjà signalé que la biosphère filtrait les radiations qui la frappent. Elle laisse passer les rayons vivifiants et repousse les rayons mortels. Mais linfluence bénéfique des radiations issues de sources extérieures à la biosphère ne continuera de sexercer quaussi longtemps que le filtre ne sera pas mis hors dusage et aussi longtemps que ces sources de radiations demeureront inchangées. Et notre soleil, comme tout autre soleil dans le cosmos planétaire, subit des variations continuelles. On peut donc concevoir que, à une date à venir, certaines de ces variations cosmiques, soit dans notre soleil soit dans une autre étoile, altèrent lincidence des radiations reçues par notre biosphère à un point tel quelles rendent inhabitable ce qui est maintenant une biosphère. Au cas où notre biosphère viendrait à être menacée dun tel désastre, il semble improbable que la puissance matérielle de lhumanité soit assez grande pour faire obstacle à laltération mortelle du jeu des forces cosmiques. Considérons maintenant les composantes de la biosphère et la nature de leurs relations réciproques Il y a trois composantes dans la biosphère :
Nous savons que la biosphère est plus jeune que la planète quelle enveloppe. Nous savons aussi que, à lintérieur de la biosphère elle-même, la vie et la conscience nexistent pas depuis aussi longtemps que la matière avec laquelle elles se trouvent associées. La pellicule de matière qui constitue actuellement la biosphère était autrefois entièrement inanimée et inconsciente, comme lest encore la plus grande partie de la matière du globe. Nous ne savons ni pourquoi ni comment une partie de la substance matérielle de la biosphère est devenue animée, ni comment ni pourquoi, à un stade encore plus récent, une partie de cette matière vivante est devenue consciente. Nous pouvons retourner la question: comment et pourquoi la vie et la conscience se sont-elles incarnées ? Mais, même sous cette forme inversée, la clef de lénigme nous échappe encore. La composante ex-organique de la biosphère est étonnamment grande et elle a fourni à lhumanité des ressources de la plus grande importance pour la préservation de son existence. Il est de notoriété commune aujourdhui que les récifs et les îlots coralliens sont le produit de myriades danimalcules, chacun apportant son infime contribution à laccroissement dune roche artificielle solide et durable. Le travail accompli par ces animalcules au cours de périodes infinies a considérablement étendu laire de terre ferme qui, dans la biosphère, offre un habitat aux formes non aquatiques de la vie. Ces êtres vivants, minuscules mais innombrables et infatigables, ont créé, sous forme dîles, davantage de terre ferme habitable que les puissantes forces inanimées du volcanisme dont lactivité a rivalisé avec la leur pour entasser sous leau de grandes quantités de matières solides et pour faire surgir des îles à la surface de la mer. Il est aussi de notoriété publique aujourdhui que le charbon est le produit de la décomposition darbres autrefois vivants et que le sol fertile tire une partie de sa fertilité du fait quil est passé par le corps de vers et quil est peuplé de bactéries qui ont la propriété de renforcer la capacité du sol à assurer la subsistance de la végétation. Mais le profane est toujours étonné lorsquun géologue lui suggère que le calcaire qui frappe aujourdhui le regard sur lhorizon dentelé de lune ou lautre des chaînes de montagnes de la biosphère est le résultat dune accumulation immémoriale de coquillages et de carcasses danimaux marins sur le fond de mers disparues et que les dépôts horizontaux de ces organismes autrefois vivants se sont plissés récemment, à léchelle de la géologie sous leffet de la contraction de lécorce terrestre de sorte que leur masse tordue a pris la forme contournée qui est la sienne aujourdhui. Le profane est encore plus étonné dapprendre que les vastes gisements de pétrole souterrains sont aussi de la matière ex-organique, plus proche donc du charbon que du minerai de fer ou du granit, substances qui ne sont jamais passées par un stade organique dans la configuration de leurs molécules constitutives. Labondance étonnante de matière ex-organique dans la biosphère attire notre attention sur certains aspects déconcertants de lhistoire de la vie (nommée à tort «évolution», dun mot que ne signifie pas changement véritable mais simplement «déploiement» de quelque chose qui a toujours existé à létat latent). La vie en est arrivée à se diversifier en un certain nombre de genres et despèces distincts, et chaque espèce est représentée par un certain nombre de spécimens. La multiplicité des espèces et des spécimens a été la condition nécessaire de la progression de la vie depuis les organismes relativement simples et faibles jusquaux organismes relativement complexes et puissants, mais le prix de cette progression par la division et la diversification a été la compétition et la lutte. Chaque espèce, et chaque spécimen de chaque espèce, sest trouvé en compétition avec dautres pour sapproprier les constituantes de la biosphère, inanimées et animées, qui, pour une espèce donnée et pour ses spécimens, constituaient des ressources en ce sens quelles leur fournissaient les moyens pratiques de préserver la vie. Dans certains cas, la compétition a été indirecte. Une espèce, ou un spécimen de lespèce, a provoqué lextinction dune autre, non pas en en faisant sa proie ou en lexterminant, mais en sarrogeant la part du lion dune ressource qui, pour les deux rivaux, était une nécessité vitale. Lorsque les spécimens despèces non humaines se disputent de la nourriture, de leau ou quils sopposent en vue de laccouplement, les perdants sont supposés demander et obtenir la grâce de leurs vainqueurs en échange de leur capitulation. Les êtres humains sont les seuls animaux à se combattre jusquà la mort et à massacrer les femmes, les enfants et les vieillards de l«ennemi» en plus de ses combattants mâles Cette forme datrocité propre à lhomme est en train de se perpétrer au Viêtnam au moment où Toynbee écrit ces lignes à Londres. Des uvres dart célèbres lont glorifiée tout en la stigmatisant involontairement au cours des 5 000 dernières années : par exemple, la palette de Narmer, le bas-relief dEanatoum, la stèle de Naramsin et les monuments de ses émules assyriens, lépopée homérique et la colonne trajane. La progression de la vie a donc été, au mieux, parasitaire, et, au pis, prédatrice Le règne animal a été parasitaire pour le règne végétal. Les animaux (en tout cas les animaux non marins) nauraient pu atteindre à lexistence si la végétation navait déjà existé, source vivifiante dair et de nourriture pour les animaux. Certaines espèces animales se maintiennent en vie en tuant et en dévorant des animaux dautres espèces. Et lhomme a rejoint ces carnivores le jour où il est descendu de son abri perché dans les arbres pour saventurer sur le sol et y courir sa chance de tuer ou dêtre tué. Les victimes de cette progression de la vie sont les espèces aujourdhui éteintes et les représentants des espèces survivantes soumises à un massacre permanent. Lhomme a domestiqué certaines espèces non humaines pour leur dérober leur production lait ou miel tant quelles vivent et pour les tuer sans pitié afin de se nourrir de leur chair et dutiliser leurs os, leurs nerfs, leur peau et leur fourrure comme une matière première pour confectionner des outils et des vêtements. Les êtres humains se dévorent aussi les uns les autres. Le cannibalisme et lesclavage ont été pratiqués dans des sociétés hautement raffinées : lune et lautre de ces monstruosités dans lAmérique centrale précolombienne, par exemple, et lesclavage dans les sociétés gréco-romaine, islamique et occidentale. Lesclave est un être humain que lon traite comme sil était un animal domestique, et laspect choquant du sort que lhomme réserve aux animaux a été implicitement reconnu par le mouvement développé au cours des deux siècles passés pour labolition de lesclavage. Bien plus, lémancipation juridique des esclaves peut ne pas leur apporter de liberté réelle, car un homme juridiquement libre peut être exploité comme un esclave. Un colon romain du IVe siècle après J.-C., de même quun décurion romain de la même époque, était de facto moins libre quun esclave-berger du Ier siècle après J.-C. ou quun esclave-fonctionnaire dans la maison de lempereur ou quun mamelouk musulman («mamelouk», en arabe, signifie «réduit à létat dobjet de propriété» ; néanmoins, pour un mamelouk, lasservissement juridique donnait le moyen de devenir seigneur et maître dune armée de paysans juridiquement libres). Les Noirs des États-Unis, qui furent affranchis en 1862, ont à juste titre le sentiment que la majorité blanche de leurs concitoyens leur dénie encore la plénitude des droits humains. La monstruosité spécifiquement humaine qui a le plus de mal à disparaître est le meurtre, sous la forme rituelle du sacrifice humain Le meurtre a été largement condamné lorsque le motif en était la convoitise ou la haine personnelles. Le meurtre comme punition du meurtre a aussi été progressivement désapprouvé. Non seulement les vengeances privées mais aussi les exécutions officielles ont été abolies dans certains Etats modernes. Le meurtre rituel a aussi été prohibé dans les cas où le dieu à qui était sacrifiée la victime humaine était la déification de lune ou de lautre des ressources naturelles nécessaires à la préservation de la vie, par exemple la pluie ou la récolte ou le bétail. Cependant, depuis le jour où lhomme a acquis la haute main sur la nature non humaine, les dieux qui ont été adorés avec le plus de dévotion, de fanatisme et de cruauté sont les déifications de la puissance collective qui lui a permis de triompher de la nature non humaine. Ce sont les Etats souverains qui ont été le principal objet dadoration de lhumanité au cours des 5 000 dernières années Et ces divinités ont demandé et obtenu le sacrifice dhécatombes humaines. Les Etats souverains entrent en guerre les uns contre les autres et, dans la guerre, imposent à la fine fleur de leur jeunesse de tuer les sujets de lÉtat «ennemi», au risque de se faire tuer eux-mêmes par leurs victimes désignées. De mémoire dhomme, tous les êtres humains, à lexception de quelques petites minorités par exemple les membres de la Société des Amis (Quakers) , ont considéré que tuer et être tué à la guerre était non seulement légitime mais méritoire et glorieux. Il est paradoxal que ni le fait de tuer à la guerre ni celui de tuer lors de lexécution dune condamnation à mort naient jamais été considérés comme des meurtres. La progression de la vie dans la biosphère valait-elle le prix de ce déchirement ? Un être humain a-t-il plus de valeur quun arbre et un arbre quune amibe? La progression de la vie na produit une série ascendante despèces que si nous prenons ascendance dans le sens de puissance. Lhumanité est lespèce la plus puissante qui soit apparue jusquà présent, mais lhumanité est la seule à être perverse. Les êtres humains sont uniques dans leur aptitude au mal parce quils sont uniques dans leur aptitude à prendre conscience de ce quils font et à opérer des choix délibérés. Le poète William Blake, qui envisageait les créatures vivantes dans les termes traditionnels dun ouvrage réalisé par un dieu créateur semblable à lhomme, était à juste titre épouvanté par la création du tigre. Mais le tigre, à la différence de lhomme et de lhypothétique dieu créateur, est innocent. Lorsquun tigre assouvit sa faim en tuant et en dévorant sa victime, il néprouve aucun trouble de conscience. Par contre, çeût été, pour un dieu, un acte sans but, sans nécessité et suprêmement pervers que de créer le tigre pour croquer lagneau, lhomme pour tuer le tigre, et le bacille et le virus pour tuer les êtres humains en masse afin de préserver leur espèce. Ainsi, à première vue, la progression de la vie semble mauvaise, objectivement mauvaise, même si nous écartons la croyance selon laquelle ce mal est la création délibérée dun dieu qui, sil a accompli son uvre délibérément, doit être encore plus pervers quaucun être humain na jamais eu le pouvoir de lêtre. Cependant, ce premier jugement sur les conséquences de la progression de la vie atteste que, en plus du mal, il y a dans la biosphère une conscience qui condamne et abhorre ce qui est mal Cette conscience réside dans lhomme. La révolte de la conscience humaine contre le mal est la preuve que lhomme est aussi capable dêtre bon, et nous savons par expérience que les êtres humains sont capables daccomplir et parfois accomplissent des actes désintéressés et altruistes au point de se sacrifier entièrement pour le bien de leurs semblables. Nous savons aussi que le sacrifice personnel nest pas une vertu exclusivement humaine. Lexemple classique du sacrifice personnel est lamour de la mère pour ses enfants, et les mères humaines ne sont pas les seules à se sacrifier à cette cause. Le sacrifice inspiré par lamour maternel se rencontre chez dautres espèces de mammifères et aussi chez les oiseaux. En outre, toutes les espèces qui préservent leur existence en se reproduisant obtiennent de leurs spécimens vivants une coopération des représentants des deux sexes qui nest pas dun profit direct pour les individus eux-mêmes mais qui est un service que ceux-ci rendent à lespèce. Dans une vision panoramique, nous pouvons aussi constater que les relations entre les diverses formes de vie ne prennent pas seulement laspect dune compétition et dun conflit. Alors que les rapports du règne végétal avec le règne animal sont, vus sous un angle, analogues aux relations dune armée exploitée avec un parasite prédateur, vus sous un autre angle, ces deux règnes agissent comme des partenaires uvrant en communauté dintérêt pour maintenir la biosphère habitable à la fois par les plantes et par les animaux. Ces relations de coopération assurent, par exemple, la distribution et la circulation de loxygène et de loxyde de carbone en un mouvement rythmique qui rend la vie possible. La progression de la vie dans la biosphère semble donc révéler en elle-même deux tendances antithétiques et opposées lune à lautre Lorsquun être humain parcourt lhistoire de la biosphère jusquau moment présent, il découvre quelle a produit à la fois le mal et le bien, le vice et la vertu. Ce sont, bien sûr, des concepts exclusivement humains. Seul un être doté de conscience peut distinguer entre le mal et le bien et peut choisir entre une conduite mauvaise et une conduite vertueuse. Ces concepts sont inexistants pour les créatures vivantes non humaines, et ne sont estimés bons ou mauvais que par les jugements humains. Cela signifie-t-il que les normes morales sont arbitrairement imposées par la volonté humaine et que cette volonté, sans rapport avec les faits de la vie, est utopique ? Nous serions contraints de tirer cette conclusion si lhomme nétait quun simple spectateur et un simple censeur qui observerait et jugerait la biosphère de lextérieur. Assurément, lhomme est à la fois spectateur et censeur. Ces rôles quil joue sont le corollaire de sa faculté de conscience ainsi que du pouvoir et du besoin, qui en sont la conséquence inévitable, dopérer des choix moraux et de porter des jugements moraux. Mais lhumanité est aussi une branche de larbre de la vie. Nous sommes lun des produits de la progression de la vie et cela signifie que les normes morales de lhomme ainsi que ses jugements sont partie intégrante de la biosphère et par conséquent de la réalité globale dont fait partie la biosphère. Ainsi, la vie et la conscience, le bien et le mal ne sont pas moins réels que la matière avec laquelle, dans la biosphère, ils se trouvent mystérieusement associés. Si nous admettons que la matière est une constituante primordiale de la réalité, nous navons aucune raison de supposer que les manifestations non matérielles de la réalité ne sont pas également primordiales. Il nen reste pas moins que la date à laquelle la conscience a fait son apparition dans la progression de la vie dans la biosphère est relativement récente Cest la date à laquelle lhomme est apparu et, à notre époque, nous nous sommes rendu compte, tardivement et brutalement, que la présence de lhomme finissait par menacer lhabitabilité de la biosphère pour toutes les formes de la vie, y compris la vie humaine elle-même. Jusquici, la compétition et la lutte qui constituaient lun des aspects de la progression de la vie ont causé la disparition de nombreuses espèces dêtres vivants et ont aussi infligé une mort prématurée, violente et douloureuse à dinnombrables spécimens de toutes les espèces. Lhumanité sest imposée à elle-même un tribut de sacrifices humains tout en dispensant la mort aux espèces rivales de prédateurs et en supprimant un certains nombre despèces de plantes. Même les requins, les bactéries et les virus ne sont plus de taille à résister à leurs adversaires humains, alors que jadis cette destruction despèces particulières et de spécimens des espèces na pas paru impliquer une menace pour lexistence de la vie elle-même. Jusquici, lextinction de certaines espèces a donné à dautres espèces loccasion de prospérer. Lespèce humaine est, de toutes les espèces, celle qui a le mieux réussi à maîtriser les autres composantes de la biosphère, aussi bien animées quinanimées À laube de sa conscience, lhomme sest trouvé à la merci de la nature non humaine. Il sest appliqué à la maîtriser et sest progressivement rapproché de la réalisation de cet objectif. Au cours des dix derniers millénaires, il a défié la sélection naturelle en lui substituant la sélection humaine dans la mesure où il en avait le pouvoir. Il a favorisé la survie des plantes quil avait mises en culture et des animaux quil avait domestiqués pour ses propres besoins et entrepris dexterminer dautres espèces considérées comme nuisibles. Il a qualifié ces espèces indésirables de « mauvaise herbe » et de « vermine » et, en leur accolant ces épithètes péjoratives, a fait savoir quil allait faire tout son possible pour les exterminer. Dans la mesure où il a réussi à substituer la sélection humaine à la sélection naturelle, il a réduit le nombre des espèces. Cependant, au premier stade de sa carrière, qui a été de loin le stade le plus long, lhomme na pas marqué la biosphère aussi profondément que les autres êtres vivants, ses compagnons Les pyramides de Gizeh et de Teotihuacan, et les montagnes amoncelées par lhomme à Cholula et à Sakai, surpassent certes les temples, les cathédrales et les «gratte-ciel» des époques postérieures, mais même les plus massives des constructions humaines paraissent chétives comparées au travail des animalcules qui ont construit les îles de corail. À laube de la civilisation, il y a 5 000 ans, lhomme a pris conscience de la prééminence du pouvoir quil avait atteint dans la biosphère Avant le début de lère chrétienne, il découvrit que la biosphère était une enveloppe finie entourant la surface de létoile quétait le globe. Depuis le XVe siècle de lère chrétienne, les Européens ont entrepris de sapproprier et de peupler les régions qui, à la surface de la biosphère, navaient autrefois quune population clairsemée. Toutefois, jusquà la génération actuelle, lhumanité na cessé de se comporter pratiquement comme si lapprovisionnement de la biosphère en ressources irremplaçables, tels les minéraux, était inépuisable, et comme si lair et la mer ne pouvaient être pollués. Les composantes de la biosphère lui paraissaient en fait, et jusquà une date récente, virtuellement infinies si on les évaluait en fonction de laptitude de lhomme à les épuiser ou à les polluer Dans lenfance de Toynbee (il est né en 1889), il aurait encore semblé fantastique dimaginer que lhomme eût jamais le pouvoir de polluer la totalité de latmosphère qui enveloppe la biosphère, bien que, à Londres où il a été élevé, ainsi quà Manchester, à Saint-Louis et dans un nombre croissant de villes, la fumée produite par la combustion domestique et industrielle du charbon eût déjà provoqué des brouillards tels quils interceptaient la lumière du soleil et faisaient suffoquer les poumons pendant plusieurs jours. Cette menace contre la pureté de latmosphère était sous-estimée et tenue pour un inconvénient local et occasionnel. Quant à la possibilité que les activités humaines polluent la mer, elle aurait été considérée comme une imagination ridicule. La vérité cest que, jusquau troisième quart du XXe siècle, lhumanité a sous-estimé laccroissement de son pouvoir dagir sur la biosphère Cet accroissement est la conséquence de deux nouveaux départs :
Luranium, le plus récemment exploité des combustibles, dégage de lénergie atomique Mais, en se risquant à manipuler cette force titanesque, lhomme sest engagé depuis 1945 dans la même aventure que celle qui provoqua la fin tragique du demi-dieu Phaéton. Celui-ci avait usurpé le char de son divin père Hélios (le Soleil). Les coursiers du char dHélios ruèrent dans les brancards lorsquils saperçurent quun faible mortel avait empoigné les rênes. Ils se précipitèrent loin de leur course ordinaire et la biosphère aurait été réduite en cendres si Zeus ne lavait sauvée de la destruction en foudroyant le présomptueux mortel qui avait pris la place du soleil. Le mythe de Phaéton illustre sous forme dallégorie le risque auquel lhomme sexpose en jouant avec lénergie atomique. Il reste à voir si lhomme sera capable dutiliser impunément cette puissante force matérielle. Sa puissance est dune ampleur sans précédent, mais telle est aussi la nocivité de ses déchets radioactifs. Lhomme est intervenu dans le mécanisme qui a permis à la biosphère la terre-mère, source de la vie dêtre fécondée par les radiations vivifiantes du soleil. Cet exploit de mauvais augure de la technique humaine, joint aux réalisations antérieures de la révolution industrielle, menace maintenant de rendre la biosphère inhabitable. Nous nous trouvons donc aujourdhui à un tournant de lhistoire de la biosphère et de celle, plus brève, dun de ses produits et habitants : lhumanité Lhomme a été le premier des enfants de la terre-mère à dominer la mère de la vie et à arracher des mains du père de la vie, le soleil, la force terrible de la puissance solaire. Lhomme a maintenant libéré cette puissance dans la biosphère, nue et incontrôlée, pour la première fois depuis que la biosphère est devenue habitable. Aujourdhui, nous ne savons pas si lhomme voudra ou pourra éviter dattirer sur lui, ainsi que sur tous les autres êtres vivants, ses compagnons, le sort de Phaéton. Lhomme est la première espèce vivante de notre biosphère qui ait acquis le pouvoir de ruiner la biosphère et, en la ruinant, de se liquider lui-même. En tant quorganisme psychosomatique, lhomme est sujet, au même titre que nimporte quelle autre forme de vie, à la loi inexorable de la nature. Comme ses compagnons des autres espèces dêtres vivants, il fait partie intégrante de la biosphère et, si la biosphère devenait inhabitable, il disparaîtrait, tout comme eux. La biosphère peut abriter la vie parce quelle constitue une association auto-régulatrice de composantes complémentaires Avant lapparition de lhomme, aucune composante de la biosphère organique, ex-organique ou inorganique na jamais acquis isolément le pouvoir de bouleverser léquilibre délicatement ajusté des forces qui ont fait de la biosphère la demeure accueillante de la vie. Les espèces préhumaines dêtres vivants, trop incompétentes ou trop agressives pour vivre en harmonie avec le rythme de la biosphère, furent liquidées par leffet de ce rythme bien avant que leur incompétence ou leur agressivité naient approché du point où elles auraient menacé de dérégler le rythme dont dépendaient leur vie et celle des autres espèces. La biosphère était beaucoup plus puissante que nimporte lequel de ses habitants préhumains. Lhomme est le premier des habitants de la biosphère qui soit plus puissant que la biosphère elle-même. En acquérant la conscience, lhomme est devenu capable dopérer des choix et, par conséquent, de tracer et dexécuter des plans qui peuvent empêcher la nature de le liquider lui-même comme elle a liquidé dautres espèces devenues nuisibles et menaçantes pour la biosphère dans son ensemble. Lhomme peut survivre tant quil ne décidera pas de ruiner la biosphère, mais, sil fait vraiment ce choix, il ne pourra échapper à sa némésis. Si lhomme ruine la biosphère, il se supprimera lui-même ainsi que toutes les autres formes de vie psychosomatique à la surface de la terre, mère de la vie. Tel est donc le point à partir duquel nous pouvons procéder à une revue rétrospective de lhistoire, jusquau moment présent de la rencontre entre la terre-mère et lhomme, le plus puissant et le plus énigmatique de tous ses enfants Lénigme consiste dans le fait que lhomme, seul des habitants de la biosphère, réside également dans un autre royaume, un royaume spirituel, non matériel et invisible. Dans la biosphère, lhomme est un être psychosomatique agissant dans un monde matériel et fini. Sur le plan de lactivité humaine, lobjectif de lhomme, depuis quil est devenu conscient, a été de se rendre maître de son environnement non humain et, de nos jours, il commence à apercevoir le succès de son effort, peut-être à ses dépens. Mais lautre patrie de lhomme, le monde spirituel, fait aussi partie intégrante de la réalité globale. Elle diffère de la biosphère en ce quelle est à la fois non matérielle et infinie. Et, au cours de sa vie dans le monde spirituel, lhomme découvre que sa mission est de rechercher non la maîtrise matérielle de son environnement non humain, mais sa propre maîtrise spirituelle. Ces deux objectifs antithétiques et les deux idéaux différents qui les inspirent ont été exposés dans des textes célèbres. La recommandation classique qui enjoint à lhomme de se rendre maître de la biosphère est donnée dans le verset 28 du premier chapitre de la Genèse : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre.» (Trad. École biblique de Jérusalem.) Cette recommandation est claire et catégorique, mais le refus de sy conformer lest tout autant. «Ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal» sonne comme une réplique à la recommandation de la Genèse, et le Nouveau Testament a été précédé par le Tao to king qui déclarait que les réalisations technologiques et organisatrices de lhomme nétaient quun leurre[1] : « Plus on possède darmes tranchantes, Plus le désordre sévit ; Plus se développe lintelligence fabricatrice, Plus en découlent détranges produits ; Plus se multiplient les lois et les ordonnances, Plus foisonnent les voleurs et les bandits .»
«Lépée que lon aiguise sans cesse Ne peut pas conserver longtemps son tranchant . »
« Une nation petite et faible de population Peut posséder un certain matériel Quelle ne doit pas employer
Quoique (le peuple) ait des bateaux et des voitures, Quil ne les utilise pas. Quoiquil ait des armes et des cuirasses, Quil nen fasse pas montre. » (Traductions Liou Kia-hway, Paris, Gallimard, 1967.)
Ces passages du Tao to king ont un équivalent dans lEvangile selon saint Matthieu : « Observez les lis des champs, comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, na pas été vêtu comme lun deux.» (Trad. Ecole biblique de Jérusalem.) Ce sont des réfutations de lappel à se consacrer à lacquisition du pouvoir et de la richesse. Elles rafraîchissent latmosphère et appellent à un idéal opposé. «Si quelquun veut venir à ma suite, quil se renie lui-même, quil se charge de sa croix et quil me suive. Qui veut en effet sauver son âme la perdra, mais celui qui perd sa vie à cause de moi et de lEvangile la sauvera. Que sert donc à lhomme de gagner le monde entier, sil ruine sa propre âme ? Et que peut donner lhomme en échange de sa propre âme? » (Trad. Ecole biblique de Jérusalem.) Si un être humain venait à perdre son âme, il cesserait dêtre humain, car lessence de lexistence humaine est de percevoir une présence spirituelle derrière les phénomènes, et cest en tant quâme, non en tant quorganisme psychosomatique, quun être humain se trouve en communication avec cette présence spirituelle ou même sidentifie à elle dans lexpérience des mystiques. Vivant comme il le fait simultanément dans la biosphère et dans le monde spirituel, lhomme est un véritable amphibie[2] Or, dans chacun des deux éléments qui constituent son domaine, lhomme possède un objectif. Mais il ne peut poursuivre chacun de ces deux objectifs ou servir chacun de ces deux maîtres de tout son cur. Lun de ces deux objectifs et lune de ces deux allégeances doit recevoir la primauté ou même un engagement exclusif si les deux se révèlent incompatibles ou irréconciliables. Quelle allégeance (biosphère ou domaine spirituel) doit recevoir la primauté ? Le débat que suscite cette question a pris une tournure explicite en Inde avec la génération du Bouddha, à peu près vers le milieu du dernier millénaire avant Jésus-Christ. Il devint explicite en Occident avec la génération de saint François dAssise au XIIIe siècle. En ces deux occasions, ladoption de choix opposés a conduit un père et un fils à suivre des voies séparées. La question est probablement débattue implicitement depuis laube de la conscience, car lune des vérités fondamentales que la conscience révèle à lêtre humain est lambivalence morale de la nature humaine. Cependant, presque en tous temps et en tous lieux, les gens ont évité dévoquer ouvertement la question qui a incité le Bouddha et saint François à rompre les liens naturels qui les unissaient à leur famille. Cest seulement avec notre génération que le choix est devenu inévitable pour lhumanité dans son ensemble. A notre génération, le contrôle, maintenant achevé, que lhomme exerce sur lensemble de la biosphère menace de faire échec aux desseins de lhomme en ruinant la biosphère et en supprimant la vie, y compris la vie humaine. Depuis le XIIIe siècle, lhomme occidental fait profession dhonorer Francesco Bernardone, le saint qui renonça à lhéritage dune lucrative affaire de famille et qui fut récompensé par les stigmates du Christ pour avoir épousé Dame Pauvreté. Mais lexemple que lhomme occidental a effectivement suivi nest pas celui de saint François, mais de son père, Pietro Bernardone, le prospère marchand de draps. Depuis le déclenchement de la révolution industrielle, lhomme moderne sest consacré, avec plus de passion quaucun de ses prédécesseurs, à poursuivre le but que lui assignait le premier chapitre de la Genèse. Il semble que lhomme ne soit pas capable déchapper à la némésis[3] de sa puissance démoniaque et de sa cupidité, à moins de consentir à un changement de ses dispositions desprit, qui le conduirait à abandonner son objectif actuel et à épouser lidéal opposé. La gageure quil simpose actuellement le confronte à un défi péremptoire. Pourra-t-il se contraindre à accepter comme règles de conduite pratique nécessaires pour les hommes de stature morale ordinaire les préceptes prêchés et appliqués par les saints, que lon a considérés jusquici comme des conseils de perfection utopiques pour lhomme moyen sensuel ? Le long débat suscité par cette question, qui semble atteindre de nos jours son point culminant, sera le thème de la « grande aventure de lhumanité » sur la terre-mère.
[1] Le Tao Tö King (« livre de la voie et de la vertu ») est un ouvrage classique chinois qui, selon la tradition, fut écrit autour de 600 av. J.-C. par Lao Tseu, le sage fondateur du taoïsme, dont l'existence historique est toutefois incertaine. De nombreux chercheurs modernes penchent pour une pluralité dauteurs et de sources, une transmission tout dabord orale et une édition progressive. Les plus anciens fragments connus, découverts à Guodian, remontent à 300 av. J.-C. environ ; les premières versions complètes très semblables au texte actuel, provenant de Mawangdui, datent de la première moitié du IIe siècle av. J.-C. [2] Expression judicieuse de Sir Thomas Browne. [3] Némésis, en tant que principe opposé à la bonne fortune, a pu être associée à Tyché. Le mot Némésis, à l'origine, signifiait « qui dispense la fortune, ni bonne ni mauvaise, simplement dans la proportion due à chacun selon ses mérites » ; puis, le ressentiment provoqué par n'importe quelle perturbation de cette proportion. O. Gruppe (1906) et d'autres préfèrent relier le nom au « juste ressentiment ».
Date de création : 13/09/2015 @ 10:40 Réactions à cet article
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