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Théologie 3 - Réflexions d'anthropologie théologique



RÉFLEXIONS D’ANTHROPOLOGIE THÉOLOGIQUE
 
L’anthropologie ici développée est à comprendre, non au sens de Lévy-Strauss (Anthropologie structurale), mais comme une sorte d’ethnologie intégrant les données d’autres sciences humaines comme la sociologie, la linguistique ou l’archéologie. Ce sens correspond à celui auquel l’employait encore Kant, (Anthropologie in pragmatische Hinsicht) : une approche philosophique de l’homme et de sa nature, approche qui sera aussi théologique en ce qu’elle considérera l’homme dans son rapport à Dieu.
 
La triade [corps-âme-esprit][1]
 
INTRODUCTION
 
« Si elle n’est pas tout à fait ignorée du catholicisme, la triade corps, âme et esprit, n’y tient cependant pas une place prépondérante, du moins en un sens où chacun des trois termes qui la composent se verrait reconnu par rapport aux deux autres égales distinction et pertinence. De fait l’anthropologie catholique s’est plutôt développée sur le registre de la dualité, voire parfois du dualisme, de l’âme et du corps. Mais ce registre de la dualité, confronté en christianisme aux affirmations de foi de l’Incarnation et de la résurrection de la chair doit nécessairement s’inscrire dans une perspective plus unitaire de la personne. Le mouvement que l’on peut alors repérer dans l’histoire des compréhensions catholiques de la personne humaine est un mouvement intégrateur qui vise à exprimer l’unité de la personne : une dualité travaillée de l’intérieur par l’unité. Ainsi, la compréhension naturelle de l’homme composé (I) est-elle dominée par une compréhension théologique de l’homme en relation avec Dieu, et, de là, en relation théologale avec ses frères : l’homme est à l’image de Dieu (II), et même, plus précisément, à l’image de cette image de Dieu qu’est le Christ, qui assume trois corps pour s’unir plus étroitement l’homme et les hommes (III). Alors en son corps et son âme, l’homme accède à l’esprit. » 
 
DE LA CHAIR À L’ESPRIT
 
La triade corps, âme et esprit n’apparaît en tant que telle, qu’une seule fois dans la Bible, à la fin de la première épître de saint Paul aux Thessaloniciens :
Que le Dieu de la paix lui-même vous sanctifie tout entiers, et que tout votre être, esprit [pneuma] et âme [psuchè], et corps [sôma], soit préservé et irréprochable à la venue de notre Seigneur Jésus-Christ. (I Th V, 23.)
 
Noûs et Pneuma
Pneuma ne peut y désigner l’Esprit Saint, non seulement parce que les deux « et » (esprit et âme et corps) rattachent les trois éléments et les mettent sur un même plan, au moins en tant que dimensions de l’être humain, mais plus encore parce qu’on voit mal comment et pourquoi le Saint Esprit a besoin d’être sanctifié.
Ce que les Bibles en français rendent généralement pour « tout votre être », c’est holokléros, qui signifie « qui forme un tout, entier, complet ». Grammaticalement, il s’applique ici à « esprit » (pneuma). On pourrait donc traduire par « que votre esprit tout entier, et âme et corps » ; d’autant plus qu’il n’est pas rare que dans des formules semblables de bénédictions finales, saint Paul désigne par pneuma l’ensemble de la personne sujette à la bénédiction :
La grâce de notre seigneur Jésus-Christ soit avec votre esprit. (Ga VI, 18 ; PH IV, 23 ; Phm 25.)
Il faudrait alors comprendre : « que votre esprit tout entier, qui est âme et corps » ; âme (psuchè) étant ici le souffle vital, l’haleine qui anime le corps (sôma). Toutefois, une lecture attentive à un contexte plus large nous oriente vers une lecture assez différente qui, tout en maintenant la tripartition, invite à ne pas l’inclure tout entière en l’homme naturel.
Le père Fustigière[2] a suggéré que la triade paulinienne pourrait s’inscrire dans un contexte aristotélico-platonicien où la psuchè tient le milieu entre l’esprit et le corps. Il paraphrase ainsi le verset :
Que votre esprit, séparé de tout le reste, – c’est le sens premier de hagios –, soit tourné vers Dieu et ainsi reçoive de sa lumière ; et que votre âme, cette âme des passions si intimement liée à la chair et au sang, à toutes les sensations, séparée elle aussi des choses d’en bas, se tourne vers le noûs, et de la sorte, à son tour s’illumine ; et puisque tout cela est difficile quand le corps souffre […] que notre pauvre machine enfin soit séparée de tout mal, de tout mal.
 
Dans le Nouveau Testament, noûs est un terme rare : dans les Évangiles, il n’apparaît qu’une fois, qu’en Luc XXIV, 45, et comme dans l’Apocalypse XIII, 18, il n’a pas un sens proprement anthropologique, mais désigne la compréhension d’un sens profond. Chez saint Paul, dans l’Épître aux Romains, la loi du noûs est identifiée à la loi de Dieu propre à l’homme intérieur, et opposée à une autre loi, présente dans le corps, qui enchaîne à la loi du péché et conduite à la mort (Rm VII, 22-25). Dans le même sens, la même Épître, un peu plu loin (XII, 2), décrit le noûs humain comme capable d’adhérer à la volonté divine. En revanche, l’Épître aux Romains présente aussi ce noûs comme susceptible d’être « sans jugement [adokimos] » (Rm, I, 28). C’est que le noûs est pour l’ l’Épître aux Romains une capacité naturelle et intérieure de voir Dieu à travers ses œuvres (Rm I, 20), mais qui demeure fragile, sinon tout à fait impuissante, quand elle n’est pas informée par la grâce :
[Le noûs] est assimilable à une « matière » à l’égard de laquelle la grâce de Dieu jouerait le rôle de forme active spirituelle.
 
L’illumination du noûs par la lumière du Christ, image de Dieu, rend seul le cœur (kardia) humain capable de connaître la gloire de Dieu (II Co, IV, 3-6), faisant ainsi passer dynamiquement, de l’homme extérieur, captivé par le visible, le charnel et le temporel, à l’homme intérieur tourné vers l’invisible, le spirituel et l’éternel (II Co IV, 16-18). L’opposition n’est pas ici un dualisme ontologique entre le charnel et le spirituel, le corporel et l’incorporel, le corps et l’intellect ; c’est un dualisme entre, d’une part, un corps et un noûs qui composent l’identité ontologique et mortelle de l’être humain, et, d’autre part, un corps et un noûs recréés par la mort dans le Christ, et qui trouvent leur véritable intériorité spirituelle dans l’inhabitation de la grâce, dans « les arrhes de l’Esprit [pneuma] » qu’ils ont reçue (II Co V). En recevant l’Esprit, l’homme, passé en Christ, devient l’image de l’image de Dieu qu’est le Christ, la gloire de la gloire de Dieu, qu’est le Christ (II Co III, 18).
Ainsi, si saint Paul, dans la première épître aux Thessaloniciens, parle de pneuma plutôt que de noûs c’est parce que le noûs demeure une réalité humaine et faillible, qui, pour participer à l’image divine, doit accueillir le pneuma divin, ce qui fut le cas du premier homme créé, dans lequel Dieu insuffla son souffle.
Dieu pour l’homme ne se contente pas de le créer corps et âme, simple vivant. Il lui insuffle quelque chose de lui-même, lui donne part de son esprit. La vie supérieure en l’homme n’est donc pas seulement ordonnée au divin, elle est communication de Dieu. Du noûs au pneuma, voilà toute la différence, ce qui dans le genre prochain, distingue spécifiquement le christianisme[3].
Ainsi, à sa cime touchée par le pneuma, l’esprit humain pourrait se détacher des passions du corps et de l’âme ; participant déjà d’une certaine manière au pneuma, il est rendu capable d’accueillir l’hagion pneuma, le Saint-Esprit.
Le célèbre passage de la Première Épître aux Corinthiens qui mentionne un corps psychique (qui est aussi physique, car à l’image d’Adam, et donc fait de terre) et un corps pneumatique ou céleste (I Co XV, 35-54) va dans ce sens, puisque le second corps, tout en étant apparenté au premier (l’un et l’autre sont des corps), n’en est pas le produit : il apparaît instantanément, du fait de l’action du Christ, qui joue là le rôle du Dieu insufflateur de la Genèse. Qui plus est, il n’y a pas ici d’opposition entre l’extériorité corporelle et l’intériorité spirituelle : le sujet de cette transformation est toujours le corps, qui désigne donc dans l’entièreté de la réalité naturelle et ontologique de l’être humain. Plutôt que de « transformation », il serait d’ailleurs préférable de parler d’« échange ». En effet, le verbe allassô, que saint Paul emploie par deux fois dans ce passage (en I Co XV, 51 et 52) n’indique pas d’abord une transformation, mais un échange ; il ne faut donc pas lire : « Tous nous serons transformés », mais « Tous nous échangerons » notre corps physico-psychique contre un corps pneumatique. En effet, saint Paul précise juste auparavant que « la chair et le sang ne peuvent hériter du royaume de Dieu » (I Co XV, 50) et recourt ensuite à l’image du vêtement (I Co XV, 53). L’image est ici la même que dans l’ Épître aux Hébreux (I, 10-12) où, opposant l’Éternité du Seigneur à la caducité du ciel et de la terre créés, l’auteur explique que ces derniers seront « roulés » par le Seigneur comme un manteau ou un vêtement, puis « échangés » (c’est une citation du Psaume CH, 27, dans la version de la Septante). Saint Paul témoigne encore de la même perspective dans la Deuxième Épître aux Corinthiens (IV, 16-V,8) : le soma est une simple résidence, qui sera détruite par la mort ; la psuchè est la vie ; le pneuma est ce par quoi l’identité personnelle est conservée si celle-ci participe au pneuma du Christ. Toutefois, dans l’Épître aux Romains (VIII, 1-27), saint Paul paraît adopter un autre point de vue : il y est effectivement indiqué la possibilité d’une rédemption du corps physico-psychique ; toutefois, celle-ci semble tributaire de la nécessité de participer au pneuma divin, qui, seul peut donner au corps de vivre pleinement et de dépasser la mort.
L’échange des corps et la rédemption du corps ne sont pas des notions aisément compatibles entre elles ; et sans doute ne faut-il pas chercher à les concilier, mais plutôt à comprendre qu’il y a réellement pour sait Paul une solution de continuité entre le corps physico-psychique et le corps pneumatique, mais que, d’une certaine manière mystérieuse, le corps pneumatique assume les fonctions et dimensions personnalisantes et personnelles du corps physique et psychique – ce pourquoi le corps pneumatique est dit corps.
 
Corps et âme
 
La tradition latine a plutôt développé une conception dualiste de la personne, corps et âme, mais elle n’a pas toujours oublié la triade de la première Épître aux Thessaloniciens, non pas seulement en proposant des triades internes à l’âme, mais plus encore en se situant dans la partie supérieure de l’âme, la mens, la ratio superior, l’intellectus, le siège par excellence de l’image divine, le lieu de jonction à l’Esprit-Saint.
Saint Augustin (354-430) peut être considéré comme le point de départ de la tradition anthropologique du christianisme latin ; c’est lui qui conféra ses caractéristiques majeures ; c’est à l’ombre de son autorité que les théologiens et les philosophes médiévaux raisonnèrent et s’affrontèrent ; et c’est encore dans les termes de la dualité qu’aujourd’hui bien des catholiques considèrent la personne humaine.
À la différence de nombre de ses prédécesseurs, il ne voyait pas dans la différence sexuelle l’exercice de la sexualité, la famille et peut-être la société une conséquence du péché originel : au paradis, Adam et Ève étaient déjà dotés d’une nature corporelle sexuée semblable à la nôtre, et l’état angélique de l’homme n’appartenait pas au passé d’avant la chute, mais à l’avenir, à l’état ressuscité (conformément à Mt XXII, 30 ; Mc XII ; Lc XX, 36). Ce que le péché avait introduit ce n’était donc ni le corps matériel, mais la défaillance et la perversion de la volonté et la mort ; autant de ruptures d’une harmonie originelle entre les hommes, entre l’homme et la femme, entre le corps et l’âme. Par conséquent, « on ne pouvait jamais accueillir la mort comme si elle libérait l’âme d’un corps auquel elle aurait été associée par accident. C’était un évènement non naturel[4] ».
Il est d’ailleurs remarquable de ce point de vue, qu’Augustin, tout pénétré de platonisme qu’il était, n’employât qu’une seule fois (Contra academicos I, 1, 9) sans le critiquer mais sans le prendre complètement à son compte, le topos platonicien (Phédon 62b ; Cratyle 400c) du corps prison ténébreuse (carcer tenebrosus). Si l’âme est prisonnière, ce n’est pas du corps, mais du péché, qui entraîne une certaine sujétion, non invincible, de l’âme au corps.
De fait, à moins d’instaurer une rupture radicale entre le corps d’avant le péché et le corps d’après le péché – ce à quoi se refuse Augustin –, l’exclusion complète du corps de la définition de l’homme est pour le moins incompatible avec l’affirmation chrétienne de la résurrection de la chair et de l’incarnation du Verbe, ainsi qu’avec le théologie et la pratique sacramentaires et liturgiques qui usent de signes sensibles qui, ainsi que le remarquait par exemple Ambroise de Milan, le maître d’Augustin, seraient sans objet si l’homme était seulement son âme.
 
L’homme substance rationnelle formée d’une âme et d’un corps
 
On trouve chez saint Augustin des formules assez divergentes quant à la nature de l’association de l’âme et du corps :
–        dans un premier temps, dans une ligne néoplatonicienne, il considérait que cette union était d’ordre simplement instrumental, le corps étant le serviteur et l’instrument de l’âme, et l’âme, la rectrice du corps ;
–        dans un second temps, au contraire, cette union lui sembla substantielle, au point que l’âme et le corps conjoints formaient ensemble la nature humaine.
L’homme, écrit-il, est une substance rationnelle formée d’une âme et d’un corps (De Trinitate, XV, VII, 11.)
Et encore :
L’homme n’est pas le corps seul ou l’âme seule, mais ce qui est composé d’âme et de corps (De civitate Dei XIII, XXIV, 2).
On ne peut être plus nettement opposé au texte fondateur de l’idée selon laquelle « l’homme n’est rien d’autre que l’âme », ni le corps, ni le composé du corps et de l’âme : l’Alcibiade de Platon (130).
Cette unité de l’homme, qui n’est ni accidentelle ni substantielle, saint Augustin a suggéré qu’elle devait être comprise par analogie avec l’union hypostatique, union de deux natures, humaine et divine, en une personne, le Verbe incarné, homme total, plénier et parfait ; union directe, immédiate et sans confusion des natures : de même que le divin Verbe s’est uni à l’âme humaine (et par elle à l’homme tout entier), l’âme humaine s’unit au corps ; sur le modèle indépassable de l’Incarnation, l’âme et le corps forment ensemble l’unité de la personne humaine.
Il est vrai que la formule longue du symbole d’Épiphane, probablement antérieure à 374, expliquait que Jésus-Christ « a pris la nature humaine parfaite [teleios anthrôpos], âme [psuchè], corps [sôma] et esprit [noûs] » – tripartition qui se retrouve aussi dans l’Hermèneia eis to sumbolon attribué à Athanase et dans le Symbolum maius Ecclesiae Armenicae (ce dernier remplaçant, dans certaines de ses versions sôma par sarx), symboles contemporains à celui d’Épiphane -, mais cette tripartition fit ensuite place à une bipartition . Ainsi le symbole Quicumque, dit d’Athanase, (bien qu’il ne fût pas de l’évêque d’Alexandrie), qui remonte sans doute à la fin du Ve siècle, précisait que Jésus-Christ est « Dieu parfait, homme [homo] parfait subsistant à partir [ex] d’une âme rationnelle [anima rationalis ou rationabilis] et d’une chair [caro] humaine ». Le deuxième Concile de Constantinople, en 553, affirme que le Dieu Verbe s’est uni « à la chair [sarx, caro] animée par une âme raisonnable et intellectuelle [psuchè logikè kai noera, anima rationabilis et intellectualis] ». La constitution De fide catholica du quatrième concile du Latran (1215) affirme que le Fils unique de Dieu est fait « homme véritable [verus homo] composé [compositus] d’une âme raisonnable [anima rationalis] et d’une chair [caro] humaine ». 
 
L’animation de l’embryon humain et le statut de l’enfant
 à naître dans la pensée médiévale[5]
 
Les récents progrès techniques en matière de reproduction – fécondation in vitro, diagnostic prénatal et préimplantatoire, recherches sur les cellules souches, clonage, etc. – ont bousculé les notions traditionnelles de la parenté et suscité de vifs débats sur le
statut de l’embryon, tout en provoquant des initiatives répétées pour encadrer ces techniques sur le plan juridique. Le caractère inédit des possibilités techniques et de leurs implications sociales, peut faire oublier que les questions qu’elles posent s’inscrivent en même temps dans une longue tradition[6].
Dans l’Occident médiéval, le statut de l’enfant à naître constitue déjà un problème où enjeux scientifiques, religieux, juridiques et éthiques s’entremêlent. À partir de quand l’embryon vit-il ? À partir de quand est-il un être humain ? D’où vient l’âme ? L’avortement est-il toujours un crime ? Quel est le destin des fœtus avortés et des enfants mort-­nés ? Ces questions, et d’autres encore, font l’objet de débats détaillés et systématiques à partir du IIe siècle, dans le cadre d’un renouveau intellectuel et culturel général et sous l’influence particulière de nouvelles traductions d’ouvrages médicaux de la tradition hippocratico-galénique[7].
L’assimilation progressive de la philosophie naturelle d’Aristote, durant les premières décennies du XIIe siècle, apporte un stimulus supplémentaire, tout en modifiant profondément les termes dans lesquels la question de l’animation de l’embryon, et d’autres problèmes relatifs à l’embryon, se posent. L’embryologie – ou pour employer un terme médiéval –, la théorie de la génération, est loin d’être un thème marginal dans la pensée médiévale et c’est un sujet qui traverse toutes les disciplines. Les médecins et les philosophes, mais aussi les théologiens, et dans une moindre mesure les juristes s’y intéressent. Gilles de Rome (1243-1316), l’un des théologiens les plus en vue de sa génération, est en même temps l’auteur d’un traité embryologique, certes unique en son genre, mais très influent et souvent cité, par les médecins et les philosophes.
Remarque :
Plus souvent, l’intérêt des théologiens pour l’embryologie est directement lié à des problèmes d’ordre doctrinal, comme celui de la transmission du péché originel et de l’humanité du Christ, ou, au XIIIe siècle, à des questions philosophiques et métaphysiques, comme la pluralité ou l’unicité des formes substantielles. Même si les différentes disciplines n’envisagent pas l’embryon sous le même angle, elles posent souvent les mêmes questions, suivent des méthodes analogues, et partagent, en grande partie les mêmes autorités.
 
Traducianisme[8], créatianisme[9], préexistence
 
Ce problème est lié en premier lieu à la question de l’origine de l’âme. La première scolastique envisage deux théories :
–        le traducianisme
–        et le créatianisme.
L’idée du traducianisme que l’âme se transmet avec la semence (thèse défendue, chez les Pères latins, par exemple par Tertullien et par Augustin dans certains de ses écrits) facilite l’explication de la doctrine du péché originel. En revanche, dans un schéma traducianiste, il n’est ni aisé d’expliquer pourquoi l’âme est immortelle, ni comment une nouvelle âme se détache de celle des parents.
Un autre aspect du problème de l’origine de l’âme est la question de sa préexistence. Les théologiens de la première scolastique affirment que Dieu crée chaque jour de nouvelles âmes, alors que les philosophes, dans leurs commentaires sur l’image platonicienne de la « descente de l’âme », maintiennent une certaine ambiguïté.
Néanmoins, c’est l’idée que Dieu crée chaque âme individuellement et l’infuse dans l’embryon qui s’impose très majoritairement dès le XIIe siècle.
En ce qui concerne le péché originel, d’autres formes du traducianisme qui n’impliquent pas la transmission de l’âme, sont cependant largement acceptées. Par exemple, l’idée qu’une particule du corps d’Adam se multiplie de génération en génération, ou l’interprétation scolastique d’Augustin, selon laquelle la concupiscence des parents infecte, au moment de l’acte sexuel la semence, et ainsi le
 corps de l’enfant à naître. Le corps transmet ensuite sa souillure à l’âme au moment de son infusion par Dieu.
 
Le moment de l’infusion de l’âme humaine
 
À quel moment de l’embryogenèse l’âme créée par Dieu s’associe-t-elle au corps ?
.
Au milieu du XIIe siècle, le philosophe Guillaume de Conches (1090-1154) (qui se rallie également au créatianisme) pose cette question sans se prononcer, en déclarant qu’il n’a rien lu de définitif sur le sujet. Cependant, des quatre moments possibles – la conception, l’achèvement de la forme, l’apparition du mouvement, et la naissance – le deuxième moment est selon lui le plus souvent admis.
L’identification entre animation et mouvement semble effectivement plutôt rare. Elle se retrouve dans un petit traité médical du corpus constantinien que Guillaume de Conches a pu connaître.
Dans le De natura humana, Constantin l’Africain (1015-1087), né à Carthage, donne en effet une description détaillée de l’embryogenèse, en soutenant qu’au quatrième mois, au moment de la formation des organes vitaux (le cœur et le foie), le fœtus s’anime et bouge. À moins que Guillaume de Conches ne pense aux expériences de femmes ou à la scène de la Visitation.
L’idée de l’animation à la naissance vient, elle, de la tradition stoïcienne. Selon cette théorie, l’embryon, qui n’a aucune existence propre, ne possède qu’un souffle vital, issu de l’âme du générateur, qui le nourrit, lui permet de se développer et se trransforme en une âme au moment de la naissance, lorsqu’il se mélange avec l’air froid lors de la première inspiration du nouveau-né.
Le concept stoïcien du souffle, dont la présence se manifeste par le battement du cœur
et la pulsation des des artères, occupe une place centrale dans la physiologie galénique véhiculée par les traductions gréco-arabes comme le Liber Pantegni du médecin attribué à Constantin l’Africain[10] qui, en 1077 avait rejoint l’école de Salerne[11]. Le fait que ces textes médicaux décrivent l’embryogenèse, en ignorant l’âme, pouvait peut-être suggérer que l’animation n’intervient qu’à la naissance.
On peut encore rattacher cette position à des logiques juridiques plutôt que médicales qui placent l’acquisition de la personnalité juridique à la naissance.
Selon un principe du droit romain, inspiré sur ce point par la philosophie stoïcienne, et bien connu des juristes médiévaux, l’enfant à naître n’est, avant de pousser son premier cri, qu’une partie des entrailles de la mère. Jusque-là, il est considéré comme une simple espérance de vie, non comme un être vivant.
S’il ne naît pas (avortement, fausse couche, enfant mort-­né), l’espérance s’évanouit. Le droit romain protège certes les intérêts du fœtus, surtout en reconnaissant un droit d’héritage aux enfants posthumes. Cependant, les juristes recourent, pour ce faire, à la fiction, en faisant comme si l’enfant était déjà né.
Le droit canon et la théologie partagent la subordination de la personnalité juridique à la naissance, en interdisant, à la suite d’Augustin, le baptême de l’enfant dans le ventre de sa mère, car « il faut naître avant de pouvoir renaître ». Cela n’empêche pas l’ondoiement, en cas d’urgence, une fois la tête, voire une autre partie du corps sortie.
 
Achèvement de la forme qui correspond à la pleine différenciation des membres
 
Dans la Philosophia mundi, œuvre plus désinvolte du début de sa carrière, Guillaume de Conches adopte lui-­même la seconde des quatre hypothèses mentionnées plus haut, en situant l’animation au moment de l’achèvement de la forme. L’âme ne peut s’associer au corps qu’au moment où les conditions nécessaires à la vie sont remplies, c’est-à-­dire lorsque la puissance de formation et de façonnage qui se trouve dans la semence (virtus informativa et concavativa) a fait son travail rendant possible la circulation de la virtus naturalis, force ou souffle responsable de la nutrition, à travers les membres . Dans un autre chapitre du même traité, Guillaume de Conches situe la circulation des forces vitales et l’apparition de la forme humaine (humanam figuram) au soixante-­dixième ou au quatre-­vingt dixième jour de la gestation, pour une gestation totale de sept ou de neuf mois.
Ce calendrier de l’embryogenèse s’inspire de Macrobe (370-après 430) et diffère dans le détail d’autres traditions circulant en Occident à cette époque. 
Par exemple, un passage très influent d’Augustin, place l’achèvement de la forme à quarante-­six jours, alors que la Glose ordinaire sur le Lévitique popularise l’idée que la formation du garçon prend quarante jours et celle de la fille le double.
Selon le Pantegni, la formation d’un garçon prend trente, quarante ou quarante-­cinq jours, selon que la gestation est de sept, neuf ou dix mois (selon une tradition très diffusée remontant à l’Antiquité, l’enfant né à huit mois n’est pas viable) ; pour une fille, il faut, dans chaque cas, cinq jours de plus et il suffit de doubler la durée de la formation de l’embryon pour obtenir le moment de l’apparition du mouvement.
 
Tous ces calendriers, plus ou moins complexes, ainsi que ceux d’Avicenne (980-1037) qui a traduit et a fait sienne la philosophie d’ARISTOTE– connus seulement au XIIIe siècle –, s’accordent pour situer la venue de la forme humaine dans les premiers mois de la grossesse.
En même temps, ces descriptions de l’embryogenèse se concentrent sur la formation du corps et font abstraction de l’animation. Guillaume de Conches a néanmoins raison de considérer que la thèse de la coïncidence entre formation et animation est la plus répandue. Cette position est défendue dans d’autres contextes, notamment par les théologiens qui s’opposent surtout à l’animation immédiate.
Dans la médecine arabe qui exercera une très grande influence à la fin du XIIe siècle, les étapes du développement de l’embryon se présentent de la manière suivante :
 
Ali Ibn al-Abbas (Haly) :
 
   Formation         Mouvement Développement
                               complet
 
Enfant de 7 mois                                  
Mâle        30 j             60 j                        180 j
Femelle   35 j            70 j                         210 j
Enfant de 9 mois                                  
Mâle        40 j             80 j                         240 j
Femelle   45 j            90 j                          270 j
 
Corollaire du traducianisme, la présence de l’âme dès la conception est aussi compatible, comme chez certains Pères grecs, avec l’idée de l’infusion de l’âme par Dieu.
Grégoire de Nysse dont l’Occident latin connaît très tôt le traité anthropologique, la défend au nom de l’unité de la personne humaine.
L’homme ne peut être plus âgé ni plus jeune que l’âme. La première scolastique ne suit pas le Père grec, car affirmer que l’embryon acquiert une âme dès le moment de sa conception impliquerait une augmentation absurde du nombre d’âmes damnées.
Même les embryons avortés lors de fausses couches devraient être considérés comme des êtres humains. D’autre part, même s’ils condamnent toute interruption volontaire de grossesse comme un péché grave, les théologiens et canonistes médiévaux ne qualifient pas d’homicide grave, l’avortement intentionnel ou accidentel d’embryons informes. L’embryon informe ne possède pas encore d’âme et n’est donc pas un être humain. En matière d’avortement, le critère de la forme – qui se fonde, in fine, sur un passage de l’Exode dans la version de la Septante et son interprétation par Augustin – reste fondamental tout au long du Moyen Âge, même chez les civilistes.
 
L’infusion de l’âme dans le corps et son immortalité
(du XVe siècle à nos jours)[12]
 
L’infusion de l’âme par Dieu
 
Rappel du questionnement des médiévaux
 
Leur questionnement ne portait pas uniquement sur le moment de l’infusion de l’âme intellectuelle, mais aussi sur le rapport de cette dernière avec les principes vitaux et sensitifs qui la précèdent au cours du développement embryonnaire. .
 a) Du côté de ceux qui maintenaient l’unicité de l’âme humaine comme forme substantielle,
–        les uns considéraient que l’embryon, avant d’être formé et de recevoir de Dieu son âme, est animé par l’âme de sa mère ;
–        d’autres jugeaient que l’enfant, à compter de sa conception, possède successivement, mais non simultanément, plusieurs âmes transitoires, chacune disparaissant quand une supérieure apparaît, jusqu’à ce qu’advienne finalement, de Dieu, l’âme intellectuelle ;
–        d’autres encore pensaient que l’âme, dans ses parties végétatives et sensitives, provient de la matière informée par la virtus paternelle, et que sa dimension intellectuelle lui est ensuite conférée par Dieu.
b) D’un autre côté, des théologiens et philosophes, postulaient une pluralité des formes substantielles : au cours du développement embryonnaire adviennent successivement à l’embryon
–        d’abord l’âme végétative,
–        puis l’âme sensitive,
–        enfin l’âme intellective ;
la supérieure intégrant l’inférieure, en sorte que finalement l’âme possède une certaine unité en subordonnant ses différentes formes à la plus élevée d’entre elles.
c) L’introduction de la théorie aristotélicienne de l’acquisition progressive de l’âme humaine, jointe au développement des sciences naturelles, conduisit enfin à préciser davantage les phases de développement embryonnaire : non plus seulement le moment de la conception, puis le moment où la formation est achevée et l’âme alors infusée, et enfin le moment de la naissance, mais encore des états intermédiaires de formation, qui mènent à la pleine différenciation des membres, et des états intermédiaires d’animation , qui précèdent l’acquisition de l’âme intellectuelle.
 
Les médiévaux ne réduisaient donc pas la génération au moment de la conception, mais y voyaient avant tout un processus qui se poursuit tout au long du développement embryonnaire, dont toutes les étapes, particulièrement celle de l’infusion de l’âme sont importantes. 
 
L’après Moyen Âge
 
En 1482, le poète et philosophe toscan Marsile Ficin (1433-1499) suivait encore la conception aristotélicienne quand il écrivait :
Quand l’âme est-elle infusée dans le corps ? Dès que dans la matrice de la femme, la semence – qui est sortie de tout le corps de l’âme, entraînant avec elle la puissance formatrice qui provient de l’âme de l’homme – a subi grâce à cette puissance, pendant quarante-cinq jours les transformations suivantes : les six premiers jours, elle devient du lait ; les neuf jours suivants, du sang ; les douze autres, de la chair ; et les huit restants, elle est configurée ; alors l’âme est créée et infusée (Theologia platonica XVIII, VI.)  
De la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle, deux thèses seulement s’affrontaient :
–        l’une faisait se coïncider conception et animation,
–        l’autre les distinguait, plaçant la seconde après la première. Les partisans de l’animation postérieure à la conception s’appuyaient non seulement sur l’autorité d’Aristote et de saint Thomas (ainsi la quinzième des vingt-quatre thèses thomistes de 1914 validée par la Sacrée Congrégation des études affirme que « l’âme humaine subsiste par elle-même », qu’elle est incorruptible et immortelle, et qu’elle est « créée par Dieu pour être infusée à u sujet suffisamment disposé »), mais aussi sur les théories scientifiques de la formation de l’embryon, qui remarquaient que ce dernier n’est pas formé dès sa conception , mais progressivement pendant le cours de sa gestation.
a) Les partisans de l’animation immédiate considéraient que leur position était communément reçue et n’avait donc pas à être discutée, d’autant que la pratique pastorale du baptême des fœtus abortifs, pourvu qu’ils fussent possiblement vivants – pratique qu’entérina le canon 747 du Code de droit canonique de 1917, supposait que le fœtus possède une âme proprement humaine dès le moment de sa conception. La disposition du Code de 1917 est reprise par le Code de droit canonique de 1983 (canon 871). Déjà en 1869, Pie IX, dans sa constitution Apostolicae Sedis, avait considéré que tout avortement volontaire était passible d’excommunication, sans que l’on ait ici à faire entrer en jeu la question de l’animation du fœtus.
À partir du milieu du XXe siècle, les positions se diversifièrent et se nuancèrent. L’embryologie aristotélicienne, qui accordait seulement une participation passive à la femme dans la conception, n’étant plus communément admise, on soutenait que la conception résulte de la rencontre de deux principes actifs, le sperme masculin et l’ovule féminine. Cette rencontre marque le début de la vie.
La question n’étant plus d’abord celle de l’animation du fœtus, tant en lui-même que par rapport aux parents. On s’appuyait alors sur le code génétique, voire sur la simple combinaison des gênes parentaux. Les tenants de cette conception génétique plaçaient dans l’individualisation très tôt, sinon toujours dès le moment de la conception.
b) Une autre approche privilégia le développement ; à l’individuation génétique, on ajoutait l’hominisation : la conception est un processus continu au cours duquel, à un certain moment, le fœtus devient un homme. On se fondait alors sur le développement du cortex cérébral, sur le caractère irréversible de l’organisation du fœtus, par exemple quand il ne peut plus donner des jumeaux, etc.
c) Une dernière approche tenait surtout compte des conséquences sociales. Elle ne s’interrogeait pas à proprement parler sur le moment de l’animation, mais sur les conséquences sociales de la conception et notamment de l’interruption volontaire de grossesse.
Dans les documents magistériels récents, l’Église ne tranche pas la question du moment de l’animation. Elle tient que la vie apparaît dès la conception, c’est-à-dire dès la fécondation de l’ovule ; et que cette vie est une vie humaine parce qu’elle appelle l’âme ; ce pourquoi, dès l’instant de sa conception, le fœtus ne doit pas être tué, car il est peut-être déjà un homme. Ainsi selon le Catéchisme de l’Église catholique de 1992 :
La vie humaine doit être respectée et protégée de manière absolue depuis le moment de la conception. Dès le premier moment de son existence, la créature humaine doit se voir reconnaître les droits de la personne, parmi lesquels le droit inviolable de toute créature innocente à la vie (Catéchisme de l’Église catholique, § 2270.)
[…] la vie humaine est sacrée. Dès son origine, elle comprend l’action créatrice de Dieu et demeure pour toujours dans une relation spéciale avec le Créateur, son unique fin. Il n’est permis à personne de détruire directement un être innocent, car cela est gravement contraire à la dignité de la personne humaine et la sainteté du Créateur ( Catéchisme de l’Église catholique : abrégé,§ 466.)
En 1995, dans son Encyclique Evangelium vitae (§ 60), le pape Jean-Paul II s’opposa formellement à ceux qui « tentent de justifier l’avortement en soutenant que le fruit de la conception, au moins jusqu’à un certain nombre de jours, ne peut pas être considéré comme une vie humaine personnelle. Selon lui, (reprenant ici la Déclaration sur l’avortement provoqué de la Congrégation pour la doctrine de la foi de 1974), la science génétique montrerait que dans l’embryon, « dès le premier instant se trouve fixé le programme de ce que sera ce vivant : une personne, cette personne individuelle avec ses notes caractéristiques déjà bien déterminées ».
Dans cette perspective, c’est davantage la vie que la raison qui caractérise l’humain, à condition que la vie dont il est question possède, au moins à titre personnel ou virtuel la capacité raisonnable qui caractérise l’humanité. Ce jugement est un jugement de prudence. Prudence qui s »impose, car comme le soulignait en 1987 l’instruction Donum vitae de la Congrégation pour la doctrine de la foi « aucune donnée expérimentale ne peut être de soi suffisante pour faire reconnaître une âme spirituelle ».
Ainsi, l’enseignement magistériel contemporain, parce que confronté à la légalisation de l’avortement, a choisi de séparer la question de la conception de celle de l’animation pour qualifier l’hominisation : l’âme rationnelle est bien créée par Dieu, elle n’est pas transmise par les parents mais, parce que le fœtus est dès ses débuts comme en attente d’une telle âme, il peut déjà être considéré comme un homme et comme une personne – son animation, quel que soit le moment, ne faisant alors que confirmer cette qualité. Telle est peut-être la raison du flottement du vocabulaire du Catéchisme de l’Église catholique relatif à l’âme rationnelle : elle est nommée anima, forma corporis, spiritus, principium spirituale – comme pour éviter qu’un recours trop exclusif au vocabulaire aristotélico-thomiste n’incite à qualifier l’hominisation uniquement à partir de l’animation.
 
L’immortalité de l’âme
 
À la fin du XVe siècle et au début du siècle suivant, le débat sur l’âme fut relancé, notamment contre l’averroïsme latin, qui était plutôt un avicennisme – qui avait fait perdre toute consistance propre à l’âme humaine[13]. À cet avicennisme s’opposaient aussi bien certains aristotéliciens radicaux, comme Pietro Pomponazzi[14] dans son Traité de l'immortalité de l'âme, que des platonisants comme Marsile Ficin, qui vient d’être rencontré à propos de l’infusion de l’âme. Farouche partisan de l’immortalité de cette dernière, il consacra à ce thème son ouvrage peut-être le plus important : la Theologia platonica de immortalitate animarum. L’adjectif « platonicienne » ne doit pas tromper : si la théologie de Ficin est effectivement dominée par le platonisme, elle n’en accorde pas moins, dans un souci conciliateur, une large place à l’aristotélisme et, en ce qui concerne la nature de l’âme, à saint Augustin et à saint Thomas.
L’âme tient le milieu entre les réalités supérieures (Dieu et les intelligences supérieures, les anges) et les réalités inférieures (la qualité et le corps) ; étant le milieu elle est aussi comme le lien qui tient ensemble le monde, permettant ainsi aux différents degrés de communiquer dynamiquement entre eux, en lui et par lui.
[…] l’âme rationnelle […] apparaît comme le lien [vinculum] de toute nature, elle gouverne le corps et la qualité, et elle s’unit à l’ange et à Dieu (Theologia platonica I, I.)  
L’âme n’est donc pas un corps, mais elle agit dans le corps grâce à la puissance végétative, par le corps grâce au sens externe, et par elle-même grâce à l’intelligence (VI, II). L’âme (anima) est une forme tout entière présente dans chaque partie du corps (VII, I), avec qui elle forme un composé unique (XV, V). En l’homme, ce qui est forme du corps, c’est la mens (XV, II), qui s’unir au corps, afin de la faire participer à elle, en l’élevant jusqu’à elle pour qu’ensemble ils forment un unique être (XV, III). Cette forme du corps est unique, car l’âme rationnelle inclut les puissances sensitive et végétative, « comme le rectangle comprend le triangle ». Elle est unie au corps sans intermédiaire, parce qu’elle est elle-même intermédiaire entre le corporel et l’intelligible (XV, IV). Elle est directement infusée par Dieu dans la matière corporelle (XV, V). Elle est créée par Dieu chaque jour et ne préexiste pas au corps, mais commence en quelque sorte avec lui (XVIII, III).
Pietro Pomponazzi adopta sur la question de l’âme une position selon laquelle, si saint Thomas avait eu raison, du point de vue de la foi, de défendre l’immortalité de l’âme, il avait eu tort du point de vue de l’aristotélisme et de la raison naturelle.
L’homme n’est pas d’une nature simple mais multiple ; pas certaine, mais incertaine ; et il doit être placé entre les choses mortelles et les choses immortelles (De immortalitate animae I.)
Qu’il soit tel est manifesté par les opérations de l’homme et de son âme. À cet égard en effet, l’âme n’est pas séparable du corps, et n’est donc pas immortelle, car, pour toutes ses opérations, elle requiert le corps :
Si l’âme [anima] humaine dépend dans toutes ses opérations d’un organe, elle est inséparable et matérielle [inseparabilis et materialis]. (VIII).
Par conséquent, l’âme commence et finit avec le corps. Mais, l’homme tenant le milieu entre le matériel et l’immatériel, l’âme peut saisir l’universel, et, de la sorte, elle participe malgré tout, dans une certaine mesure de l’immortalité
Puisque [l’âme humaine] est entre ce qui est purement abstrait et ce qui est immergé dans la matière, elle participe d’une certaine manière à l’immortalité (IX.)
Prudent, Pomponazzi conclut son De immortalitate animae en affirmant que « la question de l’immortalité de l’âme est un problème neutre, comme celle de l’éternité du monde », que la raison naturelle (dont Pomponazzi voit le parangon dans l’aristotélisme) ne peut apparemment pas trancher de manière certaine et que, dès lors, elle laisse le dernier mot à la Révélation , laquelle affirme clairement l’immortalité de l’âme « que l’âme est immortelle est un article de foi » ; c’est pourquoi, ce n’est qu’en nous appuyant sur la Révélation et les Écritures que nous pouvons, et devons, affirmer que l’âme est immortelle (XV.)
La position de Pomponazzi déclencha aussitôt de violentes critiques qui le contraignirent à réaffirmer, avec davantage de force, une position de type fidéiste : le De immortalitate animae n’avait pour seul but que d’exposer la position authentique d’Aristote, selon laquelle il pensait l’âme immortelle, mais, quant à lui, Pomponazzi, il tenait fermement que l’immortalité de l’âme est un article de foi.Sur le fond, on peut résumer ainsi avec le naturaliste italien Martin L. Pine, la pensée de Pomponazzi sur l’âme :
À la différence du thomisme, du platonisme et de l’averroïsme, qui tous distinguaient l’homme de la nature par quelque sorte d’essence jointe de l’extérieur, Pomponazzi considère que la perfection de l’homme provient des processus naturels présents en toute vie[15].
 
Une différenciation originelle et bonne[16]
 
Du milieu du XIIe siècle au XIVe siècle, âge d’or de l’exégèse médiévale, le De Genesi litteram de saint Augustin fut, peut-être plus qu’auparavant la référence première.
Il permettait aux commentateurs de concilier les deux récits de création de l’homme comme deux états de la création liés l’un à l’autre : l’informatio et la formatio ou conformatio, la virtualité et sa réalisation. Il leur permettait aussi de s’opposer à la théorie d’une androgynie primordiale sur un plan grammatical : il est écrit que Dieu les créa homme et femme et qu’Il les bénit ; l’homme ela femme étaient donc deux, et non pas un. La création de la femme n’est pas le résultat de la scission d’un être à la fois homme et femme, mais bien comme le soulignait le franciscain Nicolas de Lyre (1270-1340), un travail d’édification (la Bible latine emploie le verbe aedificare, la Bible grecque oikodomeô, et la Bible hébreu le verbe bänäh, de même sens). Qui plus est, l’androgynie ou l’hermaphrodisme étant alors supposé incliner à l’homosexualité, Dieu ne pouvait pas avoir créé un tel être. De saint Augustin, on reprenait ainsi l’idée que la différenciation sexuelle est une réalité de la nature humaine, déjà effective au paradis, et qu’elle était tout entière ordonnée à la procréation.
La pénétration de la philosophie naturelle aristotélicienne suscita une nette inflexion de la compréhension et de la justification de la différenciation sexuelle humaine. Selon Aristote, comme mentionné par saint Thomas, les animaux les plus parfaits, dont au premier chef l’être humain, se reproduisent par le coït, qui évite la confusion de l’actif et du passif en un même individu.
La postériorité chronologique de la création d’Ève par rapport à Adam a son homologue dans les théories embryologiques médiévales. Presque toutes, considéraient que la formation d’un embryon féminin est plus longue que celle d’un embryon masculin. Ce n’était pas là, dans la perspective aristotélicienne qui dominait, le signe que la perfection du premier serait supérieure à celle du second, mais une sorte d’échec de la nature. Celle-ci en effet, tend à la génération de garçons, mais quand la vertu du sperme qui fournit la forme est trop faible, ou quand le sang menstruel, qui fournit la matière est mauvais, c’est une fille qui est conçue un homme manqué. La femme, ici aussi accuse un retard. Celui-ci n’est pourtant pas sans objet : sans lui, seuls des garçons seraient engendrés ; alors, faute de femme, la procréation cesserait. La perspective se faisait essentiellement utilitaire : c’est la seule procréation qui justifierait la différence des sexes. Et les rôles différents de l’homme et de la femme dans la procréation, actif pour le premier, passif pour la seconde, justifierait la subordination de l’une à l’autre. En revanche, sur le plan de la relation à Dieu et du salut, les situations respectives de l’homme et de la femme sont identiques, l’un comme l’autre étant à l’image de Dieu. Cette reconnaissance de la théomorphie de la femme, dans la différence sexuelle et dans l’unité hylémorphique, impliquerait que, à la résurrection des corps, la différence serait conservée ; même alors, quand aura cessé toute procréation, il y aura encore des hommes et des femmes.
Aujourd’hui, le Catéchisme d l’Église catholique insiste sur le fait qu’en Adam c’est le genre humain (genus humanus, § 360) qui est créé. Par conséquent, c’est « ensemble [simul] » que l’homme et la femme furent créés (§ 371) : la différenciation sexuelle est voulue par Dieu et originelle ; l’homme et la femme sont d’une parfaite égalité en tant que personnes humaines et en tant qu’homme et que femme. Ils sont, « avec une même dignité, à l’image de Dieu » (369). D’ailleurs, poursuit le Catéchisme :
Dieu n’est aucunement à l’image de l’être humain [homo]. Il n’est ni homme [vir] ni femme [mulier]. Dieu est un pur esprit dans lequel la différence des sexes n’a pas place. Mais les perfections de l’homme [vir] et de la femme [mulier] reflètent quelque chose des infinies perfections de Dieu : telles les perfections de la mère, celles du père et celle de l’époux. (§ 370) 
Dieu n’est pas anthropomorphe mais l’être humain est théomorphe : la différenciation sexuelle de ce dernier ne peut pas être transposée en Dieu, mais, analogiquement, elle révèle quelque chose de Dieu, y compris en tant que différenciation. Il n’est pas question de dénier à la femme qu’elle soit à l’image de Dieu, ni même de subordonner cet « être à l’image » à celui de l’homme : de manière tout à fait significative, le Catéchisme ne cite jamais les versets 1 à 17 du onzième chapitre de la Première Épître aux Corinthiens (alors qu’il cite une fois, Gal III, 28, à propos du corps ecclésial qui est le corps du Christ, § 791 – ce qui ne signifie pas pour autant qu’il n’y aurait plus ni femme ni homme dans l’Église, puisque le § 1577 souligne que seul un homme (vir) peut être ordonné évêque, prêtre ou diacre, car Jésus, puis les apôtres n’ont choisi que des hommes pour ces fonctions). 
 
L’étincelle[17]
 
Dans son Commentaire sur Ezéchiel, saint Jérôme (c. 342-420) apparente les quatre faces des quatre vivants vus par Ezéchiel dans sa vision du char divin (Éz I, 10) à quatre puissances de l’homme : la face humaine au rationnel (logikon), qui a son siège dans le cerveau; la face léonine à l’irascible (thumikon), qui procède du fiel; la face véline au concupiscible (epithumêtikon), qui a son siège dans le foie; et la face aquiline à l’étincelle de la conscience (scintilla conscientiae), que les Grecs appellent suntèrèsis(In Hiezechielem I, I, 6/8), et qui a son siège « dans la poitrine », c’est-à-dire dans le cœur. Ce suntèrèsis, parfois orthographié sundèrèsis, semble être une faute de copiste pour suneidèsis (conscience psy­chologique ou conscience morale; suntèrèsis signifiant plutôt conservation, préservation ou observation). Quoi qu’il en soit, la « syndérèse » connut une longue postérité, tant en théologie morale qu’en théologie mystique, au moins jusqu’à Jean Gerson (1363-1429).
Selon saint Jérôme, cette étincelle de la con­science, imagée par l’aigle, est « au-dessus et hors des » trois puissances de l’âme, avec lesquelles elle ne se mêle pas, mais qu’elle peut corriger et rectifier quand elles errent : elle ne fut pas détruite par le péché ni supprimée lors de l’expulsion du paradis, bien qu’elle puisse déchoir; et c’est grâce à elle que « nous sentons quand nous péchons ». Elle est, poursuit saint Jérôme, fréquemment appelée par les Écritures « spiritus »; c’est donc elle qu’évoquerait saint Paul quand il écrit :
L'esprit sollicite pour nous en des gémisse­ments ineffables. (Ro VIII, 26.)
 
Personne ne sait les choses qui sont en l’homme, sinon l’esprit qui est en lui. (I Co II, 11.)
 
Que le Dieu de la paix lui-même vous sanctifie tout entiers, et que tout votre être, esprit, et âme, et corps, soit préservé irréprochable à la venue de notre Seigneur Jésus-Christ. (I Th V, 23.)
 
La ligne prioritairement morale de saint Jérôme, selon quoi la syndérèse est la conscience morale qui nous fait distinguer spontanément le bien du mal, domina. On la trouve par exemple chez saint Thomas d’Aquin, qui, rappelant le commentaire de saint Jérôme, considère que la syndérèse est un habitus naturel de la raison pra­tique ordonnée à l’action, une connaissance innée des principes moraux :
C’est pourquoi on dit que la syndérèse incite au bien et proteste contre le mal, quand, par les premiers principes, nous nous mettons à la recherche [de ce qu’il faut faire] et jugeons ce que nous avons trouvé. (Summa theologica I, qu. 79, art. 12, cf. aussi I-II, qu. 94, art. 1.)
Toutefois, à partir des mêmes notations de saint Jérôme sur Ezéchiel, se développa aussi, parti­culièrement à partir du XIIIe siècle, une interpréta­tion mystique qui, sans exclure le discernement moral, s’appuyait surtout sur la caractérisation de la syndérèse comme supérieure et extérieure aux autres puissances de l’âme – comme l’aigle, elle vole au-dessus et monte vers les sommets –, ainsi que sur les citations pauliniennes à propos de l’esprit qui seul peut sonder les profondeurs de l’homme et de Dieu.
Il semble que ce soit le chanoine de Saint- Victor, de Paris, Thomas Gallus († 1246), qui, le premier, interpréta ainsi la scintilla synderesis, y voyant comme l’étincelle qui naît de la rencontre entre le sommet de l’âme, là où l’être à l’image de Dieu se fait le plus ressemblant, et Dieu Lui- même. Selon une perspective très inspirée par saint Denys l’Aréopagite, Thomas Gallus décrit l’ascension de l’âme vers Dieu comme une ascension des degrés de l’âme et des neuf ordres des hiérarchies angéliques. Aux trois derniers degrés, qui correspondent respectivement aux Trônes, aux Chérubins et aux Séraphins, l’intellectus et l’affectus sont séparés par la Grâce de l’esprit, puis l’intellectus et l’affectus, attirés par Dieu, atteignent leur perfection et laissent place, au-dessus d’eux, au sommet le plus haut (« summus apex », Explanatio, Theologia mystica I, II), à l’apex affectionis, le sommet de l’affection, le séraphin de l’esprit, dont le contact avec Dieu, ou, plus précisément, avec l’Esprit de Dieu (Explanatio, Theologia mystica, prol. I), produit, d’en haut, la scintilla synderesis, seule chose que retient ici l’esprit (Troisième commentaire du Cantique des cantiques, prol., B 89 c; V 155 b; V 168 a). Cette scintilla est alors « pure partici­pation à la bonté divine qui flue de la vérité [Dieu] dans l’image [i.e. l’âme] » et la déifie (prol., B 89 c). Alors la Lumière divine déificatrice peut redescendre progressivement tous les degrés de l’âme, les inondant chacun dans la mesure de leur capacité d’accueil de cette lumière.
Cette approche mystique de la syndérèse se continua jusqu’à Jean Gerson, qui, au début du XVe siècle, croise les acceptions morales et théologiques de la syndérèse, laquelle est une «portiuncula [une petite partie] » de l’âme, plutôt d’ordre affectif, que l’on appelle aussi apex mentis (sommet de l’esprit), scintilla rationis (étincelle de la raison), scintilla intelligentiae (étincelle de l’intelligence), naturalis instinctus ad bonum (inclination naturelle au bien), instinctus indelebilis (inclination indélébile), habitus practicus principiorum (habitus pratique aux prin­cipes) (De theologia mystica XIV ; Jacob autem). Saint François de Sales (1567-1622), au début du XVIIe siècle, s’inscrivit encore dans cette tradi­tion morale et mystique affective, quand, sans plus parler toutefois de syndérèse, il évoquait la « pointe de l’esprit » (apex se traduit aussi par « pointe »), la « pointe et suprême éminence de l’esprit », 1’« extrémité et cime de notre âme », la « pointe de l’âme », la « suprême pointe de l’âme » d’où les vertus théologales « s’épanchent [...] sur les parties et facultés inférieures » (.Traité de l’amour de Dieu I, XI). C’est sans doute aussi cette syndérèse que, au XVIe siècle, saint Jean de la Croix (1542-1591) et sainte Thérèse d’Avila (1515-1582) appelaient « centro de alma » (centre de l’âme) ou encore « fondo de alma » (fond de l’âme).
L’un des principaux représentants de la théo­logie mystique de la syndérèse, d’autant plus intéressant qu’il ne se situe pas dans une perspective prioritairement affective, voire anti­intellectualiste, mais s’inscrit dans la lignée de saint Albert le Grand et de saint Thomas d’Aquin, est Maître Eckhart. Lui aussi comprend la syndérèse, comme une lumière d’en-haut venue dans l’âme la conformer à l’image de Dieu. Commentant la parabole de l’homme (innomé, précise Maître Eckhart, parce que cet homme, c’est Dieu) qui fait un grand repas (que Maître Eckhart identifie au repas eucharistique) et qui envoie son serviteur à la recherche des invités (Le XIV, 16-24), il explique :
[...] ce serviteur est la petite étincelle de l’âme [daz vünkelîn der sêle; on reconnaît ici la scin­tilla animae] qui est créée par Dieu et qui est une lumière imprimée d'en haut ; c’est une image de la nature divine [ein bilde gôtlicher natûre] qui toujours s ’oppose à ce qui n ’est pas divin; ce n’est pas une puissance de l’âme comme l’ont voulu quelques maîtres [ce pourquoi saint Thomas la dit habitus], et elle est toujours inclinée vers le bien; même en enfer elle est encore inclinée vers le bien. Les maîtres disent : cette lumière est de telle nature que sa lutte est constante, elle se nomme syndérèse [sindéresis], ce qui veut dire unir et détourner[18]. Elle a deux opérations. Par l’une d’elles, est en conflit avec ce qui n’est pas pur. L’autre opération est d’attirer sans cesse vers le bien – et elle est imprimée directement dans l’âme – même encore chez ceux qui sont en enfer. (Homo quidam fecit cenam magnam 20 a[19].)
 
On reconnaît ici plutôt l’interprétation de la syndérèse comme conscience morale habituelle et innée. Mais, précisément parce que la petite étincelle attire vers le bien et qu’elle est lumière imprimée d’en haut, elle peut recevoir une inter­prétation mystique. Prêchant encore sur le même texte, Maître Eckhart écrit en effet :
La puissance du Saint-Esprit prend [...] vérita­blement ce qu’il y a de plus pur, de plus subtil et de plus élevé, la petite étincelle de l’âme, et l’emporte tout en haut, dans le brasier, dans l’amour [...]. [...] la petite étincelle dans l’âme est élevée dans la lumière et dans le Saint-Esprit, emportée de cette manière vers sa première origine[in den ersten ursprung] ; elle devient totalement une avec Dieu, tend absolument à l’unité et est une avec Dieu plus véritablement que la nourriture avec mon corps, bien davan­tage même, dans la mesure où elle est plus pure et plus noble. (Homo quidam fecit cenam magnam 20 b.)
 
Plus encore, il parla d’un « on ne sait quoi de tout à fait secret et caché », qui est « dans l’âme » comme son « fond » et « très au-dessus de la première diffusion où se diffusent les puissances de l’intellect et de la volonté », comparable en cela au lieu « d’où le Fils sort du Père dans la première diffusion » (Populi eius) ; un on ne sait quoi que l’on appelle parfois « une puissance dans l’esprit », parfois « une garde de l’esprit », parfois « une lumière de l’esprit », parfois « une petite étincelle », parfois encore « un petit château fort dans l’âme [ein bürgelîn in der sêle] », mais dont le nom propre est : « ce n’est ni ceci ni cela [ez enist weder diz noch daz] », car ce quelque chose est d’une telle unité et d’une telle simplicité qu’il est semblable à Dieu, sans forme (« ist von allen formen blôz ») et sans nom (« ist von allen namen vrî »)(Intravit Jésus in quoddam castellum).
[...] il y a quelque chose dans l'âme qui dépasse l’essence créée de l’âme, quelque chose que rien de créé ne touche, quelque chose qui n est rien. [...] C’est une parenté d’e­spèce divine, c’est Un en soi-même, cela n’a rien de commun avec quoi que ce soit. [...] Car c’est un pays étranger et c’est un désert, trop innommable pour qu’on le nomme, trop incon­nu pour qu’on le connaisse. (Ego elegi vos de mundo.)
 
Ce quelque chose, qui est une lumière, est donc incréé et incréable (« ungeschaffen und ungeschepfelich »), « saisit Dieu sans intermédi­aire, sans rien qui le recouvre et dans sa nudité, tel qu’il est en lui-même », sans distinction – ce pourquoi cette lumière « a plus d’unité avec Dieu qu’elle n’a d’unité avec quelque faculté humaine, avec laquelle est cependant “un” dans l’être. Car [...] cette lumière n’est pas plus noble dans l’être de mon âme que la puissance la plus basse ou la plus grossière de toutes [...]. En sorte que si l’on considère les puissances dans l’être, elles sont toutes “un” et également nobles, mais si l’on considère les puissances dans leurs opéra­tions, l’une est beaucoup plus noble et plus élevée que l’autre » (Ein meister sprichet).
Unité donc de l’être humain, et de son âme, et de ses puissances, sans que rien en lui ne soit plus noble ou plus bas que le reste ; être humain créé, âme créée (Eckhart le souligne, par exem­ple dans le sermon Intravit Jesum in templum) qui est intellective et volitive, et forme anima­trice du corps, faite à l’image de Dieu (Nunc scio veré) – âme créée et une, créée jusqu’au sommet de la lumière naturelle de son intellect, mais dans laquelle réside quelque chose d’incréé et d’incréable, qui n’est pas de l’âme, qui est un don divin d’illumination, mais qui, par son contact avec l’âme, la transforme totalement, parce que ce contact s’opère comme à la racine de l’âme, avec la racine de Dieu (si l’on peut dire), au lieu même de la naissance des Personnes divines, en sorte que la petite étincelle peut être dite, elle aussi, incréée et incréable, et qu’en elle l’être à l’image de Dieu s’accomplit.
Dieu étant en tout temps au-dessus de l’âme, Dieu flue en tout temps dans l’âme et ne peut jamais faire défaut à l’âme. L ’âme peut bien lui faire défaut, mais tout le temps que l’homme se tient au-dessous de Dieu, tout le temps, il reçoit directement l’influx [învluz] divin, pur, venant de Dieu [...]. [...] l’âme ne reçoit pas Dieu comme une chose étrangère, ni comme étant au-dessous de Dieu, car ce qui est au-dessous d’un autre lui est étranger et lointain. [...] Il est dans l’âme une chose [einez] où Dieu est dans sa nudité, et les maîtres disent que c’est innomé et n’a pas de nom particulier. Cela est et n ’a cependant pas d’être propre, ce n ’est ni ceci ni cela, ni ici ni là, car c’est ce que c’est en un autre, et cela en ceci, car ce que c’est, ce l’est en cela, et cela en ceci, car cela flue en ceci, et ceci en cela[...] Je dis que Dieu, éter­nellement et sans cesse, a été présent en ceci et qu’en ceci l’homme est un avec Dieu ; point n’est besoin ici de grâce, car la grâce est créée, et rien de créé n’a affaire ici, car dans le fond [grund] de l’être divin, où les trois personnes sont un seul être, l’âme est une selon ce fond. C’est pourquoi, si tu le veux, toutes choses et Dieu sont à toi. C’est-à-dire, détache-toi de toi- même et de toutes choses, et de tout ce que tu es en toi-même, et saisis-toi selon ce que tu es en Dieu. (Sant Paulus Sprichet.)


[1] Essai de JEROME ROUSSE-LACORDAIRE, [corps-âme-esprit] par un catholique, éditions Le Mercure dauphinois, juin 2007 p. 10 sq..
[2] Festugière, L’idéal religieux des Grecs et l’Evangile, Paris, J. Gabalda, 1932, p.196-220.
[3] Ibid., p. 217.
[4] Peter Brown, Le renoncement à la chair : virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Paris, Gallimard, 1995, p. 485.
[5] Essai dû à MAAIKE VAN DER LUGT.
[6] Les spéculations scolastiques sur les implications de l’insémination artificielle et de la mère   porteuse   pour   les   notions   de   paternité   et   de   maternité,   montrent   que   ce   type   de questionnement peut exister indépendamment de toute possibilité technique. Sur ce sujet, Maaike van der Lugt renvoie à son étude  Le ver, le démon et la vierge. Les théories médiévales de la génération extraordinaire, Paris, 2004, surtout p. 525-­30.  
[7] Sur   la   « renaissance »   du   XIIe   siècle,   retenons,   parmi   l’abondante   bibliographie, R. L. Benson et G.Constable (éd.), Renaissance and Renewal in the Twelfth Century, Cambridge, Mass, 1982.
Pour le développement d’une science de la vie et les débats sur la génération, cf. Joan Cadden, Meanings
of Sex Difference in the Middle Ages. Medicine, Science and Culture, Cambridge, 1993, p. 54­1-04 et Van der Lugt, Le ver, le démon et la vierge (cit. n. 2), p. 43-­59
[8] Théorie selon laquelle l’hérédité joue pour l’ensemble du corps et de l’âme.
[9] Un ou plusieurs êtres divins sont créateurs de la vie. Cette théorie ne s’oppose pas à l’évolutionnisme.
[10] Cette attribution fut mise en cause quarante ans après sa mort au Mont-Cassin. En effet, lorsqu’en 1127, Stéphane d’Antioche entreprit de traduire le Liber regalisAll ibn Abbas († 993), il retrouva des passages entiers du Pantegni que Constantin, après leur traduction, avait purement et simplement plagiés.  
[11]école de médecine de Salerne a été la première école de médecinedu Moyen Âgesituée dans une ville cosmopolite de la zone côtière du mezzogiorno, Salerne. Elle a fourni la plus importante source locale de connaissances médicales européennesde l’époque.
Les traductions en arabede traités médicaux en grecdatant de l’Antiquités'étaient accumulées dans la bibliothèquede l'abbaye du Mont-Cassinoù ils ont été traduits en latinet elle a recueilli la tradition de Galienet Dioscoride, complétée et actualisée par la pratique médicale arabe, transmise par des contacts avec la Sicileet l’Afrique du Nord.
De ce fait, les médecins de Salerne qui pouvaient être des hommes ou des femmes, car la profession était alors accessible aux deux sexes, ont été sans rivaux dans toute la Méditerranéeoccidentale pour le haut niveau de leur pratique.
[12]JEROME ROUSSE-LACORDAIRE, [corps-âme-esprit] par un catholique, éditions Le Mercure dauphinois, juin 2007 p. 49-56 et p.75-79.
[13]D'un point de vue philosophique, Averroès a repris les grandes lignes du philosophe arabe Avicenne, qui s'était lui-même inspiré Aristote.
Mais Averroès a durci Aristote et a ajouté ses propres thèses, notamment :
–L'unité de l'intelligence humaine (Averroès enseigne une dépersonnalisation de l'homme). Non seulement l'intellect agent, mais la partie spirituelle de l'intelligence humaine est nécessairement unique pour tous les hommes. Les variations que nous constatons sont dues à la vie matérielle et sensible. L'intelligence acquise est la raison impersonnelle en tant que participée par l'être personnel. Seule la race humaine, concentrée en cette unique intelligence, est immortelle, elle est aussi éternelle comme l'univers.
Or, les premières traductions latines d'Aristote (utilisées pour l'enseignement des théologiens chrétiens à Paris) s'accompagnaient des commentaires d'Averroès, parfois mêlées au texte. C'est pourquoi l'Eglise a réagi.
[14]Publié pour la première fois en 1516, le traité du philosophe et alchimiste italien Pomponazzi (1462-1525) est vite apparu comme un ouvrage emblématique d’une position mortaliste à la limite de l’hétérodoxie. Pomponazzi s’attache à prouver, à partir d’une lecture serrée des textes d’Aristote, qu’il est impossible d’apporter une démonstration rationnelle de l’immortalité de l’âme.
[15] Martin L. Pine, Pietro Pomponazzi : radical philosopher of the Renaissance, Padoue, Antenore, 1986, p. 234.
[16] JEROME ROUSSE-LACORDAIRE, [corps-âme-esprit] par un catholique, éditions Le Mercure dauphinois, juin 2007 p.106-110.
[17] JEROME ROUSSE-LACORDAIRE, [corps-âme-esprit] par un catholique, éditions Le Mercure dauphinois, juin 2007 p.146-155.
[18] Dans son Commentaire de la Genèse, Maître Eckhart explique que synderesis signifie soit « sine haeresi », c’est-à-dire division par rapport au bien, retranché du bien, soit syn (con : avec) haereo (être attaché, s’attacher), c’est-à-dire « semper cohaerens bono » (adhérent toujours au bien). Voir Maître Eckhart, Predigten, Stuttgart, W. Kohlhammer, 1958-1976, t. I, p. 334, n. 1.
[19] Deux sermons sont cités Homo quidam fecitcenam magnam et les sermons Ein meister sprichet et Saint Paulus sprichet, Paris, Seuil 1974 ; et les sermons Intravit Jesus in quoddam castellum, Ego elegi vos de mundo…dans la traduction d’Alain de Libera (Maître Eckhart, Traités et sermons, Paris, Flammarion, 1993).




Date de création : 02/03/2015 @ 10:03
Dernière modification : 02/03/2015 @ 10:24
Catégorie : Théologie 3
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