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Parcours braguien - Règne de l'homme (2)



LE RÈGNE DE L’HOMME (2) [a]
 
LIMINAIRE
 
Dans le livre de Rémi Brague qui porte ce titre, plus de six cents intervenants (l’index en témoigne) ont apporté leur pierre à l’édifice dont douze plus notablement, comme (par ordre chronologique), Platon, Aristote, saint Augustin, Francis Bacon, Descartes, Locke, Rousseau, Kant, Fichte, Auguste Comte, Marx et Nietzsche.
Les pages qui suivent sont consacrées aux sujets que les six derniers d’entre eux ont particulièrement développés, soit en propre, soit en compagnie d’autres penseurs nommément désignés.
 
 
CHEZ LE PROMOTEUR DE L’ÉTAT DE NATURE
OPPOSÉ À l’ÉTAT SOCIAL :ROUSSEAU (1712-1778)
 
ROUSSEAU est loin d’être le seul à affirmer la bonté originelle de l’homme, mais il l’a fait avec une rhétorique exceptionnellement réussie : « Les premiers mouvements de la nature sont toujours droits ; il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain. » Cette franchise devait éveiller le scandale chez l’archevêque de Paris, qui condamna le livre (Émile)mais aussi chez un pieux anglican comme le Dr Samuel Johnson (1709-1784) qui voulait envoyer ROUSSEAU au bagne.
Ainsi parler de l’humanité comme porteuse d’une dignité vise un but polémique, celui d’en finir avec l’idée chrétienne de péché originel. Voltaire indique clairement à quoi sert l’invocation de la dignité. Pour lui, au lieu de rappeler à l’homme sa déchéance, « on devrait dire à chaque individu : Souviens-toi de ta dignité d’homme ». L’exclamation est, on l’a vu, puissamment orchestrée chez les Pères de l’Église, et Voltaire n’invente rien. Cependant, pour le christianisme, l’idée de déchéance n’apparaît qu’à partir de celle de salut et n’est rien d’autre que ce de quoi l’homme a été sauvé. Pascal avait, à des fins apologétiques, isolé le premier moment, « misère de l’homme », de ce qui devait constituer une dialectique; Voltaire en reste à ce premier moment et lui oppose une dignitéqui ne se situe plus dans l’histoire d’une perte et d’une récupération, mais dans l’affirmation et la défense d’un bien déjà possédé. Le péché originel, s’il a eu lieu, doit être plutôt un gain qu’une perte puisqu’il a ouverte les yeux de l’homme. Les penseurs des Lumières qui réfléchissent sur le récit biblique l’interprètent en un sens positif et KANT se place dans le sillage de la formule de ROUSSEAU : « Au lieu d’avilir sa nature il semble[…] que le péché d’Adam l’ait ennoblie en développant son esprit et le rendant capable de raison. »
 
L’éloge de la raison n’a rien d’original. On rencontre aussi ailleurs le rapprochement de son usage avec la faculté divine de créer, surtout en mathématiques. En revanche, l’accent mis sur son rôle pratique et sur la possibilité qu’elle offre d’une autosuffisance et d’une autodétermination absolue est rare.
 
En revendiquant la bonté de l’homme, en même temps qu’elle en affirmait l’indépendance par rapport à toute instance supérieure, la pensée moderne le rendait responsable de tout, y compris du mal. ROUSSEAU s’exclame de façon symptomatique : « Homme, ne cherche pas l’auteur du mal, cet auteur est toi-même ». Le christianisme, spécialement en sa version paulinienne, faisait bien de l’homme par qui le mal est entré dans le monde. Mais :
– d’une part il laissait un certain jeu entre le premier Adam et moi comme sujet singulier et,
– d’autre part, il suggérait que la Chute était l’œuvre du Malin, du Diable.
La modernité en finit avec lui, avec ses terreurs, certes, mais aussi avec la possibilité qu’il offrait de se décharger d’une partie de la responsabilité. Une fois le péché originel évacué, une tâche de vaste envergure s’annonce pour la pensée moderne. Elle devra louvoyer entre deux écueils : maintenir la souveraineté de l’homme tout en le déchargeant du trop lourd fardeau de ce qu’elle implique.
Une des façons les plus aisées consistera à isoler un agent corrupteur et à le charger de tous les maux, à titre de diable de substitution. L’histoire passée se changeraen conséquence en une histoire de la perdition. Les candidats involontaires au rôle de bouc émissaire ne manquent pas, dont il faudra toujours démasquer les complots.
 
Le progrès doit assurer la réalisation du bien dans un avenir plus ou moins lointain. Mais il s’en donne les prémices dans la figure du grand homme. Elle renchérit sur l’idée d’excellence humaine en ses diverses variantes, de l’aretè (excellence) grecque à la sainteté chrétienne qu’elle sécularise.
À l’inverse, le peuple réel authentifiera le génie dans la mesure où il se montrera incapable de le comprendre, voire le persécutera. D’où la légende romantique de l’artiste toujours méconnu par les « philistins » [fermés aux choses de l’art, de la littérature, de l’esprit], et donc malheureux. L’idée des catastrophes qui frappent les grands écrivains est déjà l’objet d’un traité de Piero Valeriano († 1558), De infelicitate literatorum paru en 1620.Mais Valeriano ne rend pas la mécompréhension du public responsable du triste sort du génie. En revanche ROUSSEAU a mis en scène avec talent une persécution réelle ou imaginaire.
 
Pour les Modernes, tout se passe comme si c’était l’homme lui-même qui créait l’homme. Plus exactement, puisque cette formule serait, au pied de la lettre, d’uneabsurdité flagrante, comme si c’était l’homme qui créait l’humanité de l’homme. Cette idée étrange, rarement acceptée de façon consciente, constitue un présupposé de la sensibilité contemporaine, que seuls les plus grands penseurs ont porté à une conscience explicite. Ainsi Vico (1668-1744) définit l’histoire, à la différence de la nature, œuvre de Dieu, comme le règne de la création humaine. ROUSSEAU a dégagé pour la première fois la thèse paradoxale d’une autocréation de l’homme, au moment où il décritle contrat fondateur de la cité. Il l’écrit dans une phrase qui, en rigueur, est contradictoire : « Le passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. » C’est lui qui, « d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme ». Dans un passage d’ailleurs biffé, de la première version de l’Émile, ROUSSEAU formule le paradoxe : « L’homme de la société n’est plus l’homme de la nature, il le faut autrement fait et qui est-ce qui fera pour lui ce nouvel être si ce n’est l’homme même ? »
 
Les catastrophes naturelles étaient depuis longtemps un sujet pour les poètes et les philosophes, depuis le Poème de l’Etna jusqu’au séisme de Lisbonne (1735).La nature se jouait des constructions de l’homme. Lisbonne fut aussi, métaphoriquement, un ébranlement pour l’optimisme des Lumières. C’est à son propos que ROUSSEAU mit en évidence, peut-être le premier, la responsabilité de l’homme, avec une question toute simple : est-ce la nature qui a bâti les immeubles dont l’éboulement a enseveli tant de victimes ?
 
À supposer que les jours de l’humanité soient limités, cela ne serait pas une raison pour en hâter la disparition, pour peu que l’on pose sur l’aventure humaine un jugement global positif. Mais encore faut-il vouloir l’éviter et donc en vouloir les moyens. Cette volonté est-elle présente ? La question est posée dès le début du XVIIIe siècle. En 1719, l’abbé Jean-Baptiste Dubos (1670-1742) note : « l’esprit philosophique […] fera bientôt d’une grande partie de l’Europe ce qu’en firent autrefois les Goths et les Vandales…Je vois […] les préjugés les plus utiles à la conservation de la société, s’abolir. […]Nous nous conduisons sans égard pour l’expérience […] et nous avons l’imprudence d’agir comme si nous étions la première génération qui eût su raisonner. Le soin de la postérité est pleinement négligé. Toutes les dépenses que nos ancêtres ont faites en bâtiments et en meubles seraient perdues pour nous, et nous ne trouverions plus dans les forêts du bois pour bâtir, ni même pour nous chauffer, s’ils avaient été raisonnables de la manière dont nous le sommes. […] Les particuliers se gouvernent comme s’ils devaient avoir leurs ennemis pour héritiers, et […] la génération présente se conduit comme si elle devait être le dernier rejeton du genre humain. Dubos pensait sans doute à un épuisement des ressources naturelles. On notera la discrète réhabilitation du préjugé, et l’idée que nous consommons des biens accumulés par nos ancêtre, sans rien produire dont nous pourrions à notre tour faire bénéficier nos descendants.
Notre bienfait est de leur donner la vie. Jean-Jacques ROUSSEAU, dix ans après le Discours sur les sciences et les arts (1750), montre que cela ne va pas de soi. Il contrebalance les déclamations de l’époque contre le « fanatisme »par une appréciation déguisée de son contraire : « L’irréligion, et en général l’esprit raisonneur et philosophique, arrache à la vie, effémine, avilit les âmes, concentre toutes les passions dans la bassesse de l’intérêt particulier, dans l’abjection du moi humain, et sape ainsi à petit bruit les vrais fondements de toute société. […] Si l’athéisme ne fait pas verser le sang des hommes, c’est moins par amour pour la paix que par indifférence pour le bien. […] Ses principes ne font pas tuer les hommes, mais ils les empêchent de naître en détruisant les mœurs qui les multiplient, en les détachant de leur espèce, en réduisant toutes leurs affections à un secret égoïsme aussi funeste à la population qu’à la vertu. L’indifférence philosophique ressemble à la tranquillité de l’État sous le despotisme ; c’est la tranquillité de la mort ; elle est plus destructive que la guerre même. »
 
Les projets pédagogiques avaient tous un aspect autoritaire, ne serait-ce que par leur caractère d’épure : pour que le résultat soit contrôlable, il était préférable de soustraire l’enfant à toute autre influence. PLATON les ôtait déjà à leurs parents, Gaspard Guillard de Beaurieu (1728-1795) dans « L’élève de la nature » voulait isoler totalement l’élève afin que rien ne vienne corrompre l’action de la nature. ROUSSEAU avait formé le projet d’un contrôle absolu par l’éducateur, d’autant plus efficace qu’il devait rester invisible à son objet : « Qu’il [l’élève] croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le oyez. Il n’y a point d’assujettissement si parfait que celui qui garde l’apparence de la liberté ;on captive ainsi la volonté même. […] Sans doute il (c’est-à-dire l’enfant) ne doit faire que ce qu’il veut ; mais il ne doit vouloir que ce que vous attendez de lui ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu ; il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire. » Sous la Révolution puis sous l’Empire, cette idée fut développée et mise en pratique par les premiers psychiatres. Elle fut également adoptée par les législateurs. Ceux-ci, loin de faire confiance à l’homme débarrassé des « préjugés » et restitué à sa nature enfin adulte, avaient de lui une vision assez noire. Ils traitaient le citoyen comme un grand enfant qu’il s’agissait de mener vers le « bonheur » à son insu.
 
Les « Lumières » voulaient se fonder sur le savoir de la vérité, et donner congé aux superstitions qui alimentent l’ignorance. « Suspendre sa vie au vrai » était la devise de ROUSSEAU. Mais si la réalité est sans valeur, une connaissance qui lui serait parfaitement adéquate, comme telle et sans ses conséquences pratiques, le serait aussi. Le soupçon se fait jour : la vérité est peut-être laide, voire terrible. Le poète britannique Lord Byron (1788-1824) parle d’une vérité fatale et Renan (1823-1892) demande : « La vérité serait-elle triste ? »[…] il faudra donc préférer l’illusion à la vérité. Après quelques rares préfigurations antiques, peut-être le message de Don Quichotte de Cervantès (1605 et 1615) était-il déjà dans l’impossibilité d’agir sans elle. Les « Lumières » avaient pressenti que l’intention d’éclairer se paie, et personne mieux que [le contemporain de Rousseau] d’Alembert, qui écrit en 1757 : « Nous n’acquérons guère de connaissances nouvelles que pour nous désabuser de quelque illusion agréable, et nos lumières sont presque toujours aux dépens de nos plaisirs. » Mais il y a une compensation : » Si ces lumières peuvent diminuer nos plaisirs, elles flattent en même temps notre vanité. » Aveu profond : le but dernier des Lumières, derrière la propagande en faveur du bonheur, « idée neuve en Europe », n’est plus la joie que l’on trouve dans ce qui est, mais dans la puissance du sujet à ne pas être dupe. […] Les Lumières nous dédommagent en « flattant notre vanité », terme dont l’évolution sémantique est elle-même révélatrice. L’absence de fondement des œuvres humaines se retourne en la capacité pour le sujet de ne s’appuyer sur rien d’autre que lui-même.
 
 
CHEZ CELUI POUR QUI LA NATURE
EST À L’INTÉRIEUR DE CHACUN : KANT (1724-1804)
 
Pour KANT,« qu’est-ce quel’homme ? »est la quatrième question de philosophie. La Critique de la raison pure en avait d’abord posé trois sur la savoir, l’agir et l’espérer avec chacune un auxiliaire modal (pouvoir, devoir, avoir le droit de…). Dans la quatrième et dernière, formulée plus tard, les trois sources convergent et les trois auxiliaires se fondent dans le verbe « être ». Or, la question de savoir ce que c’est que l’homme n’affleure dans l’Antiquité qu’exceptionnellement, et Colorès, ami d’Épicure (– 341, – 270), a raillé une question qui suppose une telle ignorance de soi-même. La plus ancienne occurrence se trouvepeut-être dans le Psaume 8, 5 : « Qu’est-ce que l’hommepour que Tu en prennes soin ? » La question, rhétorique, ne débouche pas sur une recherche de ce qui constitue l’homme, mais se prolonge en une réflexion sur la place que Dieu lui a accordée. Le psaume avait commencé par évoquer les corps célestes, à l’aune desquels l’homme est implicitement mesuré, évidemment en sa défaveur. En revanche, l’homme est situé juste au-dessous des « dieux » (sans doute les anges), et en tous cas bien au-dessus des animaux terrestres et marins. Sénèque, l’homme d’État romain du 1er siècle de l’ère chrétienne, demande lui aussi, par deux fois « qu’est-ce que l’homme ? » Mais c’est pour répondre, plutôt que par une définition par une invocation imagée de la fragilité humaine.
Lorsque l’Antiquité cherche à cerner ce que la situation de l’homme a d’unique, elle met en œuvre tout une série de notions et de métaphores. Toutes s’accordent pour conférer à l’homme une situation exceptionnelle, et pas toujours la place d’honneur.
 
L’idée de construction créatrice apparaît avec l’âge moderne. Ainsi chez Hobbes (1588-1677), pour qui seuls sont démontrables les arts tels que la construction de leur objet est au pouvoir de l’artiste lui-même, qui ne fait de la sorte que déduire les conséquences de sa propre opération. KANT souligne le privilège des mathématiques par lesquelles l’homme « devient pour ainsi dire maître de la nature. Il veut distinguer ce que la mathématique peut faire et ce que la philosophie ne peut que rêver : construire ses concepts. À plusieurs reprises KANT expliqueque nous ne comprenons vraiment que ce que nous sommes capables de faire. Cette capacité nous rend semblables à Dieu. C’est ce que remarque Jérôme Cardan (1501-1576) puis plus tard le Lituanien Salomon Maïmon (1753-1800), inspiré par KANT, qui voit dans l’activité mathématique une analogie de la création divine. […] L’imagination est la faculté de fabriquer ce qui n’existe pas dans la réalité extérieure. L’idée que tout lui est soumis se développe progressivement. Proclus (412-485) est peut-être le premier « moderne », en ce qu’il considère l’imagination comme capable de former, voire de créer des formes. Mais que l’esprit humain soit « générateur des formes artificielles » se rencontre la première fois chez l’irlandais du IXe siècle, Jean Scot Érigène, puis reparaît trois siècles plus tard chez un anonyme de l’École de Chartes. L’allemand Nicolas de Cuse (1401-1465) cite la figure mythologique gréco-égyptienne, Hermès Trismégiste, pensant que l’homme est un second dieu, et le prouve en montrant que l’homme est créateur des êtres de raison et des formes artificielles ; l’intellect humain est la similitude de l’intellect divin. Paracelse, au début du XVIe siècle donne de l’ « imagination » une formule digne du Cratyle : production magique d’une image. Dieu lui-même crée en imaginant, et, pour Jérôme Cardan, « la science de l’esprit qui fait les choses est presque la chose elle-même ».
Vico (1668-1744) exprime son intuition centrale en affirmant que nous ne connaissons que ce que nous faisons : « le vrai et le fait sont convertibles » et « nous démontrons les [vérités] géométriques parce que nous les faisons ; si nous pouvions démontrer les [vérités] physiques, nous les ferions ».
 
Avec les Temps modernes, commence un mouvement de grande ampleur qui mènera à chasser de la vision du monde aussi bien les corps célestes que les anges. Leur existence n’est pas niée, mais tous deux sont comme neutralisés. Rémi Brague a exposé ailleurs comment les éléments du monde physique ont perdu leur pertinence pour l’autocompréhension de l’homme. Pour les anges qui ne se manifestent que par leur action, la négation de l’action équivaut à une disparition, dont l’histoire serait à écrire. R. Brague se borne ici à signaler que de grands penseurs comme KANT, Schopenhauer, ou Tocqueville en ont pris acte : « Nous n’avons plus d’anges ». Les corps célestes, de leur côté, s’ils n’ont rien perdu de leur éclat, ont beaucoup perdu de leur charme. L’astrologie [dans sa déroute vers la superstition] est une des principales victimes.
 
L’humanité cherche à se donner des modèles. Ces personnalités exceptionnelles méritent d’être données en exemple. Le culte des grands hommes est préfiguré au début du XVIIIe siècle chez l’Anglais Anthony Collins, qui dresse une liste des personnalités les plus distinguées par leur intelligence et leur vertu, et qui ont été des « libres-penseurs ». La suite du siècle commence par faire de l’éloge des grands hommes de la nation un genre littéraire obligé avant de passer au buste, à la statue, au mausolée. La notion de « génie » entame sa carrière, et trouve sa formulation rigoureuse chez KANT. Elle passe du domaine de l’art à celui de la science, et devient la scie dont se plaignait Goethe, avant de sombrer jusqu’au « cheval génial » que signale Musil(† 1942) dans son Bestiaire de « L’Homme sans qualités ». L’idée antique d’héroïsme est recyclée.
 
KANT divise l’anthropologie en deux rubriques. La connaissance de l’homme est physiologique ou pragmatique, seul objet du traité qu’il lui consacre. KANT appelle physiologique ce qui porte sur la nature en général (grec physis). La connaissance physiologique de l’homme cherche ce que la nature fait de l’homme ; la connaissance pragmatique, ce que l’homme comme agent libre fait, peut faire, ou doit faire de soi-même. Mettant en facteur commun le verbe « faire », KANT sépare deux sortes d’anthropologies pragmatiques, l’une naturelle, l’autre humaine. La nature n’est pas ce qui fait l’homme, mais ce qui fait quelque chose en l’homme, supposé préexistant.
 
Pour le contemporain de KANT, Claude-Gabriel Morelly dans son « Code de la nature » (1755), le désir d’être heureux est l’effet du souci de notre conservation, lui-même dépendant de notre sensibilité : « Il faut que […] cette sensibilité nous fasse d’abord, sans délibération, sans examen, rapporter tout à nous-mêmes et imaginer que tout est fait pour nous et que sans nous tout ce qui existe serait inutile. » L’idée se retrouve dans le romantisme comme chez l’Anglais Coleridge (1772-1834) : « Ce n’est que dans notre vie que vit la nature » KANT s’inspire de formules de ce genre quand il prend acte d’« un jugement auquel ne peut se soustraire même l’intelligence la plus vulgaire », que « sans l’homme, la création entière serait un simple désert, en vain et sans but final ». Mais à la différence des Français, il détermine précisément ce qui donne une valeur à l’existence des choses du monde. Cette valeur est « celleque lui seul peut se donner », à savoir « une volonté bonne ».
 
À la fin du XVIIIe siècle, le projet de contrôler la nature prend donc un nouvel aspect. Le lieu de cette mutation est le sujet même du projet et le motif qui le fait s’y lancer. Jusqu’alors, c’était avant tout, comme chez BACON, la recherche d’un intérêt matériel, que KANT aurait qualifié de « patologique », à l’issue d’un processus qui culmine avec l’idéalisme allemand, dominer la nature devient comme une exigence morale. On désirait la commodité, le « confort » sur le fond d’une « dégradation hédoniste » ; il faudra désormais remplir un devoir.
 
Le dernier pas par lequel la conquête technique de la nature extérieure devint elle aussi un devoir moral, fut accompli par les penseurs allemands de la fin du XVIIIe siècle. Pour eux, l’homme est voué à conquérir la nature parce qu’il doit le faire pour être libre, et il est « condamné à être libre ». […] C’est KANT qui a accompli cette révolution ou l’a formulée avec le plus de profondeur. La nature est, à l’intérieur de chacun, le « pathologique » qu’il faut réprimer. La nature est au pire un ennemi, au mieux une matière à former. C’est là que se situe l’invention de la « culture » comme opposé de la « nature » devenue un pont-aux-ânes. La troisième Critique (1791) lui donne un fondement philosophique. Sa seconde partie examine le jugement téléologique. « En tant qu’il est le seul être terrestre qui possède l’entendement, et du coup de se poser à soi-même des objectifs comme il l’entend, l’homme est bien souverain en titre de la nature et, quand on considère celle-ci comme un système téléologique, il est selon sa destination la fin dernière de la nature. Mais il ne l’est jamais que sous condition, à savoir qu’il le comprenneet ait la volonté de donner à celle-ci et à soi-même une orientation téléologique de ce genre qui se suffise à soi-même indépendamment de la nature et par là puisse être une fin dernière, mais une fin qu’il n’est nul besoin de chercher dans la nature. […] Ainsi, seule la culture peut être le but ultime que l’on soit fondé à prêtre à la nature envers le genre humain… » Cette culture n’est ni l’habileté technique qui développe la capacité des moyens à atteindre leur fin, ni non plus le dressage qui libère des instincts, car aucun des deux ne peut orienter la volonté vers une fin bonne. L’homme reçoit le privilège d’être la fin dernière de lacréation, mais seulement dans la mesure où il est « considéré comme noumène […], sujet de la moralité, […] être moral ».
« Les beaux arts et les sciences […] préparent l’homme à une domination dans laquelle seule la raison doit avoir le pouvoir. […] Son existence contient en elle-même le but suprême auquel, dans la mesure où il en est capable, il peut soumettre toute la nature, ou au moins contre lequel il n’a le droit de s’estimer soumis à aucune influence de celle-ci ». Le jeu des verbes modaux est subtil : l’homme a la possibilité physique de soumettre la totalité de la nature à la fin suprême qu’il contient en lui ; il lui est moralement interdit de se soumettre à une influence de la nature qui irait à l’encontre de ladite fin. KANT ne tire pas encore explicitement la conséquence manifeste de ses affirmations, à savoir que la soumission de la nature constitue un devoir moral. Ses contemporains franchiront le pas. KANT cite son élève Willmans, pour lequel l’homme n’est pas passif envers la nature, mais créateur. Schiller (1759-1805) commence par réaffirmer le caractère neutre de la nature, son indifférence à l’activité humaine, et donc l’impossibilité de la prendre comme modèle moral ; bien au contraire, il faut la dominer : « L’homme qui était esclave de la nature, aussi longtemps qu’il ne faisait que la ressentir,en devient le législateur dès qu’il la pense. Elle qui jusqu’alors le dominait comme une puissance est désormais comme un objet devant son regard de juge. Ce qui pour lui est un objet n’a pas de pouvoir sur lui, car, pour être objet, il lui faut subir son pouvoir à lui. »
 
En Grèce, le stoïcien Épictète (55-135) refuse de perdre du temps à résoudre des problèmes qui ne nous aideraient pas à corriger nos mœurs. Les Pères de l’Église et les Médiévaux critiquent la curiosité inutile qu’ils distinguent de la studiosité par laquelle nous cherchons ce qui nous sert vraiment. Pétrarque (1304-1374) a ce mot : « Vouloir le bien vaut mieux que savoir le vrai. » On pourrait aussi faire de KANT une lecture pragmatique. Il part en effet d’une supposition implicite : nous n’avons le droit à chercher à savoir que ce qui alimente notre pratique. Le reste, le savoir pour lui-même, est inutile, voire coupable. Avec KANT, l’action à l’aune de laquelle la connaissance doit être mesurée est l’action morale.
 
L’opération négative qui refuse toute instance supérieure à l’homme culmine dans la revendication positive d’une divination de celui-ci. Que Dieu soit intérieur à l’homme est une idée avec laquelle KANT a flirté ; la présence de la raison pratique en nous permet de dire avec Ovide (– 43, +17), « un dieu est en nous ». Schiller le suit sur ce point. Mais on peut gauchir l’idée, jusqu’à renoncer à un divin extérieur. Ainsi pour le révolutionnaire Nicolas de Bonneville, « l’homme est Dieu ! » À peu près tous les postkantiens ont été accusés de prétendre à la divinité.
 
La prise de conscience de la finitude des ressources naturellesest liée à celle de la durée géologique, une des grandes révolutions intellectuelles du XIXe siècle depuis les Principles of Geology (1833) de Charles Lyell (1797-1875). KANT voyait dans l’abondance du bois un effet de la prévoyance de la nature, et Buffon (1707-1788) croyait encore les ressources en charbon étaient inépuisables.
 
Le projet pédagogique prend une ampleur spéciale avec l’« idéalisme allemand ». KANT remarque que « l’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est rien d’autre que ce que l’éducation fait de lui ».  Ce « rien » avait déjà été thématisé par le père de la pédagogie moderne, le Tchèque Comenius (1592-1670) : « L’homme est tout et rien. Tout venant de l’intention de Dieu, à l’image duquel il est formé, et de la bonne éducation. »  
 
On a vu comment la science moderne est comprise comme reposant sur l’expérimentation et comment elle résume son approche par la formule de « méthode expérimentale ». Celle-ci devient le critère permettant de décider ce qui est vrai en éliminant le faux incapable de résister à son examen. L’idée d’expérimentation prend une dimension métaphysique dans l’idéalisme allemand, et d’abord avec KANT qui réfléchit sur la méthode de BACON.
 
 
CHEZ LE CHAMPION DE LA PLASTICITÉ DE L’HOMME :
FICHTE (1762-1814)
 
Dans une de ses premières œuvres (1697), Daniel Defoe signale que la mode est aux projets, au point qu’on pourrait nommer l’époque « l’âge des projets ». Il songe avant tout aux spéculations du commerce transatlantique, comme celle qui venait de le ruiner, le négoce étant, « en son principe, tout projet, machination et invention. » En 1726, Jonathan Smithcaricature les membres de la Royal Society sous les traits des passagers distraits de l’île volante de Lagado, qu’il affuble du nom de projectors, faisant aussi son autocritique, puisqu’il avoue avoir été lui-même « une sorte de projecteur » dans ses jeunes années. […] Selon une tradition plussérieuse, l’homme est un être non simplement inachevé, mais « projeté ».Ainsi FICHTE : « Tous les animaux sont achevés et prêts, l’homme n’est qu’esquissé et en projet. » Au XXe siècle, Heidegger définira la vie du Dasein comme « projet », puis approfondira l’idée en faisant du projetnon plus une initiative de l’homme, mais un trait fondamental d l’Être.
 
L’homme redevenu « bon » tant qu’il n’est pas corrompu par des « méchants » extérieurs, devient l’objet d’un attendrissement d’autant plus intense qu’il rejaillit sur celui qui l’éprouve. Au-delà du sentimentalisme, l’humain gagne un statut nouveau avec FICHTE, qui fait de l’homme un objet de foi : avec la loi morale, Dieu est donné avec évidence et devient un objet de savoir en qui il n’est plus besoin de « croire » ; en revanche, affirmer que l’homme est capable de faire son devoir, malgré les crimes innombrables dont l’histoire témoigne, ne demande rien de moins qu’un acte de foi. L’idée était dans l’air : on a la même idée, juste un an avant FICHTE, chez le poète anglais Wordsworth (1770-1850) […] l’idée d’une religion de l’humanité se fait jour dans certains cultes de l’époque révolutionnaire comme la théophilanthropie.
 
FICHTE développe une intuition de KANT selon laquelle « le moi estle propriétaire du monde ». La formule approfondit celle de DESCARTES en y ajoutant l’idée de légitimité. Mais le droit doit devenir fait. Déjà propriétaire du monde, l’homme a vocation à en devenir le possesseur.
FICHTE conçoit la « culture » comme l’exercice de toutes les facultés visant à la liberté totale, à la « totale indépendance de tout ce qui n’est pas nous-mêmes, notre pur Moi ». En corollaire de la déduction de l’intersubjectivité qui permet de donner un contenu concret au concept de droit, il esquisse une anthropologie. Comme il l’indique lui-même, elle regroupe des observations de philosophes antérieurs : plusieurs lieux communs antiques, tantôt complaisants, sur la station debout qui permet la libération de la main humaine, sur la finesse du toucher qui en est la conséquence, sur l’œil et le visage, tantôt plus sombres, sur l’homme nu, naufragé, que la marâtre nature a abandonné avant de lui donner sa forme achevée. Cependant, tous ces propres de l’homme se regroupent autour d’un thème central qui, lui, est moderne : l’indétermination essentielle de l’homme. […] L’existence empirique de l’homme  « jeté » dans le monde n’est que la traduction du statut de l’homme comme projet. « Tout animal est ce qu’il est ; seul l’homme n’est à l’origine rien du tout. Ce qu’il doit être il lui faut le devenir. Et comme il doit être un être pour soi, il doit le devenir par lui-même. » Devenir ce qu’il est, ne représente pas pour l’homme une consigne venant de l’extérieur, commandement divin ou impulsion naturelle. Il doit s’agir non d’une tâche mais d’un projet, d’un ordre que l’homme se donne à soi-même : « Nous ne sommes rien, soyons tout ! » L’idée classique de dignité humaine se transforme ; on la situait dans la clarté de son intellect ; elle est repensée à partir de l’idée de domination. « La plasticité comme telle, est le caractère de l’homme. » Selon un jeu de mots étymologique que FICHTE laisse implicite, la seule marque de l’humain est de ne posséder aucune marque propre et de pouvoir ainsi recevoir toute marque. Ce par quoi l’homme est humain et s’apparaît comme tel, le visage, n’et lui-même rien : « Tout cela, tout le visage expressif n’est comme nous sortons des mains de la nature, rien […] et c’est justement grâce à ce manque d’achèvement que l’homme est capable de cette plasticité. FICHTE semble dire la même chose que Cicéron : l’homme n’est qu’ébauché par la nature. Et l’on retrouve le vieux thème, le seul pour lequel FICHTE nomme sa source, Pline l’Ancien, celui de l’abandon par la nature. On pourrait ainsi atténuer le « rien du tout » en n’y voyant qu’une extension à tout l’humain du statut de l’intellect patient selon ARISTOTE. Ce qui ne valait qu’en noétique [espace de réflexion, de recherches et d’idées] définit désormais une anthropologie. La différence tient en une question : ce bloc mal dégrossi est-il déjà ou n’est-il pas encore, un homme ? Est-ce une personne en puissance ? Ou encore une personne qui n’a pas encore les moyens de se manifester comme telle ? La discussion menée aujourd’hui sur le statut de l’embryon répète au niveau de l’ontogenèse une dispute livrée implicitement avec la modernité même.
FICHTE fait ainsi au-delà de BACON, qui se proposait pour but le plus grand confort, un pas que l’on trouve préfiguré chez Malebranche. La maîtrise devient l’objet d’une exigence morale : « Je veux être le seigneur de la nature, et elle doit être ma servante, je veux avoir sur elle une influence à la mesure de ma force, et elle n’a le droit d’en avoir aucune sur moi. […] Ce n’est pas là qu’un vœu pieux pour l’humanité, mais c’est la revendication de son droit auquel elle n’a pas le droit de renoncer et de sa destination, qu’elle vive sur la terre aussi légèrement, aussi librement, aussi impérieuse envers la nature que celle-ci le perme. L’homme a le devoir de travailler. » FICHTE devient ainsi l’inventeur de l’idée de dignité du travail. Selon une leçon tardive, engendrer des enfants, c’est tirer de soi de nouveaux commandeurs de la nature ; c’est, « au-delà des limites de son existence terrestre et pour l’éternité donner des seigneurs à la nature » (Die Staatslehre-1813).
 
On a vu avec KANT, que l’action à l’aune de laquelle la connaissance devait être mesurée était l’action morale. FICHTE qui radicalise l’intuition de KANT fait de la connaissance l’instrument de l’action et peut de la sorte passer pour un précurseur de William James et de Bergson. […] Avec la modernité, le pragmatisme prend une tournure nouvelle en ce que la maîtrise devient le but ultime et le critère du vrai. Le primat du pratique est versé au crédit du travail comme fabrication.
 
L’idée selon laquelle la terre à travailler pourrait être l’objet d’une maîtrise aussi parfaite que celle de l’homme a de son corps, et donc que la nature doit être le corps extérieur de l’homme, est apparue au Xe siècle chez les propagandistes ismaéliens dans un contexte eschatologique. Elle est chez Avicenne dans sa théorie de la thaumaturgie de l’homme parfait. Elle se trouve chez le théologien suisse de langue allemande Lavater (1741-1801) dans un cadre mystique. Elle resurgit chez FICHTE et culminera chez MARX qui en rependra les idées sur le fond de la Révolution industrielle.
 
La Révolution française réalise le désir explicite de rompre avec le passéqu’exprimait juste avant elle le pasteur révolutionnaire Rabaut Saint-Étienne : « Notre histoire n’est pas notre code. » FICHTE a fait la théorie de cette intention et défendu le droit d’un peuple à changer sa constitution en le fondant sur la nature même de la liberté humaine. […] Chez lez Révolutionnaires eux-mêmes, le projet est très conscient. Ainsi, pour Marie-Joseph Chénier, il faut « créer et non compiler, inventer et non se souvenir ». D’où une ivresse de la démesure dans la rhétorique parlementaire.
 
Comme celle de nombreux postkantiens accusés de prétendre à la divinité, la philosophie de FICHTE [qui a été surnommé l’Antéchrist] a été diffamée comme divinisation du sujet, du Moi dont il fait le principe de sa pensée, et ce,même quand on ne le confond pas avec l’individu empirique.
 
Devant l’ampleur prise par le « projet pédagogique » avec l’idéalisme allemand et soulignée par KANT, c’est FICHTE qui en formule le plus radicalement l’intention. Il insiste sur la nouveauté de son projet d’une « éducation nationale » de l’Allemagne rendue nécessaire par les défaites devant Napoléon. Jusqu’alors le but de l’éducation était « tout au plus de former quelque chose en l’homme ; il s’agira désormais de former l’homme lui-même ». Il ne faut plus se contenter de faire de l’homme celui auquel on prêche la morale, il faut « le faire lui-même, le faire tel qu’il ne puisse pas du tout vouloir autrement que comme tu veux qu’il veuille ». Il faudra « introduire une espèce humaine totalement différente des hommes habituels jusqu’à maintenant et en faire la règle ». C’est ainsi « un nouvel ordre des choses et une nouvelle création qui commencent ». L’humanité devra « se faire soi-même ce qu’elle doit encore devenir ». L’espèce humaine se trouve de la sorte « au véritable milieu de sa vie sur terre ». Après ce tournant, elle doit devenir « un nouveau genre humain ». Ce qui en Allemagne était spéculation avait été en France l’objet de plans appuyés sur la puissance réelle de l’État révolutionnaire.
 
Alors que le slogan « l’éducation peut tout » prévalait en France, au moment de la Révolution française, selon Wordsworth, aussi bien les praticiens de la politique que les utopistes voyaient dans l’homme un être plastique à souhait. Cela supposait que la nature était dominée d’abord au niveau conceptuel : l’homme doit ne pas avoir de nature. Le philosophe et théologien allemand Herder (1744-1803) avait déjà situé la nature de l’homme dans le fait d’être un « rien indéterminé », et FICHTE a vu dans la plasticité le propre de l’homme.
 
Dans un fragment de 1792, le poète allemand Novalis (1772-1801) voit dans le suicide « l’acte philosophique authentique […] seul à correspondre à toutes les conditions et aux marques de l’action transcendante ». Un peu plus tard, son ami Friedrich Schlegel écrit : « La destination de l’homme est de se détruire soi-même. Mais pour cela, il lui faut bien sûrd’abord en devenir digne ; et il ne l’est pas encore. » Ces formules sont probablement à comprendre à partir d’une conception graduée de la vie selon laquelle il faut quitter un niveau inférieur pour accéder à de plus hauts états. C’est en ce sens que FICHTE pouvait écrire la même année : « Ce n’est pas la mort qui tue, mais la vie plus vivante (Die Bestimmung des Menschen). »
 
 
CHEZ LE PRÉCURSEUR DE LA SOCIOLOGIE ET DU POSITIVISME :
AUGUSTE COMTE (1798-1857)
 
La première place, le « maître et possesseur de la nature », devra la développer constamment. AUGUSTE COMTE semble avoir pressenti l’enchainement logique de ces idées. Pour lui, la conception de la « vraie situation générale de l’homme, comme chef spontané de l’économie réelle […], à la tête de la hiérarchie vivante », doitsusciterlesentiment de la prééminence de l’homme sur les autres êtres vivants.
Il en proviendra un juste orgueil […] surtout […] succédant à l’infériorité tant constatée de l’homme avec les anges ». Cet orgueil « ne saurait […] déterminer aucune dangereuse apathie ». Il n’est pas la morgue indolente de l’aristocrate, mais l’affairement fébrile de l’affranchi. En effet, le principe qui fonde la supériorité de l’homme constitue « un type de perfection réelle » qu’on peut approcher seulement comme une asymptote. « Il en résultera seulement une noble audace à développer en tous sens la grandeur de l’homme. »
 
La vogue de la pensée de BACON dura jusque fort avant dans le XIXe siècle. Ainsi, AUGUSTE COMTE, dans ses schémas d’histoire de la pensée, l’associe constamment à DESCARTES, le nomme « le grand BACON », lui donnedu « cet éminent philosophe », voire lui reconnaît une certaine supériorité sur le Français.
 
BACON rêvait déjà de renverser les effets de la Chute, et, avec la Révolution française,le rêve s’accentue encore. Ainsi, dans ses Recherches concernant la justice politique de 1793, le théoricien politique et romancier britanniqueWilliam Godwin cite d’après l’écrivain américain Price, un propos de Benjamin Franklin : « L’esprit deviendra un jour tout-puissant sur la matière. » Les hommes n’auront alors plus besoin de la prétendue justice, ni de gouvernement. Il y a plus : un contrôle parfait de notre propre corps pourrait un jour nous rendre immortels. De ces deux derniers projets, Godwin ajoute qu’il n’est pas impossible que quelques- uns de la présente race d’homme puissent vivre pour les voir réalisés.
La conséquence nécessaire de l’immortalité serait l’abandon de la reproduction sexuée, devenue inutile. Il resta le critère de l’utopie absolue […] et l’on a pu voir dans cette attitude la conséquence logique du « transhumanisme » actuel : une fois immortels, les hommes, les hommes n’ayant plus besoin de se reproduire, seront tous parfaitement mûrs et sans enfants. La représentation d’une humanité enfin sortie de l’enfance et de ses préjugés et bien installée à l’âge adulte jusqu’alors rêve ou métaphore, se réaliserait ainsi. AUGUSTE COMTE nommait « idéale résurrection » la façon dont le cœur commémore les disparus et Renan la confie à un Dieu futur. Un demi-siècle plus tard, le bibliothécaire russe Nicolaï Federov († 1903) rêve d’une résurrection des générations passées bien plus concrète, car elle serait obtenue par des moyens techniques.
 
Or, autant l’accroissement des savoirs et des techniques est incontestable, autant il est difficile d’affirmer que le genre humain progresserait en civilisation. Plus contestable encore est le lien de cause à effet entre l’accroissement du savoir et du pouvoir sur les choses et les conséquences morales qu’il est censé produire. Le progrès devient donc l’objet d’une croyance, comme chez AUGUSTE COMTE, qui fait du progrès le dogme vraiment fondamental de la sagesse humaine, soit pratique, soit théorique. D’autres le croient inéluctable. Ainsi le « minarchiste » Herbert Spencer (1820-1903) : « Le progrès n’est pas un accident, mais une nécessité. »
 
Il est intéressant que BACON tienne à distinguer son projet des discours sur la dignité de l’homme ou sur sa misère, pour faire porter l’enquête sur les rapports de connivence et d’influence réciproque entre âme et corps. […] Vers la même époque les scolastiques ibériques déplacent le traité de l’âme de la métaphysique à la physique. On a pu « reconnaître là le premier souci d’une anthropologie distincte du discours métaphysique et l’ébauche d’un ‘discoursphysique de l’homme’ ».
C’est à la même époque que le mot « anthropologie » prend son sens actuel. « Science de l’homme » est attesté pour la première fois et presque simultanément au XVIIe siècle chez Guillaume Colletet et chez le chevalier de Méré. Hume (1711-1776) en fait le savoir fondamental : « La science de l’homme est le seul fondement solide pour les autres sciences ». Pour AUGUSTE COMTE, après Saint-Simon (1760-1825), l’anthropologie devient la science englobante, et l’on « ne doit plus concevoir, au fond, qu’une seule science, la science humaine, ou plus exactement la science sociale, dont notre existence constitue à la fois le principe et le but ». On peut alors « envisager nos diverses connaissances réelles comme composant, au fond, une science unique, celle de l’humanité, dont nos autres spéculations positives sont à la fois le préambule et l développement ».
En conséquence, l’idée de dignité se déplace. Elle ne qualifie plus l’homme comme objet de savoir, mais la science même qui porte sur lui. […] En 1733, le parfait représentant du classicisme anglais (1688-1744) Alexander Pope reprend l’idée dans le vers célèbre partout cité : The proper study of mankind is man(la science de l’homme est à notre portée, alors que celle de Dieu nous dépasse. Que l’home est digne, cela va de soi. Qu’il est bon, autre évidence. Le siècle des « Lumières » relègue dans l’ombre les deux énigmes de la déchéance humaine auxquelles achoppait le savoir classique. […] Pour Voltaire : « Je conçois fort bien sans mystère ce que c’est que l’homme. […] L’homme n’est point une énigme. […] L’homme paraît être à sa place dans la nature. » Il n’est que de le louer. 
 
À l’âge romantique, chez Béranger (1780-1857) apparaît l’apostrophe « Humanité règne ! ». À partir de 1846, AUGUSTE COMTE la reprend en lui donnant une allure systématique. Son projet a des aspects un peu ridicules, qui furent brocardés, et qui détournèrent de lui certains de ses sympathisants comme John Stuart Mill ou Littré. Le souci maniaque de tout réglementer, jusqu’au calendrier [en remplaçant les saints chrétiens, voire les noms des mois, par ceux des grands hommes qu’il voulait honorer], peut faire sourire ; les explications anecdotiques ne manquent pas, qui rappellent la rencontre avec Clotilde de Vaux (1845) [dont il tomba amoureux]. Le phénomène reste pourtant un symptôme intéressant : la légitimité de l’homme ne peut plus reposer sur elle-même, il faut un appui « religieux ». Durkheim(1858-1917) tirera de ces réflexionsla nécessité de revenir à l’idée selon laquelle une religion est indispensable pour assurer la cohésion de la société. Maurras, disciple de COMTE aboutira à la même conclusion à propos de la nation.
 
En regard de l’initiative de fêter les « gentils » par une refonte du calendrier, certains procèdent à un choix de « méchants » officiellement haïs. Ainsi COMTE complète la liste des héros progressistes par celle des « trois principaux rétrogradateurs » auxquels est consacrée une « fête des réprouvés ». De la sorte, l’au-delà positiviste, s’il connaît un paradis, comporte aussi une damnation plus sévère que l’enfer chrétien. Celui-ci est une menace qui s’adresse exclusivement à…moi, et dont je n’ai pas le droit de penser que qui que ce soit d’autre pourrait le mériter davantage. COMTE, lui, décrète avec aplomb qu’il faudra condamner Julien l’Apostat, Philippe II et Bonaparte à l’exécration de tous les siècles. Toutefois, dans la pratique, le paradoxe d’Érostrate faisant que ce dont il est interdit de se souvenir n’en est que mieux retenu, il encourage plutôt une autre conduite, celle de l’oubli pur et simple par élimination de l’historiographie officielle, depuis les célébrations et les monuments jusqu’aux manuels scolaires, voire par des images truquées.
 
L’actionhumaine accède alors à un rôle déterminant dans l’orientation au sein du réel, au point de surclasser la connaissance sur son propre terrain et de se montrer plus capable de nous y guider, même si cette maîtrisea pour prix une renonciation à la vérité. Préparée à l’âge classique, cette idée passe au centre chez COMTE, puis chez Claude Bernard, enfin dans le pragmatisme. […]
Selon le philosophe matérialiste d’origine allemande et d’expression française d’Holbach (1723-1789) : « Que l’homme se soumette en silenceà des lois auxquelles rien ne peut le soustraire, qu’il consente à ignorer les causes entourées pour lui d’un voile impénétrable ». Le positivisme, bien au-delà de cette maxime modeste, suppose une révolution dans la définition même de l’homme. Dans le droit-fil de l’idéalisme allemand, avec lequel il n’a pourtant aucun lien de filiation, il définit l’humanité de l’homme à partir de la domination de la nature.
 
Cette révolution anthropologique, sans doute pas entièrement consciente, est présente chez AUGUSTE COMTE, dès mai 1822. Le jeune polytechnicien propose cette définition : « La civilisation consiste […] dans le développement de l’esprit humain, d’une part, et, de l’autre, dans le développement de l’action de l’homme sur la nature, qui en est la conséquence. » l’équilibre des deux aspects n’est qu’apparent, car c’est l’action sur la nature qui doit garantir que l’esprit humain se développe dans la bonne direction, sans se perdre en vaines spéculations. Cette action amène à revoirla définition traditionnelle de l’homme comme animal vivant en cité. Dans le même texte, le fondateur de la sociologie écrit : « Un système quelconque de société […] a pour objet définitif de diriger vers un but général d’activité toutes les forces particulières. Car, il n’y a société que là où s’exerce une action générale et combinée. » Rien que de très traditionnel dans cette observation, et dans le contre-exemple des animaux coexistant dans un même troupeau. Toutefois, l’identité des mots, cache une différence capitale : « action » ne désigne plus la praxis[action productive],mais la production comme transformation de la nature. Plus loin, on lit que dans le « système social préparatoire […] l’action sur la nature n’était que le but indirect de la société ». Mais, en soi, cette action est première, et on ne doit donc « envisager les combinaisons sociales que comme des moyens d’y atteindre ». Ce pourquoi le gouvernement des choses remplace celui des hommes ». Ce sera le cas dans « la société régénérée » que COMTE attend. Alors, la société […] tend à s’organiser de la même manière [i.e. industrielle], en se donnant pour but d’activité […] la production ». Mais celle-ci n’est pas seulement la fin de la société déjà constituée, elle est plus décidément encore la cause qui la produit. En une phrase fantastique, COMTE caractérise la société définitive comme « se constituant pour agir sur la nature ».Le but de la société n’est donc pas la vie commune des hommes, encore moins le bien commun, mais la technique. L’humain est constitué comme tel par le détour du non-humain par lequel il agit. De la sorte, la domination de la nature décide de l’humanité même de l’homme comme socialité. […]
L’homme se définissait jusqu’alors par la raison, non seulement comme faculté de communication sociale, mais comme accès à la vérité. Il lui faut désormais repenser la raison de telle sorte que le modèle de vérité qu’elle permet passe lui-même sous la domination du projet industriel. Le prix à payer est l’abandon de la recherche des causes. En s’y livrant, la raison ne faisait au fond que se rechercher elle-même dans la réalité, en allant chercher ce que l’on appelle profondément la « raison » des phénomènes. Le positivisme de COMTE se fonde sur un tel refus, relayé probablement par la formule du mathématicien et physicien Jean Baptiste Joseph Fourier 1768-1830) : « Les causes primordiales ne nous sont point connues, mais elles sont assujetties à des lois simples, que l’on peut découvrir par observation, et dont l’étude est l’objet de la philosophie naturelle. »Il ne s’agit plus de se soumettre aux lois, comme le proposait d’Holbach, mais de les connaître. COMTE peut donc prendre comme programme, d’un bout à l’autre de son œuvre, qu’il ne faut pas chercher à comprendre les causes, mais d’écrire les lois. « On doit concevoir l’étude de la nature comme destinée à fournir la véritable base rationnelle de l’action de l’homme sur la nature, puisque la connaissance des lois des phénomènes, dont le résultat constant est de nous les faire prévoir, peut seule évidemment nous conduire, dans la vie active, à les modifier à notre avantage les uns par les autres. » Certes, COMTE ne néglige pas pour autant la « destination plus directe et plus élevée » des sciences, « celle de satisfaireau besoin fondamental qu’éprouve notre intelligence de connaître les lois des phénomènes ». Reste que le principal critère qui permet de mesurer la valeur des sciences est l’actionde l’homme sur le monde extérieur, sans laquelle la genèse même de l’homme eût été étouffée dans l’œuf par la nature hostile. De ce point de vue, la physiqueet la chimie et à un moindre degré la biologie, sont incomparablement plus importantes que l’astronomie. […]
« Malgré l’origine scientifique de la philosophie nouvelle, la science y sera réduite à son véritable office, pour construire la base objective de la sagesse humaine, afin de fournir un indispensable fondement à l’art et à l’industrie […]. Elle bornera l’étude du vrai à ce qu’exige le développement du bon et du beau. » . Le reste n’est que vaine curiosité. Est seul décisif le « point de vue humain », que COMTE explicite en « social ». Nous ne devons vraiment chercher à connaître que les lois des phénomènes susceptibles d’exercer sur l’humanité une influence quelconque. »
Une génération après COMTE, le physiologiste Claude Bernard reprendra le projet d’une domination de la nature rendue possible par le progrès des sciences : « À l’aide de ces sciences expérimentales actives, l’homme devient un inventeur de phénomènes, un véritable contremaîtrede la création ; et l’on ne saurait, sous ce rapport, assigner de limites à la puissance qu’il peut acquérir sur la nature.[…]
 
Le mouvement industriel est en phase avec une dévalorisation théorique de la nature, d’abord sous l’aspect purement technique. AUGUSTE COMTE l’a pressenti en un passage qui contient l’une des deux rares occurrences chez lui de l’expression « conquête de la nature », objet d’une poésie à venir,libérée de la fascination qu’exerçait sur les Anciens la prétendue sagesse de la nature. « La science réelle a directement constaté, sous tous les aspects importants, l’extrême imperfection de cet ordre si vanté. […] Chacun sent aujourd’hui que les ouvrages humains […] sont en général très supérieurs, soit en convenance, soit en simplicité, à tout ce que peut offrir de plus parfait l’économie qu’il ne dirige pas, et où la grandeur des masses constitue seule ordinairement la principale cause des admirations antérieures. » La nature peut bien produire de « grosses machines », mais l’industrie la surclasse. L’« ordre réel » est presque toujours inférieur en sagesse à l’économie artificielle qu’établit notre faible intervention humainedans son ordre borné ». Ce jugement surprenant et discutable s’oppose en tout cas à une antique tradition qui rappelait la faiblesse de l’art humain devant celui de la nature. Ainsi Marsile Ficin rappelait : « Les œuvres de la terre sont plus belles que celles de l’homme. »
La dévalorisation de la nature est également morale. Le XIXe siècle en redécouvre la vision « noire ». Novalis y voit l’« effroyable meule de la mort ». la nature ne peut plus servir de modèle.
 
La tentation grandit de mesurer l’activité humaine à l’aune de l’industrie et d’en attendre la solution de tous les problèmes sociaux. C’est ainsi qu’Henri de Saint-Simon et AUGUSTE COMTErêvent de remplacer le gouvernement des hommes par ‘administration des choses. Le XIXesiècle est celui de la floraison des utopies industrielles dans la littérature populaire. Il est aussi, en face, celui des premiers avertissementsdevant les dangers du machinisme chez Jules Verne ou H. G. Wells.
 
Le mot « humanisme » passe en français avec le polémiste Proudhon qui, en 1846, à l’âge de 37 ans, s’interroge sur « l’athéisme, autrement dit l’humanisme », et en entreprend la critique. Il s’agit de « vérifier si l’humanité[…] satisfait à la plénitude l’être, si elle se satisfait à elle-même », donc « de rechercher si l’humanité rend à Dieu, selon le dogme antique, ou si c’est elle-même qui devient Dieu, come parlent les modernes » ? Renan choisit le mot en 1848 pour nommer « la religion de l’avenir […], le culte de tout ce qui est de l’homme, la vie entière sanctifiée et élevée à une valeur morale ». La même année, AUGUSTE COMTE qualifie d’« humanisme », le « vrai point de vue », le « sacerdoce » et le « culte » de sa religion de l’Humanité.
À la même époque, AUGUSTE COMTE complète sa religion de l’Humanité ou Grand Être par une juste adoration de la Terre, érigée en Grand Fétiche, siège et station du Grand Être.
 
Une fois que l’homme se comprend soi-même comme devant dominer, il lui faut disputer la place de dominateur à Dieu. Et il doit le faire pour deux raisons contraires : parce que Dieu est supposé l’opprimer, et qu’il n’est pas un maître suffisamment efficace.AUGUSTE COMTE écrit en ce sens : « La vie industrielle est […] contraire à tout optimiste providentiel, puisqu’elle supposenécessairement que l’ordre naturel est assez imparfait pour exiger sans cesse l’intervention humaine. » COMTE rattachait la nécessité de l’action humaine à l’imperfection de l’ordre nature. Ici, il ramène cet ordre à l’idée de providence. COMTE la voit extérieure à l’homme, supposé ne pas faire partie de la nature, mais lui faire face. Par suite, l’action humaine n’est pas la forme de providence que Dieu délègue à sa créature, mais s’oppose à celle-ci. À la même époque, Proudhon suppose un jeu de bascule simpliste entre l’homme et Dieu, qui seraient ennemis : les progrès de l’homme auraient pour but de chasser Dieu.
 
AUGUSTE COMTE fournit un bon exemple de cette entreprise de domination. Il avait déploré que l’action de l’homme sur la nature se limitât à l’inorganique ; la technique devra désormais viser à devenir tout aussi bien politique que morale. Il lance ses disciples dans une conquête du monde qu’il rapproche de celle qu’avait promise Mahomet aux croyants ou Cromwell aux saints : « gouverner le monde ».
Aux âmes d’élite, écrit COMTE, appartient l’« empire général » ; à elles, « je livre le monde. […] Emparez-vous du monde social, il vous appartient ». Le positivisme s’emparera du gouvernement avant de reconquérir la société, il « sera, pendant une génération au moins, la religion des chefs avant de devenir celle des sujets ». COMTE est très conscient de cette inversion du processus par rapport au christianisme qui a conquis les masses avant de retourner les élites qui le persécutaient. Il profite pourtant de la liberté de penser des sociétés modernes et attend le triomphe du positivisme de sa seule supériorité dans une libre concurrence des idées. Il parle quand même de soumettre toutes les intelligences à une « exacte discipline continue ». Il rêve de refaire l’Église catholique médiévale, telle en tout cas qu’il se l’imagine, mais en en augmentant l’autorité. Les hommes seront émancipés, mais en même temps assujettis. « Tous les préceptes du catholicisme sur la soumission de la raison à la foi sont des programmes à réaliser. » Il parle même du « besoin actuel d’un digne fanatisme », car « le dévouement doit remplacer la dévotion ». Le mot « fanatisme » [que  Voltaire avait utilisé pour titrer sa tragédie, «  Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète »], reprend ici une tonalité positive, comme plus tard chez J. D. Bernal et André Breton.
 
AUGUSTE COMTE parle d’« écarter désormais tout intermédiaire « surhumain », expression qui contient une des rares occurrences de l’adjectif chez COMTE et l’une des premières en français. L’accession de l’homme au statut d’être suprême est liée à un passage à l’âge adulte : « L’humanité ne saurait être envisagée comme vraiment sortie de l’état d’enfance, tant que ses principales règles de conduit […] continueront à reposer essentiellement sur des fictions étrangères. » La vieille image de la succession des âges de la vie illustre l’idée du passage à l’autonomie d’un homme maintenant capable de se passer de ce qui n’est pas lui. Dans son encyclique Rerum Novarum (1891) sur le libéralisme, le pape Léon XIII résume l’idée pour la condamner : selon certains il n’y a rien au-dessus de la raison humaine souveraine.
 
COMTE reprend l’expression « être suprême », promue en contexte chrétien, puis reprise par les Lumières et la Révolution contre le Dieu personnel du christianisme pour désigner l’Humanité, « nouveau Grand Être », « nouvel Être Suprême ».            COMTE représente donc une sorte de catholicisme sans christianisme. La formule se lit chez ses adversaires comme chez ses disciples Barrès et Maurras. « La grande conception de l’Humanité […] vient éliminer irrévocablement celle de Dieu ». L’humanité doit être « définitivement substituée à Dieu ». . COMTE n’hésite pas à renverser l’ordre : si la religion de l’Humanité succède dans le temps à celle de Dieu, c’est que, dans l’ordre logique, c’est l’humanité qui précède. Il peut donc écrire qu’au Moyen Âge, « Dieu usurpait la place de l’Humanité ». Le terrain de cette lutte et de cette substitution est celui de la domination : « irrévocable épuisement du règne de Dieu, que l’ascendant de l’Humanité peut seul remplacer ».   
 
L’idée d’une fin de l’humanité était déjà chez d’Holbach, pourtant intarissable avocat du progrès. Elle est l’objet d’une « fascination secrète ultime de tous les socialistes », qui introduisent « la notion de mort du genre humain dans l’Histoire ». AUGUSTE COMTE rappelle que « l’organisme collectif est nécessairement assujetti, comme l’organisme individuel, à un inévitable déclin spontané, même indépendamment des altérations insurmontables du milieu général ».
 
Naît aussi l’idée selon laquelle l’homme serait un danger pour la terre, et avec elle le rêve d’une nature délivrée et rendue à sa pureté primitive. Le jeune Flaubert écrit en 1838 : « Les arbres pousseront, verdiront, sans une main pour les casser et les briser ; les fleuves couleront dans des prairies émaillées, la nature sera libre, sans homme pour la contraindre, et cette race sera éteinte, car elle était maudite dès sa naissance. » Et pourtant nous ne sommes qu’un demi-siècle après Diderot, pour lequel la nature sans l’homme serait un désert, et dix-huit ans avant AUGUSTE COMTE qui a une formule analogue : « L’existence future de notre planète ne mérite aucune attention si l’on y suppose éteint le Grand Être [l’Humanité] qui la consacre ! » La représentation d’une nature débarrassée de l’homme reparaître régulièrement.
 
John Stuart Mill fait du mot « postérité » un usage intéressant dans son livre surAUGUSTE COMTE. La religion de l’Humanité serait la prise de conscience du lien de chaque âge de l’humanité avec tous les autres, toutes les générations s’attachant entre elles pour former une image unique. Elle combine tout le pouvoir qu’exerce sur l’esprit l’idée de postérité avec nos sentiments les plus positifs envers le monde vivant qui nous entoure et les prédécesseurs qui nous ont faits ce que nous sommes. De façon significative, il n’est que peu question du futur, et tout l’accent porte sur le passé qui arrive à nous.
Le désintérêt pour la postérité fait système avec la perte de conscience du rapport au passé. Il faut se savoir descendant d’ancêtres pour se sentir soi-même à devenir le père d’une postérité.
 
Les matérialistes ne nient pas la façon dont l’homme se ménage une supériorité par l’éducation (venue on ne sait d’où). Au contraire, ils glorifient les conquêtes de celle-ci. Leur véritable adversaire est le dogme de la création de l’homme à l’image de Dieu.
Au XIXe siècle, AUGUSTE COMTE récuse la définition classique de l’homme comme « animal raisonnable », au prétexte que tous les animaux le seraient. Avec la théorie de l’évolution, le parallèle entre l’homme et l’animal se complète par l’idée d’un passage sans rupture de l’un à l’autre. Les auteurs médiévaux, après ARISTOTE, insistaient sur la continuité de l’échelle des vivants, mais ils voulaient seulement dire que l’observateur ne constatait pas de saut brusque entre les espèces, non que celles-ci seraient réellement sorties les unes des autres. Avec Lamarck et plus que jamais avec Charles Darwin, l’idée de continuité idéale entre les espèces prit une dimension concrète. Il devient tentant alors de transposer la parenté biologique en une identité et de faire perdre à l’homme sa situation privilégiée.
 
Les révolutionnaires français ne voulaient pas se contenter d’aménagements cosmétiques et parlaient déjà de « modifier la substance de l’homme ». Selon AUGUSTE COMTE, la « nouvelle philosophie » a pour but « l’amélioration continue non seulement de notre condition, mais aussi et surtout de notre nature ». L’idée était en germe depuis les débuts de la philosophie politique moderne : le Léviathan, l’homme collectif de Hobbes, est artificiel, comme l’est le citoyen de ROUSSEAU. L’homme « refait » connaît d’abord une version esthétique, encore anodine. Ainsi le dandy chez Baudelaire. Et dans l’art contemporain, l’artiste devient plus important que l’œuvre, pas simplement parce qu’il en serait le sujet orgueilleux, toujours prêt à s’en détacher par l’ironie, mais aussi parce qu’il est le premier objet de la création artistique, la première œuvre d’art.
 
« Pour la première fois, on parle de l’‘homme nouveau’ en termes de ‘production’ et d’‘élevage’ ; un bel avenir sera promis à cet usage. AUGUSTE COMTE dit des poètes futurs qu’ils pourront « chanter dignement le nouvel homme en présence du nouveau dieu ». Les deux, humain et divin, tendent d’ailleurs à coïncider. L’idée d’homme nouveau devient pour le XXe siècle une véritable « obsession ». Ainsi, dans  « surréalisme, on entend résonner le ‘sur’ du surhomme. Dépasser le réel, le surpasser, c’est d’abord effacer l’homme pour faire place à l’Homme nouveau ».
 
« Quand les êtres créés, l’homme en tête, auront épuisé la série des progrès limités par leurs organes, il sera besoin d’une nouvelle révolution dans la forme présente des choses, pour que l’homme et les animaux s’élèvent à une existence plus parfaite. »AUGUSTE COMTE distingue l’homme et l’humanité, à laquelle il accorde la primauté : « L’homme proprement dit n’est, au fond, qu’une abstraction ; il n’y a de réel que l’humanité. » Le contexte invite en un premier temps à distinguer l’individu de la collectivité. Mais la différence qui les sépare n’est pas de pure quantité. L’humanité concerne les trois dimensions du temps, dans la continuité de générations. L’homme individuel est moins noyé dans l’espèce que transi par ses ascendants et tiré vers sa postérité. De la sorte, l’homme est mesuré par une réalité à la hauteur de laquelle il n’est pas toujours capable de se porter.
Une dizaine d’années plus tard, Darwin fonda la théorie de l’évolution sur l’observation et lui donna sa forme canonique. Il devint alors tentant de prolonger l’histoire des vivants d’un chapitre qui raconterait comment l’homme, soit se perfectionnerait lui-même, soit serait dépassé par une espèce supérieure.
 
[Cependant], la plus sublime réalité que les hommes s’attellent à construire peut s’appeler « Dieu ». L’idée n’est pas absente des fantasmes du XIXe siècle. L’objet de la religion que projette AUGUSTE COMTE ne porte pas ce nom, mais bien celui d’Humanité. Il n’hésite pourtant pas à le désigner par les expressions que le XVIIIe siècle avait rendues traditionnelles, « Grand Être » ou « Être Suprême ». Cet être, « composé de ses propres adorateurs », a l’avantage d’être relatif, modifiableet perfectible ».
 
 
CHEZ L’INVENTEUR DU MATÉRIALISME HISTORIQUE :
MARX (1818-1883)
 
MARX fait de la construction imaginaire le fondement d’une anthropologie. Pour lui, la capacité de construire l’objet dans sa tête avant de le construire dans la réalité concrète est ce qui assure la supériorité du pire des architectes sur la meilleure des abeilles.
 
L’idéal antique d’une vie conforme à la nature, qui suppose que l’on se soumette à celle-ci, mais à partir d’une distance prise envers elle, est abandonné, ou retourné. La question s’ouvre alors de savoir où chercher le modèle sur lequel il faudra modeler la nature. On voit apparaître ici une difficulté qui refera surface, par exemple chez MARX : comment diriger un processus de changement que l’on prétend spontané ?
 
Avec le darwinisme, le progrèsreçoit une base scientifique. « L’attrait exercé par le darwinisme tint à ce qu’il donnait à un mythe qui était déjà là les garanties scientifiques qu’il exigeait. » Le progrès n’est plus seulement un fait d’histoire humaine ; il prolonge une tendance universelle de la nature. Pour le biologiste et libre-penseur Ernst Haeckel, qui popularisa le darwinisme en Allemagne, le progrès par la lutte pour la vie gouverne plantes et animaux, mais aussi les langues et les peuples ; « ce progrès est une loi naturelle », et donc irrésistible, que tyrans et prêtres ne sauraient arrêter. MARX qui admirait Darwin et lui aurait volontiers dédiéLe Capital, considérait dès le début de ses réflexions, quinze ans avant L’Origine des espèces, le passage au communisme comme le résultat d’un mouvement naturel. En enracinant le progrès dans l’évolution spontanée de la nature, on s’engage dans une dialectique ambiguë. D’une part, on gagne en sûreté : il n’est plus besoin d’espérer, il suffit d’attendre, même s’il vaut mieux aider l’évolution accoucher de ce qu’elle est grosse en poussant dans la bonne direction, voire en dégageant la route des obstacles qui l’encombrent. Mais, d’autre part, les résultats ne pourront plus être mis au crédit de l’homme entraîné qu’il est par un courant dont il n’est pas le maître et qui le dépasse. À ce point qu’il n’est pas sûr que le fleuve, qui vient de plus en amont que lui, ne le laissera pas un jour sur le rivage comme une coquille vide.
 
Si l’« hégélien de gauche » Feuerbach peut appeler de n’importe quel nom, voire celui d’humanisme, la négation de la théologie, c’est que cette négation constitue l’opération essentielle. Et si l’on peut déclarer vide tout niveau supérieur à l’homme, c’est que ce qui prétend le remplir est lui-même emprunté à l’humain. Le secret de la théologie est l’anthropologie ; l’essence de la théologie est l’essence de l’homme transcendante, posée en dehors de l’homme. La thèse fondamentale en théologie est que « Dieu » n’est autre que la façon dont l’individu se représente son espèce : « Dieu en tant qu’ensemble des réalités ou des perfections n’est rien d’autre que l’ensemble résumé en un abrégé à l’usage de l’individu des propriétés de l’espèce, réparties entre les hommes et qui se réalisent au cours de l’histoire. » Feuerbach forge le mot d’« anthropothéisme » pour désigner « la religion consciente de soi, la religion qui se comprend elle-même. La tâche de l’époque moderne est la réalisation et l’humanisation de Dieu, la dissolution de la théologie dans l’anthropologie.
En 1843, MARX exprime très simplement une idée analogue : « La racine pour l’homme c’est l’homme lui-même. » L’humanisme absolu ainsi décrété est le but dernier de l’histoire. L’humanisme réel coïncide avec le matérialisme, base logique du communisme. « Ce communisme est, en tant qu’humanisme accompli = humanisme, et en tant qu’humanisme accompli =naturalisme. On a là la véritable solution du conflit entre l’homme avec la nature et avec l’homme. »
Pour MARX, « l’histoire dite universelle n’est rien d’autre que la génération de l’homme par le travail humain », et pour Engels « l’ouvrier crée tout […] l’ouvrier crée même l’homme ». Mais d’où vient l’adjectif « humain » ? En quoi un travail peut-il humaniser celui qui l’exécute, s’il est déjà « humain » ? Ce cercle, déjà chez ROUSSEAU, se retrouve chez les socialistes de la même époque. « La génération spontanée (generatio acquivoca), écrit MARX, est la seule réfutation pratique de la doctrine de la Création. » L’expression est curieuse, qui suppose qu’un être naît d’autre chose que de son espèce. Ici, la formule de MARX, dans son contexte, suppose au contraire que l’homme ne vient que de l’homme. Il fait en effet parler ARISTOTE, et part de l’exemple même que celui-ci donnait d’une génération uuivoque, « l’homme engendre l’homme ». La vision cyclique des espèces devait, quinze ans plus tard, recevoir de Darwin un coup que MARX lui-même voulut prendre pour modèle. MARX constate ici qu’un individu humain est engendré par un autre individu de la même espèce, ce qui ne peut rendre plus plausible l’idée selon laquelle l’homme comme espèce naîtrait d’un travail d’humanisation qui se supposerait soi-même accompli.
 
Une imagehante la littérature du XIXe siècle : l’opposition du ciel et de la terre doit se solder par le rejet du ciel et l’affirmation de la terre, seul champ d’action de l’homme. De sorte que la terre devient l’objet d’une sorte de culte. […]
En Allemagne, Heineschématise l’histoire de la pensée par l’opposition de la matière et de l’esprit, du corps et de l’âme. Il revendique le droit des [terriens], et veut « laisser le ciel aux anges et aux oiseaux ». MARX, lui, invoque « l’homme réel, corporel, debout sur la terre solide et bien ronde, inspirant et expirant toutes les forces naturelles ».
Feuerbach met en place tout un système d’images qui trouve beaucoup d’adeptes, surtout chez les écrivains. Parmi ceux-ci, il y en a de grand talent qui répercutent sa pensée, et lui font franchir les frontières de l’Allemagne, comme Wagner avant sa lecture de Schopenhauer. […]
Une autre image fondamentale est celle du corps, équivalent anthropologique d’ailleurs assez traditionnel de la terre. Il s’agira aussi de le réconcilier avec l’âme supposée entrée en conflit avec lui. Cela se passe aussi bien chez les littérateurs que chez un peintre comme Courbet, dont L’Atelier (1855) réalise à sa façon l’équation posée par MARX entre humanisme et naturalisme.
 
L’idée selon laquelle la terre à travailler pourrait être l’objet d’une maîtrise aussi parfaite que celle de l’homme a de son corps, et donc que la nature doit être le corps extérieur de l’homme, est apparue au Xe siècle avec les propagandistes ismaéliens, dans un contexte eschatologique. Elle est chez Avicenne, dans sa théorie de la thaumaturgie de l’homme parfait. Elle se trouve chez le théologien suisse Lavater (1740-1801) dans un cadre mystique. Elle resurgit chez FICHTE pour culminer chez MARX qui en reprend les idées sur fond de la Révolution industrielle. Ce faisant, il donne comme base au but final humaniste un programme permettant d’en obtenir la réalisation, le travail. Grâce à lui, le monde devient le corps de l’homme parfait. Le travail est ce par quoi l’homme « se soumet » la nature en se l’appropriant. L’industrie est rendue possible par la science de la nature. MARX pense l’unité de l’homme avec la nature, puisque l’homme est une partie de celle-ci. Cependant, ni cette unité ni la lutte de l’homme contre la nature ne sont pour lui des formules définitives. Dans l’hymne à la bourgeoisie couronné dans le Manifeste,MARX place l’« asservissement des forces de la nature » en tête d’une liste des exploits historiques de celle-ci. Plus tard, il reprend : « Pour autant que l’homme se conduit en propriétaire envers la nature, première source de tous les moyens et objets de travail, pour autant qu’il traite la nature comme lui appartenant, son travail devient source de valeurs d’usage, donc aussi de richesse. »Le mode de production capitaliste « implique une domination de l’homme sur la nature ».
Le programme du « marxisme » est formulé par Engels, l’année même de la mort de MARX : la socialisation des moyens de production met fin à la domination du produit sur le producteur ; les conditions de vie « entrent sous la domination et le contrôle des hommes, qui deviennent pour la première fois les maîtres conscients et effectifs de la nature. […] Les lois de leur action sociale sont […] dominées. Les forces objectives qui dominaient l’histoire […] entrent sous le contrôle des hommes.
 
À la différence des autres espèces, l’homme oublieux de ce que la nature lui a été donnée comme usufruit et non propriété, est « un pouvoir essentiellement destructeur », même si ce pouvoir montre qu’il relève d’un autre mode d’existence ». En 1868, le mot « écologie » apparaît en Allemagne chez Ernst Haeckel, mais pas en son sens actuel. Dans un passage rédigé entre 1864 et 1875, MARX esquisse l’idéal d’un homme qui ne se considérait pas comme propriétaire de la terre, mais seulement comme son utilisateur, tenu de la rendre améliorée aux générations futures. Dans les années 1870-1880, Engels rappelle que les découvertes d’abord jugées positives ont eu des conséquences funestes ; pour l’éviter, il faut une connaissance des lois de la nature, qui seule permettra que l’homme ne la conquière qu’en se sentant un avec elle.
 
La montée en puissance du modèle darwinien d’explication du vivant donne au mythe une force nouvelle. Ainsi en 1863, le jeune Samuel Butler écrit un bref essai, Darwin parmi les machines. Il se replace ainsi dans la ligne évolutionniste qui s’empressait d’extrapoler les théories que Darwin avait exposées quelques années auparavant et qui avaient très vite connu un immense succès. L’application des hypothèses darwiniennes aux objets techniques n’est pas restée isolée. Déjà MARX souhaitait qu’une histoire de la technique mécanique se développât en parallèle avec celle de la technique naturelle écrite par Darwin, et son vœu n’est pas resté sans écho. Butler voit dans le perfectionnement des machines par l’homme u équivalent de la sélection naturelle, et dans les machines elles-mêmes « la sorte de créature qui sera le prochain successeur de l’homme dans la suprématie de la terre.
 
Alors que pour Vico et Hegel, Hercule recevait de Zeus la tâche de débarrasser la terre de ses monstres, Prométhée se donnait le projet d’éclairer l’humanité. C’est avec les Lumières radicales que Prométhée parvient au sommet. Selon Diderot, l’homme est « enfant de Prométhée ». Dans sa thèse, MARX fait de Prométhée, « le premier saintdu calendrier philosophique ». Et sa figure hante les histoires de la Révolution industrielle.
L’humanisme athée se manifeste d’abord par un refus de rien placer au-dessus de l’homme. MARX le formule dans sa dissertation doctorale : « Le Credo de Prométhée […] est celui de la philosophie, son mot d’ordre contre tous les dieux célestes et terrestres, qui ne reconnaissent pas la conscience de soi humaine comme la divinité suprême. Il ne doit y en avoir aucun à côté de lui. » L’allusion blasphématoire à l’Exode (20,2) suggère que l’homme doit remplacer le Dieu jaloux d’Israël. Cela suppose naïvement qu’il existe entre Dieu et l’homme un rapport tel que l’un doit perdre et l’autre gagner, que le niveau doit monter d’un côté s’il baisse de l’autre.
 
La philosophie tardive de Hegel a pu être interprétée comme une tentative pour faire de l’homme la seule vraie divinité. Un des plus grands et des plus discutés de ses interprètes, Alexandre Kojève (1902-1968), voyait dans l’athéisme qu’il lui prêtait le couronnement de la philosophie. Cela ne l’empêchait pas, par galéjade, de considérer ses disciples comme un Olympe dont il serait le Zeus. Heine, lui-même revenu au Dieu de ses ancêtres, caricature les « jeunes hégéliens », dont MARX et Feuerbach, par l’oxymoron peu traduisible de : « athées qui sont leurs propres dieux ».
 
 
CHEZ  CELUI POUR LEQUEL L’HOMME DOIT ÊTRE DÉPASSÉ: NIETZSCHE (1844-1900)
 
Depuis longtemps, la modernité a été non seulement vécue, mais réfléchie comme un projet. NIETZSCHE caractérise son époque comme « l’âge des tentatives ».
 
Ce qui distingue les différentes variétés de l’idée de divinisation est la propriété du divin que l’homme doit partager. Dans un dialogue platonicien douteux, un personnage évoque le rêve de tous les hommes : exercer une tyrannie universelle, voire devenir un dieu, souhait dont NIETZSCHE espère le retour.
 
Avant que le contrôle de la nature ne devienne effectif, voire avant même que les conditions de possibilité en soient réunies, un type humain apparaît, celui de l’homme exerçant ce contrôle et se définissant par lui. C’est la figure du magicien qui permet une réorientation psychologique de la volonté vers l’action. La littérature lui a donné le nom de Docteur Faust, apparu dans un livret populaire allemand en 1587. Sa figure littéraire était déjà campée dans la tragédie du fondateur du drame élisabéthain Christopher Marlowe (contemporain de Shakespeare), vers 1589. On connaît son itinéraire sinueux dans la grande littérature européenne, chez Goethe, et plus tard jusqu’à Valéry, Thomas Mann, puis LawrenceDurrell, en passant par Lenau, sans compter Oswald Spengler, qui a jouté à l’apollinien et au dionysiaque dégagés par NIEZSCHE, le faustien comme caractéristique des Temps modernes, jusqu’à de sobres historiens de l’économie, qui nomment ainsi le type humain ayant permis la Révolution industrielle.
 
Selon le romantique Coleridge (1772-1834), « Ce n’est que dans notre vie que vitla Nature. »KANT s’inspire de formules de ce genre quand il prend acte d’« un jugement auquel ne peut se soustraire même l’intelligence la plus vulgaire », que « sans l’homme, la création entière serait un simple désert, en vain et sans but final ». Mais à la différence des Français, il détermine, il détermine précisément ce qui donne une valeur à l’existence des choses du monde. Cette valeur est « celle que lui seul peut se donner », à savoir « une volonté bonne ».
La notion de « valeur » se trouve inévitablement entraînée dans une dialectique. Si c’est le sujet qui confère sa valeur à ce qui vaut, il pourrait la lui ôter. Il vaut donc mieux que toutes les valeurs qu’il lui plaira de poser. Le Zarathoustra de NIETZSCHE exprime cette dialectique en un jeu de mots intraduisible : « C’est l’évaluer lui-même de toutes les choses qui valent le trésor et le joyau. » C’est le sujet et sa puissance valorisante qui devient alors la valeur suprême. La soumission de l’idée de bien à celle de valeur s’avère ainsi n’être qu’une expression de plus pour la souveraineté moderne du sujet.
 
« Quand l’expérimentateur est parvenu à connaître les conditions d’existence d’un phénomène, il en est en quelque sorte le maître ; il peut prédire sa marche et sa manifestation, la favoriser ou l’empêcher à volonté. Dès lors, le but de l’expérimentateur est atteint ; il a, par la science établi sa puissance sur un phénomène naturel. » Il se pourrait toutefois que cette innocente métaphore cache la véritable assertion de puissance, celle de la méthode qui prend le contrôle de la science, plus tôt et plus décidément que celle-ci prend le contrôle de la nature. NIETZSCHE a su formuler l’évènement : « Ce n’est pas la victoire de la science qui distingue notre XIXe siècle mais la victoire de la méthode scientifique sur la science. » On devine une telle revendication dans un passage où Claude Bernard oppose deux figures du rapport au savoir. Il appelle la première négative, le « scolastique », reprenant ainsi la légende noire d’un Moyen Âge au principe d’autorité. Le scolastique se croit en possession d’une certitude absolue, mais son savoir reste stérile. En face de lui, c’est l’« expérimentateur, qui doute toujours et qui ne croit posséder la certitude absolue sur rien, qui arrive à maîtriser les phénomènes qui l’entourent et à étendre sa puissance sur la nature ». Il en tire un principe capital : « l’homme peut donc plus qu’il ne sait, et la vraie science expérimentale ne lui donne la puissance qu’en lui montrant qu’il ignore. »
 
L’immanent fait oublier la transcendance, la terre éclipse le ciel. […] En Russie, Bakouninedéfinit la tâche de l’homme comme « consistant à ramener le ciel sur la terre » ou plutôt à « élever la terre jusqu’au ciel ». Le Zarathoustra de NIETZSCHE prêche « la fidélité à la terre ». Et James Joyce oppose le dôme indifférent du ciel à la terre qui porte l’homme en son sein. Le thème se retrouve dans les années 1920 du régime soviétique dans un texte en prose du poète « prolétarien » Gastev (†1939) : « Nous n’allons pas nous fatiguer pour cette triste hauteur qu’on appelle le ciel. Le ciel, c’est la construction des oisifs, des vautrés, des paresseux et des froussards. Jetons-nous en bas ! »
 
Se prendre pour Dieu est un phénomène rare, mais bien attesté chez certains individus. Dostoïevski met en scène Kirillov avec sa stratégie paradoxale de divinisation par le suicide. Il a attiré l’attention de NIETZSCHE, Kojève et Camus.
 
La nature parasitaire de la modernité n’a été ressentie qu’assez tard. Renan met en parallèle l’épuisement du « capital planétaire »,charbon et ressources morales ; NIETZSCHE note : « Nous avons cessé d’accumuler, nous dépensons les capitaux de nos ancêtres. » Une génération plus tard, Charles Péguy a démasqué et nommé le parasitisme comme essence de la modernité.
 
Le rappel que le monden’est pas tenu de se soumettre aux exigences de l’homme se lit un peu partout.Il prend parfois un tour obsédant, comme si une secrète haine de soi s’y exprimait. Les malis se prennent plaisir à ce qui passe pour élevé à ce qui est bas. On reconnaît l’attitude des moralistes comme La Rochefoucauldou comme NIETZSCHE du début des années 1880 (à l’âge de 36 ans) qui s’était mis à l’école des Français. Elle envahit l’esprit public et s’élargit à l’espèce. De la sorte, elle change de sens : parti d’un conseil salutaire adressé à l’individu de se méfier de ses élans en apparence les plus louables et de leur soupçonner des mobiles ignobles, on arrive à mettre le lecteur d’articles de vulgarisation en position de prononcer sur le reste de son espèce un jugement sans appel dont l’excepte son savoir fraîchement acquis.
 
Le plein développement de la justice dans la cité repose sur une injustice envers ceux qui doivent l’administrer. Il en est ainsi chez Dostoïevski, dans la « Légende du Grand Inquisiteur » : les maîtres rendent les masses heureuses, mais eux-mêmes souffrent. NIETZSCHE se pose la question de la domination de la Terre et de la classe dirigeante adéquate à cette tâche. Les « maîtres de la Terre doivent remplacer Dieu et se ménager la confiance profonde, inconditionnelle des dominés ». Eux aussi devront renoncer au bonheur et au confort. De même dans une utopie scientifique plus récente, « l’homme du futur aura probablement découvert que le bonheur n’est pas un but de la vie ».
Dans le climat tranquille des sociétés libérales, le projet d’une manipulation des hommes par les plus compétents d’entre eux apparaît sous la forme feutrée du social engineering. Le mot est de Karl Popper, qui l’utilise avec une intention péjorative. Les tentatives qu’il désigne sont représentées par le béhaviorisme de J. D. Watson, par exemple dans l’administration pénitentiaire américaine qui veut moins punir que « rééduquer ». Rééduquer par le travail est d’ailleurs resté le programme des camps soviétiques et chinois.
 
Le revers de la sélection est le sort réservé aux « scories ». L’idée d’extermination des inférieurs était déjà chez des utopistes comme Fontenelle (1657-1757) , et même chez Thomas More (1478-1535). Les doctrinaires de la Révolution proposaient une élimination pure et simple de leurs adversaires dont le sort des Vendéens fournit un bon exemple. L’idée prit à l’ère industrielle un aspect très concret. Ainsi l’anarchiste allemand Johann Most († 1906) nous rassure : il ne faudra pas éliminer plus de 5% des habitants des pays les plus civilisés, car, heureusement, il n’existe pas plus de ces « canailles propriétaires », même en comptant leurs complices.[…] Most prenait ainsi au pied de la lettre l’ « exécution en masse de cette population parasite » que Proudhon recommandait sur le mode badin et que, jouant sur le sens financier du terme, il appelait « liquidation », d’un mot qui devait avoir une fortune concrète dans les systèmes totalitaires.
Chez NIETZSCHE, la pensée de l’éternel retour est censée être par elle-même sélective, ceux qui ne la supportent pas s’éliminant d’eux-mêmes. Mais le philosophe ne recule pas devant la perspective selon laquelle des millions d’êtres humains trop faibles devront disparaître, ni devant l’idée de les y aider. En Russie, certains thèmes venus de NIETZSCHE, simplifiés de façon outrancière, ont pu influencer les bolcheviks ou leurs précurseurs. […]
Au fond, il y a là la conséquence logique du rejet de la différence essentielle entre l’homme et l’animal. Tout argument en faveur de l’expérimentation de l’homme sur l’animal peut servir en faveur de l’expérimentation de l’homme supérieur sur l’homme inférieur, quelle que soit la façon dont on conçoit leur dénivellation.
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En créant des machines, écrivait Butler, « nous sommes en train de créer nous-mêmes ceux qui vont nous succéder dans la suprématie sur la terre ». La coupure décisive est cependant représentée par l’œuvre de NIETZSCHE qui prend le contrepied du coup de clairon de BACON appelant l’homme à dominer la nature. Il s’inscrit en faux contre les stades antérieurs de l’humanisme en répétant : « L’homme est quelque chose qui doit être dépassé ». Ce « devoir » est formulé tantôt comme une obligation morale, tantôt comme une nécessité inévitable. NIETZSCHE introduitl’idée de surhommeen s’exprimant dans le langage du darwinisme alors en vogue. NIETZSCHE écrit le chemin parcouru du ver au singe, puis à l’homme ; Alfred Jarry, qui l’avait lu, dira vingt ans plus tard : « du cochon d’Inde à l’homme », sans deviner que l’homme allait devenir son propre cobaye. Guère plus de cinq ans après le Zarathoustra, NIETZSCHE tient cependant à se distancier de tout biologisme. De ce dépassement, NIETZSCHE se contente de dire le « pourquoi pas » : si la vie a pu évoluer du ver de terre au singe, puis à l’homme, pourquoi ne pas aller plus loin ? Il reste en revanche discret sur le « pourquoi ». On peut le reconstruire à partir d’affirmations éparses. L’homme est inadéquat à la « domination de la terre ». NIETZSCHE s’adresse ainsi aux « seigneurs de la terre » que sa morale doit sélectionner. Il faut qu’il y ait plusieurs surhommes, qui formeront une race dominante. L’objet de la domination exercée n’est pas le « dernier homme » ni qui que ce soit de précis ; son sujet formera une espèce distincte, qui ne se souciera pas de l’autre, à l’instar des dieux d’Épicure.[…]
La domination n’avait en effet jusqu’alors pas pris la mesure de son objet propre. Il s’agit de dominer la terre en tant que terre.
Cela signified’abord, horizontalement, envisager la terre au-delà des divisions entre pays au sein de la « grande politique » à laquelle contraint le combat pour la domination de la planète. NIETZSCHE le replace ainsi dans la lignée de BACON, qui transcendait les limites entre unités politiques pour envisager les bienfaits que la technique peut apporter à l’ensemble de l’humanité.
Cela veut dire aussi, verticalement, « en restant fidèle » à la terre, sans loucher vers une transcendance. Pour parodier une fois de plus un passage des Évangiles sur lequel jouait déjà BACON : il ne s’agit pas d’entrer dans le royaume des cieux, mais de conquérir le royaume de la terre. L’affirmation la plus radicale est l’ « éternel retour du pareil », qui rend impossible toue évasion. Cette pensée est sélective : celui qui la supporte devient du fait même un surhomme, les autres s’éliminent. Le berger qui a coupé de ses dentsla tête du serpent noir qui s’était introduit dans sa gorge « n’est plus homme ». Accomplir cette métamorphose doit diviser l’histoire en un avant et un après ; NIETZSCHE fait écho, peut-être sans le savoir, à une idée préfigurée par FICHTE, puis Feuerbach, et formulée nettement par le Kirillov de Dostoïevski.
Le nazisme donne de ces idées une version abâtardie, fondée sur une biologie rudimentaire. Une idée demeure : la sélection des maîtres se fait elle aussi en vue de la tâche de dominer la terre, voire de s’acquitter de tâches plus hautes qu
i supposent une terre unifiée, comme dans la « grande politique » nietzschéenne. . Cependant l’accès à l’humanité supérieure ne dépend plus d’une décision libre, elle est donnée d’emblée avec l’appartenance biologique à la race des seigneurs, laquelle servira de vivier à une sélection plus sévère encore, à l’abri de laquelle l’origine germanique, et même « aryenne »ne devait mettre personne.
 
La réponse à la question du caractère humain des créatures nouvelles que donne un pète soviétique est plus nette et négative : « La terre va enfanter de nouveaux êtres, dont le nom ne sera plus l’homme. » Trotski, terminant en fanfare un livre sur le renouvellement culturel promis par la révolution, emploie du bout des lèvres la formule popularisée par NIETZSCHE : « L’homme s’efforcera de commander à ses propres sentiments, d’élever ses instincts à la hauteur du conscient et de les rendre transparents, de diriger sa volonté dans les ténèbres de l’inconscient. Par là, il se haussera à un niveau plus élevé et créera un type biologique et social supérieur, un surhomme si vous voulez. […] Il est tout aussi difficile de prédire quelles seront les limites de la maîtrise de soi susceptible d’être ainsi atteinte que de prévoir jusqu’où pourra se développer la maîtrise technique de l’homme sur la nature. Le discours de Trotski en 1932 à Copenhague préfère une formule plus plate : remplacer « l’homme d’aujourd’hui, rempli de contradictions et disharmonieux », par une « race nouvelle et plus heureuse. »
 
Ceux qui préfèrent la vérité dans sa laideur cultivent une nouvelle vertu, que les Victoriens appellent « virilité » et NIETZSCHE « honnêteté intellectuelle ». Elle peut faire supporter la vie ; mais peut-elle la promouvoir ?
La vie, être du vivant, est entraînée dans la dévalorisation de l’Être. Cette vie sensée transir tout ce qui est, dont l’humain, d’un dynamisme sans cesse renouvelé, et le porter vers une affirmation toujours plus décidée, n’est pourtant pas elle-même , là où elle est consciente, à l’abri de toute incertitude de sa propre valeur. La question est de savoir si la vie vaut la peine d’être vécue avait été posée dès l’Égypte des Pharaons. Elle était reparue dans le judaïsme talmudique à travers la question à travers la question : Dieu a-t-il bien fait de créer l’homme ? Les Lumières de Winckelmann et Lessing, puis l’humanisme de Weimar avaient donné du monde antique l’image riante de la sérénité paisible des Olympiens. Le XIXe siècle détruit cette légende. La ligne de partage des eaux est peut-être 1835, quand le philologue bavarois Ernst von Lasaulx consacre sa dissertation à la « domination de la mort chez les Anciens ». Il y recueille tous les passages classiques, ainsi que quelques extraits d’auteurs hindous, qui expriment une préférence pour la mort. Catholique, il contraste ce pessimisme avec l’espérance chrétienne du salut. NIETZSCHE sous-titre son essai sur la tragédie : « Hellénisme et pessimisme », et Jacob Burckhardt écrit dans cet esprit son Histoire de la civilisation grecque (posthume, 1900).
Schopenhauer (1788-1860) avait inauguré une expérience de doute. Il concluait ses réflexions sur la valeur de la vie par un bilan négatif. Son œuvre rencontra un succès tardif qui en fit le philosophe le plus influent chez les artistes, écrivains et musiciens. Sa domination sur les sensibilités de l’Europe entière a duré du milieu du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale et a laissé des traces profondes bien après. La question de la valeur de la vie se trouve donc posée, et l’on cherche de tous côtés à répondre au pessimisme schopenhauerien. [Nombreuses furent les réponses venant de tous les horizons.] Que les réponses des divers auteurs soit affirmative ne surprend pas ; les raisons de leur attitude n’ont pas non plus à nous arrêter. L’important est que la question soit posée et qu’elle ne soit pas restée sans influence. Ainsi NIETZSCHE a longuement résumé l’ouvrage de Dühring (1833-1921). La réponse négative devait par ailleurs trouverun illustre partisan en Clarence S. Darrow, l’avocat américain qui devait défendre Leopold et Loeb les deux jeunes nietzschéens kidnappeurs et assassins.
 
NIETZSCHE ennoblit encore l’idée d’expérimentation, dont il fait la plus haute activité humaine : l’effort philosophique est une série d’essais « pour parvenir à une forme de vie que nous n’avons pas encore atteinte ». De nos jours, elle trouve un développement cancéreux dans le domaine esthétique, et plus encore peut-être dans la recherche de l’originalité et de l’excentricité à tout prix dans la vie quotidienne. On a pu résumer ainsi notre situation présente : « Nous devons toujours à nouveau nous souvenir que ce que nous vivonsest une expérience, et que nous sommes une exception. » Dans tous ces cas, cependant, l’expérience est un projet que l’homme entreprend, parce qu’il l’a décidé. En conséquence, il continue à occuper la place du maître.
 
« [L’Humanité] est une expérience de l’univers faisant l’essai d’une conscience de soi rationnelle. […] La seule signification que nous pouvons voir attachée à la place de l’homme dans la nature est ce qu’il est, bon gré mal gré, engagé dans une gigantesque expérience de l’évolution par laquelle la vie pourrait atteindre de nouveaux nib=veaux de réalisations et d’expérience. » L’humanité écrit un savant britannique, augmentant sa sagesse, sachant davantage et voulant davantage, risquera davantage, dont sa propre destruction. Mais « cette audace, cette expérimentation, est en fait la qualité essentielle de la vie ».
Le marxiste rejoint ainsi un compagnon inattendu, NIETZSCHE qui fait de la « tentative » la figure même de la vérité. De la sorte, la modernité conçoit l’histoire comme une expérience.
Mais rares sont ceux qui regardent en face la conséquence de ce passage de l’humain sous le joug de l’expérimental, le fait tout simple que, si une expérience de laboratoire peut être concluante, un essai peut aussi rater. […]NIETZSCHE est peut-être le seul à avoir eu le courage de considérer la possibilité de l’échec dans une expérience volontairement montée et d’en assumer le risque. Il fait dire à son Zarathoustra, dans un passage qui resta inédit : « Nous faisons une expérience avec la vérité ! Peut-être l’humanité va-t-elle disparaître ! Allons-y ! » Voilà qui ne manque pas de noblesse. Mais qu’en est-il si, effectivement l’expérience échoue ? Qu’en est-il si l’homme adopte des conduites qui, à long terme, compromettent sa survie ?
 
Cette vie, […] NIETZSCHE la chante lui aussi, il compose même la musique d’un hymne à elle adressé. Mais plus puissante que la vie, qu’elle qu’elle conclut inévitablement, il y a la mort. Celle de l’individu, de l’espèce selon Darwin, et enfin, à l’horizon, la « mort thermique » de l’univers. Une logique rigoureuse est à l’œuvre, qui mène à la divinisation de la mort. L’« insensé », puis le Zarathoustra mis en scène par le philosophe l’annonçaient : « Dieu est mort. » Dieu, le Vivant en personne, n’a pas pu vaincre le « dernier ennemi »(I Corinthiens, 15, 26). Au contraire, la mort a pu venir à bout de Dieu même, et donc se montrer plus puissante que Lui. Si l’on définit Dieu depuis le nominalisme, comme le Tout-Puissant, et si donc la puissance est la mesure de la divinité, la mort qui a triomphé de Dieu st le seul dieu vrai et définitif. Après la mort de Dieu, ce n’est pas le règne de l’homme sui vient, mais celui du dernier dieu, qui est la Mort. L’expression française [Échec et Mat] titre du présent chapitre, calque une phrase persane qui veut dire : « Le roi est mort ». Elle se retournerait ainsi en « la Mort est roi ».  



[a] Rémi Brague, « Le règne de l’homme, Genèse et échec du projet moderne, éd. Flammarion, mars 2015.



Date de création : 14/04/2015 @ 18:36
Dernière modification : 14/04/2015 @ 18:54
Catégorie : Parcours braguien
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