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Sociologie - Crise de la transmission (2)



LA CRISE DE LA TRANSMISSION (2)
 
L’URGENCE À TRANSMETTRE
 
 
SOMMAIRE
 
LA CULTURE, ÊTRE OU AVOIR
Le « capital culturel »
L’enfant sauvage
Nécessité de la médiation
 
« DEVIENS CE QUE TU ES »
La langue est-elle une prison ?
Altérité et Singularité
La fin du Livre
Culture ou barbarie
 
REFUSER L’INDIFFÉRENCE
Le culte de l'indifférence
Culture et Distinction
Retrouver le sens de la différence
À la recherche de la liberté
Se réconcilier avec le passé
 
 
LA CULTURE, ÊTRE OU AVOIR
 
Le « capital culturel »
 
C’est bien cette notion qui a imprégné largement l’inconscient collectif
F.X. BELLAMY[1]constate que, presque partout en toutes circonstances, nous parlons de la culture comme de quelque chose qu’il faudrait « posséder », au moins un peu pour tenir sa place sur l’échiquier social et professionnel. Aux enseignants, on demande de fournir aux élèves un « bagage culturel » pour traverser l’existence, dans une perspective purement pragmatique : les savoirs ainsi transmis doivent pouvoir constituer un « socle de compétences », de savoir-faire, afin d’« équiper » le travailleur qui sommeille en chaque enfant. La conséquence de ce rapport strictement utilitaire à l’éducation, c’est de chercher à la restreindre autant que possible : la culture est un mal nécessaire, comme aurait dit Bourdieu, il faut « prendre son parti ».Il est encore indispensable d’« acquérir » des connaissances pour entrer dans le jeu social ; mais faisons en sorte que ces acquis soient limités au strict minimum.
La métaphore commune du « bagage culturel » est en elle-même très explicite. Pour partir en voyage, il faut bien une valise ; mais tant qu’à faire il vaut mieux qu’elle soit la plus légère possible.
 
 
Cette conceptiondominante delacultureestentièrementpenséedanslevocabulairede l’avoir   
Dans celle de l’acquis, du bagage, du capital ; mais elle nous laisse penser qu’elle se trouve infligée comme une adjonction à la personnalité à laquelle elle est transmise. Tout cela surajouterait à ce nous sommes, authentiquement en profondeur. Cette perspective, si largement adoptée qu’elle en est désormais omniprésenteet implicite, devient facilement visible dans les débats qui entourent l’éducation. Dans les concours de recrutement, il est commun de dénoncer une sélection superficielle et injuste, qui prendrait pour critère la quantité. À l’inverse, pense-t-on, il vaudrait mieux s’intéresser aux qualités essentielles de la personne – sa capacité de réflexion, sa sensibilité, son originalité. Il s’agirait désormais de « mesurer une intelligence et non plus un savoir ». Les savoirs sont discriminants, puisqu’ils sont le capital dont héritent les privilégiés ; mieux vaut donc changer de critère. Désormais, affirme Sciences-Po, un entretien de personnalité remplacera une épreuve de « culture générale ». Pour évaluer le candidat, on attachera une importance particulière au parcours du candidat, à « son engagement dans la vie associative, sportive, culturelle, politique ou syndicale ». Parmi ces nouveaux attendus, les savoirs ressemblent désormaisà un « bagage » inutile. Mieux vaut être un étudiant impliqué qu’un étudiant appliqué.
 
Il est cependant un autre aspect de la culture que celui de l’avoir, sur lequel il convient de s’interroger. N’est-il pas plutôt du côté de l’être ?
La culture comme bagage laisse son propriétaire indépendant et autosuffisant alors qu’elle est au contraire le passage nécessaire par où s’accomplit notre personnalité. Elle n’augmente pas ce que nous avons, mais ce que nous sommes. Et, en cela, elle n’est pas accessoire, mais essentielle. Pour s’en convaincre F. X. BELLAMY propose que l’on se penche, « avec tous les esprits curieux du XVIIIe siècle, sur la question des enfants sauvages qui passionna Rousseau, ses contemporains et ses successeurs. » 
 
L’enfant sauvage
 
En 1797, un enfant d’une dizaine d’années, abandonné par ses parents, est aperçu dans le Tarn ; il erre dans cette région et deux ans plus tard est capturé à Lacaune, d’où il s’enfuit au bout d’une semaine. On l’aperçoit parfois pendant l’hiver, qui rôde à proximité des villages. En janvier 1800, il est poursuivi par des chasseurs qui le rabattent vers Saint-Sernin-sur-Rance (bourg situé entre Albi et Millaud) où il est arrêté, puis enfermé à l’hospice. La découverte du « Sauvage de l’Aveyron » fait grand bruit dans toute la France après les spéculations des Lumières sur le bon sauvage ; n’a-t-on pas enfin trouvé un exemple parfait de ce que serait l’homme à l’état naturel, préservé de toute cette culture qui le pervertit ?
Le docteur Bourneville décrira, quelques décennies plus tard, l’excitation suscitée par l’arrivée du jeune homme ; il l’explique par l’influence des travaux des Lumières et de Rousseau en particulier : « Il s’est rencontré des philosophes qui nous ont donné le sauvage pour l’homme primitif et l’homme civilisé comme un être dégradé. On croit avoir trouvé l’occasion de vérifier les conjectures de la philosophie, on la saisit avec empressement. »Mais la déception est à la hauteur de ces espérances : « Quelle illusion et quel désenchantement ! » On espérait découvrir la perfection d’une humanité restée pure et intacte ; mais « [au] lieu de cet être extraordinaire qu’on s’attendait à voir, on vit un enfant d’une malpropreté dégoûtante, se balançant sans but et sans relâche, mordant, égratignant ceux qui le contrariaient, ne témoignant aucune reconnaissance à ceux qui le servaient, indifférent à tout et ne donnant attention à rien. Il avait des sens et ne savait pas s’en servir… » Devant cette déception l’opinion parisienne se détourna instantanément, et l’admiration préconçue laissa place à un violent mépris.
Un médecin réputé, le docteur Pinel examinant l’enfant, porta sur son cas un verdict sans appel : « [il] crut reconnaître, non pas un sauvage, non pas un enfant de la nature, mais un être dégradé, un être déshérité des plus nobles attributs de son espèce, un être insociable, un véritable idiot ».
Et les curieux déçus trouvèrent là une explication facile pour achever de le condamner : c’est justement parce que l’enfant était si stupide qu’il avait dû être abandonné par ses parents…
Cette interprétation aurait sans doute prévalu sans l’audace d’un visionnaire encore isolé. À vingt-cinq ans, alors étudiant en médecine, Jean Itard affirme, contre tout ce que Paris compte d’intellectuels, qu’il faut risquer une autre hypothèse : peut-être le solitaire de l’Aveyron est-il demeuré si imparfait, à un stade si proche de l’animalité, précisément parce qu’il a été abandonné. Il n’a pas bénéficié d’une éducation, et ceci est assurément la cause, et non la conséquence des imperfections de sa nature. En 1801, Itard obtient que le petit sauvage, désormais prénommé Victor, lui soit confié. Il y travaillera pendant cinq ans avec une bienveillance infinie. Il s’était fixé deux objectifs :
– accompagner la croissance de Victorpour lui permettre de retrouver une existence normaleparmi ses semblables ;
– prouver par là-même la validité de son hypothèse : « sans la civilisation, [l’homme serait] un des plus faibles et des moins intelligents des animaux. ».
Sans éducation, suppose Isard, tout enfant resterait dans une immense pauvreté.Pour partager le résultat de ses travaux, le médecin rédigera deux rapports, le premier à l’issue de la première année, l’autre à la fin des quatre années suivantesmarquées d’efforts constants auprès de son protégé.
Dans le premier, Victor semble presque sourd, ne prêtant aucune attention aux sons les plus proches et les plus distincts : Itard cherche à le rendre sensible aux bruits, aux mots, aux signes. L'enfant est totalement apathique : il tente de lui faire exprimer ses émotions, ses plaisirs, ses tristesses.
Au terme de ces années d'accompagnement, Itard dresse un bilan mitigé de son entreprise : Victor ne retrouvera jamais une vie complètement normale. Il demeure évidemment marqué par cette enfance vécue dans une absolue solitude. Et pourtant, cette rencontre l'aura transformé. Le petit sauvage, qui ne savait même pas se reconnaître, a appris à distinguer ses sensations, ses émotions, et à les signifier à ses semblables, parmi lesquels il vivra paisiblement jusqu'à sa mort. Même si ce travail pédagogique a été trop tardif pour porter son plein accomplissement, il est désormais prouvé que la rencontre d un adulte, et l'expérience de l'éducation, auront permis à l'enfant sauvage de prendre conscience de lui-même, d'apprendre la relation à l'autre, d'éprou­ver et de partager des sentiments... En un mot, Victor aura pu déployer cette humanité dont il semblait presque exclu, et qui pourtant sommeillait en lui.
 
Nécessité de la médiation
 
La figure de l'enfant sauvage vient manifester d'une façon singulière, au cœur même de la nature humaine, la nécessité essentielle de la culture. Le petit Victor était-il plus authentiquement lui-même pour avoir été coupé de toute influence extérieure ? Etait-il plus libre, plus spontané, plus naturel – plus humain ? De toute évidence, la réponse est non. L'être humain est par nature un être de culture : c'est par la rencontre avec ce qu'autrui lui transmet que s'accomplit son humanité.
A la grande déception du Paris rousseauiste, l'enfant sauvage, en ayant été préservé toute sa vie de la culture que ses semblables lui auraient transmise, n'a pas gagné en autonomie, en personnalité, en pureté de cœur et d'esprit. Pour avoir vécu à l'état sauvage, il n'est pas même resté plus proche de la nature – de sa propre nature.
 
L'homme sans culture semble étranger à sa propre humanité
Pinel ne dit pas autre chose lorsqu'il décrit l'enfant sauvage comme un humain « dégradé », « déshérité »... La démonstration passionnée du doc­teur Itard ajoute à ce diagnostic le lien de causalité qui est au cœur même du problème : Victor était dégradé, parce que déshérité.
Bien sûr, cela paraît paradoxal. Comment se peut-il que ce qui reste à l'état naturel soit en fait dénaturé ? Voilà qui heurte la logique ordinaire ; dans le monde qui nous entoure, ceci n'est vrai que de l'homme. Pour le comprendre, il faut donc se pencher sur cette propriété si singulière de la nature humaine, que nous pourrions appeler le mystère de la médiation : parmi tous les êtres vivants, l'homme se distingue par le fait qu'il a besoin de l'autre pour accomplir sa propre nature. Pour le dire autrement, nous ne sommes pas immédiatement nous- mêmes, immédiatement humains. C'est là un caractère singulier de notre espèce : s'il n'existait qu'une seule dif­férence fondamentale entre l'homme et l'animal, ce serait sans doute celle-là. Car l'animal est, contraire­ment à l'homme, un être d'immédiateté. Il ne s'agit pas de revenir ici à l'interminable débat sur l'inné et l'acquis,dont l'éthologie ne cesse de montrer qu'ils sont bien souvent indiscernables. Ce qui nous importe, c'est sim­plement de considérer ce mystère attaché à l'expérience humaine, cette fragilité qui marque nos vies : ce qui accomplit nos propres facultés, nous avons besoin de le recevoir de l'autre.
 
Même chez les espèces animales les plus dévelop­pées, la nécessité et les effets de l'apprentissage sont infimes
Infimes, relativement, à ce qu'ils représentent chez l'homme. Les compétences que déploiera l'animal, de la plus simple à la plus sophistiquée, il les sait déjà sans qu'un tiers les lui ait enseignées. Le castor n'a pas eu besoin d'apprendre la structure complexe de son bar­rage, ni le canard l'ordonnancement minutieux de sa parade nuptiale, ni la cigogne la trajectoire de ses migrations. Il y a là d'ailleurs, pour l'homme, un secret énigmatique et fascinant : qui a prévenu les tortues de mer à peine écloses qu'elles doivent, lorsqu'elles sortent du sable chaud qui les couvait, se ruer vers l'eau pour échapper aux oiseaux de proie ? Comment le petit cou­cou gris, émergeant de sa coquille, sait-il qu'il faut au plus vite détruire les œufs pondus dans le nid étranger où il est né ? Poser ces questions à l'animal, ce serait évidemment faire preuve d'un anthropomorphisme maladroit... Nous ne pouvons que le constater : ces ani­maux possèdent déjà, dès l'instant de leur naissance, les aptitudes qui caractérisent chacune de leurs espèces.
 
Il n'en est pas de même pour l'homme, dont les capa­cités spécifiques ont besoin d'être développées par un apprentissage
C’est que la présence d'autrui est indispensable. Sans cela, les facultés humaines restent de simples potentialités : l'éducation est nécessaire pour les rendre effectives. L'homme est, par sa nature, son organisme, sa structure cérébrale, capable de parler : mais il faut encore qu'il l'apprenne. Il est capable de penser : mais sa pensée ne se développe que progressivement, là encore par le moyen de ce qui lui sera transmis. Bref, toutes ses prédispositions supposent, pour être actuali­sées, une éducation. La situation de l'homme est singu­lière au point que les rares réflexes instinctifs que le bébé possède immédiatement, comme le fait de savoir nager par exemple, il les perdra dans les six premiers mois de sa vie, pour devoir les acquérir plus tard par l'apprentissage – comme s'il lui fallait s'éloigner com­plètement de l'animalité pour faire vraiment l'expé­rience de la nécessité propre à son espèce : après quelques années de croissance, le petit homme devra réapprendre à nager.
Cettedifférencespécifiqueseprésented'abord à nous comme une forme d'humiliation.
 
Elle nous condamne en effet à accepter notre dépendance envers autrui
Tout seul, je ne suis encore rien de ce que je pourrais être ; sans les autres, je ne deviendrai jamais moi-même. Comme le montre l'exemple de Victor, à l'homme abandonné échappe jusqu'à la conscience de lui-même. Ce dénuement radical est la marque singu­lière de notre nature. La condition de l'homme jeté dans le monde, c'est la nudité dont, seuls parmi les espèces vivantes, nous sommes conscients – le signe de cette fragilité essentielle, de cette déficience inscrite au cœur de notre expérience.      « Parce que nous avons tous été enfants avant que d'être hommes », nous ne sommes pasnés autosuffisants. Avec Descartes, notre orgueil le déplore peut-être; sans doute faut-il simplement le reconnaître et l'accepter : jamais immédiatement autonomes par nous-mêmes, nous resterons toute notre vie marqués par le manque, qui constitue la structure même de notre rapport au monde.
 
L'homme est par nature un être nécessiteux; et, au premier rang des nécessités qui l'affectent, se trouve la culture
Repenser la culture suppose de préciser d'abord l'extension que nous donnons ici à ce terme. La culture désigne tout ce qui est ajouté à la nature. On pourrait penser de ce point de vue qu'elle s'additionne ainsi à une réalité déjà existante ; mais en affirmant que l'homme est par nature un être de médiation, nous reconnaissons que la culture fait advenir ce que nous sommes – que la culture est ce par quoi il nous est possible de rejoindre notre être propre, de nous appro­cher de lui. Nous comprenons alors qu'elle n'est pas un luxe réservé à une élite, un artifice pour privilégiés, mais au contraire un besoin fondamental de tout être humain. Ce que nous avons à en dire ne concerne donc pas une petite minorité : c'est pour chaque enfant, et plus largement pour chacun d'entre nous, qu'il faut parler ici.
La transmission de la culture revêt en effet une por­tée essentielle : ce qui est augmenté par elle, ce n'est pas l'acquis, l'avoir, le capital culturel de l'individu, mais son être même. La mission de l'éducateur n'est donc pas de charger sur les épaules de l'enfant le strict minimum d'un bagage qui lui sera nécessaire demain pour affron­ter la compétition économique. Réduire l'enseignement à une préparation à la vie professionnelle, c'est se méprendre sur sa mission propre et mépriser son ampleur réelle. En offrant à l'enfant la culture qu'il lui transmet, l'éducateur lui ouvre le chemin qui le conduira vers lui-même.
 
Cela suppose que cette médiation soit vraiment reçue
Que l'enfant puisse la comprendre, au sens le plus fort de ce terme. Un apprentissage mécanique, machinal, désincarné, qui resterait encore à la surface de l’âme, se méprendrait lui aussi sur sa finalité authen­tique ; mais plus encore, sans doute, cette absolue illu­sion que constitue l'utopie numérique, lorsqu'elle nous fait croire qu'il n'est plus besoin d'apprendre, puisque tout le savoir est désormais stocké et partout acces­sible. Quelle incroyable erreur... La culture n'est pas un capital qu'on pourrait utiliser au gré des besoins. Elle ne prend toute sa valeur que lorsqu'elle est trans­mise, et qu'elle nourrit ainsi celui qui la reçoit. Avoir appris un poème et savoir le trouver sur le Web ne sont pas du tout la même chose : du poème que j'ai en mémoire, les vers habitent mon esprit et, en faisant écho aux situations que je traverse, ils me rapprochent de ma propre vie intérieure. Pouvoir trouver en quelques clics toutes les grandes dates des siècles passés ne nous dispense pas d'apprendre la chronolo­gie de notre histoire : car la connaître, c'est pouvoir se situer dans le temps; c'est comprendre, prendre avec soi, dans leur épaisseur propre, les périodes et les rup­tures qui ont contribué à faire de nous ce que nous sommes, et ainsi mieux nous comprendre nous-mêmes.
On pourrait multiplier ces exemples à l'infini : la culture nous transforme, si nous acceptons de ne pas la laisser en dehors de nous, comme un stock gardé en réserve dont il faut éviter de s'embarrasser. En fait, le savoir n'est pas un contenu qui occuperait de la place dans le contenant de notre esprit.
 
D'ailleurs, la mémoire humaine ne fonctionne pas comme celle de l'ordinateurLa taille limitée de ce dernier finit par saturer sous le poids des données. Chez nous, c'est l'inverse qui se produit : plus nous apprenons, plus il est facile d'apprendre. Plus la mémoire s'exerce, plus elle s'agrandit. La réciproque est, hélas, vraie aussi: moins on apprend, plus il est difficile d'apprendre ; moins on est poussé à se concen­trer, plus l'attention devient fragile. Et lorsque notre mémoire n'est plus jamais sollicitée, elle demeure rétrécie et impuissante. Faites l'expérience d'apprendre un peu de poésie chaque jour : dans quelques mois, après avoir trouvé l'exercice difficile d'abord, vous vous découvrirez peu à peu des capacités de mémoire totale­ment insoupçonnées.
 
La culture nous transforme, non pour nous faire devenir autres, mais pour nous conduire à nous-mêmes
Elle est là pour nous augmenter de nos propres capacités et nous faire reconnaître ce que nous sommes. La décrire comme un capital, comme un bagage encom­brant, c'est ignorer la réalité et la nécessité de cette médiation, qui dépasse de très loin la trivialité des com­pétitions sociales ; c'est la laisser au-dehors de nous et, ainsi, la perdre dans son efficacité essentielle. Pour la restaurer dans cette efficacité propre, il faut retrouver le sens de l'apprentissage et de son incalculable fécondité. Rien n'est plus beau que d’apprendre par cœur, c'est-à-dire de recevoir pleinement une parcelle de cet immense héritage qui reste toujours à comprendre. L'expression même manifeste, de façon lumineuse, l'unité de l'intelligence et de la sensibilité, augmentées ensemble de ce qui nous est transmis. Apprendre par cœur, c'est laisser un texte, une musique, un savoir nous habiter, nous transformer, élever et élargir notre esprit et notre cœur jusqu'à leur propre hauteur. De cette maturation, notre être même a besoin.
Si l'on veut bien y regarder de plus près, affirmer la nécessité de cette médiation nous renvoie à la fois à notre expérience la plus ordinaire en même temps qu'au plus grand des mystères.
 
Cela signifie en effet que, contraire­ment à l'évidence intuitive, être soi-même n'est pas immé­diat
 Coïncider vraiment avec sa propre personnalité – être simple, être spontané, être naturel : voilà ce qui est suprêmement difficile et qui suppose une médiation. Cette énigme est illustrée de façon lumineuse par la devise bien connue de Pindare : « Deviens ce que tu es. »Quel but étrange que celui de tenter de devenir soi-même. Ne suis-je pas déjà ce que je suis ? Et si je parle de deve­nir, n’est-ce pas parce que je désire être autre que je ne suis ? Eh bien non ; dans les mots du poète, nous pouvons retrouver ce qui fait l'aventure de toute existence, parfois son accomplissement, et toujours son épreuve : chaque homme doit chercher au-delà de lui de quoi deve­nir authentiquement lui-même, pour déployer son huma­nité et conquérir, en même temps, sa propre singularité.
Cela, la culture seule le permet : le chemin entre moi et moi-même passe nécessairement par l'intermédiaire d'autrui, par la médiation de cet héritage que nous transmet une humanité qui, dans le travail des civilisa­tions, s'efforce elle aussi vers elle-même et tente d'être toujours un peu plus humaine.
 

« DEVIENS CE QUE TU ES »
 
La langue est-elle une prison ?
 
Pour le montrer, commençons par le premier lieu de cette médiation qu'est tout simplement le langage
Pre­mier objet et vecteur fondamental de toute transmis­sion, la langue aura été particulièrement visée par les soupçons et les accusations de la modernité, nous l'avons dit. Rousseau regrette que l'on doive si tôt apprendre à parler aux enfants, et il recommande de « resserrer le plus qu'il est possible leur vocabulaire » ; Bourdieu décrit le discours comme un lieu de domina­tion, un habitus constitutif du capital culturel par lequel les classes populaires sont systématiquement reléguées à leur condition inférieure. Roland Barthes leur emboîte le pas d'une façon plus radicale encore dans sa leçon inaugurale au Collège de France ( Leçon, 1977): «Le langage est une législation », affirme-t-il. La langue, au principe de toute culture, oblige en effet à suivre des règles, une syntaxe, une orthographe, une grammaire ; son lexique particulier, résultat d'une histoire contin­gente, est comme un prisme qui s'interpose entre nous et le réel. En ce sens, parce qu'elle nous impose sa médiation, et la discipline qui la structure, la langue semble nous placer sous sa coupe. Elle nous emprison­nerait ainsi, sans que nous puissions nous en rendre compte : « Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif. »
A bien y regarder, affirme Barthes, nous sommes donc opprimés par notre propre langue– piégés par ce qu'elle commande et par ce qu'elle exclut. Dans les mots qu'elle nous dicte, nous sommes contraints de faire entrer nos sentiments les plus intimes et l'histoire singu­lière que nous voulons écrire.
 
Apprendre à parler, c'est écraser ce qu'il y a de vraiment personnel en nous
De ce qu’il y a d'unique, de nouveau, pour soumettre cet acquis au vocabulaire réducteur, schématique et usé de cette culture qui nous précède. Prenons, avec Barthes, un exemple concret: pour parler de moi-même, dans la langue française, « je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin : le neutre ou le complexe me sont interdits ». À cause de la langue, il est obligatoire de se déterminer, de s'enfermer dans une case. Et pour parler à quelqu'un, là encore, «je suis obligé de marquer mon rapport àl'autreenrecourant,soitautusoit auvous : le suspens affectif ou social m'est refusé ». Je suis contraint de faire un choix, d'accepter une distinction, de figer une identité, dans les mots et la discipline de ce langage qu'une culture m'impose. « Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d'aliéna­tion. » De cette implacable dénonciation, RolandBarthes tire une conclusion ramassée, provocante, des­tructrice : la langue est « tout simplement fasciste ».
La déconstruction de la culture, telle qu’elle a été retracée, semble s'accomplir dans cette simple phrase. La langue, cet outil dont je ne puis me débarras­ser, contiendrait en elle-même mon emprisonnement dans un héritage culturel, ma réduction à l'uniformité, mon assujettissement totalitaire aux pouvoirs qui me précèdent. Parce qu'elle sert à communiquer avec les autres, elle est en effet forcément grégaire : elle impose que ceux qui la parlent soient tous ensemble « serviles » à son ordre arbitraire. Et lorsque j'apprends à la parler, je me trouve enfermé, à mon tour, dans « la grégarité de la répétition ».
 
L'accusation d’enfermement ainsi lancée, rejoint, résume et accom­plit Rousseau et Bourdieu
Ainsi avec eux plusieurs siècles de critique radicale. La liberté était, selon eux, aliénée par la culture ; Barthes ne fait que décliner cette oppo­sition en l'appliquant à la langue, première forme de la culture : « il ne peut y avoir de liberté que hors du langage ». Etrange instant que celui où un professeur, au moment même où il atteint le sommet de la carrière universitaire, entreprend de détruire avec autant de violence le moyen même dont il se sert pour enseigner, le point de passage essentiel de toute médiation – cette langue, qui est pour chaque homme le premier des apprentissages et celui qui inaugure la vie de l'esprit.
« La langue est fasciste » : voilà la déclaration de guerre dont les échos se font entendre, ici ou là, dans les débats d'actualité.
 
De la langue, on retrouve toute la violence, par exemple, dans l'impossible discussion sur les méthodes de lecture
Cette question pédagogique est extrêmement difficile à évoquer, justement parce qu'elle dépasse de très loin le simple problème de l'apprentissage de la lecture; s'il ne s'agissait que d'un désaccord technique, il ne déchaînerait pas tant de passions, de crispations et de résistances ! Dans les divergences qui se font jour à son sujet, on peut lire en fait un désaccord fondamental sur la nature même de l'enseignement et sur le statut de la langue.F.X. BELLAMY rappelle d'ailleurs, à cet égard, que la méthode dite « globale » a été élaborée pour la première fois dans le sillage des travaux de Rousseau, esquissée d'abord par Radonvilliers( De la manière d’apprendre les langues,publié en 1768), puis par Nicolas Adam  (La Vraie manière d’apprendre une langue quelconque vivante ou morte, par le moyen de la langue française, 1779).
Ovide Decroly, qui met au point de façon explicite la « méthode globale » au début du XXesiècle, est, lui aussi, profon­dément inspiré par l’Émile.
 
La méthode (globale) d'enseigne­ment de Decroly – on parlera avec lui de « pédologie » – dépasse d'ailleurs la simple question de la lecture
Elle consiste à partir de l'intérêt qu'éprouve l'enfant pour les objets qui l'entourent, de sa capacité à leur trouver une utilité, à les faire jouer à son avantage – impossible de ne pas reconnaître là une inspiration clairement rousseauiste, et lointainement cartésienne... On s'appuiera donc à chaque étape sur la motivation de l'enfant, refusant de lui imposer un processus déterminé à l'avance qu'il devrait subir passi­vement sans en comprendre immédiatement le sens. Et c'est là la raison pour laquelle la méthode de lecture dite « syllabique » doit être écartée : le caractère mécanique du célèbre « b.a-ba » impose en effet à l'enfant d’apprendre, par la contrainte, ce qu’il ne comprend pas encore. Il faut au contraire, affirme Decroly, partir de lui, parler de lui, l’aider à identifier autour de lui ce qui lui plaît ou ce dont il a besoin.
 
Finalement, il ne faut pas faire travailler l’enfant, mais l’accompagner dans ses progrès
Consciemment ou inconsciemment marqués par l'influence de l’Émile, des générations de pédagogues s’engouffreront à leur tour dans cette voie. en espérant éviter ainsi aux enfants de subir la discipline de l’apprentissage traditionnel, considéré comme machinal et autoritaire.
C’est ce principe de départ qui compte – et du coup, il ne saurait être question de rechercher une « effica­cité », ou de mesurer les acquis. Pour ceux qui pro­meuvent ces nouvelles méthodes, leur résultat effectif n’importe pas : ce qui compte, c’est d’abord la révolu­tion éducative qui les inspire, la volonté de transformer la relation de l’adulte à l’enfant pour libérer celui-ci du carcan qui lui était imposé. Aucune statistique, aucune évaluation ne pourraient mériter qu’on revienne sur ce principe fondamental. Au contraire : quand elles sont mesurées, les évolutions négatives sont le signe qu’il faut aller plus loin encore. On les interprétera simple­ment comme le signe que les enseignants n’ont pas achevé leur autocritique, qu’ils ne se sont pas assez adaptés ; et surtout, elles montreront que la culture en elle-même, et la langue en particulier, reste trop coercitive et trop discriminatoire.Ainsi réagit la pédagogie contemporaine, depuis plu­sieurs décennies.
 
Les débats autour de la maîtrise de la langue viennent régulièrement donner l'occasion de cette fuite en avant
C'est notamment le cas pour ce qui concerne l’écrit : toutes les observations récentes indiquent que le niveau des élèves en orthographe s'écroule littéralement. Dans un rapport publié en 2008, la Direction de l’évaluation du ministère de l’Education nationale relève que, en vingt ans, la proportion des enfants en très grande difficulté orthographique à la fin du primaire est passée de 26 à 46%. Ce chiffre impres­sionnant vient confirmer un constat largement partagé, jusque dans le monde du travail. Devant cet aveu d’échec, remettra-t-on en cause les méthodes d’apprentissage de la lecture et de l’écriture ? Parviendra-t-on, tout simple­ment, à faire un inventaire réel des méthodes aujourd’hui appliquées et de ce qui fait leur faiblesse ? Absolument pas : lorsque la chute du niveau d’orthographe finit enfin par susciter un débat, c’est pour mettre en accusation...l’orthographe. Continuer à évaluer l’orthographe, n’est- ce pas enfermer l’écriture dans des attendus inutiles ? Finalement, au nom de quoi continuons-nous à torturer les enfants en leur faisant subir, à coups de dictées, de ratures à l’encre rouge et de points en moins, le carcan rétrograde et inutile des accords, des conjugaisons, des lettres muettes et des exceptions grammaticales ?
C'est ce qu'écrit par exemple Gabriel Cohn-Bendit, [le frère aîné de Dany], professeur et pédagogue longtemps engagé en poli­tique, dans un ouvrage récent consacré à l'école :il exprime sa révolte contre la souffrance que l'on inflige aux élèves, en les contraignant à adopter une écriture inutilement compliquée. « Aujourd'hui, assène-t-il, le combat important est d'abord et avant tout celui qu'il faut mener contre l'obsession orthographique. » Et pour ce faire, Gabriel Cohn-Bendit entreprend de dénoncer la véritable fonction de l'orthographe : il ne s'agit, affirme-t-il, que d'un moyen inventé pour disqua­lifier les moins savants – c'est-à-dire les moins favo­risés – et les dissuader de s'exprimer. De même que la culture est discriminatoire, l'orthographe est un outil d'exclusion; sa complexité n'a été élaborée que pour donner des complexes. La conclusion s'impose alors d'elle -même : il faut se délivrer de l'orthographe, libérer l'écrit, laisser chacun transcrire sa parole comme il le veut, de façon purement phonétique s'il le souhaite. « Si l'on pense avoir quelque chose à dire et à écrire, il faut lefaire,mêmesil'onfait des fautes. Etre bon en ortho­graphe n'est une preuve de rien. »
Là encore, nous retrouvons l'écho des travaux de Bourdieu, non seulement dans l'affirmation que la culture sert l'exclusion, mais aussi, et peut-être surtout, dans cette idée qu'elle n'est « une preuve de rien ». La culture n'est qu'un ajout, quelque chose qui s'additionne à une pensée, à une personnalité déjà faite, sanslui apporter rien d'autre qu’une caution sociale superfi­cielle. « L'orthographe est secondaire, » affirme Gabriel Cohn-Bendit. Secondaire, parce qu’elle ne concerne que la transcription d’un propos, la communication d’une idée déjà prête, sa mise en forme écrite ; et, solennellement, notre auteur affirme haut et fort que «le contenu est plus important que la forme ».
ÀF. X. BELLAMY,cetteanalysesembletotalement erronée dans son principe même ; et ceci, nous pouvons le com­prendre à travers ce qu’il a tenté de montrer sur la nécessité de la culture d'une manière générale. Non, la langue n'est pas secondaire. Avec elle, nous pouvons vérifier qu'il est profondément absurde de décrire la culture en général comme un « acquis », un ajout à notre personnalité. Les mots ne sont pas des outils qui s'ajoutent à notre pensée ; ils sont ce dans quoi elle peut naître.
 
Altérité et Singularité
 
De ce point de vue, il est impossible de rejeter la langue comme un simple artifice contingent
Ni la langue telle que nous la parlons, ni même sa grammaire, sa syntaxe et son orthographe arbitraires. Avec ses règles et ses contraintes, la langue est ce dans quoi prend forme une pensée, le rythme qui la structure, l'exigence qui la pousse vers son aboutissement. La gêne même qu'elle nous impose est ce qui donne corps à nos idées. L'ortho­graphe, par exemple, est nécessaire – et pas simplement pour réussir en société : elle est nécessaire pour penser.
GabrielCohn-Benditécrivait:«Jepréfère un texte riche de sens mais plein de fautes. » Toute Terreur est contenue dans cette distinction illusoire : car comment ne pas constater que la dysorthographie, qui frappe tant d'élèves, freine la réflexion et appauvrit le propos par la confusion qu'elle suscite dans l'esprit ? Il suffit de lire un travail écrit en philosophie pour comprendre qu'une écri­ture phonétique altère, non pas simplement la qualité formelle de l’orthographe, mais la clarté même de la pensée. Un élève qui écrit indifféremment « est » et « ait » mesure-t-il clairement, par exemple, la différence entre être et avoir ?
Et à l'inverse, la racine d'un mot, toute l'histoire qu'on peut lire dans la façon dont il s'écrit, n'est-elle pas un indice souvent précieux de sa signification ? Bien sûr, cette histoire est contingente, accidentée, singu­lière ; bien sûr, une même idée aurait pu se traduire de façon différente dans la diversité des langues possibles. Mais toute langue, malgré ces contingences, ne nous livre-t-elle pas un sens avec sa forme, par sa forme, et dans la chair même de ses mots ?Apprendre l'orthographe, c'est rejoindre cette histoire de la langue
 
L’immense héritage de significations qu’est la langue, est paradoxalement nécessaire à la naissance de nouvelles idées
Il faut une langue pour penser – un langage, avec sa discipline, ses contraintes et son lexique com­mun et imparfait. Il faut une langue pour nous obliger à expliciter, fût-ce pour notre propre conscience, nos per­ceptions et nos intuitions.Il faut une langue pour dire ce que nous sommes et ce qui nous entoure. Elle nous est nécessaire, non pas seulement pour exprimer, mais même pour vivre notre propre vie intérieure : là encore, il serait faux de croire que le langage est « secondaire ». La variation de nos émo­tions, nous ne pouvons la percevoir véritablement qu'à travers le nuancier d’un vocabulaire aussi étendu que possible. [le linguiste Alain Bentolila a estimécette étendue à la fin du CE1[2]].
 
C'est là encore dans les mots dont s'enrichit notre lexique que se dessine, pour notre propre conscience, la palette de nos sentiments
Il faut un vocabulaire développé pourapprendreàressentir,dansnosémotions,les variations qui distinguent « aimer », « estimer », « apprécier », « admirer »,                 « affectionner », «adorer», «chérir », «aduler»... L'enjeu du vocabulaire n'est pas seulement la précision de la parole : sans la diversité de ces mots, non seulement nous ne pourrions pas nous exprimer avec justesse, mais il est même certain que nous serions incapables de reconnaître, en nous-mêmes, la singularité de nos propres sentiments.
Non, le langage n'est pas secondaire ni accessoire : il est primordial et essentiel, au sens où il touche à notre être même. Cette perspective permet de mieux com­prendre la situation dans laquelle se trouve l’enfant sauvage : privé de toute culture, privé du langage, Victor de l'Aveyron n'était pas seulement empêché par là de communiquer avec ses semblables. Il n'avait tout simplement rien à communiquer: il était privé de sa capacité de penser, d'observer, et de sa propre vie inté­rieure. Sans culture, notre nature, notre organisme sont impuissants à nous faire reconnaître les objets qui nous environnent – et le sujet que nous sommes : sans le langage, il manque à l'enfant sauvage, nous l'avons vu, jusqu'à la conscience de lui-même. Il faut des mots pour penser ce qui est, et pour se savoir être. Ce qui paraît le plus immédiat est, en fait, le fruit d'une média­tion.
 
Pour connaître le monde, et même pour être soi, il nous faut les mots des autres
Car les mots sont initialement étrangers : c'est de l'extérieur qu'ils me viennent. De cet autre qui me parle ou qui m'enseigne, de cette histoire qui nous pré­cède : toute langue est une rencontre avec l'altérité. Et cette rencontre, je commence toujours par la subir. Il suffira pour s'en convaincre de penser à ce mot primor­dial, ce son qui précède tous les autres, le prénom qui nous est donné. Nommer : acte culturel par excellence, dont le tout-petit est l'objet passif. Nous pourrions, en postmodernes, nous indigner contre l'acte de tyrannie, la décision arbitraire, l'assujettissement premier, qui veut que notre nom nous ait été imposé par nos parents, et par toute une histoire qui les précédait. Nous pourrions reprocher aux adultes l'abus de pou­voir qui consiste à choisir seuls un nom qui leur plaît, et exiger que soit reconnu désormais le droit de toute personne à choisir librement son nom; peut-être y viendrons-nous bientôt...
Mais ne serait-il pas plus sage au contraire de reconnaître la nécessité de ce don premier qu'est le nom, propre et malgré tout commun, particulier et contingent, dans le creuxduquel est née, progressive­ment, la conscience que nous avons de nous-mêmes ? Pour n'avoir pas reçu de prénom, l'enfant sauvage n'est pas préservé dans sa liberté absolue : au contraire, il estrendu incapable de concevoir jusqu'à sa propre identité. Pour avoir été préservé du vocabulaire contingent, résultat d’une histoire particulière mûrieettransmiseparchaque langue, il ne devient pas plus universel ni plus spontané ; son émotion n'apparaît pas, pure et transparente, à sa conscience. Au contraire : il lui est impossible de la percevoir.
D'une façon moins absolue bien sûr, mais sans doute tout aussi tragique, les jeunes qui subissent aujourd'hui l'appauvrissement massif du vocabulaire contemporain me font penser au petit Victor, comme lui « déshérités » et privés d'eux-mêmes. Quand « aimer », « estimer », « apprécier », « admirer » sont invariablement remplacés par « kiffer », le problème n'est pas seulement que l'expression perd sa précision, mais surtout que l'émo­tion perd sa richesse. Ce n'est pas la communication, ce sont le cœur et le regard qui, incapables d'éprouver la nuance et de percevoir la singularité, se rétrécissent, se répètent, et se trouvent finalement écrasés sous le poids de l'uniformité.
Bien sûr, c'est un fait, les mots nous sont toujours communs ; et parler, de ce point de vue-là, c'est néces­sairement entrer dans une généralité toujours approxi­mative, dans cette « grégarité » que déplorait Barthes.
 
Nous pensons toujours avec les mots des autres
Ainsi, l'altérité se trouve inscrite à la racine de l'idée la plus personnelle. Nous trouvons là l'occasion de reconnaître une constante et essentielle interaction : penser sup­pose, d'emblée, une relation à l'autre. L'idée se consti­tue dans les mots qui serviront à la partager; et cette discipline que la langue lui impose est une garantie de sa clarté, une exigence qui l'oblige dès l'origine à se rendre consistante et cohérente. Cette interaction donne toute sa portée à la question posée par Kant (dans Qu’est-ce que les Lumières ?) :«Penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d'autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communi­quons les nôtres ? »
Mais cette interaction est aussi l'occasion d'une dif­ficulté. Comme le remarquait Bergson, il y a, dans les fonctions de la parole, une tension intrinsèque entre l'expression et la communication. Parce que la langue sert à nous exprimer, elle devrait être à chaque instant totalement nouvelle, pour dire ce que nous vivons d'unique ; mais parce que cette expression a pour but un échange, la langue doit nous être commune. Sa nécessaire banalité dégrade alors forcément la singula­rité de ce que nous aurions voulu exprimer. Même notre vie intérieure peut en être appauvrie, affirme Bergson; c'est d'ailleurs le signe qu'elle est tout entière faite de mots, tissée par le langage.
Quel est alors le remède à cette nécessaire pauvreté ? La solution n'est pas de fuir la langue, au contraire : c'est de la cultiver. D'enrichir le plus possible notre vocabulaire pour ajuster, autant qu'il nous le permettra, le mot à l'émotion, la parole à son objet. De fréquenter la poésie, le roman, l'infini travail de la littérature, pour entendre dans les mots, chaque fois redécouverte, la nuance nouvelle dont un écrivain les enrichit. De ren­contrer le théâtre, la danse, la musique, pour faire l'expérience de ce que le corps, le geste, et la matièremême du son peuvent apporter de lumière à l'expres­sion de notre sentiment, et à la conscience que nous en avons.
 
Bref, le remède à la pauvreté inhérente à toute culture, c'est la culture elle-même, et non sa fuite
Que peut bien vouloir dire la promesse d'une liberté « hors de la langue », d'une liberté affranchie de la culture ? C'est de la langue que nous avons besoin, non pas seulement pour transmettre ce que nous pensons, mais pour penser ; la culture nous est nécessaire, pour expri­mer nos émotions, mais aussi pour les éprouver. Et plus nous pourrons, notre vie durant, nous enrichir de ce que l'autre nous transmet, à travers cette culture dont nous héritons, plus nous serons capables de nous approcher de nous-mêmes afin de conquérir notre propre singularité.
 
La fin du Livre
 
On comprend mieux, alors, combien il est absurde d'opposer, comme deux critères de mesure, les « acquis » culturels et l'originalité de la personne.
Comme si la familiarité avec la culture était totalement distincte de la capacité à réfléchir ; comme si la culture était ajoutée après coup à une pensée autonome, autosuffisante, déjà constituée. Comme si, même, la culture reçue et apprise devait s'opposer au développement d'une réflexion per­sonnelle, alors qu'elle en est précisément la condition première... Dans le culte de la spontanéité, un objet concentre ainsi à lui seul tout le rejet de la transmission : le livre est nécessairement, si la culture est une cause d’aliénation, l’ennemi à abattre. Il incarne en effet, de façon radicale, la fixité d’un contenu qu’il nous faut absorber passivement. Le livre n’est pas participatif ; ce qu’il nous présente, nous avons seulement à le recevoir. Figé sous la plume de son auteur, il n’est pas interactif. Et pour cette raison, il n’est absolument égalitaire. Bref, le livre devait être une cible de choix pour tous ceux qui ont voulu libérer l’homme en déconstruisant la transmission.Le livre est discrédité par le discours commun qui oppose la pesanteur de la culture à la fraîcheur de la pensée.
 
Et pour finir, voilà que ce fossile pesant qu’est le livre semble définitivement périmé
Il l’est par les promesses de la dématérialisation numérique. Un livre, en effet, est un itinéraire : il faut du temps pour le parcourir. C’est là d’ailleurs sa grande différence avec l’image, qui se laisse saisir dans l’instantanéité d’un regard. Pour recevoir ce que nous pouvons trouver dans un texte, il faut le suivre ligne à ligne. Or l’épaisseur de la durée que suppose cette linéarité du livre est désormais notre pire ennemie ; obsédés par la vitesse, nous ne cessons de rendre toujours plus rapide l’accès à l’information, par la performance accrue des réseaux partout disponibles.
La lecture se trouve en fait à l’exact opposé de la logique informatique : elle semble déjà appartenir à l’histoire de l’information. La pratique du présent, c’est le téléchargement de données, dont nous voudrions réduire à néant la durée, afin de parvenir enfin à cette immédiateté qui nous obsède. Disposer de toute l’information, partout, tout de suite, à portée de clic – et diminuer sans cesse le nombre de ces clics et le temps nécessaire avant de parvenir au but. Dans cette course de vitesse, le livre a perdu d’avance ; car la distance, c’est l’être même du texte : la valeur de la lecture ne réside pas dans le fait d’arriver au point final, mais dans le chemin que l’on suit vers lui depuis le premier mot. C’est dans sa fin, atteinte le plus vite possible, que le téléchargement  réussit ; c’est dans son processus, et dans le temps qu’il représente, que la lecture prend son sens. Tendre vers l’immédiateté, ou prendre le temps de la médiation, notre époque semble avoir choisi. Le résultat est évident : après sept ans de secondaire, une importante majorité des élèves arrivés en terminale n’ont jamais lu un livre en entier. Ils ne sont pas les seuls à être devenus étrangers au livre. Il suffira de consulter les statistiques annuelles des ventes d’ouvrages en France pour s’en convaincre…
 
Si nous nous délivrons des livres, aurons-nous plus de chances d’être libres ?
C’est-à-dire d’être neufs – d’être nous-mêmes ? Rien n’est moins sûr. Rappeler la nécessité essentielle de la médiation, c’est signaler l’ampleur réelle de ce que nous perdrons en abandonnant le livre. Car, là encore, l’opposition établie entre la culture et la liberté est dénuée de sens.
De façon paradoxale, c’est exactement l’expérience qui est en train de se produire dans la réflexion que nous partageons ici : lire Descartes, Rousseau et Bourdieu, devenir héritiers de leurs travaux ne nous condamne pas à les répéter de manière uniforme. Au contraire, à leur contact nous gagnons l’occasion simultanée d’une conception plus réfléchie, plus approfondie, plus libre sur la signification de l’acte éducatif. Et, en dernier ressort, nous sommes poussés par leurs propres efforts à dépasser les préjugés du discours ambiant, pour construire une pensée qui soit, finalement, vraiment personnelle.
En augmentant, par la lecture, notre capacité de distance et de liberté, nous ne faisons d’ailleurs que leur propre expérience. Où en effet avaient-ils eux-mêmes alimenté la liberté de leur effort critique ? Les grands adversaires de la transmission, les détracteurs du livre auraient-ils été capables de mûrir un combat aussi singulier, aussi indépendant, aussi radical s’ils n’avaient pas été chacun, comme l’écrit Descartes « nourris aux lettres [dès] leur enfance » ?
 
En réalité, rien n’est plus fécond, pour faire croître une liberté nouvelle, que la rencontre avec le livre
L’homonymie du mot liber, qui veut dire en latin à la fois « libre » et « livre », n’a rien d’insignifiant. Dans cet objet si simple en effet, nous trouvons concentrée l’essence même de la médiation. Le livre est un chemin qui nous oblige à sortir de nous-mêmes – le signe en est l’effort qu’il exige de nous. Mais si nous sommes conduits en dehors de nous-mêmes, c’est pour mieux nous y retrouver. Le meilleur des livres est celuiqui ne se contente pas de me procurer un plaisir en venant satisfaire mon attente : au contraire, il la surprend, la dépasse, me tire de mon état initial ; et c’est en me dépassant, à sa lecture, que je m’approche de ce que je suis, de ce que je pense, ressens et vis. Le livre augmente en moi ma propre liberté – il m’augmente de moi-même, pourrait-on dire. C’est d’ailleurs le principe de son autorité : l’auctor est celui dont le propre est d’augere, d’« augmenter ».Ce que l’auteur fait croître en moi, ce n’est pas seulement un contenu de savoir, une quantité de culture, un capital à entretenir, mais l’être même que je suis.
La fécondité du travail de l’auteur réside en effet dans l’occasion de cette singularité dont il augmente chaque lecteur au fur et à mesure de son itinéraire dans l’œuvre. Son autorité n’est pas l’aliénation, mais l’occasion de notre liberté. Le livre nous donne ainsi de comprendre ce qu’est l’héritage culturel, cette médiation essentielle par laquelle nous recevons d’autrui de quoi rejoindre notre propre nature. La lecture est le plus décisif des voyages, le chemin le plus favorable pour qui veut progresser vers sa propre liberté, et l’occasion de vivre la seule aventure de l’existence : celle qui consiste à devenir soi-même.
 
Culture ou barbarie
 
Il est donc littéralement absurde d’opposer la culture à la liberté, comme si la premièredevait être le poids mort de la seconde, l’occasion de l’appesantir et de l’aliéner.
 
Les dictatures, d’ailleurs, le savent trop bien, qui, pour combattre la liberté, ont toujours commencé par s’attaquer à la culture
Barthes a beau affirmer que « la langue est fasciste », il trouve, contre son propre argumentaire, le témoignage de tous les fascismes réels. La langue, avec l’héritage culturel et intellectuel qui ouvre notre propre pensée à sa propre indépendance, voilà précisément les premiers ennemis du totalitarisme. À peine arrivé au pouvoir, c’est de cet ennemi qu’Hitler se préoccupe, en organisant, avec un soin minutieux, les grands autodafés de mai 1933, dans toutes les villes universitaires d’Allemagne. Brûler des livres : cette déclaration de guerre à la cultureest l’acte de naissance du pouvoir nazi. Des milliers d’étudiants sont enrôlés dans ce geste politique décisif, qui ne doit rien au hasard : pour aliéner un peuple, il faut lui faire regarder la culture comme une cause de dégénérescence.
La dictature s’annonce lorsque ce soupçon commence à enfermer les hommes derrière les barreauxd’une grille de lecture exclusive. Lorsque la culture, étant soupçonnée de pervertir les hommes, on en vient à répondre à l’intellectuel non plus par l’intelligence, mais par l’autodafé – matériel ou symbolique. Lorsque l’opinion d’un auteur, quelle qu’elle soit, suffit à rendre son travail irrecevable ; et, plus grave encore, lorsque la culture se trouve enfermée de l’intérieur par le poids des normes qui pèsent sur elle. La dictature commence lorsque l’œuvre d’art elle-même finit par se réduire aux buts qu’elle se laisse dicter par une idéologie : car c’est le propre d’une dictature que de dicter ce qui doit être dit, fût-ce pour prédire des lendemains qui chantent.
Au soir des grands autodafés, Goebbels ne déclarait-il pas que l’homme de demaindevait être non un homme du livre, mais un homme de liberté ?
 
La même tentation revient à toutes les époques : celle de déconstruire la culture
Ne croyons pas que nous soyons aujourd’hui préservés de cette tentation : un anachronisme destructeur vient souvent fournir de superficiellesjustifications à notre refus de l’héritage, à notre révocation de la transmission. Combien d’œuvres condamnerons-nous à notre tour, enfermés dans l’absurde prétention à l’exclusivité de nos préjugés du jour ? Quels continents de la culture et de la langue ne sommes-nous pas prêts à déconstruire au nom de notre modernité suffisante ?
Réfléchir sur cette médiation essentielle que constitue la culture, c’est comprendre que nous n’avons rien à gagner à la déconstruire, même animés par les meilleures intentions possibles. Révoquer notre héritage ou le purifier en fonction des considérations à la mode, c’est détruire le seul lien qui puisse nous conduire vers notre propre liberté personnelle et collective. Car cette liberté n’est jamais acquise d’avance : l’être de médiation qu’est l’homme n’est pas libre immédiatement, n’est pas lui-même immédiatement – n’est pas immédiatement humain. De ce point de vue, il n’est pas anodin que l’apprentissage des langues et de la littérature ait longtemps été désigné sous le beau nom d’« humanités ». S’attaquer à la culture, c’est en faitle plus sûr moyen de s’attaquer à l’humanitémême de l’homme. Ainsi s’éclaire cette incroyable prophétie de Heinrich Heine : « Là où on brûle les livres, on finit par brûler les hommes » (Almansor, 1821).
 
De fait, la déshumanisation de l’homme commence par sa déculturation, son arrachement à la culture
 Dès lors que la culture, la langue, ce que nous recevons de ce qui nous précède, sont regardés avec soupçon comme ce qui aliène l’homme ou le fait dégénérer ; dès lors même que nous considérons simplement n’avoir pas besoin d’un héritage que nous pouvons aisément balayer, nous entrons dans cette déculturation, où nous perdons finalement jusqu’à la conscience de notre propre humanité.
Il semble bien, en effet, à F.X. BELLAMY, l’erreur absolue que nous sommes en train de renouveler : nous avons prétendu libérer les plus jeunes du poids inutile de l’histoire et du savoir ; nous avons interdit aux parents et aux enseignants de transmettre ce qu’eux-mêmes avaient reçu. Nous avons orienté l’école vers le pur impératif pratique d’une préparation à l’orientation professionnelle – et ainsi faire perdre son sens à l’expériencegratuite de la rencontre avec la culture, sous toutes ses formes, que l’enseignant devait offrir ? Cette rencontre avec la culture, nous l’avons reléguée au rang d’un simple divertissement accessoire, ou d’une stratégie sociale. Pour le reste, nous sommes que nos successeurs n’aient plus rien à apprendre, puisque tout est stocké pour eux dans la mémoire informatique, infiniment et immédiatement disponible. Délivrés désormais de l’archaïsme de l’héritage, ils peuvent construire leur vie par eux-mêmes, seuls, sans rien devoir à personne. Bref, notre modernité triomphante a bien accompli la déconstruction libératrice qu’elle s’était donné pour but : plus de tradition, plus de transmission, plus de médiation. […]
 
L’expérience contemporained’une forme de sauvagerie confirme ce qui a été entrevu de la nécessité de la médiation
Bien sûr, toute la civilisation n’arrachera pas du cœur de l’homme sa capacité à faire le mal : le plus érudit des peuples, ou des individus, n’est pas préservé des tentations de la haine ou de la violence. La culture, malheureusement, n’empêche pas toujours de l’homme d’être inhumain ; mais l’inculture l’empêche d’être humain. Il faut la médiation de cet héritage qui nous est transmis, même de façon rudimentaire, par cet autre qui nous précède, pour que nous devenions nous-mêmes – pour que nous devenions humains. L’homme n’est pas lui-même sans médiation : laissé en friche, il demeure à l’état brut ; et cette brutalité va contre sa nature, elle l’enferme dans une inhumaine sauvagerie. Voilà le cœur du paradoxe : abandonner l’homme à la nature, c’est le dénaturer. L’augmenter d’une tradition, c’est lui donner au contraire l’occasion de s’approcher de sa nature.[…].
 
L’expérience douloureuse de la crise que nous vivons aujourd’hui fait naître une variété de discours critiques
Mais ceux qui les portent – et ceux qui les exploitent– cherchent généralement dans des causes conjoncturelles les explications de la violence qu’ils dénoncent : la crise économique, les dérives des politique ou le développement de l’immigration. À cette violence elle-même s’ajoute alors parfoisla virulence des procès intentés à ceux qui sont suspectés de causer ces dérèglements.
Mais aucune de ces raisons ne peut suffire à expliquer le bouleversement profond que nous vivons. Bien sûr, certains facteurs sont des adjuvants, mais n’expliquent pas à eux seuls cet « ensauvagement » largement constaté et décrit. Nous ne voulons pas voir que l’enjeu est d’abord culturel ? Comme si une génération qui s’est interdit de transmettre ne parvenait pas à comprendre que, en refusant de faire des héritiers, en privant ses enfants de la culture qu’elle avait reçue, elle prenait le risque de les déshériter d’eux-mêmes – de les déshériter de leur propre humanité. Nous nous sommes passionnés par le doute cartésien et l’universelle corrosion de l’esprit critique devenus des fins en eux-mêmes ; nous avons préféré, avec Rousseau, renoncer à notre position d’adultes pour ne pas entraver la liberté des enfants ; nous avons reproché à la culture d’être discriminatoire, comme Bourdieu, et nous avons contesté la discipline qu’elle représentait. Et nous avons fait naître, comme il aurait fallu le prévoir, « des sauvages faits pour habiter dans les villes ».
 
REFUSER L’INDIFFERENCE
 
Le culte de l'indifférence
 
Si la société contemporaine est violente, c'est surtout par l'indifférence qui semble la saisir
La brutalité contemporaine est là : non pas d'abord dans l’augmentation de la violence active qui la traverse, mais essentiellement dans l'indifférence individualiste qui nous sépare inexorablement les uns des autres, dans la solitude défiante en laquelle nous sommes enfermés. Reprenons le diagnostic de Bourneville sur le petit Victor, et nous verrons que cette indifférence est le propre de l'enfant sauvage, « se balançant sans but et sans relâche, mordant, égratignant ceux qui le contrariaient, ne témoignant aucune reconnaissance pour ceux qui le servaient, indifférent à tout et ne donnant de l'attention à rien ».
Cette indifférence est, là encore, une conséquence essentielle de notre refus de transmettre la culture, et son résultat nécessaire. Car la négation de la différence et la révolte contre la culture sont l'effet d'une seule et même rupture. Ceci est d'ailleurs très visible dans l'œuvre des trois auteurs qui ont été retenus pour cette étude. Bourdieu est le grand détracteur de la distinction : pour lui, la culture n'est qu'un outil de domination au service des héritiers, qui l'utilisent pour se différencier. Sans cette préoccupation sociale, affirme Rousseau, l’homme resterait par nature plongé dans une solitude totale, autosuffisant, et parfaitement indifférent à ce qui l'entoure. Une indifférence aussi absolue serait la clé d'un bonheur jamais troublé...Elle est aussi, pour la modernité, la clé de notre affranchissement : Descartes, le premier, définissait en effet la liberté, dans une lettre au Père Mesland de 1645, comme une capacité d'indifférence, au sens le plus fort du terme : « Il nous est toujours possible, écrivait-il, de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d'admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c'est un bien d'affirmer par là notre libre arbitre. »
Indifférence solitaire à autrui, indifférence relativiste au vrai et au faux, au bien et au mal : en suivant le chemin tracé par ces trois auteurs, nous préférons refuser de savoir, refuser de voir et de reconnaître ce qui nous précède, afin de rester parfaitement indéterminés – c'est-à-dire parfaitement libres. Plus rien ne doit nous emprisonner par avance dans des schémas préétablis ; les repères culturels, les héritages familiaux, les morales traditionnelles, et bien sûr les religions, sont par principe suspects de restreindre notre capacité de choix. Ils constituent en effet des différences qui nous influencent et nous enferment. Or nous voulons avoir le choix : la liberté que nous projetons se définit comme négation de la contrainte. Nous revendiquons en permanence cette liberté de choix comme une fin en soi, comme le dernier mot qui suffit à clore les débats. Nous exigeons d'avoir le plus grand panel d'options disponibles, pour être aussi indéterminés que possible.
 
En fait, nous voulons entrer dans nos vies comme des consommateurs dans un supermarché
Comme eux, aussi indéterminés, aussi indifférents, pour garder ouvertes toutes les options et n'être plus guidés que par nos seules envies. Rien ne doit pouvoir précéder notre prise de décision, et en menacer le caractère strictement personnel. Rien ne doit dépasser l'horizon du libre choix, ce qui signifie finalement que tout doit être comparable. Il faut en effet que tout soit commensurable, qu’aucune différence essentielle ne subsiste, pour que je puisse tout mettre dans la balance. Moins les différences m'apparaissent, plus je puis expérimenter l'arbitraire qui témoigne de ma liberté de choix. Nous touchons là à ce qui constitue le mouvement même par lequel le réel et toute notre expérience humaine sont réduits à l'économie, ramenés à des valeurs marchandes. Or le marché, qui intègre peu à peu toutes les dimensions de nos existences, ne tolère pas la différence : sa fonction même est de créer de l'équivalence, d’établir entre deux objets une identité de valeur, qui permettra leur échange. Ce n'est pas un hasard si la mondialisation, comme processus économique, passe par l'uniformisation du monde. Elle dissout les cultures, nivelle leurs différences : en rendant le monde indifférent, elle le met ainsi tout entier à ma portée. Par elle, plus aucun lieu n'est étranger, mystérieux, lointain, ni même véritablement distant – mais aucun non plus, du coup, ne demeure vraiment exotique ou singulier. Finalement, rien ne m'est vraiment inconnu dans ces villes globalisées, devenues à peu près identiques, et dont les singularités culturelles ne demeurent que pour témoigner, comme des décorations patrimoniales, de ce qui reste d'une histoire morte. Désormais je me retrouve partout, dans un espace mondialisé continu et homogène ; si tout est partout identique, ma liberté n’a plus de frontières.
Pour accomplir la promesse de cet affranchissement total, nous collaborons avec enthousiasme à la déconstruction de toutes les différences, qui sont autant d'obstacles interposés entre nous et l'objet de nos désirs. Lorsque nous serons enfin affranchis de tous les particularismes, nous serons devenus les individus indéterminés, indifférenciés et indifférents, acteurs et produits parfaits de la société de consommation.
 
Cette liberté d'indétermination est le fantasme de notre société
Elle explique que nous ayons fait de la jeunesse notre idéal absolu : car c'est le propre de cet âge de la vie que d'être indéterminé, ouvert à l'infinité des possibles. Si être libre suppose d'avoir le choix – d'avoir devant soi le plus d'options disponibles –, alors l'adulte est moins libre que l'enfant, moins libre que l'adolescent. L'adulte, en effet, qui a dû faire des choix – professionnels, familiaux, etc. –, s'est déterminé dans une voie; parce que cette perspective nous effraie, nous tentons souvent de la fuir, en rendant nos engagements toujours plus superficiels. Nous avons peur d'être enfermés dans nos propres choix : cette angoisse complique et fragilise toutes nos décisions. Elle constitue ainsi une difficulté inédite dans l'expérience des responsabilités, quelles qu'elles soient : comme nous n'arrivons plus à les assumer vraiment, définitivement, de manière irréversible, il semble que tous les liens deviennent ténus, et, pour reprendre l'expression du sociologue ZygmuntBauman, que la société devienne liquide. Notre obsession de rester libres finit par nous murer, en deçà de toutes nos expériences, dans une solitude qui se protège par l'indifférence du risque de la relation. Cette obsession donne un sens nouveau au fantasme de l'éternelle jeunesse. Rester jeunes veut dire, à tout prix, ne pas devenir adultes, ne pas voir notre vie se figer dans des déterminations irréversibles. Comme on comprend, dans ces conditions, que la place de l'éducateur soit devenue intenable !
 
Dans une société qui a fait de la jeunesse son idéal, comment un adulte peut-il encore avoir un rôle à jouer ?
Puisque la jeunesse de l'élève est la valeur mise en scène par toute la société, que pouvons-nous lui apporter ? Il ne reste plus aux adultes qu'à se mettre à l'école des jeunes pour leur ressembler aussi longtemps que possible... Cette inversion des rôles est inédite du point de vue de l'anthropologie – et, paradoxalement, elle est profondément anxiogène pour les jeunes eux-mêmes, dont l'avenir ne peut être pressenti que comme une lente dégradation vers les complexes de l’âge adulte. Parents et enseignants se trouvent, par principe, « ringardisés » du seul fait de leur position, terrassés d'avance par la crise d'adolescence collective que traverse notre époque. Car c'est bien ainsi qu'il faut lire la revendication bruyante de notre indétermination. De la figure moderne de l'adolescence, nous avons fait notre idéal : la rébellion contre toute autorité, l'esprit critique et frondeur, l'ouverture à tous les possibles, la quête permanente de nouveauté et le refus du passé sont devenus nos plus grandes vertus.
Et, par-dessus tout, de la crise d'adolescence, nous voudrions garder l'indifférence assumée; cette indifférence ignorante, qui précédait l'acte éducatif, est devenue, par un curieux retournement, ce qu'il faut désormais protéger. Rousseau se fixe un but auprès de son élève : « Il me suffit qu'il sache trouver l’à quoi bon sur tout ce qu'il fait, et le pourquoi sur tout ce qu'il croit. » Il faut permettre à Émile de rester parfaitement ignorant, pour qu'il continue de    revendiquer son indifférence. Tout se passe comme si le modèle de cette conception éducative était précisément l'adolescence en crise ; car c'est bien elle qui demande à tout propos « Pourquoi ? » et « À quoi bon ? ». C'est elle qui refuse par principe, au nom de sa liberté de choix, qu'on lui montre la différence entre le vrai et le faux, entre l'utile et le nuisible, entre le bien et le mal. C'est elle qui, pour reprendre les mots de Descartes, s'interdit parfois « de poursuivre un bien clairement connu ou d'admettre une vérité évidente, » au motif qu'elle veut « affirmer par là [son] libre arbitre ».
 
Culture et distinction
 
Pour affirmer ce libre arbitre, pour demeurer indifférents, il nous faut déconstruire la culture
Car elle est précisément ce dans quoi apparaissent des différences. Il ne s'agit pas simplement ici de pointer la diversité des civilisations ; il faut aller plus loin encore : au fond, les singularités de la nature elle-même, la totalité des différences présentes dans le réel, sont rendues visibles par la médiation d une culture. L’uniformisation du monde, exigée par la revendication d’une liberté d’indétermination, passe donc par la révocation de la transmission.
 
On en trouve un cas d’école récent dans la distinction du masculin et du féminin
À la tentative de niveler toutes les différences, cette dualité oppose en effet une résistance majeure : l’altérité sexuelle traverse, de façon très profonde, l’expérience humaine. Et elle constitue un obstacle central à notre liberté d’indétermination : avant même que nous ne naissions, nous sommes déjà déterminés par le sexe particulier qui marque notre organisme, alors que nous ne l’avons pas choisi. Dans le monde d’indifférence que nous construisons, l’individu peut aujourd’hui presque tout choisir de sa vie : son pays, son métier, sa structure familiale, ses opinions politiques, ses convictions religieuses... Il est révoltant qu’il ne puisse pas choisir son sexe et qu’il doive subir cette détermination qui semble pourtant affecter de façon si profonde l’identitéde chacun. Comment nous affranchirons-nous de cette encombrante altérité ?
Le chemin à suivre est bien connu : pour déconstruire la nature – en l’occurrence, la réalité organique de la différence sexuelle –, il faut déconstruire la culture. Toutes les représentations que les cultures humaines élaborent à partir de cette différence initiale doivent donc être considérées comme des « stéréotypes », qui aliènent notre liberté, et nous empêchent de décider de ce que nous voulons être. Ce soupçon porte un nom : le genre est le concept qui servira à désigner cette différence comme une pure construction culturelle, qui enferme notre capacité d'indétermination. Les civilisations dont nous héritons ont toutes, en effet, élaboré des discours, des rites, des vêtements, des coutumes, des œuvres autour de l'altérité sexuelle : en nous apprenant à les regarder comme autant d'artifices, transmis par un passé nécessairement archaïque emprisonnant nos choix, on parviendra à semer un « trouble dans le genre », et finalement à faire totalement disparaître cette différence entre l'homme et la femme.
Et lorsque nous serons devenus totalement indifférents à la différence des sexes, c'est toute cette dimension de nos vies qui sera enfin livrée à notre libre arbitre : désormais, nous pourrons choisir pleinement ce que nous serons. Une fois déconstruits les « stéréotypes de genre », une fois devenus indistincts, nous reconstruirons notre identité par nous-mêmes, sans qu'aucune trace culturelle ne précède nos choix.
Le concept de genre inaugure donc un nouveau champ de bataille dans la guerre contre la culture, cet héritage d'aliénation et d'enfermement qu'il nous faut, selon ses promoteurs, périmer de façon définitive.
 
La mission de l'école, et de l'université, s'en trouve d'ailleurs radicalement transformée Il ne s'agit plus de construire la transmission d'un patrimoine culturel, mais au contraire, dès le plus jeune âge, d'entraîner l'élève à le déconstruire, en lui inculquant le réflexe du soupçon. On n'étudiera plus la langue, la littérature, les œuvres du passé que pour les enfermer dans leur passé – pour les priver de cette actualité qui jusque-là semblait les caractériser. On ne lira plus La Princesse de Clèves pour s'intéresser à l'œuvre dans sa présence vivante, dans ce qu'elle peut encore nous apprendre aujourd'hui; on la lira désormais pour démonter les mécanismes des stéréotypes sexués que la narration installe : quels rapports d'aliénation sont mis en scène à travers l'amour de cette femme ? Comment la domination masculine semble-t-elle installée par la description des personnages ?
Par la position qu'adopte ainsi le lecteur, il interdit à l'œuvre de rien transmettre, et il s'interdit d'en rien recevoir : il se place au-dessus d'elle pour pouvoir mieux la juger – et non en relation à elle, pour hériter de ce qu'elle pourrait avoir à nous apprendre aujourd'hui. Et, par là même, il la tue, en quelque sorte; il anéantit en tous les cas la possibilité de sa fécondité actuelle, qui faisait la raison de notre intérêt pour elle. Il la transforme en fossile : notre héritage culturel n'est plus qu'un résidu d'archaïsmes, qui ne doit intéresser désormais que les archéologues. Si l'avenir est à l'indifférence, il faut pour cela que la culture soit soigneusement datée, périmée, enfermée dans son histoire. Notre postmodernité n'arrive plus à reconnaître la différence. Elle ne l'accepte, paradoxalement, qu'à condition de pouvoir la nier... Et pour cette raison, il était nécessaire qu'elle tente par tous les moyens de révoquer la culture, de porter sur elle le soupçon.
 
Car ce qui nous permet de voir, de percevoir les différences, c'est précisément la culture
Nous l'avons constaté en parlant du langage : la richesse du vocabulaire ne nous permet pas simplement de décrire, mais d'abord de prendre conscience de la singularité des réalités que nous observons. La culture est, d une façon générale, ce dans quoi le monde nous apparaît, dans l'infinie variété qu'il nous présente. Tout est uniforme pour celui qui ignore ; tout est singulier pour celui qui connaît.
Ceci se vérifie dans toutes les cultures, régionales ou sectorielles. Prenons le cas concret d’un univers particulier : l'œnologie ; le vin est bien une culture – au sens le plus simple du terme puisqu'il est d'abord une agriculture. Pour le profane, tous les vins se ressemblent, à peu de choses près. On les identifie en rouges, blancs ou rosés, ils sont plus ou moins agréables ; mais, au-delà de ces considérations primitives, leur différence est imperceptible. Il faut, pour la repérer, acquérir un savoir, entrer dans une culture, développer une expérience, recevoir les connaissances nécessaires pour qu'enfin apparaissent, au creux du palais, les résonances singulières de chaque millésime, l'écho toujours spécifique d'une région, d'un cépage, d'un ensoleillement, d'une maturation...
Les différences ne nous sont donc visibles que par la médiation de la culture – ce qui, encore une fois, ne signifie pas qu'elles soient artificiellement construites par elle. Il y aurait deux façons opposées d'ignorer la nécessité de cette médiation : une erreur serait de croire que, parce que c'est par le prisme de la culture que nous percevons le monde, il n'existe de réalité que construite, artificielle, culturelle. C'est là l'erreur qui piège ceux qui voudraient « déconstruire le genre ». Il est vrai que, sans culture, les choses et les êtres, dans leurs singularités, nous demeurent invisibles ; mais reconnaître cela ne revient pas à affirmer, de façon relativiste, que ces singularités sont purement construites et que la nature n'existe pas. Cela veut dire, simplement, que nous avons besoin de la médiation de la culture pour découvrir la réalité, qui n'est pas immédiatement accessible à nos sens laissés à l'état naturel. Si celui qui veut devenir œnologue a besoin de se familiariser avec la culture propre à l’ univers des vins, c'est pour mieux reconnaître par son moyen des différences bien réelles, des variations objectives : l'œnologue confirmé est celui dont l'organisme, la langue, le nez sont informés par le savoir qu'il a reçu et l'expérience qu'il a mûrie. Ainsi, la culture entre en interaction avec le corps, avec la sensation, pour affiner notre perception et la rendre effective ; et, en cela, elle revêt une nécessité essentielle.Une seconde erreur consisterait en effet à croire que la culture n'entre pas en jeu dans notre observation du réel, qu'elle s'ajoute toujours à une intuition déjà élaborée.
 
La médiation de la culture est une condition nécessaire à notre simple perception
Elle est si nécessaire qu'il nous devient impossible de les séparer l'une de l'autre, et de mesurer par là combien, si nous ne disposions d'aucune culture, le réel même disparaîtrait à notre regard. Nous partageons souvent, de façon presque innée, l'impression qu'il y a partout des évidences, que le réel nous saute aux yeux et qu'il suffit de le constater. Mais toute l'expérience humaine confirme que cette idée est totalement fausse. 
C'est en effet à travers une culture que notre perception peut s'ouvrir aux singularités des choses qui nous entourent. La langue est là encore une nécessité première : il faut des mots, non pas seulement pour parler, mais pour voir le monde. Contrairement à ce que pourrait nous suggérer une expérience trop habituée, la réalité ne nous apparaît pas immédiatement : il nous faut un vocabulaire pour la voir, avec les distinctions qu'il apporte. L'anglais, qui a plusieurs termes pour désigner le brouillard, nous apprend à discerner des phénomènes climatiques distincts là où, héritiers d'une langue moins riche sur ce point, nous apercevions toujours un seul et unique brouillard. Pour observer le monde avec un œil attentif aux singularités qu'il nous présente, il faut des mots qui puissent rendre notre attention sensible à toutes les différences que le réel contient. Et, de ce fait, si toute spécialité suscite progressivement la complexité d'un vocabulaire technique propre, ce n'est pas uniquement pour faciliter la communication entre ceux qui la cultivent, mais aussi pour ouvrir leur perception à la reconnaissance plus fine des nuances et des variations qu'elle éclaire.
La réalité ne se laisse donc pas voir toute seule : notre regard a besoin d'être informé pour la discerner. Il faut avoir hérité d'une culture pour distinguer, dans le produit de notre perception, ce qui est donné à notre regard. Il faut avoir appris dans les images, dans la langue, dans les mots, à discerner ces réalités singulières que notre œil, ouvert par la culture, reconnaîtra dans le réel. Sans cet apprentissage, la perception ne serait même pas possible : elle ne nous apprendrait rien. L’indistinction totale dans laquelle elle se trouverait enfermée la rendrait totalement inopérante : le regard qui ne sait pas reconnaître est aveugle, l'oreille qui ne distingue pas les sons est sourde. La culture nous transmet le sens de ces réalités singulières et chaque fois différentes qu'elle nous apprend à repérer dans le réel. Sans elle, nos capacités organiques de percevoir le monde seraient réduites au silence par l'indifférence absolue dans laquelle elles demeureraient, inutiles et impuissantes. Voilà qui permet de mesurer tout ce qu'il faut savoir pour voir, tout ce qu'il faut connaître simplement pour naître au monde.
 
Nous sommes bien loin de l'intellectualisme élitiste dans lequel on voudrait enfermer la culture
Elle est nécessaire au moindre acte de conscience, manifestant d'ailleurs par là combien le corps est lié à l'esprit dans la perception du réel. La nature ne suffit pas : à l'homme inculte, elle ne dit rien. Souvenons-nous, là encore, de l'enfant sauvage de l'Aveyron : « Il avait des sens, et ne savait pas s'en servir; ses yeux ne savaient pas regarder; ses oreilles ne savaient pas écouter; l'odorat était si grossier qu'il recevait avec la même indifférence les parfums les plus suaves et les odeurs les plus repoussantes; enfin tous ses sens, distraits ou insensibles, erraient sans cesse d'un objet à un autre sans jamais s'arrêter. »
Comprendre l'importance de la culture, comme médiation entre nous et le réel, permet donc de mieux discerner ce qui se joue dans notre rapport à l'altérité. La différence de l’homme et de la femme est bien réelle ; mais, de fait, nous avons besoin de la culture pour la voir. Elle n'est pas évidente, pas davantage que toutes les singularités qui traversent notre univers ; et pour aller jusqu'à elle, il nous faut passer par la médiation des textes, des images, par la médiation même des mots, par lesquels l'humanité qui nous a précédés nous transmet ce qu’elle a mûri pour apprivoiser cette altérité. Il serait illusoire de croire que la nature suffit à nous faire pressentir toute la complexité, la fécondité et la signification essentielles de l'altérité sexuelle ; mais il serait tout aussi absurde de s'appuyer sur la nécessité de la culture pour affirmer que cette réalité est une pure construction culturelle.
Reprendre conscience de cette nécessité permet simplement de mesurer l'ampleur de ce qui est en jeu dans la déconstruction de la culture, à laquelle nous conduit une certaine idée de la liberté. Notre combat contre la culture recoupe en effet, nous l'avons vu, la révolte que nous inspirent des différences que nous ne voulons plus voir, parce qu'elles nous apparaissent comme autant de déterminations que nous refusons d'assumer. Seulement, quand nous aurons achevé de condamner la culture comme une source de stéréotypes aliénants, nous ne serons plus capables de percevoir clairement la nature elle-même. C'est bien cela qui se joue : la distance que nous prendrons vis-à-vis de notre culture nous éloignera en même temps de notre nature commune. Dans l'orgueil d'une postmodernité qui veut n'être précédée par rien, nous sommes prêts aujourd'hui à sacrifier notre héritage sur l'autel de la déconstruction; mais lorsque nous aurons brûlé tous les livres, quand bien même ce serait au nom du meilleur des mondes, nous aurons commencé aussi de brûler notre propre humanité. Ce monde d'inculture et d'indifférence, promesse de l'accomplissement d'une liberté absolue, pourrait bien être celui d'une sauvagerie encore inédite – et d'autant plus menaçante que, par cette inculture même, elle nous rendra incapables de la percevoir à mesure qu'elle nous saisira.
 
Retrouver le sens de la différence
 
Il est donc nécessaire de retrouver, en même temps que le sens de la culture, le sens de la différence
La différence n'implique pas une inégalité, une occasion de mépriser l'autre : elle est au contraire une condition pour s'émerveiller. Aujourd'hui, même la promotion de la diversité se fait au nom de l'indifférence – au nom de la « tolérance », c'est-à-dire l'attitude qui consiste à supporter poliment ce par quoi l’autre est différent, et à montrer qu'on ne s y intéresse pas : un individu sera considéré comme tolérant dans l'exacte mesure où il parviendra à faire comme si la différence n'existait pas. Par là, en réalité, nous ne valorisons pas la diversité, mais plutôt au contraire l'indifférence à la diversité. Ainsi, cette tolérance affichée ne désigne rien d'autre qu'une intolérance réelle à la différence que porte autrui, à la singularité qui marque chacune de nos personnes.
La médiation de la culture ouvre la possibilité d'une autre voie, celle qui nous conduit à l'étonnement, à l'émerveillement. Reconnaître la différence, c'est s'interdire de la mépriser : c'est apprendre à discerner ce qu'il y a de singulier dans les choses et les êtres, et qui dépasse toute évaluation. L'œnologue qui sait distinguer les différents vins, le gastronome dont l'attention pour chaque saveur a été longuement mûrie, ne cherchent pas à hiérarchiser les aliments qu'ils découvrent : ils savent au contraire estimer dans chaque mets ce qu'il a d'unique, d'incomparable. Par la culture, nous apprenons à considérer ce caractère singulier des réalités et des personnes qui nous entourent, et cela nous interdit de réduire leur différence à une inégalité, ou d'enfermer l'infinie complexité du monde dans des hiérarchies toutes faites.
 
Différence ne vaut donc pas condescendance mais découverte
C’est que l'expérience de l'altérité, au contraire, est la condition de tout émerveillement; il faut que tout ne soit pas identique pour que mon attention trouve de quoi s'étonner. Cette expérience n'est permise que par la culture, qui fait apparaître à nos yeux toutes les variations du réel. Découvrir que cette médiation de la culture est nécessaire, c'est comprendre ce paradoxe que l'on ignore trop souvent : la curiosité ne naît pas quand on ne sait rien. En fait, il faut beaucoup de connaissances pour s'étonner. L'expérience se répète dans chaque domaine de recherche : plus on apprend, plus on s'émerveille. L'ignorance ne s'étonne de rien, et la science admire chaque chose. L'habitude blasée ne vient pas d'un excès de connaissances ; et la passion de voir et de savoir ne naît pas de la neutralité d'un regard encore vierge de toute culture. 
Découvrir une nouvelle culture, une science, une littérature, c'est voir peu à peu le monde s'animer d/une infinité de significations encore insoupçonnées; c'est lire dans le réel encore méconnu les singularités qui y dormaient en attendant d'être découvertes. C’est s'étonner soudain de ce qui jusque-là paraissait banal, voir de l'unique dans l'ordinaire, sentir du relief là où, pour les fausses certitudes de l'ignorance inconsciente d'elle-même, tout restait uniforme et plat. Il faut un cours d'histoire, un exercice de physique, un tableau ou un poème pour contempler avec un regard neuf le monde autour de moi, pour considérer authentiquement ce que je vois, ce que je vis. Prenons simplement le lieu où je suis, le paysage que j'observe – prenons la table même sur laquelle j'écris. N'a-t-elle pas une histoire, elle aussi ? N'ouvre-t-elle pas, à elle seule, un univers entier de significations ? Les champs variés de la culture m'apprendront à voir, à travers elle, le bois dont elle est faite, le travail qui l'a produite, l'histoire de ses usages, les places qu'elle occupe dans un foyer, et le lien noué entre les hommes qui se rassemblent autour d'elle. Seule la culture permet de remplacer mon indifférence initiale pour l'apparente banalité de cet objet par une attention éveillée à l’univers entier qu'il dévoile.
Apprendre, c’est recevoir en héritage ce qui nous rend sensibles à l’infinie beauté de la réalité la plus ordinaire ; c'est gagner, pour nos yeux ouverts, ce par quoi la singularité de chaque chose apparaît. Comme nous sommes loin, maintenant, de cette représentation qui nous montrait la culture comme un bagage encombrant !
 
 
 
En refusant de transmettre la culture que nous avons reçue, nous privons les jeunes qui nous suivent
Non pas seulement d'une distinction sociale, mais d'abord de cette attention émerveillée pour le monde dans lequel ils sont. Ils se trouvent déshérités de leur propre capacité d'étonnement, de la condition même de toute perception du réel, dans la diversité qu'il nous présente. Quelle étrange société que celle qui enferme les adolescentsdans la caricature de leur propre adolescence, dont elle s'est faite un idéal ! Au lieu de transmettre ce dans quoi se construit un regard juste et clair, nous cherchons à déconstruire les différences. Pour parvenir à cette indifférence universelle, nous valorisons la critique qui nivelle tout, plutôt que l'humilité de l'apprentissage, qui seul donne à chaque chose son relief. Et ainsi nous retirons aux plus jeunes cette médiation essentielle par laquelle pourrait se découvrir à leurs yeux la singularité du monde.
 
En renonçant à la transmission, peut-être avons-nous cru leur rendre la vie plus facile, ou nous attirer leurs faveurs
Ceux qui, par exemple, blâmaient haut et fort le « cours magistral » ou l'exigence de l'exercice, imaginaient sans doute que les élèves seraient satisfaits de voir la classe transformée en lieu de débats ; la formation des enseignants est dominée depuis longtemps par la prohibition d'un enseignement trop unilatéral. En cours de philosophie, il faudrait organiser des discussions, des exposés, des ateliers ; surtout ne pas se présenter devant les élèves pour leur apprendre quelque chose, pour leur transmettre un savoir qui irait de l'esprit de l'enseignant au leur. Sans doute avons-nous imaginé que cet interdit ferait place à un nouveau dynamisme...C'était méconnaître cette nécessité de la transmission : dans l'indifférence que ne manque jamais de susciter le vide de la connaissance, rien n'a d'intérêt, tout est monotone, rien n'étonne ni ne passionne plus. Nous avons cru plaire aux adolescents en faisant nous- mêmes la promotion de la critique adolescente pour mieux rabaisser tout ce qui avait l'air trop sérieux ; mais lorsque tout est devenu indifférent, lorsque les distances sont abolies et les singularités aplanies, que reste-t-il à désirer ? Dans nos établissements scolaires, le seul vrai résultat de la démagogie des adultes, c'est l'ennui qui bien souvent y règne sans partage – un ennui lourd, épais, consistant, cette lassitude indifférente et résignée qui ensevelit, sous le poids des heures inutiles, les cœurs qu'aucune exigence n'éveille plus.
A l'inverse, F.X. BELLAMY déclare avoir toujours fait l'expérience, apparemment paradoxale, de l'intérêt que ne manque jamais de susciter un enseignement qui s'assume comme tel, porté par la passion de ce qu'il voudrait transmettre. Quel que soit le contexte, même dans les établissements les moins favorisés, il lui a été donné de vérifier ce phénomène : exiger de ses élèves qu'ils fassent l'effort de recevoir ce que l'on a à leur offrir, c'est le début d'une aventure extraordinaire. C'est d'abord le début d'une guerre : car il faut bien souvent se battre, ou plutôt il faut les aider à combattre eux-mêmes leurs propres pesanteurs, tout ce qui les empêche de s'élever – tout ce qui les retient d'être élèves. Il est si difficile de se rendre disponible pour recevoir ! Et ce travail intérieur, plus rude sans doute aujourd'hui que jamais, nous avons tous à le menerpour élargir notre attention à la dimension de ce monde qu'il nous reste à découvrir. Faire le choix d'enseigner authentiquement, c'est donc bien le début de la guerre ; mais c’est aussi la fin de l'ennui, l'ouver­ture à une curiosité inépuisable, l'apparition d'une soif que chaque étape de l'apprentissage ne fera qu'accroître encore. C'est le début d'une aventure partagée entre enseignant et étudiants, et le seul moyen qui gagnera à l'adulte la confiance des plus jeunes. Car c'est seulement parce que nous avons quelque chose à leur apprendre que nous sommes fondés à nous trouver là, devant eux, à requérir leur attention, leur silence et leur respect. Au nom de quoi, sinon, notre autorité serait-elle légitime ? Au nom de quoi notre position aurait-elle un sens ? On s'imagine peut-être que l'enseignant qui abdique le « cours magistral » pour proposer aux élèves de construire seuls leur savoir gagnera par là la sympathie de sa classe. Cela ne se vérifie jamais dans la durée ; l'adulte qui revendique n'avoir rien à transmettre se trouve immédiatement privé de ce qui pouvait lui valoir l'intérêt de ses élèves ; il les prive en même temps de cela seul qui aurait pu susciter leur curiosité pour le monde, et les tient enfermés dans l'indifférence de l'inculture.Cette indifférence dans laquelle demeure celui qui n'hérite d'aucune culture marque aussi sa vie et son être même.
 
A la recherche de la liberté
 
Le refus de la transmission prive l’élève de ce dans quoi pouvait naître sa propre singularité
 Il faut, là encore, prendre au sérieux la nécessité de la culture, comme médiation essentielle pour l'accomplis­sement de notre nature. Etre vraiment soi-même n'a rien d'une évidence innée; être libre n'est pas immé­diat. Voilà qui permet de mesurer l'erreur d'une défini­tion qui assimile la liberté à l'indifférence : il ne suffit pas d'être indéterminé pour être autonome. La liberté authentique est le résultat d'une médiation.
Toute la culture porte le témoignage de ce paradoxe : il y a bien de la distance entre s'asseoir devant un piano pour en frapper les touches qu'on veut, et faire entendre une musique qui soit vraiment personnelle. Parcourir cette distance jusqu'à soi, c'est l'enjeu d'un long travail, sans doute jamais complètement achevé. Conquérir son propre style suppose d'abord de se plier à la contrainte de l'exercice. Pour développer authentiquement une façon de jouer ou de composer qui soit personnelle, il faut passer par la rencontre avec le professeur, qui transmettra à l'élève les connais­sances nécessaires à cette médiation. Combien d'heures d'étude, combien de gammes et de mesures indéfini­ment répétées a-t-il fallu pour que naisse finalement le caractère si personnel d'une sonate de Beethoven ou d'un nocturne de Chopin ? Si le propre d'un grand artiste est d'être vraiment nouveau, singulier, inimitable dans son style, ne croyons pas que cette originalité soit rendue possible par l'effacement de la transmission.Bien au contraire: comme une pensée nouvelle naît dans la discipline d'une langue, toute liberté jaillit à l'inté­rieur d'un héritage culturel – non pas malgré les contraintes qu'il comporte, mais grâce à elles. Le terme même de discipline, justement, exprime bien le caractère norme autant que normatif des savoirs, par lesquels sont structurées et clarifiées nos perceptions et nos intuitions. Toute culture impose en effet un certain ordre, distingue ce qui est juste de ce qui ne l’est pas ; et c'est par là seulement que nous sommes paradoxalement conduits à notre propre personnalité.
 
La liberté ne naît pas du désordre
Pas plus que la singularité d’une pensée n apparaît hors des règles de la grammaire, nous ne pouvons espérer être plus auto­nomes en déconstruisant toutes les normes. Concrète­ment, Beethoven et Chopin ont eu des professeurs pour les guider, pour les reprendre, pour les aider à distinguer la note juste de la dissonance et le meilleur toucher de la frappe insensible. L'apprentissage n'éloigne pas notre liberté – toute l'œuvre de ces artistes le prouve ; il nous y conduit au contraire. La liberté des plus grands maîtres naît toujours d'un héritage, qu'elle accomplit et dépasse en l'enrichissant d'une singularité nouvelle.
Mais pour qu'ait lieu ce dépassement, il faut d'abord une autorité qui nous aide à distinguer le vrai du faux, le meilleur du moins bon, ce qui mérite d'être recherché et ce qui mérite d'être abandonné. Lorsque, pour être préservés de toute influence, nous aurons déconstruit cette autorité qui nous précède, nous aurons enfin toutes les options indifféremment ouvertes devant nous; mais nous ne serons pas libres pour autant.
 
Il ne suffit pas pour être libre d'avoir le choix
il faut surtout savoir choisir – savoir discerner, agir, créer, ce qui implique de pouvoir distinguer. A quoi nous servira-t-il d’être devenus parfaitement indifférents pour pouvoir décider de tout dans notre vie si cette même indiffé­rence nous empêche de rien désirer ? Le recul de la culture laissera derrière lui un monde informe, mono­tone, où n'apparaîtront plus ni aspérité ni singularité. Nous serons ainsi maintenus dans une indétermination absolue, mais rendus pour cela incapables de nous engager. Or c’est cela – faire un vrai choix, se détermi­ner – qui est l’expérience effective et véritable de la liberté. Pour parvenir à elle, il faut apprendre à faire la différence, ce qui suppose notre rencontre avec la culture, et avec l'autorité.
Sans aucun doute, les pédagogues qui ont vu dans l'autorité un obstacle à la liberté de l'élève étaient-ils animés par une intention parfaitement généreuse. La critique de l'autorité s'est opérée au nom du respect de l’enfant. Comme la culture – il s'agit en fait d’une seule et même chose –, l’autorité a été considérée comme un mal rendu nécessaire par les problèmes de la vie en société. Il faut bien, pour le « vivre ensemble », que soient imposées quelques règles qui assurent autant que possible notre coexistence pacifique. C’est là le seul fon­dement qui puisse justifier un acte d’autorité; mais celui-ci demeure pensé comme une restriction pénible de notre indépendance.
 
 « La liberté des uns s'arrête où commence celle d'autrui »
Une telle conception, qui passe aujourd'hui pour parfaitement évidente, signifie en fait que nous serions parfaitement libres si nous étions totalement seuls... Elle décrit la société comme une juxtaposition d'espaces pour l'action des individus, limités par la présence d'autrui, mais séparés et indifférents les uns aux autres. Dans cette perspective, l'autorité est une diminution de la liberté individuelle, qu'il est nécessaire d'accepter à condition qu'elle demeure limitée à sa stricte nécessité.
Ne cherchons pas plus loin la cause essentielle de ce qu'il est convenu d'appeler la « démission » des parents, et des éducateurs en général. Il est devenu banal de déplorer que tant d'adultes aient cédé à une forme de lâcheté, de paresse, d'abandon dans leur responsabilité éducative– qu'on se souvienne seulement du débat autour de la suppression des allocations familiales pour les parents d'enfants absentéistes. Mais en même temps que ce reproche, la société ne cesse de culpabiliser l'exer­cice de l'autorité en général, et de l'autorité parentale en particulier : les adultes sont tenus de respecter la liberté de leurs enfants, de les laisser faire leur expérience; et leur autorité est présentée comme une menace pesant sur cette autonomie à protéger. Dans cette injonction contradictoire, on ne parle des parents que pour les accu­ser, en stigmatisant un jour les dérives de leur autorité, et en leur reprochant le lendemain d'avoir démissionné de leur responsabilité. Pendant ce temps, en effet, c'est une génération d'enfants sauvages qui semble parfois gran­dir, une génération de jeunes abandonnés à l'immédiateté compulsive de leurs envies, de leurs instincts, des désirs qui les traversent.Car personne ne devient plus libre pour avoir été préservé de toute autorité.
En fait, il n y a pas d'enfant- roi : il n’y a que des enfants devenus les tyrans d'eux- mêmes, les esclaves de l'immédiateté, pour avoir été privés des repères qui auraient pu les aider à fonder de vrais choix. C'est l'une des fonctions les plus décisives de la culture que de transmettre ces repères : les distinc­tions qu'elle véhicule, les valeurs qu'elle transmet sont la condition d'une authentique autonomie. Pour avoir une chance de devenir libre, il faut naître dans un monde dont quelque chose soit dit, et dont quelque chose soit interdit.
 
Toute culture comporte une dimension axiologique
Une représentation du bien et du mal, du juste et de l'injuste, de ce qu'il faut ou ne faut pas faire. Mais l'autorité de ces représentations, le fait qu’elles soient transmises et partagées, n'a pas pour fonction de consti­tuer un cadre qui enferme les individus pour garantir la paix sociale. Cette conception réductrice de la culture sape de l'intérieur l'acte de la transmission, même quand elle le décrit comme nécessaire. Qui assumerait d'emprisonner ses enfants dans des règles artificielles, fût -ce au nom de l'intérêt collectif ? Qui voudrait héri­ter d'un moule social auquel il faut se conformer sous la contrainte ? Voilà l'inquiétude implicite qui nous rend incapables d'éduquer.
Pour refonder la transmission, il faut rompre avec ces fausses légitimations de la culture, dans lesquelles nous nous sommes enfermés. Non, la culture n'est pas un « bagage » encombrant, même stratégiquement opportun; elle n'est pas plus une contrainte, même socialement utile, qui enfermerait notre discernement. En transmettant un héritage culturel à leurs enfants, les parents ne restreignent pas leur autonomie, au contraire : ils leur offrent la condition essentielle pour que naisse et grandisse leur liberté.
Si l'enfant n'est pas immédiatement libre, si la culture est cette médiation nécessaire pour qu’il puisse devenir lui-même, l'acte de la transmission est celui par lequel se trouve augmentée sa capacité à distinguer, à discer­ner, et donc à mûrir son propre désir et ses choix de demain – quand bien même ils le conduiraient à s'affran­chir de cet héritage...
 
La rencontre avec l'autorité, loin de l'enfermer, augmente donc en l'enfant sa propre liberté
Une telle intuition permet de mieux situer la géné­rosité authentique de l'éducateur : elle ne consiste pas à laisser l'enfant seul, pour préserver une indépendance qui ne saura même pas quel désir peut lui donner sens. Elle appelle au contraire à transmettre ce que l'on a reçu de meilleur, pour faire grandir une authentique liberté. Il n'est pas de plus grand acte d'amour que l'acte d'autorité.
Il se manifeste d'ailleurs comme tel pour l'enfant, pour l'élève – même dans les exigences ou les résis­tances que l'adulte lui impose parfois. Ne sont-elles pas en effet autant de témoignages de la valeur qu'on lui accorde ? Le paradoxe est que nous avons voulu, pour signifier aux plus jeunes notre confiance et notre res­pect, ne rien leur interdire, les laisser décider, céder à leurs désirs, sans jamais imposer une parole d'adulte qui aurait pu gêner leur itinéraire. Débarrassés d'une auto­rité ringarde et dépassée, ils pouvaient enfin faire eux- mêmes leur expérience ; peut-être allaient-ils parfois y laisser quelques plumes, mais après tout, comme l'écri­vait Rousseau, « le bien-être de la liberté rachète beau­coup de blessures ».
 
L'autocensure inédite à laquelle s'est obligé le monde des adultes était donc imposée comme un commande­ment de l'amour
Pourtant, elle ne pouvait être ressen­tie que comme l'expression d’une indifférence. Car celui qui peut faire sa vie sans que nous nous en inquiétions, celui que Ton abandonne à lui-même en préférant ne rien savoir, celui-là doit penser que nous ne tenons pas beaucoup à lui... Àl’inverse, aider un enfant, un élève, parfois contre lui-même, à s'orienter vers ce que l’on sait être meilleur pour lui, c'est un signe de l'intérêt que nous lui portons. Quand bien même il nous arriverait de nous tromper, quand bien même sa liberté d'adulte s'éloignerait demain des chemins que nous avions ima­ginés, l'adulte qui transmet ce qu'il a de plus précieux signifie à l'enfant toute la valeur qu'il revêt à ses yeux.
N'avons-nous pas tous déjà vécu cette expérience, de finir par aimer le plus les adultes qui avaient montré le plus d'exigence envers nous ? Non pour l'exigence en elle-même, qui n'a pas de signification en soi; mais parce que, en nous transmettant avec autorité ce qu'ils voulaient nous offrir de meilleur, ils nous révélaient à nous-mêmes notre propre valeur, et celle que nous avions à leurs yeux. Dans Le Premier Homme, un récit autobiographique raconté à la troisième personne, Albert Camus parle avec une émotion intacte de l'insti­tuteur qui le suivit pendant sa scolarité à Alger. Dans cette école d'un quartier pauvre, près de la Casbah, l'enseignant, M. Germain (M. Bernard dans le livre), accueille des enfants de familles souvent très défavori­sées. Il en est « craint et adoré en même temps », dit Camus – qui lui écrira d'ailleurs pour le remercier, quelques jours après avoir reçu le prix Nobel de littérature... Ce que l'auteur, des années plus tard, retient de cet enseignant, c'est sa volonté de transmettre aux enfants ce savoir dont il était passionné : « dans la classe de M. Bernard [...], [l'école] nourrissait en eux une faim plus essentielle encore à l'enfant qu'à l'homme, et qui est la faim de la découverte ».
 
La transmission touche bien à l'essentiel
C’est-à-dire à l'être même de celui qui la reçoit. En cela, seule l'autorité de l'adulte révèle à l'enfant l'infinie valeur de la personne qu'il est, et qu'il devient. Tout se trouve résumé par le souvenir de Camus : « dans la classe de M. Germain, pour la pre­mière fois, ils sentaient qu'ils existaient, et qu'ils étaient l'objet de la plus haute considération : on les jugeait dignes de découvrir le monde ».
Pour la première fois : ainsi est signifiée de nouveau la nécessité d'une médiation. Sans culture, l'enfant ne peut même pas prendre conscience de son être propre. Il faut donc renverser la définition rousseauiste : l'autorité ne signifie pas « être aimé de l'enfant », mais l'aimer, et l'aimer assez pour lui transmettre les savoirs, les frontières, les dits et les interdits qui lui montrent que nous tenons tant à sa propre liberté. En effet, cette autorité qui lui offre des repères aujourd'hui le fait échapper pour la vie à l'immédiateté de l'instinct et le prépare ainsi à deve­nir lui-même adulte. Il faut ces distances, ces distinctions que transmet la culture pour sortir du chaos de l'impul­sion et créer l'espace d'une authentique autonomie, Bien sûr, cela n'a rien d'évident – encore une fois, si nous étions des êtres d'immédiateté, aucune médiation ne serait par définition nécessaire, il n'y aurait aucun effort à faire pour devenir soi-même... Notre condition consti­tue une exigence contre laquelle nous ne cessons de nous révolter ; et cette révolte, l’enfant, l’adolescent la vivent déjà lorsqu’ils refusent d’avoir besoin d’une parole qui les éclaire. Dans ces moments-là, l’autorité signifie : aimer l’enfant au point d’accepter de n’être pas toujours aimé de lui, pour lui offrir, malgré tout ce qui, en lui, résiste à son propre bien, les repères qui l’aideront à s'émanciper de l’attraction primaire du désir impulsif et de l’indifférence inconséquente.
 
Se réconcilier avec le particulier
 
Ici surgit une difficulté : quelles valeurs, quelles éva­luations, quels impératifs et quels interdits trans­mettre ?
  
Si le besoin de repères est universel, les cultures sont particulières
F.X. BELLAMYl’a dit, la culture est une médiation essentielle : au cœur de notre nature est ins­crite la nécessité de cette relation à l'altérité, à l’autorité, pour devenir soi-même. Mais de quelle culture parlons- nous ? Cette question est sans aucun doute l'une de celle qui hante le plus les éducateurs contemporains. Jusqu'ici, nous l’avions laissée de côté : nous parlions en effet de la culture comme d’un besoin universel. Mais les cultures sont particulières : chacune d’entre elles, avec sa langue, ses pratiques, ses rites, sa tradi­tion, porte en elle une vision singulière du monde. Elles sont par ailleurs contingentes et imparfaites, chaque fois le produit d'une histoire heurtée, faite de hasards, de bizarreries et de drames. Toute culture charrie avec elle, en même temps que les aspirations les plus élevées de l'homme, la part de fragilité, d’erreur et de folie qui se manifeste dans le trouble des siècles. Comment alors pourrions-nous, de l’une de ces cultures particulières, avec tant d'humiliante contingence, tirer l'accomplissement de notre nature ?
Voilà sans doute la dernière différence contre laquelle nous ayons choisi de nous révolter.
 
La différence des cultures nous insupporte, à double titre
 – D'abord parce qu'elle est, croyons-nous, le germe toujours dangereux d’un conflit entre les peuples. Chaque société, enfermée dans sa culture, pourrait être tentée de se croire supé­rieure et de déclarer la guerre aux autres au nom de sa propre civilisation. De cette tentation, nous nous vou­lons totalement exempts, guéris de la violence colonia­liste de l'ethnocentrisme. Nous comptons bien nous prémunir des conflits archaïques que l'humanité a tra­versés dans les siècles passés ; aussi ne faut-il plus rien transmettre de ces particularismes dangereux que sont les cultures, susceptibles de relancer à tout instant le repli identitaire et la guerre des civilisations : ne plus transmettre une tradition singulière, le respect d'une morale, l'amour d'une langue ou d'un pays, ni bien sûr une religion... Bref, nous refusons d'être enfermés dans le particulier.
– Ensuite, nous voulons désormais être fidèles à l'universalité de l'homme, qui transcende toutes les cultures et les annule. Pas de plus grande vertu que 1'« humanisme», qui se veut délivré de tout attachement contingent. Fidèles à l'enseignement des Lumières, nous sommes définitivement au-dessus de l'amour du « prochain»:cetteproximitérelèveraitd'unparticularismeinsuppor­table; êtres de raison et de nature, nous voulons «aimer l'humanité ». Tout autre impératif serait trop étroit pour nous. L'incapacité à s'élever vers l'universel, nous l'attribuons à ces héritages qui nous enferment, à ces cultures qui nous piègent. L'homme n'est-il pas naturellement ouvert au monde, capable d'affirmer comme Térence que « rien de ce qui est humain ne [lui] est étranger » ?
Nous demandons donc à l’école de ne plus transmettre une culture parmi d'autres, mais de conforter chez l'enfant le sens de l'universel. Car, si nous refusons de transmettre, nous n'avons pas renoncé à éduquer ; mais cet « humanisme » qu'il faut faire partager aux enfants doit venir immédiatement, comme par une forme d'évidence, dans le rationalisme transparent et – croit-on – spontané de la morale universelle.
 
Ce faisant, jamais l'école n'a été aussi moralisante qu'aujourd'hui
Selon le Bulletin officiel de l’Éducation nationale, l'enfant doit y déve­lopper des« compétences sociales et civiques », qui font partie intégrante du « socle commun » quechacundoitavoir«acquis».Viennent d'abord les « capacités » et les « attitudes » que peuvent porter une « culture huma­niste », comme l'expérience d'« une approche sensible de la réalité » ou « les valeurs humanistes », qui permettent de « développer la conscience que les expériences humaines ont quelque chose d'universel ». Après ces pré­cisions, l'école se voit assigner d'innombrables missions éducatives : elle doit conduire l'enfant à « devenir pleine­ment responsable », « refuser la violence », « apprendre à bien vivre ensemble », « faire valoir son point de vue, négocier, rechercher un consensus », « pouvoir s'affirmer de manière constructive », « devenir un acteur responsable de notre démocratie »... Bref, il s'agit de « mettre en place un véritable parcours civique de l'élève, constitué de valeurs, de savoirs, de pratiques et de comportements[3] ».
De tout cela, on ne peut évidemment que se louer. Mais ces formules sophistiquées continueront de ronronner dans le vide tant que nous n'aurons pas compris que l'école ne pouvait contribuer à cette mission éducative qu'en assumant simplement la tâchequiluiestpropre:transmettre une culture. Et non pas une « culture humaniste » (de quoi d'ailleurs s'agit-il au juste ?), mais une culture particulière, avec son langage, son histoire, ses figures et ses repères singuliers. Parce que l'homme n'est pas un être d'immédiateté, il faut reconnaître qu'il nous est nécessaire de passer par cet héritage particulier pour progresser vers l'universalité de notre propre nature, enfin accomplie par la médiation de la culture.
Prenons un exemple simple : la persistance de certaines inégalités au détriment des femmes, et l'aug­mentation des incivilités, des paroles ou des actes de violence à leur égard, a conduit nos politiques à se préoccuper de lutter contre le sexisme. C'est là une très juste cause dans un climat qui semble effective­ment se dégrader. Parce qu'il faut prendreleproblèmeàlaracine,l'école est donc saisie de cette mission supplémentaire : un rapport du Commissariat général à la stratégie et à la prospective recommande de sanctionner sévèrement tout sexisme entre élèves à l'école primaire, et d'insérer la notion d'égalité entre filles et garçons dans les règlements intérieurs des établissements ; au collège, il faudra mettre en place « des actions pour faire réfléchir les jeunes sur la notion de respect envers les personnes de l'autre sexe ». Ce mora­lisme a beau être bien inspiré, il est facile de com­prendre pourquoi il est voué à l'échec.
 
Nonobstant, l'école peut faire beaucoup, presque tout cela
Mais à condi­tion d’être rétablie dans sa mission propre. Elle peut contribuer à ouvrir l'enfant à sa responsabilité morale et au sens de l'universel; mais seulement en passant par la transmission d'une culture, par le sens du parti­culier. Hors de cette culture, quelle autorité pourront avoir pour les élèves les préceptes universels qu'on leur assènera, toujours plus nombreux et abstraits à mesure qu'ils seront plus inefficaces ? Rappelez aux écoliers, dans toutes les chartes et règlements que vous voudrez, que le sexisme, c’est mal ; réunissez des collégiens pour les faire réfléchir au respect d’autrui : tout cela ne ser­vira à rien. En revanche, faites-leur étudier la vie de Jeanne d'Arc, son histoire, son procès ; donnez-leur à lire Mme de La Fayette ; faites-leur apprendre tout ce que Marie Curie a donné à la science : comment un seul élève pourra-t-il ensuite affirmer que la femme est inférieure à l’homme ? A travers chacune de ces figures particulières, dans la singularité de l'univers culturel dont elles sont nées et qu'elles ont marqué de leur empreinte, nous sommes conduits vers un enseigne­ment dont la portée est universelle.
 
 
Tirons-en quelques conséquences
– La première, c'est que le particulier ne nous enferme pas en lui, au contraire : c'est par lui que nous pouvons aller vers l'universel. L'estime de ce qui est le plus proche ne m'éloigne pas du reste du monde ;
– à l'inverse, elle m'ouvre à la compréhension de ce qu'il y a de plus général. Par exemple, le fait que nous ayons aimé nos parents de façon totalement unique, avec leurs person­nalités singulières, ne signifie pas que nous en soyons venus à détester tous les autres parents de la Terre, loin de là : c'est à travers eux que nous avons approché la réalité de la paternité, de la maternité ; et la relation personnelle qui nous a liés à eux a pu seule nous faire pressentir avec émerveillement l'infinie et fragile beauté de cette expérience universelle de la filiation, qui porte l'humanité. Aimer ses parents ne veut pas dire qu'on méprise les autres ; de la même façon, aimer la culture que l'on a reçue en héritage, cette culture particulière parmi toutes les civilisations du monde, ne signifie pas détester les autres. Bien au contraire : à mesure que nous recevrons ce que notre culture peut nous trans­mettre de meilleur, nous serons à même de comprendre et d'estimer la singularité des autres traditions que nous pourrons rencontrer.
Pour cette raison, il faut cesser d'avoir peur de transmettre notre culture, comme si elle devait consti­tuer un danger pour la paix et la coexistence des civili­sations. F.X. BELLAMYne croit pas au choc des cultures, mais au choc des incultures : le plus agressif est celui qui, dépourvu d'héritage, ne sait pas qui il est ni d'où il vient, celui qui n'est pas assez familier d'une langue pour s'ouvrir à d'autres langages. Ce n'est pas la singularité des visions du monde qui nous oppose : ce qui nous isole vraiment, c'est l'incapacité à penser ce qui nous entoure quand un vocabulaire nous fait défaut pour cela.
Notre seul chemin vers l'universel est donc le parti­culier. Reprenons simplement l'exemple de la langue : pour pouvoir découvrir une seconde langue, il faut déjà bien maîtriser la sienne – cette langue « maternelle », cette langue particulière qui est nôtre par la contin­gence de notre naissance. Celui à qui sa propre langue reste étrangère, celui-là n'a aucune chance de pouvoir un jour comprendre, parler et écrire d'autres langues. D'ailleurs, le principal obstacle que rencontrent aujour­d'hui les enseignants en langues vivantes dans les éta­blissements scolaires, c'est le défaut de maîtrise d'un grand nombre des élèves en grammaire, en ortho­graphe et en vocabulaire français... En réalité, plus je serai familier de ma propre langue, plus j'aurai de faci­lités pour en apprendre, traduire, interpréter d'autres ; et plus aussi je serai sensible à ce que chacune d'entre elles sait dire singulièrement du monde, par l'univers culturel dont elle est issue.
Ainsi, la meilleure façon d'aider un enfant à s'ouvrir à toutes les cultures, de faire grandir son cœur et son esprit jusqu'aux dimensions de sa propre humanité, c'est de lui transmettre une culture. Mais quelle culture, puisqu'elles sont multiples ? Chaque culture est parti­culière ; et chacune porte en elle une vision du monde, dont la justesse, la finesse, l'équilibre sont fragiles et incertains. L'acte de la transmission a-t-il pour fonde­ment une hiérarchisation implicite des cultures ?
 
Enseigner une « première langue », est-ce la désigner comme la première des langues et mépriser toutes les autres ?
Pourquoi transmettre une culture plutôt qu'une autre ?Il faut retirer à ce choix tout le soupçon d'orgueil néocolonial dont on l'a affublé. Car les questions qu'il nous fait poser sont tout simplement sans objet. Pour­quoi avez-vous aimé vos parents de façon absolument unique, les distinguant en cela de tous les parents du monde ? Ce n'est pas que vous ayez considéré qu'ils étaient les meilleurs, ni que les autres étaient                « inférieurs » ; mais il se trouve que c'étaient vos parents, voilà tout. Vous les avez aimés, ces parents particu­liers, avec leurs caractères propres, avec leurs qualités uniques et leurs nécessaires limites; et chaque année de votre enfance vous a donné sans doute, en même temps qu'elle vous rendait plus lucide sur leurs fai­blesses, une infinité de raisons supplémentaires de les aimer. Il n'y a aucun orgueil là-dedans, aucune revendication de supériorité ; ces parents, d'ailleurs, vous ne les- avez même pas choisis : la relation qui vous lie à eux n'est donc pas le résultat d'une évaluation compa­rative... Mais vous les aimez, d'une façon unique, parce que c'est par eux qu'est passée votre humanité.
C'est ainsi qu'il faudrait aimer la culture que nous avons reçue. Non pas parce qu'elle serait meilleure que toutes les autres, ou la seule à donner du monde des aperçus justes et féconds. Mais parce que c'est notre culture, parce qu'elle habite ce lieu où nous sommes nés, cette proximité où nous vivons, ce pays où nous avons grandi. Pourquoi le nier ? Une culture a façonné cette immense famille qui, génération après génération, n'a cessé de l'enrichir en retour : elle constitue, non pas un « capital », mais un héritage, un patrimoine commun qui, autant que notre patrimoine génétique, fait de nous ce que nous sommes – des hommes qui soient vraiment humains. Quelle que soit la diversité de leurs origines, une société s’honore de transmettre à tous les enfants qu'elle accueille le meilleur de la culture commune qui, formée et formant le pays où ils vivent, constitue de plein droit leur héritage propre.
Il n’y a pas d'alternative : il faut aimer cette culture, accepter de la recevoir et de la transmettre – ou bien n'en aimer aucune. Bourdieu reconnaissait qu'on ne peut faire d’un enfant « l’indigène de toutes les cultures » ; et ce ne sont pas nos programmes scolaires, qui ont abandonné des pans entiers de l'histoire de France pour faire place aux « civilisations extra­européennes », qui y parviendront. Encore une fois, c'est mettre le but avant le chemin : un collégien ne s'ouvrira pas sur l'universel pour avoir eu des aperçus universitaires sur toutes les cultures du monde ; c'est en apprenant à bien connaître sa propre culture qu’il se prépare à rencontrer demain le monde en adulte ouvert, curieux et capable de discerner la valeur de l'altérité.
L'école peut préparer cela; elle peut accompagner l'enfant jusqu'à cette ouverture à l'universel. Elle peut susciter en lui, mieux encore que le refus de la vio­lence, le désir du dialogue ; mieux que la tolérance, le respect et l'intérêt; mieux que la non-discrimination, une attention singulière à chacun. L’école peut tout cela; mais seulement par le moyen qui lui est propre, cette médiation d'une culture que son essence même est de transmettre. Tout le problème naît d une inver­sion illogique : nous confondons cette mission de l'école avec les bienfaits – réels – que nous pouvons en attendre. Le sophisme est facilement transposable : par exemple, un architecte construit des habitations; or, pouvoir se loger rend les gens plus heureux. Donc, un architecte contribue au bonheur des gens. Ceci est parfaitement exact. Pourtant, la mission propre de l'architecte reste de faire des plans, de construire des murs et des toits. Si vous lui expliquez que son travail est désormais de rendre les gens heureux, vous risquez de le perdre; et plus encore si vous lui interdisez en même temps de construire des habitations...
L’école est aujourd’hui exactement dans la situation de cet architecte désorienté; nous considérons que sa mission est de veiller à l'humanisme de nos enfants, et non plus de transmettre un savoir. Nous exigeons qu'elle combatte le racisme, le sexisme, les discrimina­tions, les inégalités et les accidents de la route, qu'elle rende les générations futures tolérantes, citoyennes, écoresponsables, engagées et épanouies. Et nous exigeons des enseignants tous ces résultats, mais en les privant de leur travail spécifique, la transmission de la culture, par laquelle ils pouvaient y contribuer. Nous leur demandons de susciter, chez les enfants, des quali­tés qui ne peuvent naître que de cet héritage que nous leur interdisons de donner. Une telle injonction contra­dictoire explique la désorientation de notre système éducatif – qui vague de « nouveau lycée » en « refonda­tion de l'école » au gré de réformes continuelles – et la dépression collective dont le monde enseignant semble massivement frappé.
 
La crise de notre système éducatif n'est pas un problème de moyens ni d'organisation
C'est une question de finalités. Et l'école n'en sortira que lorsqu’aura été réaffirmée sa mission propre, la transmission, et la fécondité qu'elle porte. Ce n'est pas en produisantdeschartesouenorganisantdes débats que l'école luttera contre le sexisme : non qu'elle en soit incapable, au contraire. Il suffirait pour cela de réhabiliter, tout au long de la scolarité, l'apprentissage par cœur de la poésie ; car alors la beauté saisit chaque enfant par le cœur. Puisons simplement dans notre héri­tage, si accessible et si délaissé... Comment d'ailleurs est-il possible que, au pays de l'amour courtois, du roman de chevalerie, de la tragédie classique et du poème romantique, on puisse mal parler à une femme ? Il suffit donc d'ouvrir pour nos élèves quelques pages, de leur proposer des vers, d'augmenter ainsi leur mémoire de la langue que l'histoire nous offre. Alors seulement, ils seront élevés vers la plénitude de leur humanité et vers l'authentique respect d'autrui. Car celui qui a été nourri, saisi et transformé par le vers de Villon, de Chénier, de Baudelaire ou de Verlaine, com­ment peut-il s'aveugler encore sur la grâce qui se trouve partout autour de lui, révélée pour lui dans l'humble matière des mots ? Habité par une langue animée, et dont le souffle anime le monde, comment pourrait-il ne pas estimer infinimentl'autrequ'ilrencontre, dans sa singulière beauté désormais rendue visible ?
Le seul chemin par lequel l'éducateur sait servir l'humanité des hommes, c'est la culture.
 
 
 
 


[1] François-Xavier BELLAMY, agrégé de philosophie, extraits de « LES DÉSHÉRITÉS ou l’urgence de transmettre », Plon, août 2014, pp.111-197.
[2] A la fin du CE1, les enfants au vocabulaire le plus pauvre (quartile inférieur) connaissent une moyenne de 3.000 mots radicaux (MR1). Ceux moyennement pourvus atteignent 6.000 et le quartile supérieur 8.000. Comme le gain lexical annuel moyen à l’âge de 7 ans peut être estimé à 1.000 MR par an, il y a déjà, à partir de ce niveau , l’équivalent de 5 ans de différence entre le quartile le plus bas et le plus élevé. Dans la plupart des cas, l’école sera incapable de combler cette lacune lors des années suivantes (CE2-6ème).   
[3] Bulletin officiel de l’Éducation nationale, n° 29 du 20 juillet 2006.




Date de création : 09/06/2015 @ 19:34
Dernière modification : 09/06/2015 @ 19:45
Catégorie : Sociologie
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