LA CRISE DE LA TRANSMISSION (1) LE PARTI PRIS DES CENSEURS DE LA TRANSMISSION Selon François-Xavier BELLAMY[1], la dissolution de la culture qui est ici en cause, « est née de la culture elle-même ; et la crise de la transmission qui la caractérise est le résultat, non un accident conjoncturel, mais dune critique très profonde, dont la généalogie sétend sur plusieurs siècles. Il suffit, pour sen rendre compte de prendre le temps dun rapide retour en arrière. Rechercher les traces de cet effort critique, cest mesurer lampleur de ce qui est en jeu dans la crise quil suscite. Toute la civilisation occidentale est conduite par la modernité jusquau point de rupture, dont nous observons aujourdhui, dans les débats les plus actuels, la proximité concrète. » F. X. BELLAMY a tenté disoler trois moments importants de cette critique de la transmission par la modernité,non sans avoir fait deux remarques préalables : sagissant de transmission, il nest pas question pour lui de revenir sur lhistoire de la pédagogie, ni sur la discussion des méthodes éducatives à proprement parler. Il a plutôt tenté de dégager des travaux quil a isolés, une vérité fondamentale de la culture et de léducation ; et cest à ce même niveau, que dans une seconde partie, il tente de situer sa réponse. de la généalogie, quil a ici esquissée, il faut comprendre quelle ne puisse être que très schématique. En choisissant de citer seulement trois auteurs qui lui ont semblé emblématiquesde cette critique radicale de la transmission, telle quelle se déploie dans la pensée occidentale depuis plusieurs siècles. Selon lui, « elle permet déjà de poser un constat clair : la crise de la culture de léducation, de la famille, des autorités traditionnellement investies de la responsabilité de la transmission, nest pas un échec, contrairement à ce que nous pourrions penser superficiellement ; mais elle est au contraire le résultat dun travail réfléchi, durable, explicite. La position actuelle de lécole, et de lautorité éducative en général, marque laccomplissement dune vision mûrie depuis longtemps, et dont on peut trouver la trace chez trois auteursmajeurs de notre histoire, DESCARTES, ROUSSEAU et BOURDIEU. » I/ DESCARTES LA TRANSMISSION CONTRAINT À UNE RECONSTRUCTION PERSONNELLE Révolution scientifique Le premier moment de cette révolution souterraine intervient au beau milieu de la révolution scientifique qui marque le XVIIe siècle. Nous sommes en 1634, René Descartes a trente-huit ans ; il sest retiré en Hollande depuis quelques années, après une vie dérudit aventureux et de voyageur infatigable. Mathématicien, physicien, astronome, moraliste, ingénieur et soldat dans diverses armées. Descartes a touché à tout ce vers quoi son insatiable curiosité le portait. Après de brillantes études au Collège royal de La Flèche, puis à la faculté de droit de Poitiers, il a publié une dizaine douvrages et détudes en latin, qui traitent de musique, descrime, de physique des solides, doptique ou de théologie. Ces premiers essais, reflets de son esprit vif et ouvert, ont contribué à asseoir sa réputation dans les cercles savants des villes où ses pérégrinationsincessantes lont conduit : en Hollande, en Allemagne, en Italie puis en France et de nouveau dans les pays nordiques, en Suède ou au Danemark
Il gardera longtemps des relations soutenues avec Beeckman physicien hollandais de renom, ou le père Mersenne, véritable pivot de la vie intellectuelle parisienne. Il ne cesse de se déplacer dune ville à lautre, tout en travaillant à une réforme de la notation mathématique et à un recueil dobservations anatomiques. Il prépare également un Traité du monde et de la lumière. Mais au milieu de lannée 1633, un évènement avait transformé en profondeur lorientation de ses travaux : il venait dapprendre par Beeckman la nouvelle de la condamnation de Galilée par le Saint-Office. Le célèbre partisan de lhéliocentrisme, ami du pape Urbain VIII, avait réussi à rallier à sa théorie une grande partie de la Cour pontificale, et lÉglise avait dailleurs expressément autorisé lexposition du système copernicien comme méthode de calcul astronomique [
] Le pape qui avait préalablement demandé à Galilée de rédiger un texte présentant loyalement les deux théories en présence, ce dernier, dans le Dialogue sur les deux plus grands systèmes du monde,choisit de présenterle géocentrisme de Ptolémée et lhéliocentrisme de Galilée en la personne dun piètre orateur, nommé Simplicius,qui se faisait constamment ridiculiser par ses deux interlocuteurs. Cest le caractère affirmatif et polémique de louvrage qui valut à Galilée dêtre condamné par lautorité ecclésiastique, le 22 juin 1633. Cest en septembreseulement que Descartes avait appris la condamnation. Sa réaction fut ambivalente. Sil renonçait par prudence à publier son propre Traité du monde et de la lumière, dans lequel il soutenait une thèse héliocentrique proche de celle de Galilée, il ne considérait pas pourtantque ce dernier eût suivi la meilleure voie. En senfermant dans sa querelle, en usant des moyens sophistiqués de la scolastique et en abusant des facilités de la rhétorique, lastronome pisan avait glissé loin de la rigueur propre à la science et avait rendu sa propre doctrine vulnérable. Pour Descartes, une vérité scientifique devait simposer par une forme dévidence rationnelle. Et cétait là le défi principal qui lui semblait devoir être maintenant relevé : échafauder la meilleure méthode, le chemin le plus sûr, pur obtenir un savoir qui soit certain et indubitable. Descartes ne publiera donc pas son Traité du monde et de la lumière, il va simplement en diffuser trois extraits, la Dioptrique, les Météores et la Géométrie, en les faisant précéder dun texte introductif intitulé Discours de la méthode (1637). Bientôt ce Discours sera édité à part, et il deviendra beaucoup plus célèbre que les travaux auxquels il devait servir de préface. Le Discours de la méthodeest le premier évènement dune révolution dont les conséquences seront immenses. Lindividu, unique auteur du savoir On a reconnu dans litinéraire de Descartes, lamorce du projet qui le conduira aux Méditations métaphysiques (1641). Muni de la méthode quil a mise au point dans le Discours, le bon élève repenti quil était, décide une fois pour toutes de faire le tri dans lensemble des opinions quil a « reçues en [sa] créance ». Dans la première Méditation, Descartes se propose duser, pour opérer une sélection rigoureuse dans ses opinions, dun outil quil reconnaît être peu banal, celui que la tradition a baptisé « doute hyperbolique ». Le principe en est très simple : il sagit de considérer comme faux tout ce dont il est au moins possible de douter, quelque improbable que soit ce doute. Ainsi aurons-nous une chance dévacuer définitivement les résidus de la transmission dont nous avons été victimes et de tout recommencer depuis le début, aussi bien que si nous navions jamais subi la déformation de lécole. Cest dailleurs par le constat renouvelé de la tragédie théorique que constitue léducation que commencent les Méditations : « Ce nest pas daujourdhui que je me suis aperçu que, dès mes premières années, jai reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que jai depuis fondé sur des principes si mal assurés ne saurait être que douteux et fort incertain ; et dès lors, jai bien jugé quil me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que javais reçues auparavant en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences[
] Maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me suis procuré un repos assuré dans une paisible solitude, je mappliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions. » Le problème de « mes anciennes opinions », cest précisément quelles ne sont pas les miennes, en réalité. Elles sont le dépôt des aléas de lhistoire et de la coutume, le résultat des hésitations et des turbulences de la culture. Aussi faut-il en reprendre les « fondements ». Descartes retrouve ici la métaphore architecturale quil développait dans la seconde partie du Discours de la méthode. « Je mavisai de considérer que souvent il ny a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces et faits de la main de plusieurs maîtres, quen ceux auxquels un seul a travaillé. Ainsi voit-on que les bâtiments quun seul architecte a entrepris et achevés, ont coutume dêtre plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant intervenir de vieilles murailles qui avaient été bâties à dautres fins. À voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que cest plutôt la fortune que la volonté de quelques hommes usant de la raison qui les a ainsi disposés. » Plutôt que de maintenir sur pied les murs mal assurés de la culture, mieux vaut encore les détruire pour bâtir sur de nouvelles bases, une « maison » entièrement refondée. Ainsi Descartes est-il plus révolutionnaire que Galilée ; ce quil reproche à ce dernier, cest justement davoir cherché à installer son système dans le paysage de la controverse scolastique, plutôt quà procéder à la refondation théorique quil supposait. F. X. BELLAMY remarque au passage que, quoiquil sen défende, ce nest pas seulement sa propre « maison » que Descartes renverse ici mais bien le fondement théorique de la civilisation de son temps. Dans lordre du savoir, comme dans celui de la politique et de la morale, lautorité de la tradition est, à lâge classique, universellement reconnue. Cest sur la force de la coutume que sappuie lordre établi, qui trouve dans le poids de lhistoire et de lacceptation générale, dans ce que les anciens appelaientle mos majorum, largument ultime qui justifie son bien-fondé. Descartes inverse ici la perspective établie par Aristote : dans les Politiques, Le philosophe affirmait que, la droite raison étant partagée par tous les hommes, il y avait plus de chances, en cas de désaccord, que beaucoup dhommes soient du côté du vrai plutôt que peu. Le collectif tend vers la vérité plus que lindividu isolé. Cest cette idée que Descartes inverse totalement, en se saisissant dailleurs du même point de départ, puisque le Discours de la méthode commence par affirmer que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Pour Descartes, un homme seul a plus de chances darriver à construire son savoir avec exactitude. Le projet cartésien se veut individuel : je détruis en moi-même les sédiments de la tradition, pour les remplacer par luvre ordonnée de la raison. Cette idée porte demblée sa force révolutionnaire, au sens propre du terme. Un siècle plus tard, cest dans lélan du cartésianisme que les Lumières contesteront à la tradition, à lautorité, aux « préjugés », leur validité autoproclamée. Le projet solitaire de Descartes ne comporte pas quune maison, il ébranle la cité tout entière ; la res novædans la connaissance, la révolution théorique, précède la révolution politique. Si le seul savoir authentique est celui que lindividu construit par lui-même, le rôle de léducateur sen trouve profondément renversé. Son travail, à limage de ce que Descartes cherche à faire en écrivant, ne sera pas de transmettre une connaissance qui ne saurait être quune opinion de plus dans le concert désaccordé de lincertitude universelle. Il aura au contraire pour mission de proposer une méthode pour aider celui qui subit léducation à conserver sa raison naturelleafin de pouvoir, devenu adulte, réitérer lexpérience nécessairement solitaire de la fondation du savoir. Lenseignant, comme tout éducateur (Descartes ne mentionne jamais les parents), ne saurait donc imposer aucun contenu de connaissance à lenfant, mais seulement à lui enseigner le travail du doute, ou ce que notre pédagogie appelle « lesprit critique ». Apprendre à douter, plutôt quà croire ; à se méfier, plutôt quadhérer ; à détruire pour devenir lauteur de sa propre construction, plutôt que de conserver ce que dautres ont pu bâtir avant nous. Le cartésianisme inaugure lêtre de la tabula rasa. Lécole idéale devait être le premier lieu de la déconstruction, conçue comme un gage de liberté dans la recherche de la vérité et comme la possibilité maintenue pour lenfant dêtre vraiment lui-même, de disposer de ses propres connaissances. Que devient la culture ? Elle est cause que lhomme devient étranger à lui-même, quil nest pas le même selon le lieu du monde où il vit et les coutumes quil adopte. Aussi devient-il urgent dassigner pour mission au maître de ne plus transmettre sa culture, ses connaissances, fussent-elles vraies ; mais seulement la méthodeuniverselle qui permettra à lenfant de développer sa propre raison, ce qui le prémunira dadopter des opinions quil na pas choisies ni examinées. Descartes ne déroge dailleurs pas à lesprit quil expose ainsi, en présentant son travail, à la fin du Discours de la méthode, comme le point de départ dun itinéraire solitaire. Je ne veux pas, dit-il, vous communiquer mes idées, mais seulement vous montrer la méthode que jai suivie :
.Dautant [quils] auraient bien moins de plaisir à lapprendrede moi que deux-mêmes ; outre que lhabitude quils acquerronten cherchant [
] leur servira plus que mes instructions pourraient le faire. Comme, pour moi, je me persuadeque, si on mavait enseigné, dès ma jeunesse, toutes les vérités dont jai cherché depuis les démonstrations, et que je neusse eu aucune peine à les apprendre, je nen aurais peut-être jamais su aucunes autres, et du moins que jamais je nen aurais acquis lhabitude et la facilité, que je pense avoir, den trouvertoujours de nouvelles, à mesure que je mapplique à les chercher. Tout est dit, quand bien même lécole maurait enseigné des vérités démontrées et établies avec certitude, elle aurait commis une faute en mempêchant de les trouver par moi-même. La transmission est un abus de faiblesse : profitant du fait que la raison de lenfant nest pas encore assez formée pour examiner avec soin les opinions quon lui propose, nous lui appliquons de lextérieur, en la maintenant passive un certain état de notre culture. Même si nous ne lui transmettons que des vérités certaines, cette passivité même le maintiendra dans un état de sujétion qui lui ôtera pour toujours la capacité de poursuivre sa propre recherche, sil ne passe pas par la purgation salutaire du doute radical. Dans sa liberté tout homme doit choisir entre deux positions, celle de larbre ou celle du lierre. Ceux qui reçoivent leur savoir dautres queux-mêmes sont
comme le lierre, qui ne tend point à monter plus haut que les arbres qui le soutiennent, et même souvent qui redescend, après quil est parvenu jusques à leur faîte ; car il me semble aussi que ceux-là redescendent, cest-à-dire se rendent en quelque façon moins savants que sils sabstenaient détudier. Mieux vaudraitencore ne rien savoir plutôt que davoir des connaissances que nous ayons simplement reçues. Cette idée revient en permanence chez Descartes : il vaut mieux navoir que très peu didées qui soient vraies et dont nous connaissons le fondement, plutôt que den avoir beaucoup et qui soient incertaines. « Je me résolus daller si lentement, écrit Descartes, et duser de tant de circonspection en toutes choses que, si je navançais que fort peu, je me garderais bien, au moins, de tomber. » En reprenant la comparaison végétale : Bref, dédaignant dêtre le lierre parasite, Lors même quon nest pas le chêne ou le tilleul, Ne pas monter bien haut, peut-être ; mais tout seul ! Tout seul. Lunique connaissance légitime est celle qui est construite et attestée par lindividu connaissant, « ajustée au niveau de [sa] raison ». Tout autre connaissance encombre, pollue, dévie notre raison. Descartes illustre dailleurs cette idée en publiant le Discours de la méthode en français, langue du peuple, plutôt quen latin, utilisé par les savants et les universitaires. Cest le premier traité de philosophie qui soit édité en langue vulgaire. Cest que, explique-t-il, son uvre sera mieux comprise par ceux dont la raison na pas été obscurcie par la culture et les livres. Lécole, tragédie de lhomme moderne Ainsi F. X. BELLAMY voit-il apparaître peu à peu la figure de lhomme cartésien, qui demeure sa figure de référence. Plus quaucun autre, selon lui, Descartes aura contribué à dessiner les grands traits de la modernité, au point que son travail structure implicitement notre conscience collective dune façon absolue et indiscutable. Passé par la crise du doute quil a transformée en méthode, lhomme moderne a révoqué définitivement tout héritage ; il ne veut rien recevoir du passé. Pour être libre, il veut être lauteur de lui-même. Pour posséder la certitude absolue, à laquelle, en fait, il tient presque plus quà la vérité, il veut être le seul juge et créateur de son savoir. Les autres ne lui sont daucun secours, si ce nest que pour lexercer, lentraîner, éprouver ses facultés. Lhomme moderne na pas de père ; son drame est que « tous nous avons dû avoir été enfants avant que dêtre hommes, et quil nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs qui étaient souvent contraires les uns aux autres » ; et ce simple fait est la malédiction quil sattache à réparer. Le cartésien accompli est celui qui aurait eu immédiatement, dès sa naissance, lusage entier de ses facultés. Nul doute que son savoir aurait été parfait, solide, clair et définitif. Mais son malheur tient dans ce laps de temps qui dure de la naissance à lâge adulte et dans cette étrange infirmité provisoire de la raison qui sappelle lenfance. Dans ce temps de faiblesse et de passivité critique, lindividu a subi linfluence massive de la culture, cest-à-dire du contenu des savoirs qui lui ont été enseignés. Ainsi lhomme moderne a trouvé son ennemi : la transmission, la tradition (qui vient du latin tradere, qui signifie « transmettre »). Pour retrouver la « pureté » et la « solidité » de son jugement, il faut quil se délivre de la culture, quil revienne à la lumière naturelle de sa raison. Ainsi, libéré de toute autorité extérieure, il pourra devenir enfin lauteur de lui-même. Mais ne pourrions-nous pas imaginer en fait que la raison soit déjà parfaitement accomplie, naturellement développée chez lenfant ? Cette idée, cest ROUSSEAU qui va la défendre donnant ainsi, plus dun siècle après DESCARTES, un nouveau visage à la modernité. II/ ROUSSEAU LA TRANSMISSION POLLUE LÉTAT NATUREL Lillumination de Vincennes Jamais un auteur naura eu, sans doute, autant dimpact sur son siècle que ROUSSEAU. Philosophe des Lumières, sa position est singulière et sa place ambiguë parmi les auteurs de sa génération. Cest dans le décalage entre le solitaire Jean-Jacques et loptimisme rationaliste du XVIIIe siècle que va se lever le ferment dune pensée dont la maturation ébranlera lOccident. Tout commence un petit matin doctobre 1749. Âgé de trente-sept ans, Rousseau est encore inconnu du grand public ; au terme dune vie décousue, faite de pérégrinations, détudes et de petits emplois, il sest installé à Paris et sest lié avec des cercles intellectuels de la capitale. Après avoir écrit un opéra, rapidement tombé dans loubli, il sest attaché à proposer un nouveau système de notation musicale, tout en participant à lEncyclopédie. Ce matin, donc, Rousseau marche vers Vincennes pour rendre visite à son ami Denis Diderot, emprisonné pour trois mois à la suite de sa Lettre sur les aveugles à lusage de ceux qui voient. Sur la route, il va vivre l « illumination » qui constitue le véritable point de départ de sa carrière. Il racontera cet épisode à deux reprises, dans les Confessions, etdans une lettre à Malesherbes de 1762. Lisant en chemin un exemplaire du Mercure de France, Rousseau tombe sur le sujet donné par lacadémie de Dijon pour son concours annuel : « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les murs. » « À linstant de cette lecture, écrit Rousseau, je vis un autre univers et je devins un autre homme. » Une idée vient de germer en lui, ou du moins de se cristalliser : « Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, cest le mouvement qui se fit en moi à cette lecture. »Cette intuition initiale sera le leitmotiv de toute son uvre. Il lexposera non seulement dans son Discours sur les sciences et les arts, sa réponse au sujet du concours, mais aussi dans ses uvres philosophiques ultérieures comme il lexpliquera lui-même. Tout ce que jai pu retenir de ces foules de grandes vérités qui dans un quart dheure milluminèrent sous cet arbre a été bien faiblement épars dans les trois principaux de mes écrits, savoir ce premier discours, celui sur linégalité et le traité de léducation, lesquels trois ouvrages sont inséparables et forment ensemble un même tout. Cette précision de Rousseau est précieuse, car elle permet de saisir lunité de ces trois uvres, unité qui a produit, dans le prolongement paradoxal des Lumières, la société que nous connaissons. Le plus simple sera donc de reprendre le principe posé par Rousseau dans ses trois premiers ouvrages pour mieux comprendre létendue de ses conséquences. Le développement des sciences et des arts, ces deux versants de la culture a-t-il permis délever les hommes vers le bien ? Pour les Lumières, cette question de lacadémie de Dijon ressemblait à une question rhétorique. Lélan du XVIIIe siècle vers la libération des énergies de la création et de la recherche est inspiré par la certitude que la culture contient toute la formidable puissance de progrès dont lhumanité dispose. Contre le despotisme et les préjugés, contre le pouvoir étouffant et conservateur du dogme, le savoir est larme suprême sur lequel repose la conquête de la liberté. Cest cet optimisme rationaliste, directement inspiré par la conception révolutionnaire de DESCARTES, qui explique le projet de lEncyclopédie, projet politique autant que scientifique. Les philosophes des Lumières croient dur comme fer que le salut viendra « des sciences et des arts, seuls capables de débarrasser les peuples de leur avilissement superstitieux ». Au milieu de cet optimisme général, le premier Discours résonne comme un coup de tonnerre. À cette question tranchée davance, Rousseau apporte en effet la réponse la plus inattendue qui soit : le progrès de la civilisation affirme-t-il, a rendu lhomme à la fois mauvais et malheureux. Plus lhomme a perfectionné la culture, plus il sest perdu en séloignant de sa nature. Voilà lidée qui, après avoir sans doute mûri en secret depuis longtemps, vient à éclore soudainement dans lesprit de notre marcheur sur le chemin de Vincennes. Incapable davancer plus loin ou de différer le moment décrire, il sassied sous un arbre et couche sur le papier un texte qui deviendra célèbre, la prosopopée de Fabricius. Pour expliquer son intuition soudaine, Rousseau fait parler un mort : il imagine le discours quaurait tenu Fabricius, un consul romain du IIIe siècle avant Jésus-Christ passé à la postérité pour sa vertu et son désintéressement, sil avait pu revenir à Rome au temps du luxe, de la richesse et des raffinements de lEmpire : Dieux ! [
] que sont devenus ces toits de chaume et ces foyers rustiques quhabitaient jadis la modération et la vertu ? [
] Insensés, quavez-vous fait ? Vous les maîtres des nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus ? Ce sont des rhéteurs qui vous gouvernent ? [
] Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres ; brisez ces marbres ; brûlez ces tableaux ; chassez ces esclaves qui vous subjuguent et dont les funestes arts vous corrompent. Dans ce discours éclate une rage destructrice dont les accents sont dignes dun Savonarole républicain : les savants ont fait notre malheur ; les artistes nous ont pervertis. Car derrière la décadence romaine, cest bien de son siècle dont Rousseau parle. On se passionne pour la culture, les arts, la philosophie ; on cultive le beau langage et les murs élégante. Mais dans cette société artificieuse et fière de ses dérisoires vanités, il nest plus rien qui soit naturel, plus rien qui soit simple et bon. « Depuis que les savants ont commencé à paraître parmi nous, [
] les gens de bien se sont éclipsés. » Au-delà de la question particulière des sciences et des arts, on voit ici se dessiner la contradiction fondamentale que Rousseau place entre la nature et la culture. Tout progrès dans la culture nous éloigne de la nature qui est, dès le premier Discours, présentée comme la norme originelle et universelle. Dans laccord avec la nature se trouvent la sagesse, la vertu et le bonheur. Tout ce que nous avons fait pour ajouter quelque chose à la nature, pour la cultiver, est une rupture coupable de cet équilibre initial. Par définition, nous sommes naturellement incultes ; et nous aurions dû le rester. Si nous avons perdu notre bonheur originel, cest seulement affirme Rousseau, [
] le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de lheureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés [
] Les hommes sont pervers ; ils seraient pire encore sils avaient eu le malheur de naître savants. Dès le premier Discours, Rousseau retourne littéralement la perspective moderne tout en la récupérant. Descartes rêvait dun homme qui naurait jamais été enfant, qui serait né tout de suite avec la plénitude de sa raison. Rousseau, quant à lui, fixe pour modèleun homme qui reste toujours enfant, qui ne deviendra jamais savant ; un homme qui pourrait conserver toute sa vie la plus grande proximité avec son état naturel.Mais quil sache tout par lui-même ou quil ne sache rien, lindividu quils dessinent tous deux est celui qui na rien reçu de ses parentsou de ses enseignants. Le point commun de ces deux versants de la modernité, et celui qui restera, cest une condamnation irrémédiable de la transmission. Rousseau et la société contemporaine Cinq ans après le premier Discours, Rousseau répond à une nouvelle question du même concours et prolonge son premier essai par le Discours sur lorigine et les fondements de linégalité parmi les hommes. Il tente dy reconstituer ce que pourrait être une situation de lhumanité antérieure à lapparition dune société, un état parfaitement naturel de lhomme. Cette description de « lhomme à létat de nature » est inspirée par les observations des explorateurs qui, au même moment sillonnent les espaces encore largement inconnus du continent américain. De ces voyages, beaucoup rapportent des récits exotiques que lEurope des Lumières étudie avec passion.[
] Pour notre philosophe, la description des sociétés primitives dAmériqueest une trace de choix sur la piste de létat de nature. Dans ces tribus, qui vivent sobrement, au contact de la nature, sans tomber dans la recherche artificielle de lapparat et du superflu, il voit le signe dun équilibre originel que notre civilisation a perdu depuis longtemps. Son travail va contribuer, comme celui de Diderot plus tard, à élaborer la figure hautement emblématique du « bon sauvage », encore indemne de la maladie de la culture.[
] On le voit très concrètement, toute acquisition dun savoir technique est une perte pour la condition humaine, qui sen trouve paradoxalement fragilisée. Cest aussi une rupture avec la nature : tant quil ne cherche pas à la soumettre, lhomme trouve en elle tout ce qui lui est nécessaire pour vivre, aussi bien que les animaux.[
] Rousseau prend soin de justifier cette remarque par une longue note : il y affirme que lagriculture la première forme anthropologique de la culture naugmente pas la somme des biens produits par la nature. Au contraire, « la cognée » vient épuiser les ressources dun environnement que lon aliène pour le dominer, quand lhomme aurait pu se satisfaire de vivre en harmonie avec la nature nourricière. Signe de cette harmonie originelle : lhomme de létat de nature ne connaît pas la maladie. Toutes nos pathologies, affirme Rousseau, sont le produit des prétendus progrès de notre société. Alcools divers et variés, nourritures compliquées, rythmes de vie déréglés et nous pourrions beaucoup compléter.[
] Nous voilà donc sur la piste : sa description ressemble étonnamment à notre conception contemporaine du rapport de lhomme à la nature. [
] Cest dans les deux Discours que la classe politique et les médias de notre XXIe siècle semblent avoir puisé leurs « éléments de langage ». Dans notre conscience collective est profondément imprimée que lhomme du savoir, de la culture, est lennemi de la nature, qui constitue seule la clé dun équilibre spontané, dune harmonieessentielle et immédiate. Cet équilibre, cette harmonie, nous les avons rompuspar les maléfices de notre technologie artificieuse.[
] Nous sommes des vivants contre-nature dans la société de consommation, prêts à risquer lextinction de toute vie pour satisfaire un désir davoir et de pouvoir perpétuellement frustré.Le seul responsable de notre malheur, cest nous-mêmes, cest notre culture, dont il faudrait nous dépouiller pour retrouver, enfin, le sens de la nature. Tout cela, ne lentendons-nous pas chaque jour ? Les nouveaux impératifs du développement durable ne sont certainement pas dénués de fondement ; mais de la vision du monde qui inspire un certain discours écologique, il faut savoir reconnaître les origines et les conséquences. Lune de ces origines est assurément la pensée de Rousseau, qui a contribué plus que quiconque à forger cette vision irénique de la nature et à lériger en principe ultime de la sagesse. Et lune des premières conséquencesde cette conception, cest le refus de la transmission. « O douce ignorance ! » Après les deux Discours qui lui ont permis de développer cette critique de la culture, il était logique que Rousseau se penche sur la question de léducation. Cest ce quil entreprendra quelques années plus tard en en rédigeant Émile ou De léducation, un long traité qui suscitera le scandale il sera banni en France et en Suisse, et brûlé sur la place publique avant de connaître un succès important et durable. Dans ce long texte, Rousseau simagine dans la position dun précepteur ; il crée le personnage dun élève imaginaire, Émile, quil va accompagner depuis sa naissance jusquà ce que, devenu père dun premier enfant, cet élève soit dans la situation de devenir à son tour éducateur. [
] Dans les deux premiers Discours, nous entendions résonner des accents qui sont devenus familiers à la société de lécologie et du retour à la nature.Mais dans les lignes de lÉmile, nous lisons plus que cela : cest un véritable programme, un projet pédagogique, qui sest réalisé avec toute lexactitude que permet un système aussi structuré que lÉducation nationale. En lisant ce traité, on réalise que ce qui est souvent considéré comme un échec de léducation contemporaine est en réalité un succès, la réussite complète dune théorie parfaitement explicite celle du refus absolu de la transmission des connaissances. Doù limportance de le relire aujourdhui avec la distance critique qui laissera sans doute apparaître, en creux, la possibilité dune nouvelle fondation. Abandonnons tout de suite, cependant, un procès déloyal que lon intente souvent à lauteur de lÉmile : Voltaire, le premier, reprocha à Rousseau de se poser en pédagogue après avoir placé aux Enfants-Trouvés ses propres enfants nés de son union avec Françoise Levasseur. [
] Ni le passé dun homme ni son passif ne peuvent efficacement invalider sa pensée. Essayons donc de comprendre sa théorie éducative. Toute la pensée de lÉmile se comprend à la lumière de lintuition fondatrice du rousseauisme. Lenfant qui naît est encore « à létat de nature » ; par conséquent, tout le travail de léducateur sera de faire en sorte quil apprenne ce qui sera nécessaire à sa vie future, et même à sa vie en société puisque le passage de lhumanité à létat social est irréversible , en séloignant le moins possible de cette pureté naturelle. Or, cette pureté naturelle, cest lignorance, lheureuse ignorance dont parlait déjà le premier Discours. Naturellement, lhomme ne pense guère. Penser est un art quil apprend comme tous les autres, encore que plus difficilement. Lignorance est naturelle à lhomme, la pensée va contre sa nature. Cest même une perversion affirmait le second Discours : « Létat de réflexion est un état contre nature, et lhomme qui médite est un animal dépravé. » Si lignorance est une forme de pureté, cest parce quelle est, pour Rousseau, un gage dinnocence : cest là le point de départ de lÉmile.
Cette ignorance ne nuit ni à la probité ni aux murs ; souvent même elle y sert ; souvent on compose avec ses devoirs à force dy réfléchir, et lon finit par mettre un jargon à la place des choses. La conscience est le plus éclairé des philosophes : on na pas besoin de savoir les Offices de Cicéron pour être un homme de bien ; et la femme du monde la plus honnête sait peut-être le moins ce que cest quhonnêteté. Le « jargon », le langage, dont on verra combien Rousseau se méfie, pollue tout ce que lignorance aurait pu garder vierge. Si nous pouvions ne rien apprendre aux enfants, ils garderaient linnocence que nous leur envions : cest ce que nous leur transmettons qui crée les pièges dans lesquels ils tomberont.[
] Le savoir est donc un danger : produit de la culture, il nous éloigne de notre ignorance naturelle. Aussi le précepteur imaginaire dÉmile choisit-il de lemmener vivre à la campagne, dans la nature pour le préserver le plus longtemps possible du savoir et même de la curiosité quil pourrait recevoir de ses semblables. Notons dailleurs que le premier acte de léducation, dans ce texte qui inspira la construction du système éducatif pendant la Révolution, consiste à retirer lenfant à ses parents. Rousseau affirme que le précepteur doit être désigné « avantla naissance » de lenfant pour le prendre tout de suite sous sa coupe. En loccurrence, pour nous simplifier lhistoire, il fait dÉmile un orphelin ; mais au fond, « il nimporte quil ait son père et sa mère ». Pour léducateur, les parents sont des absents dont la présence pourrait être nuisible. [
] Lautorité parentale était ainsi explicitement décritecomme une prison dont il est urgent daffranchir lenfant. Quant au précepteur idéal, Rousseau lorsquil le dessine, prend le contre-pied du sens commun : il faut autant que possible que celui-ci soit jeune, car ainsi il sera plus proche de la sagesse naturelle. Dans un monde idéal, il faudrait même, pour être certain quil ne nuise pas à lenfant quil soit comme lui : « Je voudrais quil fût lui-même un enfant, sil était possible, quil pût devenir le compagnon de son élève, et sattirer sa confiance en partageant ses amusements. » Cest dire que le rôle spécifique de léducateur se voit annulé : la figure du « pair » remplace celle du « père ». La première parole de Rousseau sur léducateur est donc pour condamner, en creux, les adultes ; et son premier mot à leur intention est un avertissement sévère. Ils vont bientôt toucher à la nature de lhomme encore intacte dans leur élève, et il faut que leur intervention soit la plus faible possible. Ainsi est fondé le principe de ce quon appellera « léducation négative » : puisque lignorance est innocente et la culture dangereuse, léducateur doit dabord mesurer ce quil ne doit pas enseigner à lenfant, plutôt que ce quil convient de lui apprendre. Pour servir ce choix, il peut sappuyer sur un double critère, qui permet dévacuer deux types de savoirs : « Des connaissances qui sont à notre portée, les uns sont fausses, les autres sont inutiles. » Plutôt que dentreprendre dencombrer lesprit de lenfant dune culture quil naura de toute façon jamais fini dabsorber, il ne faut lui faire découvrir que ce qui est strictement nécessaire : cest là le premier critère. Parmi tous les savoirs qua produits lhistoire humaine, en effet, la plupart ne servent à rien, si ce nest à flatter lorgueil de celui qui sait ou qui croit savoir. Voilà introduit le second critère : celui de la certitude. Car, bien souvent les connaissances humaines sont incertaines : les faire siennes, cest donc sexposer au risque de lerreur. Or, affirme Rousseau, si nous navions rien appris, « nous ne serions jamais dans le cas de nous tromper ». Et puisquil vaut mieux ne pas se tromper, rappelons-nous que « le seul moyen déviter lerreur est lignorance ». Cest ici que le point daccord entre DESCARTES et ROUSSEAU trouve sa concrétisation : pour ces deux figures antagonistes de la modernité, il est clair quil vaut mieux ne rien savoir que daccepter un savoir qui ne soit pas absolument certain. Or, ce qui est incertain, cest lopinion que lon a reçue, le savoir qui nous a été transmis. Son précepteur rendra donc un immense service à Émile, en ne lui transmettant jamais aucune connaissance, mais en le laissant construire par lui-même tout son savoir, dût-il renoncer pour cela à ce quil sache beaucoup de choses. Mieux vaut la pureté de lignorance que laliénation de la transmission. Voilà pourquoi Rousseau, au lieu de lencourager, avertit léducateur : « O toi qui va conduire un enfant dans ces périlleux sentiers et tirer devant ses yeux le rideau sacré de la nature, tremble ! [
] Souviens-toi, souviens-toi sans cesse que lignorance na jamais fait de mal, que lerreur seule est funeste, et quon ne ségare point parce quon ne sait pas, mais parce quon croit savoir. » Après un tel avertissement comment penser lacte éducatif ? [
] Rousseau ne nie pas que, dans létat social, le rôle di précepteur soit indispensable ; mais obligé dincarner u mal nécessaire, ou tout du moins de courir ce danger que la faiblesse de lenfant rend inévitable, il devra sinterdire à tout prix la faute qui consisterait à enseigner à lélève un savoir dont ce dernier ne serait pas lauteur et le maître. La souveraineté de l« ici et maintenant » Lenseignant ne doit donc surtout pas transmettre un savoir, il doit se faire lorganisateur des situations dans lesquelles lélève construira son propre savoir. Cet impératif garantit que lenfant napprendra que ce qui lui est utile : en effet, cest lui qui donnera son rythme à la relation pédagogique. « Laissez venir lenfant », conseille Rousseau ; il faut sabstenir soigneusement de faire naître une curiosité qui ne serait pas spontanée et immédiate. Ainsi évitera-t-on de le surcharger de connaissances inutiles : le savoir ne viendra jamais que pour répondre à une question suscitée par une nécessité du quotidien. Cest là aussi la règle dune éducation démocratique, du moins en apparence. Pour Rousseau, il sagit de ne jamais rien imposer à Émile : « Quil croie toujours être le maître ». Bien sûr il y a là une part de mensonge, qui dissimule le caractère machiavélique du pédagogue : lenfant nest pas réellement le maître. Sans le lui dire, le précepteur ne cesse dorganiser pour son élève des situations fictives, en faisant jouer des rôles aux personnes quil rencontre, en dissimulant certaines réalités pour en mettre dautres en évidence, en biaisant les résultats de telle ou telle expérience, pour que chaque fois puissent en être torées des conclusions toutes préparées. Légalité du maître et de lélève est une illusion dont lenfant est dupe ; mais il faut quil en soit dupe pour que soit « préparé de loin le règne de sa liberté ». Car, ainsi en croyant « être le maître », lélève apprend à ne pas être un sujet. Lenjeu est bien sûr politique : lÉmile est publié la même année que Le Contrat social. La pédagogie prépare ce que la démocratie accomplira, lédification dun citoyen libre à lintérieur dune société ordonnée par des lois. Pour y parvenir, il faut que, dès lenfance le citoyen en devenir soit accoutumé à ne pas se laisser soumettre, à écarter tous les jougs, y compris celui du savoir à refuser dêtre subjugué. [
] LÉmile propose donc à léducateur une nouvelle définition du rapport à lenfant, qui exclut lacte dautorité : « Lenfant ne doit rien faire malgré lui. » Du coup, les interdits sinversent dans la relation éducative : ils pèsent désormais sur ladulte qui se voit fixer des règles strictes dans son rapport à lenfant : « Ne lui commandez jamais rien, quoi que ce soit au monde, absolument rien. Ne lui laissez pas même imaginer que vous prétendiez avoir aucune autorité sur lui. » Pour Rousseau, ces interdits nexcluent pas linfluence dissimulée de ladulte ; mais elle doit demeurer cachée, pour que les enfants ne soient pas enfermés dans un assujettissement définitif. Même sielle nexclut pas un rapport de force latent, cette disqualification de lautorité doit être efficace : « Faites-en vos égaux afin quils le deviennent. » Première conséquence de cette nouvelle relation : elle empêche léducateur de prévenir lenfant des risques quil peut courir, et de lui éviter des erreurs quil ne manquera pas de commettre. Mais cela neffraie pas Rousseau, au contraire : mieux vaut tomber en sétant risqué sur des chemins dangereux que dêtre trop guidé et de ne pouvoir apprendre par soi-même. « Le bien-être de la liberté rachète beaucoup de blessures. » Aussi faut-il laisser enfant faire lui-même sa propre expérience, cela dût-il lui laisser quelques cicatrices. Seconde conséquence, plus importante, qui concerne la connaissance. Sil détient le moindre savoir que lenfant ne possède pas, cen est fini du sentiment de leur égalité. Aussi lenseignant nest-il pas là pour transmettre un savoir. Il norganise pas dapprentissage « cest à lenfant de désirer ce quil doit apprendre ». Et quand, dans lun de ces situations de la vie qui font naître des questions, lélève dit : « Je ne sais pas », le précepteur lui répond : « Je ne sais pas non plus, cherchons ensemble. » Émile se rend compte, par exemple, au cours dune promenade au bord dune rivière, quun bâton tout droit apparaît pourtant courbé quand il est plongé dans leau. Lenseignant doit-il lui expliquer quil sagit dune illusion doptique et lui parler des lois de la réfraction ? Surtout pas : il fait tenter, nous dit Rousseau, de les retrouver ave lui. « Émile ne saura jamais la dioptrique, ou je veux quil lapprenne autour de ce bâton. » Évidemment, cela risque de prendre du temps ; et, parvenu à lâge adulte, Émile ne saura que très peu de choses. Par cette méthode, en utilisant le truchement de lexpérience, le précepteur lui montre limmense étendue des chemins de la connaissance qui souvrent devant lui ; et pourtant, reconnaît Rousseau, « je ne lui permets jamais daller loin ». Mais en quoi cela pose-t-il problème ? Au moins lenfant naura-t-il acquis que des savoirs utiles, puisquils seront venus répondre à ses propres besoins ; et surtout, il sera lauteur de toutes ses connaissances. Rien ne lui aura été transmis de lextérieur qui serait venu perturber sa nature et laurait rendu redevable à qui que ce soit. [
] La pédagogie de Rousseau est fascinante dans la radicalité avec laquelle elle assume ce refus de la transmission, cest-à-dire tout simplement de la culture. Ce qui se manifeste par exemple dans la méfiance quil entretient vis-à-vis de cette forme primordiale de la culture quest la langue : quel malheur, se lamente Rousseau que nous soyons si pressés dapprendre aux enfants à parler ! Les voilà aliénés, contraints, en utilisant nos mots, de plier leur propre expérience du monde à la nôtre, de lassimiler, à ces termes qui leur viennent pourtant dailleurs. Voilà surtout leur esprit éveillé à dinnombrables questions quils ne seraient jamais posées seuls. Les mots sont nécessaires pour communiquer : en cela ils sont le signe de cette société qui pervertit la nature de lhomme. [
] « Resserrez donc le plus possible le vocabulaire de lenfant. Cest un très grand inconvénient quil ait plus de mots que didées, et quil sache dire plus de choses quil nen peut penser. » Léducation ne devra donc pas passer par le langage, ou le moins possible, mais par lexpérience. « Je naime point les explications en discours, affirme Rousseau ; les jeunes gens y font peu dattention et ne retiennent guère. Les choses ! les choses ! je ne répéterai jamais assez que nous donnons trop de pouvoir aux mots. » [
] « Émile prend ses leçons de la nature et non pas des hommes. » Ces leçons ne passent pas par le mot, mais par la chose ; elles ninstruisent pas lenfant par lintelligence mais par lexpérience. Elles sont donc tout entières à la mesure de lenfant : il ne sagit pas de le faire sortir de sa condition initiale, de léduquer au sens étymologique du terme (ex-ducere : « faire sortir de », « conduire au dehors »). Au contraire, lenfant ne retient que ce qui vient à sa perception, ce qui passe à sa portée. [
] « Ne montrez jamais rien à lenfant quil ne puisse voir. Tandis que lhumanité lui est presque étrangère, ne pouvant lélever à létat dhomme, rabaissez pour lui lhomme à létat denfant
Il ne faut pas « faire grandir lenfant », mais au contraire le maintenir en enfance, le faire demeurer dans son état naturel, immédiat. Exercez son corps, ses organes, ses sens, ses forces, mais tenez son âme oisive aussi longtemps quil se pourra. » La vraie mesure de léducation, ce nest pas ladulte, le résultat de la médiation ; cest lenfant, la situation de limmédiateté. Voilà ce qui inspire tout le projet pédagogique de Rousseau, que le critique genevois Jean Starobinski (1920) définit par cette simple expression : « restaurer la souveraineté de limmédiat ». La haine des livres La critique de la transmission se fixe toujours sur un symbole : le livre. Figure même dun savoir figé, comme contenu offert à notre réception passive, le livre est lobjet qui incarne et signifie la médiation asymétrique quil accomplit [il livre !]. Chez DESCARTES, il portait le poids désespérant des incertitudes de la tradition. Avec ROUSSEAU, la critique du livre prend un tour plus radical. Puisquil importe avant tout de préserver Émile de linfluence de la société, il faudra le protéger du livre, qui en représente la menace accomplie. Dabord le livre est parfaitement inutile. Imaginons, suppose Rousseau, un philosophe abandonné sur une île déserte avec des outils et des livres ; il est probable quil ne touchera pas un seul ouvrage. En revanche, il se préoccupera de survivre, et pour cela il commencera par explorer son environnement
Comme lui, « bornons-nous aux connaissances que linstinct nous porte à chercher ». De plus, lintérêt pour le livre nest pas naturel ; il doit donc être écarté comme un artifice, signe de cette société qui nous éloigne de lessentiel. Car le livrenous détourne du réel : donner un livre à un enfant, cest lenfermer dans une fiction, au lieu dexplorer la nature. « Lenfant qui lit ne pense pas, il ne fait que lire ; il ne sinstruit pas, il apprend des mots. »Pour Rousseau, qui veut des choses et non des mots, le choix est donc vite fait : « quil apprenne en détail, non dans des livres, mais sur les choses. » En réalité, on nappend rien dans les livres : ils nous éloignent de lexpérience directement vécue et nous font entrer dans labstraction dun discours délié du réel. « Appesantis sur des livres dès notre enfance, accoutumés à lire sans penser, [
] nous sommes hors de la nature. » À cette nature authentique, il faut donc ramener lélève immédiatement, par lexpérience sensible, physique : « Au lieu de coller un enfant dans les livres, si je loccupe dans un atelier, ses mains travailleront au profit de son esprit. » Cest en effet, pour Rousseau de lexpérience et delle seule que peuvent naître des idées ; des mots et des livres ne sortent jamais que la confusion du réel et du virtuel. Par la langue, par le livre, nous sommes seulement capables de parler sans rien connaître. Doù ce violent anathème porté par Rousseau : « Je hais les livres ; ils napprennent quà parler de ce quon ne sait pas. » La culture livresque produit unmonde artificiel où tout est faux comme au théâtre. Cest donc le monde du mensonge dont il faut éloignerÉmile : « Je ne veux quil soit ni musicien, ni comédien, ni faiseur de livres. [
] Lautorité, ce mot que Rousseau veut évacuer, nest-elle pas au sens littéral lattribut propre de lauteur ? Le livre fait autorité ; et en ce sens, il fait effraction dans notre liberté, pour charger notre esprit de tous les préjugés quil contient, et que lenfant ne peut quadmettre sans discuter. Le livre ne nous apprend pas à réfléchir, mais à adopter la réflexion dautrui. Le comble de cette dénonciation est dailleurs atteint lorsque Rousseau sen prend à la médiation dans sa forme la plus radicale, cest-à-dire à la religion révélée. Dans le texte de lÉmile, la célèbre Profession de foi du vicaire savoyard est une charge réglée contre lidée même quun livre, en loccurrence la Bible, puisse contenir un savoir susceptible de faire autorité. Qui pourra nous garantir quun livre contient une vérité ? Tout ce qui sy trouve raconté nest jamais confirmé que
par dautres livres. « Toujours des livres ! Quelle manie ! » Aucun de ces ouvrages ne saurait donc par lui-même emporter notre adhésion. Aucun deux ne peut prétendre être nécessaire. De toute façon, « tous les livres nont-ils pas été écrits par des hommes ? Comment donc lhommeen aurait-il besoin pour connaître ses devoirs ? » La culture nest pas nécessaire pour accomplir notre nature pire, elle la pollue, en nous aliénant à un monde dartificialité où nos devoirs humains sont remplacés par des règles arbitraires. Le précepteur lui-même en tire la conclusion qui simpose : « Jai refermé tous les livres. » Cest de celle libération dont Rousseau est le plus fier : jai délivré les enfants de leurs devoirs, écrit-il, et surtout « des instruments de leur plus grande misère à savoir les livres. La lecture est le fléau de lenfance ». [
] À douze ans, au plus tôt, on permettra à Émile de toucher un ouvrage en particulier mais un seul. Ce livre pourra servir de support à toutes les conversations avec le précepteur : il contient en effet tout ce quil est utile de savoir ; il sera lu avec profit pendant des années et, si le goût dÉmile nest pas altéré, il lui plaira toujours. « Quel est donc ce merveilleux livre ? Est-ce Aristote ? Est-ce Pline ? Est-ce Buffon ? Non : cest Robinson Crusoé. » Rousseau provoque, évidemment, en donnant au roman de Daniel Defoe limportance quil refuse aux plus grands auteurs de lAntiquité et de lâge classique. Mais la provocation est pourtant très sérieuse : Rousseau veut quil soit le critère qui permettra de juger de tout : celui de lindividu solitaire, perdu sur son île déserte, et qui ne sintéresse à rien de ce qui ne lui est pas directement utile. « Je veux que la tête lui en tourne [
] quil pense être Robinson lui-même
» La solitude dÉmile La pédagogie de Rousseau ne manque pas de nous étonner. Ses impératifs nous paraissent peut-être étranges, et ses radicalité choquantes. Et pourtant, il est indéniable que lon peut dans lÉmile, lire ce qui constitue la charte de léducation contemporaine, et ce qui structure jusque dans ses détails, notre vision partagée de la pédagogie. Au nombre de nos lieux communs, on pourrait citer celui qui consiste à présenter la médiation comme une aliénation. [
] Autre banalité que ce désir généreux de « laisser lenfant être lui-même », et pour cela de porter le soupçon sur la famille, qui, en transmettant une culture, véhicule des interdits, des préjugés, des partis pris susceptibles denfermer un enfant ou daltérer sa liberté. Que dire de notre conception de la liberté, dont lacte est devenu impensable ! Il est jusquà notre discours sur le livre où lon retrouve bien souvent, un écho évident de la condamnation rousseauiste. Le plus souvent, la seule différence entre Rousseau et nous ne tient pas à notre pensée profonde, mais au fait que, contrairement à lui, nous nosons pas à lassumer jusquau bout. Dans les faits, cette inspiration a largement affecté nos pratiques pédagogiques elles-mêmes. Il faudrait rappeler les expériences de certains pédagogues, qui poussèrent laudace jusquà tenter une application littérale des conseils de lÉmile. Ainsi du béarnais Georges Lapassade (1924-2008), ce professeur qui entrait en classe et ne disait rien, pour « laisser venir »les élèves et construire le cours au rythme quils voudraient lui donner. Ainsi également de Carl Rogers (1902-1987), psychologue américain sur qui linfluence de Rousseau pour être indirecte, ne fut pas moins évidente. Dans Liberté pour apprendre, Rogers entreprit délaborer concrètement les bases dune « éducation non directive », tout entière laissée à lexpérience et à linitiative de lapprenti. Pour le psychologue, la transmission na pas de sens dans une société en permanente évolution : le but du pédagogue nest donc plus denseigner, mais de « faciliter lapprentissage ». Mais il nest pas besoin daller aussi loin pour voirles intuitions rousseauistes inspirer, en tous points, la pédagogie contemporaine.Exposés, ateliers, travaux personnels encadrés, classes inversées, autant de moyens promus pour permettre quun savoir soit acquis par laction de lélève, non par lécoute de lenseignant. À lopposé le « cours magistral » recueille une condamnation quasi unanime
Dès les petites classes, le débat sur les méthodes de lecture fait écho à la préoccupation rousseauiste : la méthode globale voulait proposer une façon dapprendre lécrit qui ne procède pas par inculcation mais par compréhension. Imposer une langue avec sa discipline, leffort mécanique dun b.a.ba, nest-ce pas là une forme de violence ? La culture elle-même se trouve implicitement mise en accusation, comme lieu denfermement de la liberté des enfants : de ce point de vue, la dénonciation des « stéréotypes », nouveau cheval de bataille pédagogique, est un symptôme révélateur. Lorsque lon affirme que lécole au lieu de transmettre une culture, doit déconstruire les repères véhiculés par lhistoire, la littérature, ou la langue elle-même, on ne fait quexprimer cette inquiétude profondément rousseauiste : ce que nous transmettons nest-il pas facteur daliénation ? Mais sil ne fallait garder quun exemple, F.X. BELLAMY choisit le plus éloquent, et le plus paradoxal en même temps : cest la fascination que lÉducation nationale éprouve aujourdhui pour le numérique, devenu la grande utopie pédagogique. Le développement des nouvelles technologies laisse entrevoir en effet la possibilité dun accompagnement inouï de la promesse de Rousseau, celle dune enfance enfin débarrassée de toute transmission. Puisque désormais tout le savoir est accessible par Internet, il nest plus nécessaire dimposer à nos successeurs la peine dapprendre. À quoi bon fatiguer les élèves dans leffort stérile de la mémorisation, du laborieux « par cur » ? La disponibilité constante de la connaissance universelle, progressivement mise en ligne, nous permettra daccéder à chaque instant aux données qui nous seront utiles. Nous voilà relevés de lobligation dapprendre tant dinformations superflues. Désormais, nous mobiliserons le savoir à la mesure immédiate de notre besoin, et sans passer par un tiers. Voilà la double immédiateté qui abolit définitivement, dans cette utopie nouvelle, la nécessité de la médiation, achevant ainsi la critique de lÉmile. Cest un accomplissement paradoxal, puisque cest la technologie qui sert le projet de Rousseau, pourtant grand pourfendeur de la technique ; mais est un accomplissement malgré tout. LÉducation nationale le perçoit ainsi : indépendamment des sensibilités politiques, ministres, élus et cadres administratifs partagent une belle unanimité lorsquil sagit de vanter les mérites de l« école connectée » et de ses équipements innovants : classes informatiques, tableaux numériques, tablettes tactiles
De ce point de vue linstitution nest pas elle non plus à un paradoxe près : si méfiante dordinaire envers le monde de lentreprise, elle se met sans complexes au service des géants de lindustrie numérique et endosse avec enthousiasme la fonction commerciale auprès de toutes les collectivités chargées dinvestir. Rousseau sourirait dentendre des inspecteurs généraux expliquer doctement que, grâce au numérique, il nest plus nécessaire de faire apprendre à lélève des chronologies, des tables ou des poèmes, mais quil suffit de lui apprendre à chercher pour quil puisse trouver par lui-même, le jour venu, linformation qui lui sera nécessaire. Lutilité demeurera le critère de notre seul rapport au savoir, si tant est quon puisse encore parler de savoir, dès lors que la mémoire nest plus en jeu. Cest exactement ce que laissait entrevoir lÉmile : Robinson sur son île ne sintéresse quà ce qui lui est profitable. Nous voilà tout près de le rejoindre dans son calcul solitaire. Au fond, il semble que nous ne sommes collectivement plus du tout persuadés que lécole ait pour mission de transmettreà tous une forme de culture générale gratuite, indépendante de toute « rentabilité » ou de toute visée strictement professionnelle. Mais alors, quand nous nous plaignons que le niveau baisse, ne sommes-nous pas entrain de déplorer les conséquences dune conception de léducation que nous partageons pourtant largement ? Il faudrait, dans ces moments-là, se souvenir de la claire conscience de Rousseau, disant de son élève : « Je lui apprends bien plus à [
] ignorer quà [
] savoir. » Car enfin, si lon ne voit pas assez cette proximité dans linspiration qui structure aujourdhui notre système éducatif, il faut au moins le considérer dans ses conséquences. Rousseau consacre ses plus belles pages, et les plus audacieuses, à un portrait de son élève. Il le décrit comme « un sauvage fait pour habiter les villes ».Peut-être faut-il lire dans ce portrait, les conséquences inassumées de notre conception de léducation. Émile na que des connaissances naturelles et purement physiques. Il ne sait pas même le nom de lhistoire, ni ce que cest que métaphysique et morale. Il connaît les rapports essentiels de lhomme aux choses, mais nul des rapports moraux de lhomme à lhomme. Il sait peu généraliser didées, peu faire dabstractions. Il voit des qualités communes à certains corps sans raisonner sur ces qualités en elles-mêmes. [
] Il ne cherche point à connaître les choses par leur nature, mais seulement par les relations qui lintéressent. Il nestime ce qui lui est étranger que par rapport à lui. [
]Il se considère sans égard aux autres, et trouve bon que les autres ne pensent point à lui. Il nexige rien de personne, et ne croit rien devoir à personne. Il est seul dans la société humaine ; il ne compte que sur lui seul. III/ BOURDIEU LA TRANSMISSION EST LA TARE DES ÉLITES La culture comme capital Il semble que BOURDIEU nait jamais eu beaucoup dadmiration pour ROUSSEAU ; le point où parvient le pédagogue de lÉmileest pourtant celui doù il part, pour construire ce qui sera le troisième volet dans la dénonciation de la transmission.Il sagit bien en effet dune dénonciation : étant désormais entendu que ladulte nest, pour lenfant, que perturbation ou pollution, comment pouvons-nous la comprendre ? Comme une faute. Lultime question qui demeure est donc simple : à qui profite ce crime ? Cest à cette question que Bourdieu va sattacher, employant le scalpel du sociologue pour disséquer linstitution scolaire, en espérant y retrouver assez dindices pour identifier les coupables et les profiteurs de la reproduction culturelle. Issu au départ dune formation philosophique, Pierre Bourdieu traverse la seconde moitié du XXe siècle, largement polarisée par le marxisme qui influence en profondeur luniversité française ; mais son propre itinéraire intellectuel sexplique par une rupture avec le caractère réducteur de la théorie marxiste. Au début du Manifeste du Parti communiste, Marx et Engels affirment que « toute lhistoire de lhumanité depuis les origines est lhistoire de la lutte des classes ». Ce postulat initial ramène tous les phénomènes sociaux à une clé dinterprétation unique, qui devait permettre de tout analyser : les rapports de force économiques entre les classesopposant ceux qui possèdent un capital aux autres, les prolétaires qui, parce quils ne sont pas propriétaires de moyens de production ne peuvent que vendre leur force de travail. Or la sociologie oblige à considérer certains faits qui semblent contredire cette généralisation : Bourdieu étudie, par exemple, le cas de ces grandes familles individuelles qui, bien quelles connaissent parfois des revers de fortune, parviennent cependant à se maintenir dans lélite. Phénomène inexplicable pour un simple regard économique : une famille peut perdre lintégralité de son capital sans pour autant basculer dans la condition prolétaire. Et il arrive le plus souvent, quaprès quelques générations, elle réussisse à reconstituer lensemble de la fortune intégralement dilapidée. Comment expliquer ce phénomène ? Lanalyse de ces situations paradoxales conduit Bourdieu à formuler une hypothèse : le capital, affirme-t-il nest peut-être pas uniquement de nature économique. Le patrimoine dune famille, cest-à-dire ce qui se lègue de père en fils. Elle comprend aussi dautres éléments immatériels, donc plus difficilement mesurables mais tout aussi efficaces dans la lutte pour le pouvoir. Et le premier dentre eux, cest le capital culturel. Quest-ce que la culture ? Bourdieu reviendra plus tard dans la Distinction (1979) surcettequestionfondamentale. Mais relevons déjà quelques traits caractéristiques de ce quon appelle « culture ». Elle est : dabord un contenu dont on hérite, ce que lon reçoit dune transmission, sous la forme de savoirs, qui sont des savoirs théoriques mais aussi, corrélativement, de se comporter dans le monde, de parler, dentrer en relation. également un ensemble dhabitus ; Bourdieu récupère ce terme pour y faire entrer un concept important de son enquête sociologique. Lhabitus est une disposition acquise, dont nous navons pas ou plus conscience, et qui nous prédispose à agir de telle ou telle manière dans une situation donnée. Il y a des habitus dans nimporte quel rôle social, dans un métier, une fonction hiérarchique, une identité sexuelle, un loisir
La culture sécrète ces habitus, dans leur variété. Elle est donc, affirme Bourdieu, totalement arbitraire, et ce point est important pour bien comprendre sa réflexion. Aucune culture, affirme-t-il, ne peut prétendre avoir plus de valeur quune autre : les habitus qui marquent le comportement des élites ne sont pas en eux-mêmes dune plus grande « qualité » que ceux qui caractérisent la vie des classes populaires ou défavorisées. Ces habitus ne sont pas meilleurs ou moins bons ; ils sont simplement différents. Cest même là leur fonction propre : lhabitus permet une différenciation, une distinction. Nous tenons là la véritable efficacité de la culture : elle consiste tout entière à apprendre à faire des distinctions. Il faut une certaine expérience, un certain habitus, pour distinguer un grand opéra dun air pompier, une toile de maître dune mauvaise copie ; il faut être cultivé, ces-à-die posséder la culture dominante, pour distinguer les sports élégants de ceux qui ne le sont pas. En devenant « cultivés », nous apprenons à faire des distinctions ; et ces distinctions en retour nous distinguent. Ne dit-on pas dune personnetrès supérieure par son savoir, ou par son savoir-vivre quelle est distinguée ? Voilà donc à quoi sert la culture : elle sert à différencier, à hiérarchiser, à reconnaître et, en particulier, elle sert aux membres des classes dominantes à se distinguer entre eux [létiquette]. Cela ne vient pas dune supériorité intrinsèque de leur culture non, encore une fois, il ny a dans ces distinctions que du pur arbitraire, comme le montrent dailleurs les phénomènes de mode : ce qui était hier élégant est aujourdhui ridicule, preuve que ces différences ne reposent sur rien dobjectif [cest la vogue, lair du temps]. Simplement, si nous appartenons à lélite, elles nous permettent de faire reconnaître à nos pairs combien nous sommes familiers de la culture dominante ; et si nous ne le sommes pas
nous serons éliminés. Voilà expliquée sous un jour nouveau la lutte des classes qui traverse la société. Selon Bourdieu, la clé de leur domination sociale est bien le capital, mais ce capital nest pas, contrairement à ce que croyait le premier marxisme, exclusivement matériel : il se déploie aussi en dautres dimensions, dautant plus efficaces sans doute quelles sont moins visibles, moins directement perceptibles et donc moins contestables. Car le propre de la sélection par la culture, cest que nul ne songe à la contester : celui qui sen trouve écarté ne se révolte pas pour autant. Le capital culturel se transmet pourtant, comme tous les patrimoines, dans lespace fermé des lignées, des familles, des milieux sociaux. Il produit et reproduit cette caste que le sociologue dénonce dans u premier ouvrage, au titre évocateur, Les Héritiers. Nous sommes alors en 1964, au milieu de ces années deffervescencequi précèdent le grand bouleversement de 1968. Dans lélan de la contestation de toutes les institutions établies, les recherches de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron jettent le soupçon sur le discours officiel qui, en France particulièrement, entoure lécole. Dans la mythologie de la Troisième République, gratuite, laïque, obligatoire, est un lieu neutre, offert à tous pour garantir entre les citoyens une égalité de départ et une justice méritocratique. La thèse défendue par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron fait littéralement exploser cette prétention : Bourdieu et Passeron décrivent, chiffres à lappui, le caractère inégalitaire de lécole. Surtout ils affirment que cest lécole elle-même qui produit ces inégalités, et quelle est ainsi, tout entière au service du maintien de la domination des classes populaires par les élites. La violence de lécole Quelle est en effet la fonction propre de lécole ? Elle consiste à produire de la sélection à admettre certains, à en exclure dautres, à orienter, pour reprendre un terme familier de linstitution scolaire, les enfants dans la voie qui leur sera propre. Pour Bourdieu, cest la définition même de lécole : « Le système déducation doit [
] produire des sujets sélectionnés et hiérarchisés une fois pour toutes et pour toute la vie. » Lécole crée donc des groupes à lintérieur dune génération. Elle divise, sépare et répartit. En fait linstitution scolaire établit des discontinuités qui sont elles-mêmes arbitraires. [
] Lexamen a pour effet de se présenter comme une forme de justice immanente ; il fait disparaître, dans une sorte de mythe, son caractère artificiel et arbitraire. Le mensonge de linstitution scolaire repose sur lidée que la sélection quelle opère est juste, naturelle et transparente, et quelle récompense objectivement le mérite de chacun, à partir dune égalité initiale devant les exigences de la compétition. Là se trouve, affirme Bourdieu la véritable escroquerie : car, en réalité, légalité des élèves devant lécole est purement formelle. Le problème nest pas seulement le caractère artificiel, accidentel, de ces discontinuités que crée lécole. Linjustice fondamentale provient dun fait encore antérieur : la culture de lécole, cest la culture de lélite ; et dans le jeu de la sélection, les enfants de lélite, ces « héritiers » de la culture dominante, bénéficient nécessairement dune familiarité à son égard qui constitue en leur faveurun avantage irrattrapable par les autres. De ce fait le passé social devient passif scolaire. Pour illustrer ce biais de départ, Bourdieu prend lexemple de la langue : le propre de lécole, cest quon y parle et quon y écoute parler. Or la langue de lécole, celle que parle les enseignants et les cadres éducatifs, cest la langue de lélite. Elle suppose comme tout habitus, une certaine familiarité, qui sacquiert par des stratégies bien connues des classes dominantes notamment par lapprentissage des langues anciennes. Le choix dapprendre le latin ou le grec est statistiquement déterminant pour la réussite ultérieure dun élève : il lui permet en effet dapprivoiser une langue classique qui restera sinon, pour lui, une barrière. « Les études de laméricain R. Bernstein, cite Bourdieu, ont montré la place que tient, parmi les obstacles culturels, la structure de la langue parlée dans les familles ouvrières. » La sélection est donc jouée davance mais cela ne se sait pas. [
] La fonction de lécole nest pas seulement de sélectionner de hiérarchiser : cest aussi de rendre légitime la hiérarchie quelle produit ou quelle reproduit , de la faire accepter par tous et de dissimuler larbitraire réel derrière des mérites fictifs. Car quels mérites, sauf dans des cas exceptionnels, peuvent permettre de survivre à la sélection scolaire lorsquon nest pas un héritier ? Seuls ceux qui ont déjà reçus de leur famille, de leur milieu social, les codes nécessaires pour franchir les étapes y parviendront finalement. Ce nest pas lécole qui donnera ces codes. Paradoxalement, cest même une certaine distance envers la culture scolaire qui fait la réussite de lélève brillant. Il faut montrer une culture qui nest pas réellement dépendante de lécole pour être reconnu comme un véritable héritier. On ne dit pas autre chose lorsquon admire ce surcroît de réussite quest la précocité dun élève. Non seulement lélève précoce franchit les étapes, mais il les franchit plus rapidement que la normale, cest-à-dire ayant passé moins de temps en classe que les autres. Lélève précoce fait ainsi la preuve de ce quil fallait démontrer : ce nest pas la quantité de travail scolaire que lécole récompense. On napprend rien à lécole de ce quil faut savoir pour y triompher : sil en était ainsi nous admirerions un élève en proportion du temps quil y aurait passé. Or il nen est rien. À rebours de lélève précoce, Bourdieu nous montre lélève laborieux, celui qui redouble, qui « piétine ».Il nous montre aussi lélève « méritant », justement, mais qui a le grand tort de ne pas être un héritier. Parce quil ne possède pas cette forme de supériorité par rapport à la culture, cette distance aristocratique, cette liberté familière, les enseignants reprocheront à lélève travailleur dêtre trop « scolaire ». Dans ce reproche, Bourdieu voit le comble de la violence de linstitution lécole reprochant à lélève dêtre trop scolaire
Quest-ce que cela signifie, sinon que, puisquil ne fait pas partie de la caste, sa condamnation est sans appel ? Même le plus méritant, celui qui joue totalement le jeu de lécole ne sen sortpas. Comment justifier que certains puissent survivre à la sélection. Ici joue à fond ce que Bourdieu appelle « lidéologie du don ». De celui qui dispose de tous les habitus pour se faire reconnaître comme un familier de la culture scolaire, cest-à-dire de la culture arbitrairement dominante, de lhéritier donc, on dira quil est « doué », quil a un don. Et de notre malheureux élève laborieux mais trop « scolaire » on dira quil nétait pas « doué ». Lidéologie du don est totalement irrationnelle : comment pourrait-elle expliquer la relation statistique marquée entre milieu social dorigine et réussite scolaire ? Bourdieu refuse de se prononcer sur déventuelles différences naturelles des aptitudes entre les individus ; car, quoi quil en soit, peut-on envisager quil y aitde telles variations de « nature » entre les classes de la population ? Pour accepter lexplication par le « don », il faut refuser de regarder en face la réalité statistique de limportance du milieu social dorigine. « La cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalité de dons. » Lidéologie du don rend légitimes les sélections scolaires qui servent de support aux hiérarchies structurant toute la société. Avec ses examens et ses concours, lécole se présente comme un lieu de sélection égalitaire, mais en réalité elle reproduit des rapports de domination arbitraires. « Le concours ne fait que transformer le privilège en mérite puisquil permet à laction de lorigine sociale de continuer à sexercer, mais par des voies secrètes. » [
] Selon Bourdieu, il y a un écueil à éviter : celui qui consisterait à croire que ce sont les inégalités sociales qui agissent de lextérieur sur lécole et que lutter pour réduire ces inégalités permettrait enfin dassurer une équité devant la réussite scolaire.[
] par exemple lattribution de bourses détudes, dun accès égal aux outils dapprentissage, dun accompagnement personnalisé pour chacun
car, en réalité cest lécole elle-même qui produit et reproduit les inégalités. La véritable cause de la marginalisation des classes populaires, cest la domination de la culture des élites à lintérieur de lécole et dans ses critères de sélection. Ce nest donc pas en en améliorant les conditions initiales dune compétition structurellement biaisée que lon pourrait rendre plus juste au contraire, ce serait laccomplissement du mensonge de lidéologie du « don », puisque léchec serait définitivement imputé à létudiant lui-même, et non plus aux conditions de ses études, légalité de ces conditionsayant été affichée. « Légalité formelle des chances étant réalisée, lécole pourrait mettre toutes les apparences de la légitimité au service de la légitimité des privilèges. » Lécole est donc intrinsèquement violente ; elle est tout entière violente. Elle est violente dans son principe : le lexique adopté par Bourdieu est saturé dexpressions qui expriment cette violence extrême. Par exemple, le taux déchec à un examen est désigné sous le vocable de « mortalité scolaire ». Lécole élimine, évacue, enferme. Mais elle est violente surtout parce quelle ne se contente pas de condamner : elle demande en plus au condamné dacquiescer à sa condamnation.[
] Lessentialisme de lécole, cette tendance à considérer que les sélections scolaires reflètent lessence même dune personne et sa valeur propre, est adopté par tous, à commencer par les classes populaires ce qui ajoute encore à la probabilité de leur autoexclusion. « Les étudiants de basses classes tiennent ce quils font pour un simple produit de ce quils sont, et le pressentiment obscur de leur destin social ne fait que renforcer les chances de léchec. » Pour une pédagogie rationnelle Lécole est donc une scène de crime : on y trouve des coupables, des complices, des victimes. Larme du crime, cest la culture : elle est le moyen de cette sélection biaisée, loutil qui permet de reproduire et de légitimer les rapports de domination et elle nest que cela. Il ny a pas de valeur en soi de la culture : elle est un champ arbitraire de distinctions. Bourdieu se moque dun sondage sur les lauréats du concours général, qui disent tous préférer la philosophie grecque à Johny Halliday : expression transparente du mimétisme des « héritiers ». Préférer Platon à une rock star, cest simplement trahir un symptôme de la lenteur inhérente à la culture scolaire, culture dominante qui peine à sadapter à la nouveauté dune époque. Les lauréats du concours général, ironise Bourdieu, ressembles à des notices nécrologiques ; ils sont âgés et sclérosés comme linstitution dont ils sont les produits parfaits. [
] Il y a donc au cur de lécole et de sa violence, une forme dirrationalité Bourdieu le constate, avec le regard de lethnologue, lorsquil observe les rituels caractéristiques de litinéraire étudiant. Que de superstitions autour dun examen, dun concours, dune période de révisions ou dune intégration réussie ! La pensée magique y prend plus de place que la préparation technique.Dune façon générale, que de mythes et de fantasmes autour de lapprentissage, et plus encore de lenseignement
Létudiant ne produit rien : son temps détudes devrait simplement le préparer à produire. Cest la raison pour laquelle le temps des études est un temps irréel, éloigné des contraintes et du sérieux de la vie sociale. Le moyen propre que lécole offre à létudiant, cest lexercice par lequel il sentraîne. Lexercice est une forme dillusion organisée : cest un « faire fictif », un « faire semblant » ; ce nest donc quune préparation, une transition vers le « faire réel ». En ce sens, avec ses notes, qui marquent le succès ou léchec dun exercice, lécole organise une évaluation qui lui est propredans un univers tout entier irréel : elle ressemble à un grand jeu plutôt quau monde concret dans lequel létudiant devra demain agir et produire. Lécole na de réalité « que par procuration et par anticipation ». Cette analyse conduit Bourdieu à affirmer quune pédagogie vraiment rationnelle devrait assumer quelle nest quun moyen Moyen en vue dun objectif unique, la préparation au seul univers qui soit sérieux : celui du travail, de la production réelle. Pour létudiant, le seul but rationnel consisterait à tout faire pour nêtre très vite plus étudiant, pour entrer dans la vie professionnelle le vrai monde. Le professeur doit « [se donner] pour tâche de préparer sa propre disparition en tant que professeur ». Ainsi une école vraiment rationnelle saurait se restreindre à un seul objectif, la préparation au monde du travail ; cest à cela quil faut limiter lenseignement. «Lillusion de lapprentissage comme fin en soi [
] nie les fins que sert réellement lapprentissage, à savoir laccession à une profession. » Pour le marxiste quest Bourdieu, léducation est simplement un capital comme un autre Lécole, en validant des « acquis », délivre des « titres » scolaires et universitaires, lesquels sont ensuite valorisés sur le marché de lemploi exactement comme on valoriserait des titres boursiers sur les marchés financiers. Les diplômes sont convertibles en liquidités économiques : voilà ce que savent les familles qui détiennent le capital, et ce que linstitution scolaire, qui sert la reproduction des privilèges, cherche à dissimuler aux victimes désignées de la sélection sociale. Il suffit pour cela de leur faire croire que lapprentissage vaut pour lui-même
« La condition étudiante, affirme Bourdieu, ne peut tenir son sérieux que de lavenir professionnel auquel elle prépare », mais « par des moyens très divers, les étudiants, et surtout les plus favorisés dentre eux, se dissimulent généralement la vérité objective de leur condition ». En occultant le fait quelle nest quun outil au service de la lutte pour la richesse, lécole prend les étudiants à son jeu : elle les infantilise en les enfermant dans son monde proprement virtuel, cet univers de hiérarchies, de règles et de distinctions artificielles quelle présente comme un monde sérieux. Bourdieu et Passeron, dans Les Héritiers, laissent entrevoir la possibilité dune réforme de léducation Elle supposerait de faire sauter cette hypocrisie pour adopter un rapport purement rationnel à lapprentissage. Il faudrait cesser dattacher la moindre importance à tout ce qui nest pas vraiment formel, objectif, scientifique dans lenseignement lidée que la culture aurait une valeur en elle-même, que les étudiants seraient plus ou moins « doués », ou que les enseignants pourraient avoir une forme de « charisme ». Cela permettrait de ramener lécole à sa réalité et à son but : une préparation au combat pour le capital économique. « La manière la plus rationnelle de faire le métier détudiant consisterait à organiser toute laction présente par référence aux exigences de la vie professionnelle, et à mettre en uvre tous les moyens rationnels pour atteindre, dans le moins de temps possible, cette fin explicitement assumée. » De façon étonnante, lanalyse de Bourdieu finit ici par rejoindre un certain discours utilitariste, de plus en plus répandu à droite et dans le monde de lentreprise qui voudrait faire de lécole une simple préparation à lemploi, nayant pour objectif que la rentabilité globale du système économique.[
] Dans cette perspective, il ne sagit plus de transmettre des savoirs, mais de développer des « aptitudes » Et pour cela, au lieu de faire confiance à lautorité du maître, il faut faire de la pédagogie une technique rationalisée et calculée. Bourdieu décrit cette révolution méthodique en termes purement économiques : « une pédagogie réellement rationnelle devrait se fonder sur lanalyse des coûts relatifs aux différentes formes denseignement [
] et leur rendement différentiel selon lorigine des étudiants [
] ; elle devrait prendre en compte les fins professionnelles ». Bien sûr ce projet a une histoire. De façon très singulière, on y retrouve, jusque dans son expression économique, lidée cartésienne dun apprentissage tourné vers un « profit » personnel ; et bien sûr, on peut y lire aussi la conception rousseauiste dune éducation qui aurait pour seule source lexpérience et pour seul but laction utile. [
] Dans la droite lignée de la « rationalisation » prônée par Bourdieu, une génération de spécialistes [enseignants et chercheurs en « sciences de léducation » formés dans les universités] sapplique à réformer lenseignement par les méthodes positivistes de ces sciences. Naturellement les résistances sont vives : Bourdieu lexplique comme une conspiration inconsciente contre la rationalisation de léducation. Pour le sociologue quest Bourdieu, les enseignants sont incapables douvrir la voie à « leur négation en tant que maîtres », tout en trouvant aussi, hélas, des complices faciles en leurs étudiants qui se complaisent dans lirréalité dune situation transitoire érigée en idéal de vie, pour mieux se cacher la réalité de la compétition violente dans laquelle ils sont de toute évidence déjà engagés. Et malgré tout, en concluant leur travail sur Les Héritiers, Bourdieu et Passeron laissent encore place à un espoir : malgré tous les conservatismes, il serait possible de rationaliser lart denseigner et cette rationalisation des moyens et des institutions pédagogiques serait immédiatement « conforme à lintérêt des classes les plus défavorisées ». La suite de leurs travaux viendra bientôt interdire cet optimisme. Pédagogie et désespoir Lorsquils écrivent ensemble La Reproduction, en 1970, Bourdieu et Passeron semblent avoir renoncé à réformer le système éducatif. Louvrage dénonce toutes les promesses pédagogiques, comme autant dillusions, au premier rang desquelles le « mythe rousseauiste » dune éducation naturelle. Il est temps, affirment les auteurs, de cesser de dissimuler la vérité objective de laction pédagogique ; parce quelle consiste nécessairement à imposer un arbitraire culturel à lenfant, elle ne peut être quune violencepure et simple. Il ny a pas de transmission qui ne soit violence Pas déducation qui ne repose sur laffirmation brutale et indiscutée dun parti pris du monde des adultes. Bourdieu reprend à son compte laffirmation de Durkheim : « Il nest pas déducation libérale. » Léducation fait toujours référence à un arbitraire culturel ; on pourrait tenter de le faire évoluer, dintégrer par exemple à lenseignement des produits culturels venus dautres univers ou issus des classes populaires, cela ne changera rien au fait que lautorité pédagogique demeurera fondée sur limposition arbitraire de certaines préférences et des exclusions qui en sont le corrélat. Ladulte peut devenir parfaitement relativiste, mais jamais lenseignant. Bourdieu affirme la nécessité de renoncer à lutopie dune éducation multiculturelle : aucune pédagogie ne fera dun individu « lindigène de toutes les cultures ». Tout enseignement admet et rejette, valorise et disqualifie.Ce fonctionnement est inhérent à laction pédagogique. Les rapports de sens quelle crée sont donc des rapports de force, des rapports de violence. Contrairement aux Héritiers, le second ouvrage de Bourdieu et Passeron veut seulement manifester le caractère de violence de toute transmission. Assimilée à la figure du « père », lautorité pédagogique inculque par effraction larbitraire culturel à des générations délèves, arbitraire par lequel la classe dominante reproduit indéfiniment la domination Lécole ne sera donc jamais un lieu de liberté, daffranchissement, douverture.Elle est au contraire, par essence, un lieu dautorité. En cela, elle est assimilée par le sociologue à « la famille, léglise, lhôpital psychiatrique et larmée tous ces lieux dans lesquels, aux yeux du sociologue, des rapports de contrainte et de domination. Pour Bourdieu, le travail pédagogique est un substitutde la contrainte physique : la coercition proprement dite marque toujours un échec. Si elle fonctionne correctement, les habitus transformés en normes par la culture dominante sont silencieusement inculqués, par leffort de lapprentissage qui, sous la plume de Bourdieu, finit par ressembler au dressage. Il y a cependant un vice supplémentaire dans lentreprise pédagogique Cest quelle dissimule ses buts réels, quelle cache les rapports de force qui pourtant sont à son principe. Comme vu précédemment, la transmission est la tactique par laquelle les puissantsconservent et reproduisent leur domination ; et cependant elle se présente au contraire comme un moyen démancipation et dégalité. Cette conception commune de léducation comme moyen daccès à une égale liberté est même la source de sa légitimité auprès du peuple, et en particulier des classes les plus défavorisées. Ce nest que parce quils ignorent tout ce que lécole produit (ou reproduit) en réalité que les citoyens lui font confiance. Pour atteindre son but, laction pédagogique doit dabord les dissimuler, masquer son arbitraire hiérarchique. Au moins dans la caserne ou dans la prison, les rapports de domination apparaissent-ils de façon transparente, assumée, visible. Il nen va pas de même dans lécole, qui se présente au service de la liberté des élèves, par leur ouverture intellectuelle à la dimension de luniversel. Cette universalité nest que le résultat dune inculcation parfaitement accomplie dun arbitraire culturel particulier et contingent : lorsque lécole a imposé à lélève tous les habitus de la culture dominante, elle lui apparaît comme universelle
[
] Ce faisant, lécole impose un rapport de force, en même temps quelle le dissimule ; et il faut quelle le dissimule comme pur moyen de domination pour continuer à simposer. Le but de Bourdieu et Passeron, six ans après Les Héritiers, est tout simplement de dévoiler la supercherie De montrer ce quest au fond, léducation toute éducation quelle quelle soit. Il sagit de « ramener léducation pédagogique à sa vérité objective de violence ».Max Weber décrivait lÉtat comme linstitution possédant le monopole de la violence physique légitime. Lautorité pédagogique est ainsi dénoncée comme un pouvoir violent au service de la reproduction des rapports de domination dissimulé derrière le mythe irrationnel dune promesse dégalité. Ce diagnostic ne pouvait apporter de remède : il signait larrête de mort de la transmission, désormais définitivement criminalisée. Les Héritiers laissaient entrevoir une réforme de laction pédagogique ; La Reproduction ne pourra que culpabiliser, sans solution, ceux qui se rendent complices de ce qui désormais décrit comme pure violence. Leur seule excuse était lignorance, limmense illusion du discours éducatif qui les a trompés. « Toue action pédagogique, écrit Bourdieu, a pour condition dexercice la méconnaissance sociale de la vérité objective de laction pédagogique. » Il faut ignorer ce quest réellement lenseignement pour devenir un enseignant. Mais une fois cette réalité dévoilée, comment faire ? À celui qui sait ce quest léducation, éduquer devient impossible Cest dailleurs pour les enseignants que sont nos auteurs, un problème qui se présente de façon concrète et immédiate : comment enseigner que tout enseignement est une violence ? Cette condamnation sans appel a portant servi de fondement à cinquante ans de discours sur léducation. Cinquante ans danalyses, de commentaires, de formation et aussi paradoxal que cela puisse paraître cinquante ans de formation des enseignants eux-mêmes. À lIUFM quil fréquentait, F.X. BELLAMY déplore les propos qui y étaient tenus: « nos formateurs expliquaient sans sourciller aux jeunes enseignants que nous étions la réalité « objective » de notre métier : nous devenions à nos propres yeux les complices actifs de linégalité sociale. En faisant cours, nous reproduisions la fausse légitimité des rapports de domination. En transmettant un savoir, nous imposions des habitus, nous faisions acte de violence, pure, arbitraire, destructrice. En mettant des notes suprême et « macabre violence , nous préparions pour le grand capital les bataillons de prolétaires résignés quil attendait. Nous avions rejoint la corporation des coupables ; car si lécole était si inégalitaire, cest que les professeurs résistaient encore à ces bienveillants formateurs qui voulaient les réformer. Cette condamnation a largement pénétré le discours commun sur lenseignement et sur la transmission en général, quelles que soient dailleurs les sensibilités politiques. Il cite Valérie Pécresse, ministre de lEnseignement supérieur qui, en 2009, en pleine polémiquesur les concours daccès aux grandes écoles, déclare dans un discours officiel que la culture est « discriminatoire ». En adoptant lanalyse de Bourdieu, nous avons hérité de son fatalisme Ainsi nous sommes entrés avec lui dans limpasse quil ouvre à la mission éducative en général. La dénonciation des héritiers rend impossible la transmission ; elle nous empêche de lassumer. Et de ce fait, le soupçon que notre société porte sur eux et qui se transforme si nécessairement en une forme de mauvaise conscience latente a fini par faire entrer tous les dépositaires dune autorité dans un désespoir partagé. Cest en particulier le cas de lÉducation nationale, plongée dans une sorte de dépression collective singulièrement frappante, malgré les énergies qui tentent de se manifester partout. Comment pourrait-il en être autrement puisque la fonction même de lenseignant, puisque la place même de ladulte semblent avoir perdu leur sens et leur légitimité ? Sil ne nous reste aucune raison, ne subsiste plus, paradoxalement, que la répétition mécanique dun acte traditionnel, dun rôle social qui, pour nêtre plus habité, nen est pas moins nécessaire pour assurer un semblant dordre public et renouveler le potentiel économique. Ne subsiste plus quune responsabilité parentale sans signification, complétée par une administration sans âme. Faut-il nous y résigner ? Sommes-nous condamnés à enseigner, à éduquer sans trop savoir pourquoi, et sans oser nous le demander ? Sans doute, après avoir cédé à la fascination dune déconstruction qui semblait libératrice, est-il désormais urgent de rouvrir la discussion, de retrouver des perspectives nouvelles et de dépasser a culpabilité des héritiers pour refonder le sens de la pédagogie qui est précisément le contraire du désespoir. En condamnant la transmission et la culture qui en est lobjet, lingratitude de nos trois censeurs a abouti exactement aux conséquences quils voulaient dénoncer. Ironie de lhistoire cette fois-ci ; luvre de Bourdieu a eu une immense influence, mais elle a produit exactement lécole quelle voulait condamner. En interdisant aux enseignants de transmettre la culture, nous condamnons comme jamais les enfants dont les familles nont pu prendre le relais. Une école qui ne transmet rien abandonne les enfants de milieux moins favorisés : elle fait ainsi du niveau socialdes élèves un déterminisme quasiment infranchissable.
[1] François-Xavier BELLAMY, agrégé de philosophie, extraits de « LES DÉSHÉRITÉS ou lurgence de transmettre », Plon, août 2014, pp. 23-108.
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