LE RÈGNE DE LHOMME (2) [a]
LIMINAIRE Dans le livre de Rémi Brague qui porte ce titre, plus de six cents intervenants (lindex en témoigne) ont apporté leur pierre à lédifice dont douze plus notablement, comme (par ordre chronologique), Platon, Aristote, saint Augustin, Francis Bacon, Descartes, Locke, Rousseau, Kant, Fichte, Auguste Comte, Marx et Nietzsche. Les pages qui suivent sont consacrées aux sujets que les six derniers dentre eux ont particulièrement développés, soit en propre, soit en compagnie dautres penseurs nommément désignés. CHEZ LE PROMOTEUR DE LÉTAT DE NATURE OPPOSÉ À lÉTAT SOCIAL :ROUSSEAU (1712-1778) ROUSSEAU est loin dêtre le seul à affirmer la bonté originelle de lhomme, mais il la fait avec une rhétorique exceptionnellement réussie : « Les premiers mouvements de la nature sont toujours droits ; il ny a point de perversité originelle dans le cur humain. » Cette franchise devait éveiller le scandale chez larchevêque de Paris, qui condamna le livre (Émile)mais aussi chez un pieux anglican comme le Dr Samuel Johnson (1709-1784) qui voulait envoyer ROUSSEAU au bagne. Ainsi parler de lhumanité comme porteuse dune dignité vise un but polémique, celui den finir avec lidée chrétienne de péché originel. Voltaire indique clairement à quoi sert linvocation de la dignité. Pour lui, au lieu de rappeler à lhomme sa déchéance, « on devrait dire à chaque individu : Souviens-toi de ta dignité dhomme ». Lexclamation est, on la vu, puissamment orchestrée chez les Pères de lÉglise, et Voltaire ninvente rien. Cependant, pour le christianisme, lidée de déchéance napparaît quà partir de celle de salut et nest rien dautre que ce de quoi lhomme a été sauvé. Pascal avait, à des fins apologétiques, isolé le premier moment, « misère de lhomme », de ce qui devait constituer une dialectique; Voltaire en reste à ce premier moment et lui oppose une dignitéqui ne se situe plus dans lhistoire dune perte et dune récupération, mais dans laffirmation et la défense dun bien déjà possédé. Le péché originel, sil a eu lieu, doit être plutôt un gain quune perte puisquil a ouverte les yeux de lhomme. Les penseurs des Lumières qui réfléchissent sur le récit biblique linterprètent en un sens positif et KANT se place dans le sillage de la formule de ROUSSEAU : « Au lieu davilir sa nature il semble[
] que le péché dAdam lait ennoblie en développant son esprit et le rendant capable de raison. » Léloge de la raison na rien doriginal. On rencontre aussi ailleurs le rapprochement de son usage avec la faculté divine de créer, surtout en mathématiques. En revanche, laccent mis sur son rôle pratique et sur la possibilité quelle offre dune autosuffisance et dune autodétermination absolue est rare. En revendiquant la bonté de lhomme, en même temps quelle en affirmait lindépendance par rapport à toute instance supérieure, la pensée moderne le rendait responsable de tout, y compris du mal. ROUSSEAU sexclame de façon symptomatique : « Homme, ne cherche pas lauteur du mal, cet auteur est toi-même ». Le christianisme, spécialement en sa version paulinienne, faisait bien de lhomme par qui le mal est entré dans le monde. Mais : dune part il laissait un certain jeu entre le premier Adam et moi comme sujet singulier et, dautre part, il suggérait que la Chute était luvre du Malin, du Diable. La modernité en finit avec lui, avec ses terreurs, certes, mais aussi avec la possibilité quil offrait de se décharger dune partie de la responsabilité. Une fois le péché originel évacué, une tâche de vaste envergure sannonce pour la pensée moderne. Elle devra louvoyer entre deux écueils : maintenir la souveraineté de lhomme tout en le déchargeant du trop lourd fardeau de ce quelle implique. Une des façons les plus aisées consistera à isoler un agent corrupteur et à le charger de tous les maux, à titre de diable de substitution. Lhistoire passée se changeraen conséquence en une histoire de la perdition. Les candidats involontaires au rôle de bouc émissaire ne manquent pas, dont il faudra toujours démasquer les complots. Le progrès doit assurer la réalisation du bien dans un avenir plus ou moins lointain. Mais il sen donne les prémices dans la figure du grand homme. Elle renchérit sur lidée dexcellence humaine en ses diverses variantes, de laretè (excellence) grecque à la sainteté chrétienne quelle sécularise. À linverse, le peuple réel authentifiera le génie dans la mesure où il se montrera incapable de le comprendre, voire le persécutera. Doù la légende romantique de lartiste toujours méconnu par les « philistins » [fermés aux choses de lart, de la littérature, de lesprit], et donc malheureux. Lidée des catastrophes qui frappent les grands écrivains est déjà lobjet dun traité de Piero Valeriano ( 1558), De infelicitate literatorum paru en 1620.Mais Valeriano ne rend pas la mécompréhension du public responsable du triste sort du génie. En revanche ROUSSEAU a mis en scène avec talent une persécution réelle ou imaginaire. Pour les Modernes, tout se passe comme si cétait lhomme lui-même qui créait lhomme. Plus exactement, puisque cette formule serait, au pied de la lettre, duneabsurdité flagrante, comme si cétait lhomme qui créait lhumanité de lhomme. Cette idée étrange, rarement acceptée de façon consciente, constitue un présupposé de la sensibilité contemporaine, que seuls les plus grands penseurs ont porté à une conscience explicite. Ainsi Vico (1668-1744) définit lhistoire, à la différence de la nature, uvre de Dieu, comme le règne de la création humaine. ROUSSEAU a dégagé pour la première fois la thèse paradoxale dune autocréation de lhomme, au moment où il décritle contrat fondateur de la cité. Il lécrit dans une phrase qui, en rigueur, est contradictoire : « Le passage de létat de nature à létat civil produit dans lhomme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à linstinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. » Cest lui qui, « dun animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme ». Dans un passage dailleurs biffé, de la première version de lÉmile, ROUSSEAU formule le paradoxe : « Lhomme de la société nest plus lhomme de la nature, il le faut autrement fait et qui est-ce qui fera pour lui ce nouvel être si ce nest lhomme même ? » Les catastrophes naturelles étaient depuis longtemps un sujet pour les poètes et les philosophes, depuis le Poème de lEtna jusquau séisme de Lisbonne (1735).La nature se jouait des constructions de lhomme. Lisbonne fut aussi, métaphoriquement, un ébranlement pour loptimisme des Lumières. Cest à son propos que ROUSSEAU mit en évidence, peut-être le premier, la responsabilité de lhomme, avec une question toute simple : est-ce la nature qui a bâti les immeubles dont léboulement a enseveli tant de victimes ? À supposer que les jours de lhumanité soient limités, cela ne serait pas une raison pour en hâter la disparition, pour peu que lon pose sur laventure humaine un jugement global positif. Mais encore faut-il vouloir léviter et donc en vouloir les moyens. Cette volonté est-elle présente ? La question est posée dès le début du XVIIIe siècle. En 1719, labbé Jean-Baptiste Dubos (1670-1742) note : « lesprit philosophique [
] fera bientôt dune grande partie de lEurope ce quen firent autrefois les Goths et les Vandales
Je vois [
] les préjugés les plus utiles à la conservation de la société, sabolir. [
]Nous nous conduisons sans égard pour lexpérience [
] et nous avons limprudence dagir comme si nous étions la première génération qui eût su raisonner. Le soin de la postérité est pleinement négligé. Toutes les dépenses que nos ancêtres ont faites en bâtiments et en meubles seraient perdues pour nous, et nous ne trouverions plus dans les forêts du bois pour bâtir, ni même pour nous chauffer, sils avaient été raisonnables de la manière dont nous le sommes. [
] Les particuliers se gouvernent comme sils devaient avoir leurs ennemis pour héritiers, et [
] la génération présente se conduit comme si elle devait être le dernier rejeton du genre humain. Dubos pensait sans doute à un épuisement des ressources naturelles. On notera la discrète réhabilitation du préjugé, et lidée que nous consommons des biens accumulés par nos ancêtre, sans rien produire dont nous pourrions à notre tour faire bénéficier nos descendants. Notre bienfait est de leur donner la vie. Jean-Jacques ROUSSEAU, dix ans après le Discours sur les sciences et les arts (1750), montre que cela ne va pas de soi. Il contrebalance les déclamations de lépoque contre le « fanatisme »par une appréciation déguisée de son contraire : « Lirréligion, et en général lesprit raisonneur et philosophique, arrache à la vie, effémine, avilit les âmes, concentre toutes les passions dans la bassesse de lintérêt particulier, dans labjection du moi humain, et sape ainsi à petit bruit les vrais fondements de toute société. [
] Si lathéisme ne fait pas verser le sang des hommes, cest moins par amour pour la paix que par indifférence pour le bien. [
] Ses principes ne font pas tuer les hommes, mais ils les empêchent de naître en détruisant les murs qui les multiplient, en les détachant de leur espèce, en réduisant toutes leurs affections à un secret égoïsme aussi funeste à la population quà la vertu. Lindifférence philosophique ressemble à la tranquillité de lÉtat sous le despotisme ; cest la tranquillité de la mort ; elle est plus destructive que la guerre même. » Les projets pédagogiques avaient tous un aspect autoritaire, ne serait-ce que par leur caractère dépure : pour que le résultat soit contrôlable, il était préférable de soustraire lenfant à toute autre influence. PLATON les ôtait déjà à leurs parents, Gaspard Guillard de Beaurieu (1728-1795) dans « Lélève de la nature » voulait isoler totalement lélève afin que rien ne vienne corrompre laction de la nature. ROUSSEAU avait formé le projet dun contrôle absolu par léducateur, dautant plus efficace quil devait rester invisible à son objet : « Quil [lélève] croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le oyez. Il ny a point dassujettissement si parfait que celui qui garde lapparence de la liberté ;on captive ainsi la volonté même. [
] Sans doute il (cest-à-dire lenfant) ne doit faire que ce quil veut ; mais il ne doit vouloir que ce que vous attendez de lui ; il ne doit pas faire un pas que vous ne layez prévu ; il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce quil va dire. » Sous la Révolution puis sous lEmpire, cette idée fut développée et mise en pratique par les premiers psychiatres. Elle fut également adoptée par les législateurs. Ceux-ci, loin de faire confiance à lhomme débarrassé des « préjugés » et restitué à sa nature enfin adulte, avaient de lui une vision assez noire. Ils traitaient le citoyen comme un grand enfant quil sagissait de mener vers le « bonheur » à son insu. Les « Lumières » voulaient se fonder sur le savoir de la vérité, et donner congé aux superstitions qui alimentent lignorance. « Suspendre sa vie au vrai » était la devise de ROUSSEAU. Mais si la réalité est sans valeur, une connaissance qui lui serait parfaitement adéquate, comme telle et sans ses conséquences pratiques, le serait aussi. Le soupçon se fait jour : la vérité est peut-être laide, voire terrible. Le poète britannique Lord Byron (1788-1824) parle dune vérité fatale et Renan (1823-1892) demande : « La vérité serait-elle triste ? »[
] il faudra donc préférer lillusion à la vérité. Après quelques rares préfigurations antiques, peut-être le message de Don Quichotte de Cervantès (1605 et 1615) était-il déjà dans limpossibilité dagir sans elle. Les « Lumières » avaient pressenti que lintention déclairer se paie, et personne mieux que [le contemporain de Rousseau] dAlembert, qui écrit en 1757 : « Nous nacquérons guère de connaissances nouvelles que pour nous désabuser de quelque illusion agréable, et nos lumières sont presque toujours aux dépens de nos plaisirs. » Mais il y a une compensation : » Si ces lumières peuvent diminuer nos plaisirs, elles flattent en même temps notre vanité. » Aveu profond : le but dernier des Lumières, derrière la propagande en faveur du bonheur, « idée neuve en Europe », nest plus la joie que lon trouve dans ce qui est, mais dans la puissance du sujet à ne pas être dupe. [
] Les Lumières nous dédommagent en « flattant notre vanité », terme dont lévolution sémantique est elle-même révélatrice. Labsence de fondement des uvres humaines se retourne en la capacité pour le sujet de ne sappuyer sur rien dautre que lui-même. CHEZ CELUI POUR QUI LA NATURE EST À LINTÉRIEUR DE CHACUN : KANT (1724-1804) Pour KANT,« quest-ce quelhomme ? »est la quatrième question de philosophie. La Critique de la raison pure en avait dabord posé trois sur la savoir, lagir et lespérer avec chacune un auxiliaire modal (pouvoir, devoir, avoir le droit de
). Dans la quatrième et dernière, formulée plus tard, les trois sources convergent et les trois auxiliaires se fondent dans le verbe « être ». Or, la question de savoir ce que cest que lhomme naffleure dans lAntiquité quexceptionnellement, et Colorès, ami dÉpicure ( 341, 270), a raillé une question qui suppose une telle ignorance de soi-même. La plus ancienne occurrence se trouvepeut-être dans le Psaume 8, 5 : « Quest-ce que lhommepour que Tu en prennes soin ? » La question, rhétorique, ne débouche pas sur une recherche de ce qui constitue lhomme, mais se prolonge en une réflexion sur la place que Dieu lui a accordée. Le psaume avait commencé par évoquer les corps célestes, à laune desquels lhomme est implicitement mesuré, évidemment en sa défaveur. En revanche, lhomme est situé juste au-dessous des « dieux » (sans doute les anges), et en tous cas bien au-dessus des animaux terrestres et marins. Sénèque, lhomme dÉtat romain du 1er siècle de lère chrétienne, demande lui aussi, par deux fois « quest-ce que lhomme ? » Mais cest pour répondre, plutôt que par une définition par une invocation imagée de la fragilité humaine. Lorsque lAntiquité cherche à cerner ce que la situation de lhomme a dunique, elle met en uvre tout une série de notions et de métaphores. Toutes saccordent pour conférer à lhomme une situation exceptionnelle, et pas toujours la place dhonneur. Lidée de construction créatrice apparaît avec lâge moderne. Ainsi chez Hobbes (1588-1677), pour qui seuls sont démontrables les arts tels que la construction de leur objet est au pouvoir de lartiste lui-même, qui ne fait de la sorte que déduire les conséquences de sa propre opération. KANT souligne le privilège des mathématiques par lesquelles lhomme « devient pour ainsi dire maître de la nature. Il veut distinguer ce que la mathématique peut faire et ce que la philosophie ne peut que rêver : construire ses concepts. À plusieurs reprises KANT expliqueque nous ne comprenons vraiment que ce que nous sommes capables de faire. Cette capacité nous rend semblables à Dieu. Cest ce que remarque Jérôme Cardan (1501-1576) puis plus tard le Lituanien Salomon Maïmon (1753-1800), inspiré par KANT, qui voit dans lactivité mathématique une analogie de la création divine. [
] Limagination est la faculté de fabriquer ce qui nexiste pas dans la réalité extérieure. Lidée que tout lui est soumis se développe progressivement. Proclus (412-485) est peut-être le premier « moderne », en ce quil considère limagination comme capable de former, voire de créer des formes. Mais que lesprit humain soit « générateur des formes artificielles » se rencontre la première fois chez lirlandais du IXe siècle, Jean Scot Érigène, puis reparaît trois siècles plus tard chez un anonyme de lÉcole de Chartes. Lallemand Nicolas de Cuse (1401-1465) cite la figure mythologique gréco-égyptienne, Hermès Trismégiste, pensant que lhomme est un second dieu, et le prouve en montrant que lhomme est créateur des êtres de raison et des formes artificielles ; lintellect humain est la similitude de lintellect divin. Paracelse, au début du XVIe siècle donne de l « imagination » une formule digne du Cratyle : production magique dune image. Dieu lui-même crée en imaginant, et, pour Jérôme Cardan, « la science de lesprit qui fait les choses est presque la chose elle-même ». Vico (1668-1744) exprime son intuition centrale en affirmant que nous ne connaissons que ce que nous faisons : « le vrai et le fait sont convertibles » et « nous démontrons les [vérités] géométriques parce que nous les faisons ; si nous pouvions démontrer les [vérités] physiques, nous les ferions ». Avec les Temps modernes, commence un mouvement de grande ampleur qui mènera à chasser de la vision du monde aussi bien les corps célestes que les anges. Leur existence nest pas niée, mais tous deux sont comme neutralisés. Rémi Brague a exposé ailleurs comment les éléments du monde physique ont perdu leur pertinence pour lautocompréhension de lhomme. Pour les anges qui ne se manifestent que par leur action, la négation de laction équivaut à une disparition, dont lhistoire serait à écrire. R. Brague se borne ici à signaler que de grands penseurs comme KANT, Schopenhauer, ou Tocqueville en ont pris acte : « Nous navons plus danges ». Les corps célestes, de leur côté, sils nont rien perdu de leur éclat, ont beaucoup perdu de leur charme. Lastrologie [dans sa déroute vers la superstition] est une des principales victimes. Lhumanité cherche à se donner des modèles. Ces personnalités exceptionnelles méritent dêtre données en exemple. Le culte des grands hommes est préfiguré au début du XVIIIe siècle chez lAnglais Anthony Collins, qui dresse une liste des personnalités les plus distinguées par leur intelligence et leur vertu, et qui ont été des « libres-penseurs ». La suite du siècle commence par faire de léloge des grands hommes de la nation un genre littéraire obligé avant de passer au buste, à la statue, au mausolée. La notion de « génie » entame sa carrière, et trouve sa formulation rigoureuse chez KANT. Elle passe du domaine de lart à celui de la science, et devient la scie dont se plaignait Goethe, avant de sombrer jusquau « cheval génial » que signale Musil( 1942) dans son Bestiaire de « LHomme sans qualités ». Lidée antique dhéroïsme est recyclée. KANT divise lanthropologie en deux rubriques. La connaissance de lhomme est physiologique ou pragmatique, seul objet du traité quil lui consacre. KANT appelle physiologique ce qui porte sur la nature en général (grec physis). La connaissance physiologique de lhomme cherche ce que la nature fait de lhomme ; la connaissance pragmatique, ce que lhomme comme agent libre fait, peut faire, ou doit faire de soi-même. Mettant en facteur commun le verbe « faire », KANT sépare deux sortes danthropologies pragmatiques, lune naturelle, lautre humaine. La nature nest pas ce qui fait lhomme, mais ce qui fait quelque chose en lhomme, supposé préexistant. Pour le contemporain de KANT, Claude-Gabriel Morelly dans son « Code de la nature » (1755), le désir dêtre heureux est leffet du souci de notre conservation, lui-même dépendant de notre sensibilité : « Il faut que [
] cette sensibilité nous fasse dabord, sans délibération, sans examen, rapporter tout à nous-mêmes et imaginer que tout est fait pour nous et que sans nous tout ce qui existe serait inutile. » Lidée se retrouve dans le romantisme comme chez lAnglais Coleridge (1772-1834) : « Ce nest que dans notre vie que vit la nature » KANT sinspire de formules de ce genre quand il prend acte d« un jugement auquel ne peut se soustraire même lintelligence la plus vulgaire », que « sans lhomme, la création entière serait un simple désert, en vain et sans but final ». Mais à la différence des Français, il détermine précisément ce qui donne une valeur à lexistence des choses du monde. Cette valeur est « celleque lui seul peut se donner », à savoir « une volonté bonne ». À la fin du XVIIIe siècle, le projet de contrôler la nature prend donc un nouvel aspect. Le lieu de cette mutation est le sujet même du projet et le motif qui le fait sy lancer. Jusqualors, cétait avant tout, comme chez BACON, la recherche dun intérêt matériel, que KANT aurait qualifié de « patologique », à lissue dun processus qui culmine avec lidéalisme allemand, dominer la nature devient comme une exigence morale. On désirait la commodité, le « confort » sur le fond dune « dégradation hédoniste » ; il faudra désormais remplir un devoir. Le dernier pas par lequel la conquête technique de la nature extérieure devint elle aussi un devoir moral, fut accompli par les penseurs allemands de la fin du XVIIIe siècle. Pour eux, lhomme est voué à conquérir la nature parce quil doit le faire pour être libre, et il est « condamné à être libre ». [
] Cest KANT qui a accompli cette révolution ou la formulée avec le plus de profondeur. La nature est, à lintérieur de chacun, le « pathologique » quil faut réprimer. La nature est au pire un ennemi, au mieux une matière à former. Cest là que se situe linvention de la « culture » comme opposé de la « nature » devenue un pont-aux-ânes. La troisième Critique (1791) lui donne un fondement philosophique. Sa seconde partie examine le jugement téléologique. « En tant quil est le seul être terrestre qui possède lentendement, et du coup de se poser à soi-même des objectifs comme il lentend, lhomme est bien souverain en titre de la nature et, quand on considère celle-ci comme un système téléologique, il est selon sa destination la fin dernière de la nature. Mais il ne lest jamais que sous condition, à savoir quil le comprenneet ait la volonté de donner à celle-ci et à soi-même une orientation téléologique de ce genre qui se suffise à soi-même indépendamment de la nature et par là puisse être une fin dernière, mais une fin quil nest nul besoin de chercher dans la nature. [
] Ainsi, seule la culture peut être le but ultime que lon soit fondé à prêtre à la nature envers le genre humain
» Cette culture nest ni lhabileté technique qui développe la capacité des moyens à atteindre leur fin, ni non plus le dressage qui libère des instincts, car aucun des deux ne peut orienter la volonté vers une fin bonne. Lhomme reçoit le privilège dêtre la fin dernière de lacréation, mais seulement dans la mesure où il est « considéré comme noumène [
], sujet de la moralité, [
] être moral ». « Les beaux arts et les sciences [
] préparent lhomme à une domination dans laquelle seule la raison doit avoir le pouvoir. [
] Son existence contient en elle-même le but suprême auquel, dans la mesure où il en est capable, il peut soumettre toute la nature, ou au moins contre lequel il na le droit de sestimer soumis à aucune influence de celle-ci ». Le jeu des verbes modaux est subtil : lhomme a la possibilité physique de soumettre la totalité de la nature à la fin suprême quil contient en lui ; il lui est moralement interdit de se soumettre à une influence de la nature qui irait à lencontre de ladite fin. KANT ne tire pas encore explicitement la conséquence manifeste de ses affirmations, à savoir que la soumission de la nature constitue un devoir moral. Ses contemporains franchiront le pas. KANT cite son élève Willmans, pour lequel lhomme nest pas passif envers la nature, mais créateur. Schiller (1759-1805) commence par réaffirmer le caractère neutre de la nature, son indifférence à lactivité humaine, et donc limpossibilité de la prendre comme modèle moral ; bien au contraire, il faut la dominer : « Lhomme qui était esclave de la nature, aussi longtemps quil ne faisait que la ressentir,en devient le législateur dès quil la pense. Elle qui jusqualors le dominait comme une puissance est désormais comme un objet devant son regard de juge. Ce qui pour lui est un objet na pas de pouvoir sur lui, car, pour être objet, il lui faut subir son pouvoir à lui. » En Grèce, le stoïcien Épictète (55-135) refuse de perdre du temps à résoudre des problèmes qui ne nous aideraient pas à corriger nos murs. Les Pères de lÉglise et les Médiévaux critiquent la curiosité inutile quils distinguent de la studiosité par laquelle nous cherchons ce qui nous sert vraiment. Pétrarque (1304-1374) a ce mot : « Vouloir le bien vaut mieux que savoir le vrai. » On pourrait aussi faire de KANT une lecture pragmatique. Il part en effet dune supposition implicite : nous navons le droit à chercher à savoir que ce qui alimente notre pratique. Le reste, le savoir pour lui-même, est inutile, voire coupable. Avec KANT, laction à laune de laquelle la connaissance doit être mesurée est laction morale. Lopération négative qui refuse toute instance supérieure à lhomme culmine dans la revendication positive dune divination de celui-ci. Que Dieu soit intérieur à lhomme est une idée avec laquelle KANT a flirté ; la présence de la raison pratique en nous permet de dire avec Ovide ( 43, +17), « un dieu est en nous ». Schiller le suit sur ce point. Mais on peut gauchir lidée, jusquà renoncer à un divin extérieur. Ainsi pour le révolutionnaire Nicolas de Bonneville, « lhomme est Dieu ! » À peu près tous les postkantiens ont été accusés de prétendre à la divinité. La prise de conscience de la finitude des ressources naturellesest liée à celle de la durée géologique, une des grandes révolutions intellectuelles du XIXe siècle depuis les Principles of Geology (1833) de Charles Lyell (1797-1875). KANT voyait dans labondance du bois un effet de la prévoyance de la nature, et Buffon (1707-1788) croyait encore les ressources en charbon étaient inépuisables. Le projet pédagogique prend une ampleur spéciale avec l« idéalisme allemand ». KANT remarque que « lhomme ne peut devenir homme que par léducation. Il nest rien dautre que ce que léducation fait de lui ». Ce « rien » avait déjà été thématisé par le père de la pédagogie moderne, le Tchèque Comenius (1592-1670) : « Lhomme est tout et rien. Tout venant de lintention de Dieu, à limage duquel il est formé, et de la bonne éducation. » On a vu comment la science moderne est comprise comme reposant sur lexpérimentation et comment elle résume son approche par la formule de « méthode expérimentale ». Celle-ci devient le critère permettant de décider ce qui est vrai en éliminant le faux incapable de résister à son examen. Lidée dexpérimentation prend une dimension métaphysique dans lidéalisme allemand, et dabord avec KANT qui réfléchit sur la méthode de BACON. CHEZ LE CHAMPION DE LA PLASTICITÉ DE LHOMME : FICHTE (1762-1814) Dans une de ses premières uvres (1697), Daniel Defoe signale que la mode est aux projets, au point quon pourrait nommer lépoque « lâge des projets ». Il songe avant tout aux spéculations du commerce transatlantique, comme celle qui venait de le ruiner, le négoce étant, « en son principe, tout projet, machination et invention. » En 1726, Jonathan Smithcaricature les membres de la Royal Society sous les traits des passagers distraits de lîle volante de Lagado, quil affuble du nom de projectors, faisant aussi son autocritique, puisquil avoue avoir été lui-même « une sorte de projecteur » dans ses jeunes années. [
] Selon une tradition plussérieuse, lhomme est un être non simplement inachevé, mais « projeté ».Ainsi FICHTE : « Tous les animaux sont achevés et prêts, lhomme nest quesquissé et en projet. » Au XXe siècle, Heidegger définira la vie du Dasein comme « projet », puis approfondira lidée en faisant du projetnon plus une initiative de lhomme, mais un trait fondamental d lÊtre. Lhomme redevenu « bon » tant quil nest pas corrompu par des « méchants » extérieurs, devient lobjet dun attendrissement dautant plus intense quil rejaillit sur celui qui léprouve. Au-delà du sentimentalisme, lhumain gagne un statut nouveau avec FICHTE, qui fait de lhomme un objet de foi : avec la loi morale, Dieu est donné avec évidence et devient un objet de savoir en qui il nest plus besoin de « croire » ; en revanche, affirmer que lhomme est capable de faire son devoir, malgré les crimes innombrables dont lhistoire témoigne, ne demande rien de moins quun acte de foi. Lidée était dans lair : on a la même idée, juste un an avant FICHTE, chez le poète anglais Wordsworth (1770-1850) [
] lidée dune religion de lhumanité se fait jour dans certains cultes de lépoque révolutionnaire comme la théophilanthropie. FICHTE développe une intuition de KANT selon laquelle « le moi estle propriétaire du monde ». La formule approfondit celle de DESCARTES en y ajoutant lidée de légitimité. Mais le droit doit devenir fait. Déjà propriétaire du monde, lhomme a vocation à en devenir le possesseur. FICHTE conçoit la « culture » comme lexercice de toutes les facultés visant à la liberté totale, à la « totale indépendance de tout ce qui nest pas nous-mêmes, notre pur Moi ». En corollaire de la déduction de lintersubjectivité qui permet de donner un contenu concret au concept de droit, il esquisse une anthropologie. Comme il lindique lui-même, elle regroupe des observations de philosophes antérieurs : plusieurs lieux communs antiques, tantôt complaisants, sur la station debout qui permet la libération de la main humaine, sur la finesse du toucher qui en est la conséquence, sur lil et le visage, tantôt plus sombres, sur lhomme nu, naufragé, que la marâtre nature a abandonné avant de lui donner sa forme achevée. Cependant, tous ces propres de lhomme se regroupent autour dun thème central qui, lui, est moderne : lindétermination essentielle de lhomme. [
] Lexistence empirique de lhomme « jeté » dans le monde nest que la traduction du statut de lhomme comme projet. « Tout animal est ce quil est ; seul lhomme nest à lorigine rien du tout. Ce quil doit être il lui faut le devenir. Et comme il doit être un être pour soi, il doit le devenir par lui-même. » Devenir ce quil est, ne représente pas pour lhomme une consigne venant de lextérieur, commandement divin ou impulsion naturelle. Il doit sagir non dune tâche mais dun projet, dun ordre que lhomme se donne à soi-même : « Nous ne sommes rien, soyons tout ! » Lidée classique de dignité humaine se transforme ; on la situait dans la clarté de son intellect ; elle est repensée à partir de lidée de domination. « La plasticité comme telle, est le caractère de lhomme. » Selon un jeu de mots étymologique que FICHTE laisse implicite, la seule marque de lhumain est de ne posséder aucune marque propre et de pouvoir ainsi recevoir toute marque. Ce par quoi lhomme est humain et sapparaît comme tel, le visage, net lui-même rien : « Tout cela, tout le visage expressif nest comme nous sortons des mains de la nature, rien [
] et cest justement grâce à ce manque dachèvement que lhomme est capable de cette plasticité. FICHTE semble dire la même chose que Cicéron : lhomme nest québauché par la nature. Et lon retrouve le vieux thème, le seul pour lequel FICHTE nomme sa source, Pline lAncien, celui de labandon par la nature. On pourrait ainsi atténuer le « rien du tout » en ny voyant quune extension à tout lhumain du statut de lintellect patient selon ARISTOTE. Ce qui ne valait quen noétique [espace de réflexion, de recherches et didées] définit désormais une anthropologie. La différence tient en une question : ce bloc mal dégrossi est-il déjà ou nest-il pas encore, un homme ? Est-ce une personne en puissance ? Ou encore une personne qui na pas encore les moyens de se manifester comme telle ? La discussion menée aujourdhui sur le statut de lembryon répète au niveau de lontogenèse une dispute livrée implicitement avec la modernité même. FICHTE fait ainsi au-delà de BACON, qui se proposait pour but le plus grand confort, un pas que lon trouve préfiguré chez Malebranche. La maîtrise devient lobjet dune exigence morale : « Je veux être le seigneur de la nature, et elle doit être ma servante, je veux avoir sur elle une influence à la mesure de ma force, et elle na le droit den avoir aucune sur moi. [
] Ce nest pas là quun vu pieux pour lhumanité, mais cest la revendication de son droit auquel elle na pas le droit de renoncer et de sa destination, quelle vive sur la terre aussi légèrement, aussi librement, aussi impérieuse envers la nature que celle-ci le perme. Lhomme a le devoir de travailler. » FICHTE devient ainsi linventeur de lidée de dignité du travail. Selon une leçon tardive, engendrer des enfants, cest tirer de soi de nouveaux commandeurs de la nature ; cest, « au-delà des limites de son existence terrestre et pour léternité donner des seigneurs à la nature » (Die Staatslehre-1813). On a vu avec KANT, que laction à laune de laquelle la connaissance devait être mesurée était laction morale. FICHTE qui radicalise lintuition de KANT fait de la connaissance linstrument de laction et peut de la sorte passer pour un précurseur de William James et de Bergson. [
] Avec la modernité, le pragmatisme prend une tournure nouvelle en ce que la maîtrise devient le but ultime et le critère du vrai. Le primat du pratique est versé au crédit du travail comme fabrication. Lidée selon laquelle la terre à travailler pourrait être lobjet dune maîtrise aussi parfaite que celle de lhomme a de son corps, et donc que la nature doit être le corps extérieur de lhomme, est apparue au Xe siècle chez les propagandistes ismaéliens dans un contexte eschatologique. Elle est chez Avicenne dans sa théorie de la thaumaturgie de lhomme parfait. Elle se trouve chez le théologien suisse de langue allemande Lavater (1741-1801) dans un cadre mystique. Elle resurgit chez FICHTE et culminera chez MARX qui en rependra les idées sur le fond de la Révolution industrielle. La Révolution française réalise le désir explicite de rompre avec le passéquexprimait juste avant elle le pasteur révolutionnaire Rabaut Saint-Étienne : « Notre histoire nest pas notre code. » FICHTE a fait la théorie de cette intention et défendu le droit dun peuple à changer sa constitution en le fondant sur la nature même de la liberté humaine. [
] Chez lez Révolutionnaires eux-mêmes, le projet est très conscient. Ainsi, pour Marie-Joseph Chénier, il faut « créer et non compiler, inventer et non se souvenir ». Doù une ivresse de la démesure dans la rhétorique parlementaire. Comme celle de nombreux postkantiens accusés de prétendre à la divinité, la philosophie de FICHTE [qui a été surnommé lAntéchrist] a été diffamée comme divinisation du sujet, du Moi dont il fait le principe de sa pensée, et ce,même quand on ne le confond pas avec lindividu empirique. Devant lampleur prise par le « projet pédagogique » avec lidéalisme allemand et soulignée par KANT, cest FICHTE qui en formule le plus radicalement lintention. Il insiste sur la nouveauté de son projet dune « éducation nationale » de lAllemagne rendue nécessaire par les défaites devant Napoléon. Jusqualors le but de léducation était « tout au plus de former quelque chose en lhomme ; il sagira désormais de former lhomme lui-même ». Il ne faut plus se contenter de faire de lhomme celui auquel on prêche la morale, il faut « le faire lui-même, le faire tel quil ne puisse pas du tout vouloir autrement que comme tu veux quil veuille ». Il faudra « introduire une espèce humaine totalement différente des hommes habituels jusquà maintenant et en faire la règle ». Cest ainsi « un nouvel ordre des choses et une nouvelle création qui commencent ». Lhumanité devra « se faire soi-même ce quelle doit encore devenir ». Lespèce humaine se trouve de la sorte « au véritable milieu de sa vie sur terre ». Après ce tournant, elle doit devenir « un nouveau genre humain ». Ce qui en Allemagne était spéculation avait été en France lobjet de plans appuyés sur la puissance réelle de lÉtat révolutionnaire. Alors que le slogan « léducation peut tout » prévalait en France, au moment de la Révolution française, selon Wordsworth, aussi bien les praticiens de la politique que les utopistes voyaient dans lhomme un être plastique à souhait. Cela supposait que la nature était dominée dabord au niveau conceptuel : lhomme doit ne pas avoir de nature. Le philosophe et théologien allemand Herder (1744-1803) avait déjà situé la nature de lhomme dans le fait dêtre un « rien indéterminé », et FICHTE a vu dans la plasticité le propre de lhomme. Dans un fragment de 1792, le poète allemand Novalis (1772-1801) voit dans le suicide « lacte philosophique authentique [
] seul à correspondre à toutes les conditions et aux marques de laction transcendante ». Un peu plus tard, son ami Friedrich Schlegel écrit : « La destination de lhomme est de se détruire soi-même. Mais pour cela, il lui faut bien sûrdabord en devenir digne ; et il ne lest pas encore. » Ces formules sont probablement à comprendre à partir dune conception graduée de la vie selon laquelle il faut quitter un niveau inférieur pour accéder à de plus hauts états. Cest en ce sens que FICHTE pouvait écrire la même année : « Ce nest pas la mort qui tue, mais la vie plus vivante (Die Bestimmung des Menschen). » CHEZ LE PRÉCURSEUR DE LA SOCIOLOGIE ET DU POSITIVISME : AUGUSTE COMTE (1798-1857) La première place, le « maître et possesseur de la nature », devra la développer constamment. AUGUSTE COMTE semble avoir pressenti lenchainement logique de ces idées. Pour lui, la conception de la « vraie situation générale de lhomme, comme chef spontané de léconomie réelle [
], à la tête de la hiérarchie vivante », doitsusciterlesentiment de la prééminence de lhomme sur les autres êtres vivants. Il en proviendra un juste orgueil [
] surtout [
] succédant à linfériorité tant constatée de lhomme avec les anges ». Cet orgueil « ne saurait [
] déterminer aucune dangereuse apathie ». Il nest pas la morgue indolente de laristocrate, mais laffairement fébrile de laffranchi. En effet, le principe qui fonde la supériorité de lhomme constitue « un type de perfection réelle » quon peut approcher seulement comme une asymptote. « Il en résultera seulement une noble audace à développer en tous sens la grandeur de lhomme. » La vogue de la pensée de BACON dura jusque fort avant dans le XIXe siècle. Ainsi, AUGUSTE COMTE, dans ses schémas dhistoire de la pensée, lassocie constamment à DESCARTES, le nomme « le grand BACON », lui donnedu « cet éminent philosophe », voire lui reconnaît une certaine supériorité sur le Français. BACON rêvait déjà de renverser les effets de la Chute, et, avec la Révolution française,le rêve saccentue encore. Ainsi, dans ses Recherches concernant la justice politique de 1793, le théoricien politique et romancier britanniqueWilliam Godwin cite daprès lécrivain américain Price, un propos de Benjamin Franklin : « Lesprit deviendra un jour tout-puissant sur la matière. » Les hommes nauront alors plus besoin de la prétendue justice, ni de gouvernement. Il y a plus : un contrôle parfait de notre propre corps pourrait un jour nous rendre immortels. De ces deux derniers projets, Godwin ajoute quil nest pas impossible que quelques- uns de la présente race dhomme puissent vivre pour les voir réalisés. La conséquence nécessaire de limmortalité serait labandon de la reproduction sexuée, devenue inutile. Il resta le critère de lutopie absolue [
] et lon a pu voir dans cette attitude la conséquence logique du « transhumanisme » actuel : une fois immortels, les hommes, les hommes nayant plus besoin de se reproduire, seront tous parfaitement mûrs et sans enfants. La représentation dune humanité enfin sortie de lenfance et de ses préjugés et bien installée à lâge adulte jusqualors rêve ou métaphore, se réaliserait ainsi. AUGUSTE COMTE nommait « idéale résurrection » la façon dont le cur commémore les disparus et Renan la confie à un Dieu futur. Un demi-siècle plus tard, le bibliothécaire russe Nicolaï Federov ( 1903) rêve dune résurrection des générations passées bien plus concrète, car elle serait obtenue par des moyens techniques. Or, autant laccroissement des savoirs et des techniques est incontestable, autant il est difficile daffirmer que le genre humain progresserait en civilisation. Plus contestable encore est le lien de cause à effet entre laccroissement du savoir et du pouvoir sur les choses et les conséquences morales quil est censé produire. Le progrès devient donc lobjet dune croyance, comme chez AUGUSTE COMTE, qui fait du progrès le dogme vraiment fondamental de la sagesse humaine, soit pratique, soit théorique. Dautres le croient inéluctable. Ainsi le « minarchiste » Herbert Spencer (1820-1903) : « Le progrès nest pas un accident, mais une nécessité. » Il est intéressant que BACON tienne à distinguer son projet des discours sur la dignité de lhomme ou sur sa misère, pour faire porter lenquête sur les rapports de connivence et dinfluence réciproque entre âme et corps. [
] Vers la même époque les scolastiques ibériques déplacent le traité de lâme de la métaphysique à la physique. On a pu « reconnaître là le premier souci dune anthropologie distincte du discours métaphysique et lébauche dun discoursphysique de lhomme ». Cest à la même époque que le mot « anthropologie » prend son sens actuel. « Science de lhomme » est attesté pour la première fois et presque simultanément au XVIIe siècle chez Guillaume Colletet et chez le chevalier de Méré. Hume (1711-1776) en fait le savoir fondamental : « La science de lhomme est le seul fondement solide pour les autres sciences ». Pour AUGUSTE COMTE, après Saint-Simon (1760-1825), lanthropologie devient la science englobante, et lon « ne doit plus concevoir, au fond, quune seule science, la science humaine, ou plus exactement la science sociale, dont notre existence constitue à la fois le principe et le but ». On peut alors « envisager nos diverses connaissances réelles comme composant, au fond, une science unique, celle de lhumanité, dont nos autres spéculations positives sont à la fois le préambule et l développement ». En conséquence, lidée de dignité se déplace. Elle ne qualifie plus lhomme comme objet de savoir, mais la science même qui porte sur lui. [
] En 1733, le parfait représentant du classicisme anglais (1688-1744) Alexander Pope reprend lidée dans le vers célèbre partout cité : The proper study of mankind is man(la science de lhomme est à notre portée, alors que celle de Dieu nous dépasse. Que lhome est digne, cela va de soi. Quil est bon, autre évidence. Le siècle des « Lumières » relègue dans lombre les deux énigmes de la déchéance humaine auxquelles achoppait le savoir classique. [
] Pour Voltaire : « Je conçois fort bien sans mystère ce que cest que lhomme. [
] Lhomme nest point une énigme. [
] Lhomme paraît être à sa place dans la nature. » Il nest que de le louer. À lâge romantique, chez Béranger (1780-1857) apparaît lapostrophe « Humanité règne ! ». À partir de 1846, AUGUSTE COMTE la reprend en lui donnant une allure systématique. Son projet a des aspects un peu ridicules, qui furent brocardés, et qui détournèrent de lui certains de ses sympathisants comme John Stuart Mill ou Littré. Le souci maniaque de tout réglementer, jusquau calendrier [en remplaçant les saints chrétiens, voire les noms des mois, par ceux des grands hommes quil voulait honorer], peut faire sourire ; les explications anecdotiques ne manquent pas, qui rappellent la rencontre avec Clotilde de Vaux (1845) [dont il tomba amoureux]. Le phénomène reste pourtant un symptôme intéressant : la légitimité de lhomme ne peut plus reposer sur elle-même, il faut un appui « religieux ». Durkheim(1858-1917) tirera de ces réflexionsla nécessité de revenir à lidée selon laquelle une religion est indispensable pour assurer la cohésion de la société. Maurras, disciple de COMTE aboutira à la même conclusion à propos de la nation. En regard de linitiative de fêter les « gentils » par une refonte du calendrier, certains procèdent à un choix de « méchants » officiellement haïs. Ainsi COMTE complète la liste des héros progressistes par celle des « trois principaux rétrogradateurs » auxquels est consacrée une « fête des réprouvés ». De la sorte, lau-delà positiviste, sil connaît un paradis, comporte aussi une damnation plus sévère que lenfer chrétien. Celui-ci est une menace qui sadresse exclusivement à
moi, et dont je nai pas le droit de penser que qui que ce soit dautre pourrait le mériter davantage. COMTE, lui, décrète avec aplomb quil faudra condamner Julien lApostat, Philippe II et Bonaparte à lexécration de tous les siècles. Toutefois, dans la pratique, le paradoxe dÉrostrate faisant que ce dont il est interdit de se souvenir nen est que mieux retenu, il encourage plutôt une autre conduite, celle de loubli pur et simple par élimination de lhistoriographie officielle, depuis les célébrations et les monuments jusquaux manuels scolaires, voire par des images truquées. Lactionhumaine accède alors à un rôle déterminant dans lorientation au sein du réel, au point de surclasser la connaissance sur son propre terrain et de se montrer plus capable de nous y guider, même si cette maîtrisea pour prix une renonciation à la vérité. Préparée à lâge classique, cette idée passe au centre chez COMTE, puis chez Claude Bernard, enfin dans le pragmatisme. [
] Selon le philosophe matérialiste dorigine allemande et dexpression française dHolbach (1723-1789) : « Que lhomme se soumette en silenceà des lois auxquelles rien ne peut le soustraire, quil consente à ignorer les causes entourées pour lui dun voile impénétrable ». Le positivisme, bien au-delà de cette maxime modeste, suppose une révolution dans la définition même de lhomme. Dans le droit-fil de lidéalisme allemand, avec lequel il na pourtant aucun lien de filiation, il définit lhumanité de lhomme à partir de la domination de la nature. Cette révolution anthropologique, sans doute pas entièrement consciente, est présente chez AUGUSTE COMTE, dès mai 1822. Le jeune polytechnicien propose cette définition : « La civilisation consiste [
] dans le développement de lesprit humain, dune part, et, de lautre, dans le développement de laction de lhomme sur la nature, qui en est la conséquence. » léquilibre des deux aspects nest quapparent, car cest laction sur la nature qui doit garantir que lesprit humain se développe dans la bonne direction, sans se perdre en vaines spéculations. Cette action amène à revoirla définition traditionnelle de lhomme comme animal vivant en cité. Dans le même texte, le fondateur de la sociologie écrit : « Un système quelconque de société [
] a pour objet définitif de diriger vers un but général dactivité toutes les forces particulières. Car, il ny a société que là où sexerce une action générale et combinée. » Rien que de très traditionnel dans cette observation, et dans le contre-exemple des animaux coexistant dans un même troupeau. Toutefois, lidentité des mots, cache une différence capitale : « action » ne désigne plus la praxis[action productive],mais la production comme transformation de la nature. Plus loin, on lit que dans le « système social préparatoire [
] laction sur la nature nétait que le but indirect de la société ». Mais, en soi, cette action est première, et on ne doit donc « envisager les combinaisons sociales que comme des moyens dy atteindre ». Ce pourquoi le gouvernement des choses remplace celui des hommes ». Ce sera le cas dans « la société régénérée » que COMTE attend. Alors, la société [
] tend à sorganiser de la même manière [i.e. industrielle], en se donnant pour but dactivité [
] la production ». Mais celle-ci nest pas seulement la fin de la société déjà constituée, elle est plus décidément encore la cause qui la produit. En une phrase fantastique, COMTE caractérise la société définitive comme « se constituant pour agir sur la nature ».Le but de la société nest donc pas la vie commune des hommes, encore moins le bien commun, mais la technique. Lhumain est constitué comme tel par le détour du non-humain par lequel il agit. De la sorte, la domination de la nature décide de lhumanité même de lhomme comme socialité. [
] Lhomme se définissait jusqualors par la raison, non seulement comme faculté de communication sociale, mais comme accès à la vérité. Il lui faut désormais repenser la raison de telle sorte que le modèle de vérité quelle permet passe lui-même sous la domination du projet industriel. Le prix à payer est labandon de la recherche des causes. En sy livrant, la raison ne faisait au fond que se rechercher elle-même dans la réalité, en allant chercher ce que lon appelle profondément la « raison » des phénomènes. Le positivisme de COMTE se fonde sur un tel refus, relayé probablement par la formule du mathématicien et physicien Jean Baptiste Joseph Fourier 1768-1830) : « Les causes primordiales ne nous sont point connues, mais elles sont assujetties à des lois simples, que lon peut découvrir par observation, et dont létude est lobjet de la philosophie naturelle. »Il ne sagit plus de se soumettre aux lois, comme le proposait dHolbach, mais de les connaître. COMTE peut donc prendre comme programme, dun bout à lautre de son uvre, quil ne faut pas chercher à comprendre les causes, mais décrire les lois. « On doit concevoir létude de la nature comme destinée à fournir la véritable base rationnelle de laction de lhomme sur la nature, puisque la connaissance des lois des phénomènes, dont le résultat constant est de nous les faire prévoir, peut seule évidemment nous conduire, dans la vie active, à les modifier à notre avantage les uns par les autres. » Certes, COMTE ne néglige pas pour autant la « destination plus directe et plus élevée » des sciences, « celle de satisfaireau besoin fondamental quéprouve notre intelligence de connaître les lois des phénomènes ». Reste que le principal critère qui permet de mesurer la valeur des sciences est lactionde lhomme sur le monde extérieur, sans laquelle la genèse même de lhomme eût été étouffée dans luf par la nature hostile. De ce point de vue, la physiqueet la chimie et à un moindre degré la biologie, sont incomparablement plus importantes que lastronomie. [
] « Malgré lorigine scientifique de la philosophie nouvelle, la science y sera réduite à son véritable office, pour construire la base objective de la sagesse humaine, afin de fournir un indispensable fondement à lart et à lindustrie [
]. Elle bornera létude du vrai à ce quexige le développement du bon et du beau. » . Le reste nest que vaine curiosité. Est seul décisif le « point de vue humain », que COMTE explicite en « social ». Nous ne devons vraiment chercher à connaître que les lois des phénomènes susceptibles dexercer sur lhumanité une influence quelconque. » Une génération après COMTE, le physiologiste Claude Bernard reprendra le projet dune domination de la nature rendue possible par le progrès des sciences : « À laide de ces sciences expérimentales actives, lhomme devient un inventeur de phénomènes, un véritable contremaîtrede la création ; et lon ne saurait, sous ce rapport, assigner de limites à la puissance quil peut acquérir sur la nature.[
] Le mouvement industriel est en phase avec une dévalorisation théorique de la nature, dabord sous laspect purement technique. AUGUSTE COMTE la pressenti en un passage qui contient lune des deux rares occurrences chez lui de lexpression « conquête de la nature », objet dune poésie à venir,libérée de la fascination quexerçait sur les Anciens la prétendue sagesse de la nature. « La science réelle a directement constaté, sous tous les aspects importants, lextrême imperfection de cet ordre si vanté. [
] Chacun sent aujourdhui que les ouvrages humains [
] sont en général très supérieurs, soit en convenance, soit en simplicité, à tout ce que peut offrir de plus parfait léconomie quil ne dirige pas, et où la grandeur des masses constitue seule ordinairement la principale cause des admirations antérieures. » La nature peut bien produire de « grosses machines », mais lindustrie la surclasse. L« ordre réel » est presque toujours inférieur en sagesse à léconomie artificielle quétablit notre faible intervention humainedans son ordre borné ». Ce jugement surprenant et discutable soppose en tout cas à une antique tradition qui rappelait la faiblesse de lart humain devant celui de la nature. Ainsi Marsile Ficin rappelait : « Les uvres de la terre sont plus belles que celles de lhomme. » La dévalorisation de la nature est également morale. Le XIXe siècle en redécouvre la vision « noire ». Novalis y voit l« effroyable meule de la mort ». la nature ne peut plus servir de modèle. La tentation grandit de mesurer lactivité humaine à laune de lindustrie et den attendre la solution de tous les problèmes sociaux. Cest ainsi quHenri de Saint-Simon et AUGUSTE COMTErêvent de remplacer le gouvernement des hommes par administration des choses. Le XIXesiècle est celui de la floraison des utopies industrielles dans la littérature populaire. Il est aussi, en face, celui des premiers avertissementsdevant les dangers du machinisme chez Jules Verne ou H. G. Wells. Le mot « humanisme » passe en français avec le polémiste Proudhon qui, en 1846, à lâge de 37 ans, sinterroge sur « lathéisme, autrement dit lhumanisme », et en entreprend la critique. Il sagit de « vérifier si lhumanité[
] satisfait à la plénitude lêtre, si elle se satisfait à elle-même », donc « de rechercher si lhumanité rend à Dieu, selon le dogme antique, ou si cest elle-même qui devient Dieu, come parlent les modernes » ? Renan choisit le mot en 1848 pour nommer « la religion de lavenir [
], le culte de tout ce qui est de lhomme, la vie entière sanctifiée et élevée à une valeur morale ». La même année, AUGUSTE COMTE qualifie d« humanisme », le « vrai point de vue », le « sacerdoce » et le « culte » de sa religion de lHumanité. À la même époque, AUGUSTE COMTE complète sa religion de lHumanité ou Grand Être par une juste adoration de la Terre, érigée en Grand Fétiche, siège et station du Grand Être. Une fois que lhomme se comprend soi-même comme devant dominer, il lui faut disputer la place de dominateur à Dieu. Et il doit le faire pour deux raisons contraires : parce que Dieu est supposé lopprimer, et quil nest pas un maître suffisamment efficace.AUGUSTE COMTE écrit en ce sens : « La vie industrielle est [
] contraire à tout optimiste providentiel, puisquelle supposenécessairement que lordre naturel est assez imparfait pour exiger sans cesse lintervention humaine. » COMTE rattachait la nécessité de laction humaine à limperfection de lordre nature. Ici, il ramène cet ordre à lidée de providence. COMTE la voit extérieure à lhomme, supposé ne pas faire partie de la nature, mais lui faire face. Par suite, laction humaine nest pas la forme de providence que Dieu délègue à sa créature, mais soppose à celle-ci. À la même époque, Proudhon suppose un jeu de bascule simpliste entre lhomme et Dieu, qui seraient ennemis : les progrès de lhomme auraient pour but de chasser Dieu. AUGUSTE COMTE fournit un bon exemple de cette entreprise de domination. Il avait déploré que laction de lhomme sur la nature se limitât à linorganique ; la technique devra désormais viser à devenir tout aussi bien politique que morale. Il lance ses disciples dans une conquête du monde quil rapproche de celle quavait promise Mahomet aux croyants ou Cromwell aux saints : « gouverner le monde ». Aux âmes délite, écrit COMTE, appartient l« empire général » ; à elles, « je livre le monde. [
] Emparez-vous du monde social, il vous appartient ». Le positivisme semparera du gouvernement avant de reconquérir la société, il « sera, pendant une génération au moins, la religion des chefs avant de devenir celle des sujets ». COMTE est très conscient de cette inversion du processus par rapport au christianisme qui a conquis les masses avant de retourner les élites qui le persécutaient. Il profite pourtant de la liberté de penser des sociétés modernes et attend le triomphe du positivisme de sa seule supériorité dans une libre concurrence des idées. Il parle quand même de soumettre toutes les intelligences à une « exacte discipline continue ». Il rêve de refaire lÉglise catholique médiévale, telle en tout cas quil se limagine, mais en en augmentant lautorité. Les hommes seront émancipés, mais en même temps assujettis. « Tous les préceptes du catholicisme sur la soumission de la raison à la foi sont des programmes à réaliser. » Il parle même du « besoin actuel dun digne fanatisme », car « le dévouement doit remplacer la dévotion ». Le mot « fanatisme » [que Voltaire avait utilisé pour titrer sa tragédie, « Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète »], reprend ici une tonalité positive, comme plus tard chez J. D. Bernal et André Breton. AUGUSTE COMTE parle d« écarter désormais tout intermédiaire « surhumain », expression qui contient une des rares occurrences de ladjectif chez COMTE et lune des premières en français. Laccession de lhomme au statut dêtre suprême est liée à un passage à lâge adulte : « Lhumanité ne saurait être envisagée comme vraiment sortie de létat denfance, tant que ses principales règles de conduit [
] continueront à reposer essentiellement sur des fictions étrangères. » La vieille image de la succession des âges de la vie illustre lidée du passage à lautonomie dun homme maintenant capable de se passer de ce qui nest pas lui. Dans son encyclique Rerum Novarum (1891) sur le libéralisme, le pape Léon XIII résume lidée pour la condamner : selon certains il ny a rien au-dessus de la raison humaine souveraine. COMTE reprend lexpression « être suprême », promue en contexte chrétien, puis reprise par les Lumières et la Révolution contre le Dieu personnel du christianisme pour désigner lHumanité, « nouveau Grand Être », « nouvel Être Suprême ». COMTE représente donc une sorte de catholicisme sans christianisme. La formule se lit chez ses adversaires comme chez ses disciples Barrès et Maurras. « La grande conception de lHumanité [
] vient éliminer irrévocablement celle de Dieu ». Lhumanité doit être « définitivement substituée à Dieu ». . COMTE nhésite pas à renverser lordre : si la religion de lHumanité succède dans le temps à celle de Dieu, cest que, dans lordre logique, cest lhumanité qui précède. Il peut donc écrire quau Moyen Âge, « Dieu usurpait la place de lHumanité ». Le terrain de cette lutte et de cette substitution est celui de la domination : « irrévocable épuisement du règne de Dieu, que lascendant de lHumanité peut seul remplacer ». Lidée dune fin de lhumanité était déjà chez dHolbach, pourtant intarissable avocat du progrès. Elle est lobjet dune « fascination secrète ultime de tous les socialistes », qui introduisent « la notion de mort du genre humain dans lHistoire ». AUGUSTE COMTE rappelle que « lorganisme collectif est nécessairement assujetti, comme lorganisme individuel, à un inévitable déclin spontané, même indépendamment des altérations insurmontables du milieu général ». Naît aussi lidée selon laquelle lhomme serait un danger pour la terre, et avec elle le rêve dune nature délivrée et rendue à sa pureté primitive. Le jeune Flaubert écrit en 1838 : « Les arbres pousseront, verdiront, sans une main pour les casser et les briser ; les fleuves couleront dans des prairies émaillées, la nature sera libre, sans homme pour la contraindre, et cette race sera éteinte, car elle était maudite dès sa naissance. » Et pourtant nous ne sommes quun demi-siècle après Diderot, pour lequel la nature sans lhomme serait un désert, et dix-huit ans avant AUGUSTE COMTE qui a une formule analogue : « Lexistence future de notre planète ne mérite aucune attention si lon y suppose éteint le Grand Être [lHumanité] qui la consacre ! » La représentation dune nature débarrassée de lhomme reparaître régulièrement. John Stuart Mill fait du mot « postérité » un usage intéressant dans son livre surAUGUSTE COMTE. La religion de lHumanité serait la prise de conscience du lien de chaque âge de lhumanité avec tous les autres, toutes les générations sattachant entre elles pour former une image unique. Elle combine tout le pouvoir quexerce sur lesprit lidée de postérité avec nos sentiments les plus positifs envers le monde vivant qui nous entoure et les prédécesseurs qui nous ont faits ce que nous sommes. De façon significative, il nest que peu question du futur, et tout laccent porte sur le passé qui arrive à nous. Le désintérêt pour la postérité fait système avec la perte de conscience du rapport au passé. Il faut se savoir descendant dancêtres pour se sentir soi-même à devenir le père dune postérité. Les matérialistes ne nient pas la façon dont lhomme se ménage une supériorité par léducation (venue on ne sait doù). Au contraire, ils glorifient les conquêtes de celle-ci. Leur véritable adversaire est le dogme de la création de lhomme à limage de Dieu. Au XIXe siècle, AUGUSTE COMTE récuse la définition classique de lhomme comme « animal raisonnable », au prétexte que tous les animaux le seraient. Avec la théorie de lévolution, le parallèle entre lhomme et lanimal se complète par lidée dun passage sans rupture de lun à lautre. Les auteurs médiévaux, après ARISTOTE, insistaient sur la continuité de léchelle des vivants, mais ils voulaient seulement dire que lobservateur ne constatait pas de saut brusque entre les espèces, non que celles-ci seraient réellement sorties les unes des autres. Avec Lamarck et plus que jamais avec Charles Darwin, lidée de continuité idéale entre les espèces prit une dimension concrète. Il devient tentant alors de transposer la parenté biologique en une identité et de faire perdre à lhomme sa situation privilégiée. Les révolutionnaires français ne voulaient pas se contenter daménagements cosmétiques et parlaient déjà de « modifier la substance de lhomme ». Selon AUGUSTE COMTE, la « nouvelle philosophie » a pour but « lamélioration continue non seulement de notre condition, mais aussi et surtout de notre nature ». Lidée était en germe depuis les débuts de la philosophie politique moderne : le Léviathan, lhomme collectif de Hobbes, est artificiel, comme lest le citoyen de ROUSSEAU. Lhomme « refait » connaît dabord une version esthétique, encore anodine. Ainsi le dandy chez Baudelaire. Et dans lart contemporain, lartiste devient plus important que luvre, pas simplement parce quil en serait le sujet orgueilleux, toujours prêt à sen détacher par lironie, mais aussi parce quil est le premier objet de la création artistique, la première uvre dart. « Pour la première fois, on parle de lhomme nouveau en termes de production et délevage ; un bel avenir sera promis à cet usage. AUGUSTE COMTE dit des poètes futurs quils pourront « chanter dignement le nouvel homme en présence du nouveau dieu ». Les deux, humain et divin, tendent dailleurs à coïncider. Lidée dhomme nouveau devient pour le XXe siècle une véritable « obsession ». Ainsi, dans « surréalisme, on entend résonner le sur du surhomme. Dépasser le réel, le surpasser, cest dabord effacer lhomme pour faire place à lHomme nouveau ». « Quand les êtres créés, lhomme en tête, auront épuisé la série des progrès limités par leurs organes, il sera besoin dune nouvelle révolution dans la forme présente des choses, pour que lhomme et les animaux sélèvent à une existence plus parfaite. »AUGUSTE COMTE distingue lhomme et lhumanité, à laquelle il accorde la primauté : « Lhomme proprement dit nest, au fond, quune abstraction ; il ny a de réel que lhumanité. » Le contexte invite en un premier temps à distinguer lindividu de la collectivité. Mais la différence qui les sépare nest pas de pure quantité. Lhumanité concerne les trois dimensions du temps, dans la continuité de générations. Lhomme individuel est moins noyé dans lespèce que transi par ses ascendants et tiré vers sa postérité. De la sorte, lhomme est mesuré par une réalité à la hauteur de laquelle il nest pas toujours capable de se porter. Une dizaine dannées plus tard, Darwin fonda la théorie de lévolution sur lobservation et lui donna sa forme canonique. Il devint alors tentant de prolonger lhistoire des vivants dun chapitre qui raconterait comment lhomme, soit se perfectionnerait lui-même, soit serait dépassé par une espèce supérieure. [Cependant], la plus sublime réalité que les hommes sattellent à construire peut sappeler « Dieu ». Lidée nest pas absente des fantasmes du XIXe siècle. Lobjet de la religion que projette AUGUSTE COMTE ne porte pas ce nom, mais bien celui dHumanité. Il nhésite pourtant pas à le désigner par les expressions que le XVIIIe siècle avait rendues traditionnelles, « Grand Être » ou « Être Suprême ». Cet être, « composé de ses propres adorateurs », a lavantage dêtre relatif, modifiableet perfectible ». CHEZ LINVENTEUR DU MATÉRIALISME HISTORIQUE : MARX (1818-1883) MARX fait de la construction imaginaire le fondement dune anthropologie. Pour lui, la capacité de construire lobjet dans sa tête avant de le construire dans la réalité concrète est ce qui assure la supériorité du pire des architectes sur la meilleure des abeilles. Lidéal antique dune vie conforme à la nature, qui suppose que lon se soumette à celle-ci, mais à partir dune distance prise envers elle, est abandonné, ou retourné. La question souvre alors de savoir où chercher le modèle sur lequel il faudra modeler la nature. On voit apparaître ici une difficulté qui refera surface, par exemple chez MARX : comment diriger un processus de changement que lon prétend spontané ? Avec le darwinisme, le progrèsreçoit une base scientifique. « Lattrait exercé par le darwinisme tint à ce quil donnait à un mythe qui était déjà là les garanties scientifiques quil exigeait. » Le progrès nest plus seulement un fait dhistoire humaine ; il prolonge une tendance universelle de la nature. Pour le biologiste et libre-penseur Ernst Haeckel, qui popularisa le darwinisme en Allemagne, le progrès par la lutte pour la vie gouverne plantes et animaux, mais aussi les langues et les peuples ; « ce progrès est une loi naturelle », et donc irrésistible, que tyrans et prêtres ne sauraient arrêter. MARX qui admirait Darwin et lui aurait volontiers dédiéLe Capital, considérait dès le début de ses réflexions, quinze ans avant LOrigine des espèces, le passage au communisme comme le résultat dun mouvement naturel. En enracinant le progrès dans lévolution spontanée de la nature, on sengage dans une dialectique ambiguë. Dune part, on gagne en sûreté : il nest plus besoin despérer, il suffit dattendre, même sil vaut mieux aider lévolution accoucher de ce quelle est grosse en poussant dans la bonne direction, voire en dégageant la route des obstacles qui lencombrent. Mais, dautre part, les résultats ne pourront plus être mis au crédit de lhomme entraîné quil est par un courant dont il nest pas le maître et qui le dépasse. À ce point quil nest pas sûr que le fleuve, qui vient de plus en amont que lui, ne le laissera pas un jour sur le rivage comme une coquille vide. Si l« hégélien de gauche » Feuerbach peut appeler de nimporte quel nom, voire celui dhumanisme, la négation de la théologie, cest que cette négation constitue lopération essentielle. Et si lon peut déclarer vide tout niveau supérieur à lhomme, cest que ce qui prétend le remplir est lui-même emprunté à lhumain. Le secret de la théologie est lanthropologie ; lessence de la théologie est lessence de lhomme transcendante, posée en dehors de lhomme. La thèse fondamentale en théologie est que « Dieu » nest autre que la façon dont lindividu se représente son espèce : « Dieu en tant quensemble des réalités ou des perfections nest rien dautre que lensemble résumé en un abrégé à lusage de lindividu des propriétés de lespèce, réparties entre les hommes et qui se réalisent au cours de lhistoire. » Feuerbach forge le mot d« anthropothéisme » pour désigner « la religion consciente de soi, la religion qui se comprend elle-même. La tâche de lépoque moderne est la réalisation et lhumanisation de Dieu, la dissolution de la théologie dans lanthropologie. En 1843, MARX exprime très simplement une idée analogue : « La racine pour lhomme cest lhomme lui-même. » Lhumanisme absolu ainsi décrété est le but dernier de lhistoire. Lhumanisme réel coïncide avec le matérialisme, base logique du communisme. « Ce communisme est, en tant quhumanisme accompli = humanisme, et en tant quhumanisme accompli =naturalisme. On a là la véritable solution du conflit entre lhomme avec la nature et avec lhomme. » Pour MARX, « lhistoire dite universelle nest rien dautre que la génération de lhomme par le travail humain », et pour Engels « louvrier crée tout [
] louvrier crée même lhomme ». Mais doù vient ladjectif « humain » ? En quoi un travail peut-il humaniser celui qui lexécute, sil est déjà « humain » ? Ce cercle, déjà chez ROUSSEAU, se retrouve chez les socialistes de la même époque. « La génération spontanée (generatio acquivoca), écrit MARX, est la seule réfutation pratique de la doctrine de la Création. » Lexpression est curieuse, qui suppose quun être naît dautre chose que de son espèce. Ici, la formule de MARX, dans son contexte, suppose au contraire que lhomme ne vient que de lhomme. Il fait en effet parler ARISTOTE, et part de lexemple même que celui-ci donnait dune génération uuivoque, « lhomme engendre lhomme ». La vision cyclique des espèces devait, quinze ans plus tard, recevoir de Darwin un coup que MARX lui-même voulut prendre pour modèle. MARX constate ici quun individu humain est engendré par un autre individu de la même espèce, ce qui ne peut rendre plus plausible lidée selon laquelle lhomme comme espèce naîtrait dun travail dhumanisation qui se supposerait soi-même accompli. Une imagehante la littérature du XIXe siècle : lopposition du ciel et de la terre doit se solder par le rejet du ciel et laffirmation de la terre, seul champ daction de lhomme. De sorte que la terre devient lobjet dune sorte de culte. [
] En Allemagne, Heineschématise lhistoire de la pensée par lopposition de la matière et de lesprit, du corps et de lâme. Il revendique le droit des [terriens], et veut « laisser le ciel aux anges et aux oiseaux ». MARX, lui, invoque « lhomme réel, corporel, debout sur la terre solide et bien ronde, inspirant et expirant toutes les forces naturelles ». Feuerbach met en place tout un système dimages qui trouve beaucoup dadeptes, surtout chez les écrivains. Parmi ceux-ci, il y en a de grand talent qui répercutent sa pensée, et lui font franchir les frontières de lAllemagne, comme Wagner avant sa lecture de Schopenhauer. [
] Une autre image fondamentale est celle du corps, équivalent anthropologique dailleurs assez traditionnel de la terre. Il sagira aussi de le réconcilier avec lâme supposée entrée en conflit avec lui. Cela se passe aussi bien chez les littérateurs que chez un peintre comme Courbet, dont LAtelier (1855) réalise à sa façon léquation posée par MARX entre humanisme et naturalisme. Lidée selon laquelle la terre à travailler pourrait être lobjet dune maîtrise aussi parfaite que celle de lhomme a de son corps, et donc que la nature doit être le corps extérieur de lhomme, est apparue au Xe siècle avec les propagandistes ismaéliens, dans un contexte eschatologique. Elle est chez Avicenne, dans sa théorie de la thaumaturgie de lhomme parfait. Elle se trouve chez le théologien suisse Lavater (1740-1801) dans un cadre mystique. Elle resurgit chez FICHTE pour culminer chez MARX qui en reprend les idées sur fond de la Révolution industrielle. Ce faisant, il donne comme base au but final humaniste un programme permettant den obtenir la réalisation, le travail. Grâce à lui, le monde devient le corps de lhomme parfait. Le travail est ce par quoi lhomme « se soumet » la nature en se lappropriant. Lindustrie est rendue possible par la science de la nature. MARX pense lunité de lhomme avec la nature, puisque lhomme est une partie de celle-ci. Cependant, ni cette unité ni la lutte de lhomme contre la nature ne sont pour lui des formules définitives. Dans lhymne à la bourgeoisie couronné dans le Manifeste,MARX place l« asservissement des forces de la nature » en tête dune liste des exploits historiques de celle-ci. Plus tard, il reprend : « Pour autant que lhomme se conduit en propriétaire envers la nature, première source de tous les moyens et objets de travail, pour autant quil traite la nature comme lui appartenant, son travail devient source de valeurs dusage, donc aussi de richesse. »Le mode de production capitaliste « implique une domination de lhomme sur la nature ». Le programme du « marxisme » est formulé par Engels, lannée même de la mort de MARX : la socialisation des moyens de production met fin à la domination du produit sur le producteur ; les conditions de vie « entrent sous la domination et le contrôle des hommes, qui deviennent pour la première fois les maîtres conscients et effectifs de la nature. [
] Les lois de leur action sociale sont [
] dominées. Les forces objectives qui dominaient lhistoire [
] entrent sous le contrôle des hommes. À la différence des autres espèces, lhomme oublieux de ce que la nature lui a été donnée comme usufruit et non propriété, est « un pouvoir essentiellement destructeur », même si ce pouvoir montre quil relève dun autre mode dexistence ». En 1868, le mot « écologie » apparaît en Allemagne chez Ernst Haeckel, mais pas en son sens actuel. Dans un passage rédigé entre 1864 et 1875, MARX esquisse lidéal dun homme qui ne se considérait pas comme propriétaire de la terre, mais seulement comme son utilisateur, tenu de la rendre améliorée aux générations futures. Dans les années 1870-1880, Engels rappelle que les découvertes dabord jugées positives ont eu des conséquences funestes ; pour léviter, il faut une connaissance des lois de la nature, qui seule permettra que lhomme ne la conquière quen se sentant un avec elle. La montée en puissance du modèle darwinien dexplication du vivant donne au mythe une force nouvelle. Ainsi en 1863, le jeune Samuel Butler écrit un bref essai, Darwin parmi les machines. Il se replace ainsi dans la ligne évolutionniste qui sempressait dextrapoler les théories que Darwin avait exposées quelques années auparavant et qui avaient très vite connu un immense succès. Lapplication des hypothèses darwiniennes aux objets techniques nest pas restée isolée. Déjà MARX souhaitait quune histoire de la technique mécanique se développât en parallèle avec celle de la technique naturelle écrite par Darwin, et son vu nest pas resté sans écho. Butler voit dans le perfectionnement des machines par lhomme u équivalent de la sélection naturelle, et dans les machines elles-mêmes « la sorte de créature qui sera le prochain successeur de lhomme dans la suprématie de la terre. Alors que pour Vico et Hegel, Hercule recevait de Zeus la tâche de débarrasser la terre de ses monstres, Prométhée se donnait le projet déclairer lhumanité. Cest avec les Lumières radicales que Prométhée parvient au sommet. Selon Diderot, lhomme est « enfant de Prométhée ». Dans sa thèse, MARX fait de Prométhée, « le premier saintdu calendrier philosophique ». Et sa figure hante les histoires de la Révolution industrielle. Lhumanisme athée se manifeste dabord par un refus de rien placer au-dessus de lhomme. MARX le formule dans sa dissertation doctorale : « Le Credo de Prométhée [
] est celui de la philosophie, son mot dordre contre tous les dieux célestes et terrestres, qui ne reconnaissent pas la conscience de soi humaine comme la divinité suprême. Il ne doit y en avoir aucun à côté de lui. » Lallusion blasphématoire à lExode (20,2) suggère que lhomme doit remplacer le Dieu jaloux dIsraël. Cela suppose naïvement quil existe entre Dieu et lhomme un rapport tel que lun doit perdre et lautre gagner, que le niveau doit monter dun côté sil baisse de lautre. La philosophie tardive de Hegel a pu être interprétée comme une tentative pour faire de lhomme la seule vraie divinité. Un des plus grands et des plus discutés de ses interprètes, Alexandre Kojève (1902-1968), voyait dans lathéisme quil lui prêtait le couronnement de la philosophie. Cela ne lempêchait pas, par galéjade, de considérer ses disciples comme un Olympe dont il serait le Zeus. Heine, lui-même revenu au Dieu de ses ancêtres, caricature les « jeunes hégéliens », dont MARX et Feuerbach, par loxymoron peu traduisible de : « athées qui sont leurs propres dieux ». CHEZ CELUI POUR LEQUEL LHOMME DOIT ÊTRE DÉPASSÉ: NIETZSCHE (1844-1900) Depuis longtemps, la modernité a été non seulement vécue, mais réfléchie comme un projet. NIETZSCHE caractérise son époque comme « lâge des tentatives ». Ce qui distingue les différentes variétés de lidée de divinisation est la propriété du divin que lhomme doit partager. Dans un dialogue platonicien douteux, un personnage évoque le rêve de tous les hommes : exercer une tyrannie universelle, voire devenir un dieu, souhait dont NIETZSCHE espère le retour. Avant que le contrôle de la nature ne devienne effectif, voire avant même que les conditions de possibilité en soient réunies, un type humain apparaît, celui de lhomme exerçant ce contrôle et se définissant par lui. Cest la figure du magicien qui permet une réorientation psychologique de la volonté vers laction. La littérature lui a donné le nom de Docteur Faust, apparu dans un livret populaire allemand en 1587. Sa figure littéraire était déjà campée dans la tragédie du fondateur du drame élisabéthain Christopher Marlowe (contemporain de Shakespeare), vers 1589. On connaît son itinéraire sinueux dans la grande littérature européenne, chez Goethe, et plus tard jusquà Valéry, Thomas Mann, puis LawrenceDurrell, en passant par Lenau, sans compter Oswald Spengler, qui a jouté à lapollinien et au dionysiaque dégagés par NIEZSCHE, le faustien comme caractéristique des Temps modernes, jusquà de sobres historiens de léconomie, qui nomment ainsi le type humain ayant permis la Révolution industrielle. Selon le romantique Coleridge (1772-1834), « Ce nest que dans notre vie que vitla Nature. »KANT sinspire de formules de ce genre quand il prend acte d« un jugement auquel ne peut se soustraire même lintelligence la plus vulgaire », que « sans lhomme, la création entière serait un simple désert, en vain et sans but final ». Mais à la différence des Français, il détermine, il détermine précisément ce qui donne une valeur à lexistence des choses du monde. Cette valeur est « celle que lui seul peut se donner », à savoir « une volonté bonne ». La notion de « valeur » se trouve inévitablement entraînée dans une dialectique. Si cest le sujet qui confère sa valeur à ce qui vaut, il pourrait la lui ôter. Il vaut donc mieux que toutes les valeurs quil lui plaira de poser. Le Zarathoustra de NIETZSCHE exprime cette dialectique en un jeu de mots intraduisible : « Cest lévaluer lui-même de toutes les choses qui valent le trésor et le joyau. » Cest le sujet et sa puissance valorisante qui devient alors la valeur suprême. La soumission de lidée de bien à celle de valeur savère ainsi nêtre quune expression de plus pour la souveraineté moderne du sujet. « Quand lexpérimentateur est parvenu à connaître les conditions dexistence dun phénomène, il en est en quelque sorte le maître ; il peut prédire sa marche et sa manifestation, la favoriser ou lempêcher à volonté. Dès lors, le but de lexpérimentateur est atteint ; il a, par la science établi sa puissance sur un phénomène naturel. » Il se pourrait toutefois que cette innocente métaphore cache la véritable assertion de puissance, celle de la méthode qui prend le contrôle de la science, plus tôt et plus décidément que celle-ci prend le contrôle de la nature. NIETZSCHE a su formuler lévènement : « Ce nest pas la victoire de la science qui distingue notre XIXe siècle mais la victoire de la méthode scientifique sur la science. » On devine une telle revendication dans un passage où Claude Bernard oppose deux figures du rapport au savoir. Il appelle la première négative, le « scolastique », reprenant ainsi la légende noire dun Moyen Âge au principe dautorité. Le scolastique se croit en possession dune certitude absolue, mais son savoir reste stérile. En face de lui, cest l« expérimentateur, qui doute toujours et qui ne croit posséder la certitude absolue sur rien, qui arrive à maîtriser les phénomènes qui lentourent et à étendre sa puissance sur la nature ». Il en tire un principe capital : « lhomme peut donc plus quil ne sait, et la vraie science expérimentale ne lui donne la puissance quen lui montrant quil ignore. » Limmanent fait oublier la transcendance, la terre éclipse le ciel. [
] En Russie, Bakouninedéfinit la tâche de lhomme comme « consistant à ramener le ciel sur la terre » ou plutôt à « élever la terre jusquau ciel ». Le Zarathoustra de NIETZSCHE prêche « la fidélité à la terre ». Et James Joyce oppose le dôme indifférent du ciel à la terre qui porte lhomme en son sein. Le thème se retrouve dans les années 1920 du régime soviétique dans un texte en prose du poète « prolétarien » Gastev (1939) : « Nous nallons pas nous fatiguer pour cette triste hauteur quon appelle le ciel. Le ciel, cest la construction des oisifs, des vautrés, des paresseux et des froussards. Jetons-nous en bas ! » Se prendre pour Dieu est un phénomène rare, mais bien attesté chez certains individus. Dostoïevski met en scène Kirillov avec sa stratégie paradoxale de divinisation par le suicide. Il a attiré lattention de NIETZSCHE, Kojève et Camus. La nature parasitaire de la modernité na été ressentie quassez tard. Renan met en parallèle lépuisement du « capital planétaire »,charbon et ressources morales ; NIETZSCHE note : « Nous avons cessé daccumuler, nous dépensons les capitaux de nos ancêtres. » Une génération plus tard, Charles Péguy a démasqué et nommé le parasitisme comme essence de la modernité. Le rappel que le mondenest pas tenu de se soumettre aux exigences de lhomme se lit un peu partout.Il prend parfois un tour obsédant, comme si une secrète haine de soi sy exprimait. Les malis se prennent plaisir à ce qui passe pour élevé à ce qui est bas. On reconnaît lattitude des moralistes comme La Rochefoucauldou comme NIETZSCHE du début des années 1880 (à lâge de 36 ans) qui sétait mis à lécole des Français. Elle envahit lesprit public et sélargit à lespèce. De la sorte, elle change de sens : parti dun conseil salutaire adressé à lindividu de se méfier de ses élans en apparence les plus louables et de leur soupçonner des mobiles ignobles, on arrive à mettre le lecteur darticles de vulgarisation en position de prononcer sur le reste de son espèce un jugement sans appel dont lexcepte son savoir fraîchement acquis. Le plein développement de la justice dans la cité repose sur une injustice envers ceux qui doivent ladministrer. Il en est ainsi chez Dostoïevski, dans la « Légende du Grand Inquisiteur » : les maîtres rendent les masses heureuses, mais eux-mêmes souffrent. NIETZSCHE se pose la question de la domination de la Terre et de la classe dirigeante adéquate à cette tâche. Les « maîtres de la Terre doivent remplacer Dieu et se ménager la confiance profonde, inconditionnelle des dominés ». Eux aussi devront renoncer au bonheur et au confort. De même dans une utopie scientifique plus récente, « lhomme du futur aura probablement découvert que le bonheur nest pas un but de la vie ». Dans le climat tranquille des sociétés libérales, le projet dune manipulation des hommes par les plus compétents dentre eux apparaît sous la forme feutrée du social engineering. Le mot est de Karl Popper, qui lutilise avec une intention péjorative. Les tentatives quil désigne sont représentées par le béhaviorisme de J. D. Watson, par exemple dans ladministration pénitentiaire américaine qui veut moins punir que « rééduquer ». Rééduquer par le travail est dailleurs resté le programme des camps soviétiques et chinois. Le revers de la sélection est le sort réservé aux « scories ». Lidée dextermination des inférieurs était déjà chez des utopistes comme Fontenelle (1657-1757) , et même chez Thomas More (1478-1535). Les doctrinaires de la Révolution proposaient une élimination pure et simple de leurs adversaires dont le sort des Vendéens fournit un bon exemple. Lidée prit à lère industrielle un aspect très concret. Ainsi lanarchiste allemand Johann Most ( 1906) nous rassure : il ne faudra pas éliminer plus de 5% des habitants des pays les plus civilisés, car, heureusement, il nexiste pas plus de ces « canailles propriétaires », même en comptant leurs complices.[
] Most prenait ainsi au pied de la lettre l « exécution en masse de cette population parasite » que Proudhon recommandait sur le mode badin et que, jouant sur le sens financier du terme, il appelait « liquidation », dun mot qui devait avoir une fortune concrète dans les systèmes totalitaires. Chez NIETZSCHE, la pensée de léternel retour est censée être par elle-même sélective, ceux qui ne la supportent pas séliminant deux-mêmes. Mais le philosophe ne recule pas devant la perspective selon laquelle des millions dêtres humains trop faibles devront disparaître, ni devant lidée de les y aider. En Russie, certains thèmes venus de NIETZSCHE, simplifiés de façon outrancière, ont pu influencer les bolcheviks ou leurs précurseurs. [
] Au fond, il y a là la conséquence logique du rejet de la différence essentielle entre lhomme et lanimal. Tout argument en faveur de lexpérimentation de lhomme sur lanimal peut servir en faveur de lexpérimentation de lhomme supérieur sur lhomme inférieur, quelle que soit la façon dont on conçoit leur dénivellation. . En créant des machines, écrivait Butler, « nous sommes en train de créer nous-mêmes ceux qui vont nous succéder dans la suprématie sur la terre ». La coupure décisive est cependant représentée par luvre de NIETZSCHE qui prend le contrepied du coup de clairon de BACON appelant lhomme à dominer la nature. Il sinscrit en faux contre les stades antérieurs de lhumanisme en répétant : « Lhomme est quelque chose qui doit être dépassé ». Ce « devoir » est formulé tantôt comme une obligation morale, tantôt comme une nécessité inévitable. NIETZSCHE introduitlidée de surhommeen sexprimant dans le langage du darwinisme alors en vogue. NIETZSCHE écrit le chemin parcouru du ver au singe, puis à lhomme ; Alfred Jarry, qui lavait lu, dira vingt ans plus tard : « du cochon dInde à lhomme », sans deviner que lhomme allait devenir son propre cobaye. Guère plus de cinq ans après le Zarathoustra, NIETZSCHE tient cependant à se distancier de tout biologisme. De ce dépassement, NIETZSCHE se contente de dire le « pourquoi pas » : si la vie a pu évoluer du ver de terre au singe, puis à lhomme, pourquoi ne pas aller plus loin ? Il reste en revanche discret sur le « pourquoi ». On peut le reconstruire à partir daffirmations éparses. Lhomme est inadéquat à la « domination de la terre ». NIETZSCHE sadresse ainsi aux « seigneurs de la terre » que sa morale doit sélectionner. Il faut quil y ait plusieurs surhommes, qui formeront une race dominante. Lobjet de la domination exercée nest pas le « dernier homme » ni qui que ce soit de précis ; son sujet formera une espèce distincte, qui ne se souciera pas de lautre, à linstar des dieux dÉpicure.[
] La domination navait en effet jusqualors pas pris la mesure de son objet propre. Il sagit de dominer la terre en tant que terre. Cela signifiedabord, horizontalement, envisager la terre au-delà des divisions entre pays au sein de la « grande politique » à laquelle contraint le combat pour la domination de la planète. NIETZSCHE le replace ainsi dans la lignée de BACON, qui transcendait les limites entre unités politiques pour envisager les bienfaits que la technique peut apporter à lensemble de lhumanité. Cela veut dire aussi, verticalement, « en restant fidèle » à la terre, sans loucher vers une transcendance. Pour parodier une fois de plus un passage des Évangiles sur lequel jouait déjà BACON : il ne sagit pas dentrer dans le royaume des cieux, mais de conquérir le royaume de la terre. Laffirmation la plus radicale est l « éternel retour du pareil », qui rend impossible toue évasion. Cette pensée est sélective : celui qui la supporte devient du fait même un surhomme, les autres séliminent. Le berger qui a coupé de ses dentsla tête du serpent noir qui sétait introduit dans sa gorge « nest plus homme ». Accomplir cette métamorphose doit diviser lhistoire en un avant et un après ; NIETZSCHE fait écho, peut-être sans le savoir, à une idée préfigurée par FICHTE, puis Feuerbach, et formulée nettement par le Kirillov de Dostoïevski. Le nazisme donne de ces idées une version abâtardie, fondée sur une biologie rudimentaire. Une idée demeure : la sélection des maîtres se fait elle aussi en vue de la tâche de dominer la terre, voire de sacquitter de tâches plus hautes qu i supposent une terre unifiée, comme dans la « grande politique » nietzschéenne. . Cependant laccès à lhumanité supérieure ne dépend plus dune décision libre, elle est donnée demblée avec lappartenance biologique à la race des seigneurs, laquelle servira de vivier à une sélection plus sévère encore, à labri de laquelle lorigine germanique, et même « aryenne »ne devait mettre personne. La réponse à la question du caractère humain des créatures nouvelles que donne un pète soviétique est plus nette et négative : « La terre va enfanter de nouveaux êtres, dont le nom ne sera plus lhomme. » Trotski, terminant en fanfare un livre sur le renouvellement culturel promis par la révolution, emploie du bout des lèvres la formule popularisée par NIETZSCHE : « Lhomme sefforcera de commander à ses propres sentiments, délever ses instincts à la hauteur du conscient et de les rendre transparents, de diriger sa volonté dans les ténèbres de linconscient. Par là, il se haussera à un niveau plus élevé et créera un type biologique et social supérieur, un surhomme si vous voulez. [
] Il est tout aussi difficile de prédire quelles seront les limites de la maîtrise de soi susceptible dêtre ainsi atteinte que de prévoir jusquoù pourra se développer la maîtrise technique de lhomme sur la nature. Le discours de Trotski en 1932 à Copenhague préfère une formule plus plate : remplacer « lhomme daujourdhui, rempli de contradictions et disharmonieux », par une « race nouvelle et plus heureuse. » Ceux qui préfèrent la vérité dans sa laideur cultivent une nouvelle vertu, que les Victoriens appellent « virilité » et NIETZSCHE « honnêteté intellectuelle ». Elle peut faire supporter la vie ; mais peut-elle la promouvoir ? La vie, être du vivant, est entraînée dans la dévalorisation de lÊtre. Cette vie sensée transir tout ce qui est, dont lhumain, dun dynamisme sans cesse renouvelé, et le porter vers une affirmation toujours plus décidée, nest pourtant pas elle-même , là où elle est consciente, à labri de toute incertitude de sa propre valeur. La question est de savoir si la vie vaut la peine dêtre vécue avait été posée dès lÉgypte des Pharaons. Elle était reparue dans le judaïsme talmudique à travers la question à travers la question : Dieu a-t-il bien fait de créer lhomme ? Les Lumières de Winckelmann et Lessing, puis lhumanisme de Weimar avaient donné du monde antique limage riante de la sérénité paisible des Olympiens. Le XIXe siècle détruit cette légende. La ligne de partage des eaux est peut-être 1835, quand le philologue bavarois Ernst von Lasaulx consacre sa dissertation à la « domination de la mort chez les Anciens ». Il y recueille tous les passages classiques, ainsi que quelques extraits dauteurs hindous, qui expriment une préférence pour la mort. Catholique, il contraste ce pessimisme avec lespérance chrétienne du salut. NIETZSCHE sous-titre son essai sur la tragédie : « Hellénisme et pessimisme », et Jacob Burckhardt écrit dans cet esprit son Histoire de la civilisation grecque (posthume, 1900). Schopenhauer (1788-1860) avait inauguré une expérience de doute. Il concluait ses réflexions sur la valeur de la vie par un bilan négatif. Son uvre rencontra un succès tardif qui en fit le philosophe le plus influent chez les artistes, écrivains et musiciens. Sa domination sur les sensibilités de lEurope entière a duré du milieu du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale et a laissé des traces profondes bien après. La question de la valeur de la vie se trouve donc posée, et lon cherche de tous côtés à répondre au pessimisme schopenhauerien. [Nombreuses furent les réponses venant de tous les horizons.] Que les réponses des divers auteurs soit affirmative ne surprend pas ; les raisons de leur attitude nont pas non plus à nous arrêter. Limportant est que la question soit posée et quelle ne soit pas restée sans influence. Ainsi NIETZSCHE a longuement résumé louvrage de Dühring (1833-1921). La réponse négative devait par ailleurs trouverun illustre partisan en Clarence S. Darrow, lavocat américain qui devait défendre Leopold et Loeb les deux jeunes nietzschéens kidnappeurs et assassins. NIETZSCHE ennoblit encore lidée dexpérimentation, dont il fait la plus haute activité humaine : leffort philosophique est une série dessais « pour parvenir à une forme de vie que nous navons pas encore atteinte ». De nos jours, elle trouve un développement cancéreux dans le domaine esthétique, et plus encore peut-être dans la recherche de loriginalité et de lexcentricité à tout prix dans la vie quotidienne. On a pu résumer ainsi notre situation présente : « Nous devons toujours à nouveau nous souvenir que ce que nous vivonsest une expérience, et que nous sommes une exception. » Dans tous ces cas, cependant, lexpérience est un projet que lhomme entreprend, parce quil la décidé. En conséquence, il continue à occuper la place du maître. « [LHumanité] est une expérience de lunivers faisant lessai dune conscience de soi rationnelle. [
] La seule signification que nous pouvons voir attachée à la place de lhomme dans la nature est ce quil est, bon gré mal gré, engagé dans une gigantesque expérience de lévolution par laquelle la vie pourrait atteindre de nouveaux nib=veaux de réalisations et dexpérience. » Lhumanité écrit un savant britannique, augmentant sa sagesse, sachant davantage et voulant davantage, risquera davantage, dont sa propre destruction. Mais « cette audace, cette expérimentation, est en fait la qualité essentielle de la vie ». Le marxiste rejoint ainsi un compagnon inattendu, NIETZSCHE qui fait de la « tentative » la figure même de la vérité. De la sorte, la modernité conçoit lhistoire comme une expérience. Mais rares sont ceux qui regardent en face la conséquence de ce passage de lhumain sous le joug de lexpérimental, le fait tout simple que, si une expérience de laboratoire peut être concluante, un essai peut aussi rater. [
]NIETZSCHE est peut-être le seul à avoir eu le courage de considérer la possibilité de léchec dans une expérience volontairement montée et den assumer le risque. Il fait dire à son Zarathoustra, dans un passage qui resta inédit : « Nous faisons une expérience avec la vérité ! Peut-être lhumanité va-t-elle disparaître ! Allons-y ! » Voilà qui ne manque pas de noblesse. Mais quen est-il si, effectivement lexpérience échoue ? Quen est-il si lhomme adopte des conduites qui, à long terme, compromettent sa survie ? Cette vie, [
] NIETZSCHE la chante lui aussi, il compose même la musique dun hymne à elle adressé. Mais plus puissante que la vie, quelle quelle conclut inévitablement, il y a la mort. Celle de lindividu, de lespèce selon Darwin, et enfin, à lhorizon, la « mort thermique » de lunivers. Une logique rigoureuse est à luvre, qui mène à la divinisation de la mort. L« insensé », puis le Zarathoustra mis en scène par le philosophe lannonçaient : « Dieu est mort. » Dieu, le Vivant en personne, na pas pu vaincre le « dernier ennemi »(I Corinthiens, 15, 26). Au contraire, la mort a pu venir à bout de Dieu même, et donc se montrer plus puissante que Lui. Si lon définit Dieu depuis le nominalisme, comme le Tout-Puissant, et si donc la puissance est la mesure de la divinité, la mort qui a triomphé de Dieu st le seul dieu vrai et définitif. Après la mort de Dieu, ce nest pas le règne de lhomme sui vient, mais celui du dernier dieu, qui est la Mort. Lexpression française [Échec et Mat] titre du présent chapitre, calque une phrase persane qui veut dire : « Le roi est mort ». Elle se retournerait ainsi en « la Mort est roi ».
[a] Rémi Brague, « Le règne de lhomme, Genèse et échec du projet moderne, éd. Flammarion, mars 2015.
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