LA SAGESSE DU MONDE (3)
MODÈLE MÉDIÉVAL UNE ÉTHIQUE COSMOLOGIQUE [EXTRAITS[1]] Le monde, et avant tout ce qui y a de plus cosmique dans le monde, à savoir le ciel, donne à lhomme antique et médiéval léclatant témoignage que le bien nest pas seulement une possibilité, mais une triomphante réalité. La cosmologie a une dimension éthique. À son tour, la tâche de transporter un tel bien dans ce bas-monde où nous vivons enrichit léthique dune dimension cosmologique. Cest par la médiation du monde que lhomme devient ce quil doit être et, partant, ce quil est. La sagesse ainsi définie est bien une « sagesse du monde. » La médiation exercée par le monde et avec elle la sagesse quelle permet, sont cependant théoriques pour pouvoir devenir pratiques à supposer que cette séparation du théorique et du pratique permette de saisir adéquatement ce dont il sagit ici. Le monde comme objet de contemplation La contemplation est la forme que prend, dans certains cas, laspiration universelle à atteindre le bien situé au-dessus de soi. Elle est donc une réalité plus vaste que lhomme et, en un sens, toutes choses, même inanimées veulent contempler[2]. Néanmoins, ce nest pas que chez lhomme quelle devient un préambule de lagir éthique. Aristote, dès le Protreptique avait résolu la question déjà classique sur les trois genres de vie en faveur de la vie contemplative. Il avait reporté à plus tard la question de savoir si lobjet en est le monde (kosmos) ou autre chose[3]. Nous apprenons à la fin de son principal traité déthique que la contemplation constitue le mode de vie le plus élevé et le plus digne. Lobjet de la contemplation Chez Aristote, cet objet nest dit nulle part. Dans une réponse nuancée, il est dit que lêtre le plus haut, le dieu ne contemple que lui-même. Mais il ne saurait à ce propos servir dexemple. Les recherches sur des êtres humbles comme les animaux compensent par leur facilité le défaut quelles présentent quant à la dignité de leur objet par rapport aux corps célestes, ce qui fait que leur charme ne le cède en rien à celui de lastronomie. Un passage suggère que la philosophie est service et contemplation du dieu, sans nous dire si Aristote songerait par là à ce dieu intérieur quest lintellect humain. Chez les penseurs postérieurs, en particulier dans la tradition stoïcienne une réponse toute prête est donnée : lobjet par excellence de la contemplation est le monde dans son indistinction davec Dieu. Dignité de la contemplation et dignité du monde se renforcent mutuellement : cest parce que la contemplation est lactivité la plus haute quelle porte sur le monde ; réciproquement, cest la dignité suprême du monde qui leste la contemplation de toute sa valeur[4]. Le but de lexistence est dêtre un cosmotheôros (le mot nest pas ancien, mais sans doute forgé par Huyghens). Chez le présocratique Anaxagore ( 428 av. J.C.), antérieurement à Aristote, à qui lon attribue des propos selon lesquels le but de la vie humaine est la contemplation du ciel[5]. Son modèle est constamment cité au Moyen Âge : il se trouve chez le néoplatonicien chrétien du IVe siècle Chalcidius[6] doù il passera chez les penseurs de lécole de Chartres et ailleurs. Ainsi Bernard de Tours lattribue au présocratique Empédocle ( 430 av. J.C.) et lui ajoute une formule frappante : « Ôte le ciel, je ne suis rien[7] ». Lidée ne se rencontre pas seulement chez les chrétiens, mais est présente dans la tradition juive dès le Talmud[8]. Penser que le monde est un objet de contemplation est dautant plus aisé que, depuis Aristote, on prête aux corps célestes des traits divins (les stoïciens identifient le monde céleste avec Jupiter ; pour Pline lAncien, « il est lui-même tout, en dehors, au-dedans, comprenant toutes choses en soi, en même temps uvre de la nature des choses, et la nature même des choses[9] ». Cest le traité pseudo-aristotélicien Du monde, marqué par le stoïcisme, qui, peut-être pour la première fois, assigne à la contemplation son objet propre : la connaissance du monde et la connaissance de ce quil y a de plus excellent en lui, voilà laffaire par excellence de la philosophie[10]. Dans le Lucullus de Cicéron, le personnage éponyme prononce un discours inspiré du fondateur du moyen platonisme Antiochus dAscalon ( 66 av. J.C.) contre le scepticisme de la Nouvelle Académie. Cicéron lui répondant en vient à souligner que les stoïciens eux-mêmes sont en désaccord avec certains points de physique, en particulier sur limportance relative du soleil et de léther. Et il ajoute : «
En effet, la considération et la contemplation de la nature sont comme une sorte de pâture pour les esprits et les intelligences ; nous nous redressons, nous nous sentons devenir plus élevés, nous regardons de haut les choses humaines, et à force de réfléchir su les [choses] supérieures et célestes, nous méprisons celles qui sont à nous, comme étroites et minuscules. Le fait même de traquer des choses qui sont à la fois plus grandes et les mieux cachées comporte déjà un charme, et si, en outre, quelque chose se présente qui ait lapparence de la vérité, lesprit est comblé dun plaisir typiquement humain (humanissima voluptas)[11].» Lattitude de recherche prime sur le résultat obtenu, comme si Cicéron anticipait sur des attitudes spécifiquement modernes. La contemplation nest pas distinguée de la considération, si lon peut appliquer la distinction, transmise par des sources postérieures, entre la possession de la vérité et sa recherche[12]. Les deux nourrissent lâme et pas seulement comme cétait le cas chez Platon, leur objet, la vérité divine[13]. Plus sobre, le péripatéticien Alexandre dAphrodise entérine ce chois en faveur du monde comme objet de la contemplation philosophique[14]. Il distingue deux sortes de connaissances dignes dintérêt (spoudè) : celles qui ne le sont quindirectement, parce quelles renvoient à dautres dignes qui, elles, méritent dêtre choisies pour elles-mêmes ; et celles qui le sont directement du fait quelles comportent en elles-mêmes, ce qui est digne dintérêt. La philosophie ne consiste pas à connaître nimporte quoi, et il y a même des choses quil vaut mieux ignorer. Elle ne désire donc connaître que les choses divines et honorables. Or, ces choses sont celles dont la nature est lartisan, elle qui est un art divin. En conséquence, la philosophie théorique est la science des choses divines et des choses qui naissent et se constituent naturellement. Cest de ces choses que la connaissance est par-elle-même digne dintérêt. Alexandre sexprime dune façon vague, mais il semble quil ait à lesprit, comme science paradigmatique, lastronomie. Il dit en effet que cest cette seule partie de la géométrie qui envisage les substances divines et naturelles. Lastronomie a ce privilège de réaliser le mieux le modèle qui vise à la connaissance intellectuelle (théorétique) en rapport à ce qui est. Un texte de Sénèque sur la prééminence de la vie active ou de la vie contemplative Cest sans doute ce texte produit vers lan 63 dans le traité De otio (« de la disponibilité ») qui donne le plus dampleur à lidée de la contemplation des choses divines (horân ta theia). Sénèque, philosophe de lécole stoïcienne et précepteur de Néron, neutralise cette question de prééminence en ramenant les deux types de vie à des versions différentes de la même attitude fondamentale : soccuper des objets de la contemplation cest se livrer à la plus haute politique. Cette réponse, on la rencontre encore chez Plotin : la contemplation est la plus haute forme daction[15]. Or, pour un Ancien, « action » (praxis) désigne avant tout la vie politique, les affaires de la cité. Lassimilation de la contemplation à laction est donc rendue possible par lassimilation de lunivers à une cité, « le cosmopolitisme », au sens fort, tel quil est soutenu par les stoïciens. L« oisiveté », leffort de se libérer pour la contemplation, est de la sorte elle aussi une façon de servir la cité. Sénèque énumère tout un programme de recherches éthiques et physiques. Contempler nest donc pas accueillir de façon passive le spectacle des choses, mais ouvrir une enquête sur une réalité qui ne se donne pas demblée. Le but dernier est cependant que luvre de dieu ne reste pas sans témoin. Vivre selon la nature était le vieil idéal stoïcien et le reste ici sous une forme nouvelle : la formule désigne désormais le fait de remplir la mission assignée par la nature. Elle est double : « agir et me livrer à la contemplation ; je les fais lune et lautre, puisque aussi bien la contemplation même ne peut se concevoir sans action. » Le désir de connaître les choses cachées prouve que nous sommes naturellement aptes à contempler. Le désir de savoir en matière de géographie, de théâtre, dhistoire, dethnographie, le montre et même le voyeurisme. Le désir naturel de savoir, sur lequel Aristote se fondait déjà, mais quil laissait au niveau théorique, est ici rapproché de sa source quotidienne. Aristote prenait lui aussi à témoin notre goùt des voyages[16]. Ce désir reçoit enfin son nom, resté classique[17]. Sauf que chez Sénèque le mot « curiosité » ne signifie pas encore ce quil signifie maintenant. Il laisse encore deviner un concept très important chez lui, cura, lattention inquiète portée à une chose, le souci quon se fait pour elle. La totalité des choses, considérée comme belle, bien organisée comme kosmos donc, doit avoir un spectateur. Et ce spectateur dont la nature a besoin est lhomme. Les caractéristiques de celui-ci, à commencer par sa situation centrale, sont déduites de la finalité « spectatrice » de lhomme : la station droite, la tête orientable. Sénèque reprend un thème devenu banal. La situation centrale de lhomme nest donc pas un privilège que celui-ci pourrait sarroger. Il remplit ici, dans le théâtre de la nature, non la fonction du héros, mais celle moins glorieuse de la claque. De même, le mouvement diurne est sensé permettre à la nature de présenter successivement aux regards humains la totalité de ses richesses. Cependant nous ne voyons pas tout ; nous ne voyons pas non plus toutes les choses selon leurs dimensions exactes. La vue nagit quen éclaireur, elle ne fait quouvrir la voie qui mène au-delà même du monde. À nouveau, Sénèque énumère des questions de physique qui sont classées de haut en bas, des astres aux hommes de sorte que les dernières questions reproduisent comme en miroir, à petite échelle, le mouvement du passage entier. Toutes concernent la genèse du monde plutôt que sa structure, la cosmogonie plutôt que la cosmographie. Lau-delà
est plutôt un en-deçà !... En transcendant ainsi le sensible, « notre pensée traverse les remparts du ciel et ne se contente pas de connaître ce qui tombe sous les sens : « Je sonde, dit-elle, létendue qui souvre au-delà du firmament ». Limage est ancienne et na rien dexclusivement stoïcien. Bien au contraire, elle a sa forme classique chez lépicurien Lucrèce[18]. Ce qui, en revanche, est original, cest lidée de la connaissance qui se fait jour ici : le savoir nest pas conquis par leffort humain sur une nature qui ne ferait que soffrir passivement comme un objet : il fait partie dune stratégie de la nature elle-même qui désire accéder, à travers lhomme, à quelque chose comme la conscience de soi. Primat du ciel Létude de la nature sera donc avant tout celle du ciel. Une vieille querelle est ainsi réglée. Aristote avait hésité entre deux objets possibles pour la contemplation philosophique, chacun compensant ce qui manque à lautre : les réalités divines sont, en soi, plus précieuses, mais elles nous échappent le plus souvent ; en revanche, les choses de ce monde, si terre à terre quelles soient, sont daccès facile. Si Aristote, passionné de biologie et peu féru dastronomie, laissait facilement deviner quil penchait pour la première, léquilibre est nettement rompu en faveur de lastronomie par la suite. Cest par exemple le cas chez Gersonide ( 1344), lui-même astronome de métier. Mais déjà le néo-platonicien, Proclus ( 485), pour des raisons purement théoriques, donnait le pas à lastronomie, savoir des corps divins, sur lalchimie, étude des transmutations des éléments terrestres. Lastronomie comparée à lalchimie Il est particulièrement intéressant que lastronomie ait ici besoin, pour revendiquer la dignité qui lui revient en propre, dune comparaison avec lalchimie dont le texte de Proclus constitue dailleurs la plus ancienne mention. Celle-ci nest pas seulement connaissance du terrestre. En ce cas, il aurait suffi dopposer lastronomie à la géographie ou à la zoologie. Lalchimie est aussi une prétention à intervenir dans la cours de la nature, pour accoucher celle-ci dune perfection dont elle serait incapable. Lalchimie est la première figure du projet de modification de la nature[19] projet dont on sait quà lépoque moderne, et avant tout chez le scientifique et philosophe anglais Francis Bacon ( 1626), il se présentera sous le masque de la magie. Lalchimie est aussi la science non contemplative par excellence, puisquelle lest doublement : de par son objet et aussi de par sa démarche. Elle soppose donc à lastronomie, que la nature de son objet empêche dintervenir sur lui, et qui est donc purement contemplative. Légitimation de lastronomie Elle légitime son existence en arguant de son utilité morale : dune part en faisant valoir que la contemplation apporte le bonheur ; sans la contemplation de locéan des êtres que rend possible la géométrie, il nest point de bonheur, rappelle ainsi le philosophe et rhéteur grec du IIe siècle Maxime de Tyr[20] ; dautre part, limitation du ciel, venue du Timée, sy retrouve. On applique par là à la seule discipline rigoureusement mathématique de lépoque prégaliléenne lidée que lon a rencontrée plus haut chez les philosophes Simplicius et, sans doute avant lui et comme à sa source Alexandre dAphrodise. Il est intéressant que ce soient des praticiens de la science qui endossent lidée des commentateurs. Lastronome et astrologue grec qui vécut à Alexandrie [alors romaine], Ptolémée[21] ( 168) écrit dans la préface de son uvre lAlmageste : «
Cest elle [lastronomie] parmi toutes [les sciences] qui peut au plus haut point rendre clairvoyant : à partir de la régularité (homoiotès), du bon ordre (eutaxia), de lharmonie (summetria), de labsence denflure (atuphia) que lon contemple au sujet des choses divines, elle rend ceux qui en ont conscience amoureux de cette beauté divine, et elle accoutume et, pour ainsi dire, naturise (phusiô) à un état semblable de lâme[22].» La célèbre épigramme quon attribue au même astronome est citée par les « Frères Sincères » : « On dit que Ptolémée désirait la science des astres (mugûm) et quil fît de la science de la géométrie une échelle pour monter vers la sphère, en suite de quoi il mesura les sphères et leurs distances, les étoiles et leurs dimensions, puis les nota dans lAlmageste et cette ascension se fit par lâme et non pas le corps[23]. » Le poète grec Aratos du IIIe siècle av. J.C., dans son poème sur les phénomènes célestes[24], exprime cela sous forme dun mythe[25]. La digression sur la vierge Dikè, qui habitait parmi les hommes lors de lâge dor et qui sest désormais retirée pour ne revenir quà une époque eschatologique, comme celle que décrit Virgile[26], a pour cadre une idée sur le départ des dieux. La communication avec les dieux était autrefois immédiate. Aujourdhui, alors que les dieux se sont retirés, il reste un chemin vers eux, et ce sont les phénomènes célestes. Le mouvement est inverse de celui de la « révolution socratique » : il nest plus question de descendre du ciel dans les cités, mais de remonter des cités, doù la justice a disparu, au ciel. De la sorte, le passage dAratos est la version poétique de la justification morale de lastronomie. Enfin, létude du ciel nest pas pour lâme quelque chose de purement extérieur. En faisant de lastronomie, cest au fond elle-même quelle étudie. Cest ce quexprime un texte de Sénèque[27]. Pour introduire à des recherches sur la nature par des considérations générales, il compare léthique à la physique. Léthique comparée à la physique Cette dernière est en loccurrence celle des stoïciens, qui englobe aussi la théologie, puisquelle étudie une nature qui ne se distingue pas du dieu. « De lune à lautre, il y a la distance qui sépare Dieu de lhomme ». Lanalogie est simple : la physique est à la philosophie en général ce que la philosophie est au savoir en général. La comparaison tourne à lavantage de la physique, ce qui nétonne pas, puisquil sagit, avant de traiter de celle-ci den rehausser la valeur. Mais le critère qui en assure la supériorité est très intéressant : « La science de lhumain enseigne ce quil faut faire sur la terre ; celle du divin ce qui se fait dans le ciel. » La physique, science de ce qui est, lemporte sur léthique, science de ce qui devrait être. Le passage est ainsi lune des trois rares formulations antiques de la distinction qui sera à la base de la philosophie morale des Temps modernes entre être et devoir-être (is et ought, Sein et Sollen) . Nous autres Modernes placerions spontanément ce qui doit être plus haut que ce qui est, et Kant a justifié ce classement par le primat de la raison pratique[28]. Pour Sénèque, le primat est sans conteste la raison théorique : lêtre vaut mieux que le devoir-être. La pratique morale est purement préparatoire, une via purgativa qui achemine plus haut quelle-même : « La première [la morale] dissipe nos erreurs et met à notre portée le flambeau qui nous permet de voir clair dans les perplexités de la « vie ». Seule la physique réalise ce que la morale ne fait que promettre ; « Lautre [la physique] sélève considérablement au-dessus de lobscurité où nous nous débattons, et ceux quelle a arrachés aux ténèbres sont conduits par elle vers la source de la lumière [
]. La vertu à laquelle nous aspirons est splendide
Lâme a dans sa perfection et sa plénitude, le bonheur que peut atteindre la condition humaine
Il nest quun point ce globe[
]. Au ciel, les espaces sont immenses, et lâme (animus) est admise à en prendre possession [
]. Arrivée là-haut, elle sy alimente et grandit. Il semble que libérée de ses entraves, elle revienne à sa source. » Toutes expressions quil faut prendre au pied de la lettre, selon la physique stoïcienne. Ou plutôt, il faut constamment transposer lune dans lautre la physique et ce quon pourrait appeler ici la spiritualité : la physique explique lêtre même de lâme, laquelle est supposée être une étincelle du feu divin. Létude du ciel lui fait prendre conscience de sa parenté. Cest pourquoi, « dans le charme quont pour elle les choses divines, elle trouve une preuve de sa propre divinité. Elle y prend donc lintérêt quon a, non pour ce qui est étranger, mais tout ce qui est sien [
]. Elle sait bien que tout cela la concerne directement [
]. Cest là que lâme apprend enfin ce quelle a longuement cherché, là quelle commence à connaître Dieu [
]. Sintéresser à ces questions, les étudier, sy absorber, nest-ce pas saffranchir de sa condition mortelle et passer dans une catégorie supérieure des êtres ? ». On notera le jeu sur lidée dintérêt, présente quant à la chose même, et jusque dans le verbe [prendre] choisi par Sénèque. Or, ici, lintérêt est très littéralement, le fait dêtre partie prenante. La révolution socratique est subvertie : si lâme est une partie du monde, connaissance de soi et connaissance du monde cessent de sopposer[29]. Il faut alors passer par la physique pour arriver à soi. Au sens fort de ce terme, la science de la nature est intéressante. Limitation du monde Lappel au bel ordre des phénomènes célestes nest pas uniquement théorique. Il est en même temps une figure de ce qui est demandé à lhomme, le plus noble des êtres qui sont relégués dans la contingence du sublunaire. Lordre du monde supérieur est pour lui le modèle de la conduite correcte de la vie. Cest par limitation de la parfaite régularité des allures célestes que lhomme pourra réussir à mettre de lordre dans sa propre vie sublunaire. Il pourra ainsi transposer dans le registre pratique la « révolution socratique » et « faire descendre le ciel dans les cités ». A. LIMITATION DE LORDRE Lidée dun ordre à imiter est introduite par Platon, mais non sans préparation dans lhellénisme antérieur. Comme on vient de le voir, lobjet de la contemplation nétait pas donné demblée et restait flou. Il en va de même pour la nature exacte de lordre à imiter. Platon lui-même ne donne pas demblée le monde pour objet de leffort dimitation. Dans La République, Socrate explique à Adimante : « On na guère de loisir, quand lesprit est vraiment occupé à contempler les essences, dabaisser le regard sur la conduite des hommes, de leur faire la guerre et de se remplir contre eux de haine et daigreur ; mais regardant et contemplant des objets ordonnés et immuables, qui ne se nuisent pas les uns aux autres, qui au contraire sont tous sous la loi de lordre et de la raison, on les imite et on se rend autant que possible semblable à eux ; où crois-tu quil soit possible quand on vit avec ce que lon admire, de ne pas limiter[30] ? ». Le passage reste ouvert ; nous ne savons pas sil sagit des astres ou des idées, ce qui est rendu plus probable par un passage parallèle, un peu plus haut ; et dans le même dialogue, le « ciel » dans lequel se trouve le paradigme de la cité juste (en ouranôi) nest pas nécessairement une réalité physique[31]. Limportant est cependant que la structure de base soit posée : le regard vers le haut se détournant du bas, lordre (kosmos) comme objet damour, limpossibilité de ne pas imiter ce que lon aime. B. LE TOUT COMME EXEMPLE La structure de base qui vient dêtre dégagée, celle de limitation dun ordre peut se réaliser selon que lordre à imiter est supposé donné : dans le Tout lui-même ; dans une partie privilégiée de celui-ci . Dans le premier cas, imitation et adaptation tendront à coïncider. Cest sur cet aspect que le stoïcisme met laccent, surtout à ses débuts. Le stoïcisme primitif, en effet, ne suppose pas que le monde est stable, mais le voit destiné à réintégrer le feu primitif dont il est sorti. Par suite, le monde noffre pas un modèle permanent. Sa structure présente est vouée à disparaître, et la question de savoir si le retour éternel ramènera exactement la même situation reste obscure : il semble que, parti de laffirmation dune répétition stricte (Socrate de nouveau accusé par Anytos, buvant de nouveau la ciguë, etc.) le stoïcisme ait évolué vers une thèse moins forte. Il en est dailleurs de même pour lidée de la conflagration finale, qui, dans le moyen sroïcisme, le cède à léternité du monde. En conséquence, lobjet de limitation doit être surtout le monde dans sa totalité, plus que la structure de celui-ci à un moment donné. [De ce même côté], Sénèque considère que laspect du monde que nous devons imiter réside dans la mondanité même de celui-ci, dans ce qui en fait une totalité : « Ne resplendissez pas de lextérieur. Ce que vous avez de bien est tourné vers lintérieur ». En effet, le monde, lui aussi, lui qui englobe toutes choses, et le dieu qui dirige lunivers tendent bien vers lextérieur, mais reviennent pourtant de partout vers lintérieur de soi. Que notre esprit fasse de même, lorsque, à la suite de ses sens, il tendra par leur intermédiaire vers les choses extérieures, quil soit maître deux et de soi[32]. » Sénèque suppose une théorie de la connaissance occasionnaliste : la connaissance commence par la sensation, mais celle-ci nest pour elle quun point de départ. Ailleurs, le même Sénèque fonde lhumanité de lhomme sur sa mondanité même : « La nature nous a dotés dune grande âme (magnanimos) et, de même quelle a donné à certains animaux un esprit féroce, à dautres un esprit rusé, à dautres un esprit peureux, de même elle nous a donné un esprit avide de gloire et hautain, qui ne cherche pas où il vivra le plus en sécurité, mais où il vivra de la façon la plus honorable ; il se met en avant, il veut être regardé[33]. » La magnanimité de lhomme est telle au sens propre, lâme humaine est tellement grande quelle est la mesure du monde entier. La comparaison avec les âmes des animaux nest reprise que pour être dépassée : au fond, notre âme nest pas conforme à celle de tel animal, donc de telle ou telle partie du monde ; son modèle doit être le monde lui-même. Au Ve siècle, le néo-platonicien Élias (alexandrin chrétien), se range du côté de la particularité. Il établit le parallèle entre lordre du monde et celui des murs de qui létudie[34]. Le monde se divise en : ce qui ne fait que commander dune part et ce qui ne fait quobéir dautre part : le divin commande à tout, le sublunaire obéit ; ce qui à la fois commande et obéit : anges et puissances célestes obéissent à Dieu et commandent au monde inférieur. De même, en nous, on peut reprendre en ce sens la tripartition platonicienne : la raison ne fait que commander, le désir quobéir ; le cur (thumos) reçoit les ordres de la raison et les intime au désir. Élias en conclut : « Ainsi donc, que létudiant soit dans sa vie, rangé (tetagmenos) et [forme] un mikros kosmos, afin par lintermédiaire de lordre qui est en lui, il connaisse lunique principe du Tout (en effet lordre est dirigé vers lUn, le désordre vers la pluralité), et que par lintermédiaire du mikros kosmos qui est en lui, il reconnaisse le kosmos. Or, il sera un mikros kosmos si, comme dans lunivers (kosmos), les choses meilleures lemportent sur les moins bonnes. » Lune des définitions traditionnelles de la philosophie dite « civile » (politikè), voit en celle-ci limitation de Dieu dans la mesure de ce qui est possible à lhomme. Par suite : « Si le philosophe imite Dieu, il met en ordre (kosmein) de toutes les façons ses murs et il fait de soi-même un petit monde (mikros kosmos). » Le thème est courant : à la même époque, un autre commentateur, David, mentionne lui aussi Démocrite et lidée du microcosme (née vers 430 av. J.C.), mais sans la rapprocher de la philosophie. En revanche, il joue à plusieurs reprises sur le verbe kosmein comme but de la philosophie[35]. Auparavant, un texte de Proclus a lintérêt de rattacher le thème à une exégèse du Timée[36]. Il cite plusieurs rasons : dabord la considération de lhomme nous est appropriée puisque nous nous proposons de vivre en hommes ; ensuite nous sommes un microcosme, et « tout ce qui est dans le monde sous forme divine et totale, se retrouve partiellement dans lhomme » ; enfin et surtout lusage, attribué aux pythagoriciens, « de rattacher à lobjet contemplé le discours sur lobjet contemplant
Platon a ajouté expressément que, si lon veut atteindre à la vie bienheureuse, on doit assimiler ce qui contemple à ce qui est contemplé. Car le Tout, lui, est éternellement heureux, et nous serons, nous aussi, heureux quand nous serons assimilés au Tout, car, de cette façon, nous serons remontés à notre Cause. Puisque, en effet, lhomme dici-bas a la même relation avec lUnivers que lHomme idéal avec le Vivant en Soi [
] quand lhomme dici-bas se sera assimilé à lUnivers, il imitera aussi son modèle sous le mode qui lui est approprié, car il sera devenu ordonné (kosmios) du fait de sa ressemblance avec lOrdre du Monde (kosmos), et heureux puisquil se sera rendu pareil au Dieu Bienheureux ». Les allures célestes comme objet central La régularité du monde supralunaire Sénèque revient à plusieurs reprises sur ce thème. Il commence par une analogie entre le ciel et le dirigeant : « le visage dun règne tranquille et mesuré nest pas autre que celui dun ciel serein et lumineux[37] ». Lanalogie est complétée en recevant sa dimension cosmologique : « La partie supérieure est la mieux ordonnée (ordinatior) de lunivers, celle qui est proche des astres, ne sagglomère pas en nuages, nest pas poussée en tempête, ne tourbillonne pas en cyclone ; elle est exempte de tout bouleversement ; cest plus bas quéclate la foudre. De même un esprit sublime, toujours calme et placé dans une sphère (statio) tranquille, étouffant en lui tous les germes de colère, est modéré, vénérable, harmonieux[38]. » Il ne sagit plus de se régler sur les phénomènes météorologiques, mais sur un étage plus élevé ; Sénèque en tire une règle qui désigne par son nom son modèle : « Lâme du sage est semblable au monde supralunaire où il fait toujours beau[39]. » Ce monde toujours serein (au sens propre) est le kosmos, le monde qui, grâce à son ordre parfait, mérite vraiment son nom. Léthique antique et médiévale contient donc une dimension selon laquelle la pratique morale doit prendre pour modèle la régularité du monde. Cette imitation ne vaut pas que pour lindividu. Lordre cosmique est une norme pour la cité elle aussi. Cest que lunivers selon une antique métaphore, toujours reprise, est lui-même conçu comme une cité. [Philon dit de même[40].] De plus, limitation, pour reprendre une distinction aristotélicienne classique, nest pas seulement pratique mais aussi poétique. Nous navons pas seulement à nous rendre conformes au monde par la rectitude de notre agir éthique. Nous pouvons aussi produire des uvres qui en reproduisent la structure, par exemple des cathédrales[41]. Là aussi, lidée est ancienne. On a cherché à construire des villes dont la structure imite celle du kosmos[42]. Thème de limitation des allures célestes dans chacun des trois mondes médiévaux A. ANTIQUITÉ On peut soupçonner que ce thème était présent au moins à létat débauche (état inchoatif) chez Hésiode (VIIIe siècle av. J.C.): la structure des Travaux et les Jours et la signification éthique de toute luvre laissent penser que lastronomie a une influence sur le bon ordre de la vie humaine. Euripide (trois siècles plus tard) donne les cycles lunaire et solaire comme exemples dégalité (isotès) et dabsence denvie (phtonos)[43]. Mais comme on la vu ce nest que dans le Timée quil est dit sans équivoque que lobjet de limitation est le mouvement réglé des corps célestes. Cicéron (assassiné en 43 av. J.C.) reprend lidée sans renvoyer à sa source[44]. Plutarque ( 120), en revanche, lexprime sans faire guère plus que paraphraser le Timée[45]. Dautres auteurs lorchestrent plus amplement. On peut prendre pour exemple lorateur Dion Chrysostome ( 120) un représentant de la « seconde sophistique[46] », qui recommande à ses concitoyens de Pruse de se réconcilier avec leurs voisins dApamée. Il leur propose en exemple le bon ordre qui règne parmi les corps célestes, en lequel il voit le résultat de vertus morales : « Ne voyez-vous pas lordre, la concorde, la tempérance éternels de lensemble du ciel et des êtres divins et bienheureux qui y sont ? » Sur terre, les éléments maintiennent entre eux une harmonie qui relève de la vertu de justice : « Ne voyez-vous pas [
] avec quelle justesse dans le raisonnement et quelle modération ils perdurent naturellement, se conservant eux-mêmes et la totalité du monde ? » Dion se met alors à développer systématiquement lidée dun ordre cosmique de nature morale et à le proposer comme modèle pour la conduite humaine
La cosmologie sous-jacente à cette exhortation est pour lessentiel stoïcienne. Elle nest certes pas un but en soi : le monde nest évoqué que comme larrière-plan sur lequel se détachera, pour la honte de lhomme, son incapacité à sentendre avec ses voisins. Cette vision du monde a pourtant lintérêt de mettre au service de lexhortation morale une vision du monde non statique mais cyclique. Là où il sagit de présenter le cosmos comme un modèle, il est vu le plus souvent comme un ordre éternel. Ici, en revanche, lordre se déploie dans le temps. Par ailleurs, Dion en bon stoïcien nétablit pas une frontière tranchée entre le supralunaire et le météorologique : léclipse du Soleil et le brouillard sont mis sur le même plan. Il suppose même une certaine continuité entre lair et le monde terrestre, ce qui lui permet de poursuivre par la considération des animaux. En tout cas, le bon ordre de lunivers est exprimé de façon constante par les vertus morales de justice, de tempérance et de douceur. Cependant le contexte densemble du passage indiquant clairement que la nature a valeur dexemple, lidée dimitation de la nature nest pas explicitement nommée. B. CHRÉTIENS Lidée quexprime le texte du Timée a connu une postérité immense dans lAntiquité et le Moyen Âge, que sa source soit ou non explicitement mentionnée. On en retrouve la teneur fondamentale chez les païens qui viennent dêtre cités, mais aussi plus tard chez des chrétiens. Ceux-ci ont eu accès au Timée, doit directement comme les Byzantins, soit par lintermédiaire dune traduction latine. Au premier rang de la tradition indirecte figure le saint et martyr romain contemporain de Clovis Boèce ( 524), qui orchestre puissamment le texte dans la Consolation de la philosophie. Linfluence de ce livre écrit en latin sur les penseurs du Moyen Âge fut énorme. On en fit des versions dans toutes les langues, dont le catalan et le castillan : pour langlais, il trouva des traducteurs aussi distingués que le roi Alfred, le poète Chaucer ( 1400), et, enfin, la reine Élisabeth Ier ( 1603) ; pour le français, il fut traduit par lauteur du Roman de la Rose, Jean de Meung ( 1305); pour le grec, il fut traduit par les Byzantins et adapté simultanément en hébreu[47]. Boèce voit le monde comme le voit le Timée. Et lun des poèmes qui y figurent constitue une sorte de compendium du dialogue de Platon. Rien ne peut exister sans un minimum dordre qui conserve sa nature. Les cieux sont un exemple de cette loi. Ils sont admirables moins par leur vastitude que par la raison qui les gouverne[48]. Cest en eux que la volonté de Dieu est le plus nettement visible et lisible. La Philosophie a aidé Boèce à décrire avec une baguette le chemin des astres et à « former nos murs et la règle de notre vie entière sur les exemples donnés par lordre céleste[49] ». Cest Dieu qui assure la régularité des mouvements célestes. Seules les actions des hommes sont libres. Or, le désordre règne sur la terre. Que Dieu y applique la même loi que celle par laquelle il domine les cieux. Le huitième poème de la seconde partie se conclut par : « Ô [quelle serait] bienheureuse la race des hommes, si lamour qui dirige le ciel, dirigeait vos esprits.[50] » La terre nest quun point dans lunivers. Mais lhomme qui lhabite vaut mieux que les pierres précieuses. De station droite, il peut regarder le ciel. Quil lève donc les yeux vers le ciel au lieu de les abaisser vers la boue[51]. Ainsi, dépassant la terre, il se rendra digne du ciel : « La terre surmontée offre les astres[52]. » Au XIIe siècle, lidée semble avoir connu une floraison particulière : Bernard de Tours dans sa Cosmographia (vers 1150) qui sinspire elle aussi du Platon du Timée, en reformule lenseignement dans le cadre de lidée de la correspondance entre macrocosme et microcosme. Lhomme a été fait dur le modèle du monde : « composé formé des deux, corps et âme sur le modèle de lordre céleste[53]. » Le microcosme a donc besoin du macrocosme : « Le second monde, lhomme, a besoin de la connaissance et du soin du premier et meilleur. » Ce souci se réalisera par une imitation du grand monde par le petit. Cest pourquoi lhomme doit être mené par la muse Uranie à travers le ciel pour quil le connaisse : « Lâme humaine doit être menée par moi [Uranie] à travers tous les espaces de léther, afin daugmenter sa sagesse[54]. » Elle prend connaissance du ciel pour pouvoir sefforcer de lui ressembler : « Seul, lhomme dont la configuration témoigne de la noblesse de son esprit, élèvera vers les astres son noble chef, afin quil puisse avoir, en les lois et les parcours inaltérables du ciel, un modèle pour mener sa vie[55]. » Alain de Lille ( 1202), théologien français connu comme poète et qui assista au IIIe Concile de Latran (1179), et qui, vraisemblablement enseigna à Paris, dans son Anticlaudianus, donne à lidée un tour original. Le but de lHomme parfait créé par la nature avec laide de Phronesis et de Theologia est de « vivere lege poli[56]. » Entendons par là que laction humaine doit se régler sur léquité plus que sur la lettre stricte de la loi, laquelle tue. La lettre est le droit utilisé dans les cours de justice (droit forensique) que lon nomme donc ius fori. On peut faire appel de ce droit à une juridiction supérieure. Il est intéressant que celle-ci soit désignée par le terme, évidemment appelé par lassonance, mais peut-être pas seulement par elle, de droit du pôle (ius poli)[57] ». La formule renvoie à ce qui est en vigueur au ciel, lequel est conçu, non pas uniquement comme le séjour de la divinité, mais de la façon la plus concrète, comme une sphère lancée dans un mouvement de rotation sur soi et ayant pour axe la droite passant par les pôles. La formule vient de saint Augustin qui lavait employée à propos dun homme qui ayant fait don de ses biens à lÉglise avait le droit de se raviser. « Lévêque avait [alors] le pouvoir de ne pas restituer, mais selon le droit du forum, non seulement le droit du ciel (jure fori, non jure poli). Chez Augustin, le contexte ninsiste pas sur laspect cosmique de lidée, et lexpression ne signifie guère plus que « le Ciel » comme euphémisme se substituant au nom divin. Cest encore le cas dans le Décret de Gratien[58], décret de droit canonique publié vers 1140 qui, citant le passage dAugustin, lui confère ainsi la dignité dun principe de droit. Mais, par la suite, limage fut prise plus littéralement, pour renvoyer à lordre des sphères. Gerhoh de Reichersberg ( 1169), le théologien germain, suit de près un texte du théologien liégeois Rupert de Deutz ( vers 1130), lui faisant subir dintéressants infléchissements. Rupert mettait en parallèle les sept dons de LEsprit Saint et les sept jours de la création. À luvre du quatrième jour, la création des astres, correspond lesprit de force ou courage (fortitudo), car les philosophes, païens comme chrétiens, ont toujours admiré la force et la puissance des astres, « qui gardent leur cours avec une régularité si déterminée et si stable », établie sur lordre de Dieu,
(Rupert continue par un exposé de pure doxographie) « que les gens les ont crus vivants et disposant du destin des hommes[59] ». En revanche, Gerhoh, qui jusque-là recopiait mot à mot, en tire une autre conclusion ; « [
] afin que leur force soit à juste titre pour lhomme rationnel un exemple dadmiration et en même temps démulation convaincant celui-ci de désobéissance sil lui arrive de quitter lorbite du commandement qui lui est proposé[60] ». La « force » ou plutôt la constance des astres doit non seulement éveiller notre admiration, mais nous exciter à limiter, voire faire honte à notre désobéissance, qui apparaît alors, comme Gerhoh le suggère, comme aussi grave que la sortie dun astre de son orbite. Au XIVe siècle Dante, le florentin( 1321), tire de limitation du ciel un argument en faveur du gouvernement monarchique : « Tout fils est dans un état bon et excellent lorsquil imite les traces dun père parfait, dans chacune de ses uvres, dans la mesure où sa nature à lui le permet. Le genre humain est fils du ciel, qui est souverainement parfait dans chacune de ses uvres. En effet, lhomme engendre lhomme, avec le soleil, selon Physique, II. Le genre humain est donc dans le meilleur état lorsquil imite les traces du ciel, dans la mesure où le permet la nature qui est la sienne [
] Alors le genre humain est dans le meilleur état sil est réglé dans ses moteurs et ses mouvements par un principe unique comme par un unique moteur et à partir dune loi unique comme dun mouvement unique[61]. » Dante se fonde explicitement sur un texte dAristote. Au deuxième livre de la Physique, celui-ci donnait une intéressante variante de sa formule courante « lhomme engendre lhomme » en la complétant par « et le soleil » (cest-à-dire : avec laide du soleil). Il sagissait de la sorte de replacer la génération animale dans le contexte plus large de la cosmologie[62]. Dante en tire la formule lapidaire selon laquelle nous sommes « fils du ciel ». Au soleil sont venus sajouter les autres corps célestes, dans lesprit de la cosmologie de lépoque, et leurs influences. La filiation du ciel à lhomme nest pas quune métaphore, puisque les influences célestes viennent former lembryon humain lorsque létat du ciel et le mélange des matières dans celui-ci le permettent[63]. La même idée se retrouvera au XVIe siècle, après lastronome polonais Copernic ( 1543). Ainsi chez le logicien calviniste Pierre de la Ramée[64]( 1572) on retrouve littéralement léloge platonicien de lastronomie, mais il lui donne pour objet la musique : « La musique (comme la pensé Platon), sur de lastronomie, et tout à fait semblable à elle, non seulement produit pour lesprit un honorable relâchement et fait agréablement cesser les soucis qui le troublent, mais, sur limitation des révolutions (conversiones) célestes, calme les révolutions flottantes et errantes de lesprit humain, lesquelles leur sont apparentes[65]. » Lidée dimitation du ciel contient comme une dialectique interne. Une telle imitation ne peut en effet saccomplir pleinement sans tendre à neutraliser la distinction sur laquelle elle se fonde, et à égaler la terre au ciel. Ce sera dautant plus le cas lorsque cette neutralisation morale coïncidera avec laffirmation de lhomogénéité physique entre matières céleste et terrestre[66]. En domaine chrétien, la proximité du ciel et de la terre est présentée différemment selon les auteurs : selon le philosophe irlandais Jean Scot Érigène ( 877), à la Résurrection, « ciel et terre seront unis, et il ny aura plus que le ciel[67] ». selon Alain de Lille ( 1202), son point de départ est une conception de la nature qui relativise déjà la division tranchée entre ciel et terre. Le jardin de la Nature, décrit selon les règles du topos du locus amoenus, bien que situé sur terre va jusquau ciel. Il comporte lui aussi des astres : « Constellée détoiles bien à elle [
] la terre se risque à peindre un ciel nouveau. » Une fois que lhomme parfait a remporté la victoire sur les vices, la terre na plus rien à envier au ciel : « Les vertus gouvernent le monde ? Désormais, les astres et le séjour de laxe [du monde] nont pas plus de charme que le globe terrestre ; désormais le globe rivalise avec le ciel, désormais la terre se drape dans léclat de léther, désormais lOlympe revêt la terre.[68] » Maître Eckhart, dominicain rhénan ( 1328), a déployé, lui aussi, un complexe dialectique de renversement des contraires. Il sest livré à des jeux étymologiques sur homo, humus identifié à terra et humilis et rappelle à plusieurs reprises le paradoxe du géocentrisme : pour la terre, vouloir séloigner du ciel serait sen rapprocher. Un texte formule sa conclusion dune manière analogue à celle dAlain de Lille : « Lhumilité et la patience de la terre font un ciel [
]. Chez les humbles, la terre est un ciel, le plus bas est le plus haut. Ce qui est profond et ce qui est haut (altum) sont une même chose. Lhumilité et la terre sont du profond, le ciel est du haut[69]. » C. MUSULMANS Dès lorigine de la réflexion philosophique en terre dislam, les penseurs musulmans ont repris avec beaucoup dinsistance le thème platonicien. Il est difficile de savoir par quels canaux linfluence du Timée a pu parvenir au monde musulman. Cest ainsi que, par le médecin de Pergame Galien ( 200), nous possédons un résumé de ce dialogue, perdu en grec, mais conservé en traduction arabe. Cependant les passages concernant lidée dimitation du ciel ny figurent pas. En revanche, un des plus célèbres livres de magie du Moyen Âge , connu en latin sous le nom de Picatrix[70], rapporte un avis dAristote à Alexandre. Le Sage est censé avoir recommandé à lempereur de ne faire aucun mouvement qui nimite un mouvement du ciel et ne lui corresponde[71]. Le philosophe persan Al Farabi ( 950) donne une version demblée collective, politique, de lidée. Il met en place un système de triple correspondance entre la structure de lorganisme, la hiérarchie des sphères cosmiques et lordre de la cité vertueuse, qui doit imiter ces deux ordres. Les paroles de la cité sont rangées dans un ordre de dépendance mutuelle. De la sorte, cette réalité artificielle produit de lart politique. [
] « Il est clair [
] que le rassemblement politique et lensemble qui en provient dans les cités ressemblent au rassemblement des corps dans lensemble du monde. Il est aussi clair [
] quil y a dans lensemble de ce que contiennent la cité et la nation des équivalents de ce que contient lensemble du monde ». Farabi développe lidée en accentuant plus ou moins tel ou tel aspect selon le conteste plus ou moins varié de ses différentes uvres de philosophie politique. Laspect le plus constamment souligné est celui de la construction hiérarchique de la réalité. Le philosophe persan Avicenne ( 1037), le troisième Maître (après Aristote et Al-Farabi), est peut-être, selon Rémi Brague, lauteur chez lequel lidée est le mieux replacée dans une vision densemble du destin de lâme, tout en recevant un traitement dans lequel la cosmologie, loin de fonctionner comme une métaphore dun ordre humain, est prise au sens physique du terme. Il exprime lidée dans un bref traité qui est probablement sa dernière uvre : « Les corps célestes ne proviennent pas du mélange des quatre éléments dici-bas, et [
] sont totalement dépourvus des contraires dici-bas [chaud/froid, sec/humide]. Ainsi, totalement libres des contraires, ils reçoivent lémanation divine. Mais lhomme, même si léquilibre de son mélange est extrême, nest pas à labri des affections venant des contraires. Aucun corps, tant que lâme rationnelle est attachée au corps, nest pur pour recevoir lémanation divine, et les intelligibles ne lui sont pas parfaitement révélés dans leur intégralité. En revanche, quand on ne ménage pas ses efforts pour se purifier par la science, que lon acquiert lhabitus de la conjonction à lémanation divine, [
] que son mélange est équilibré et que lon est privé des contraires qui empêchent de recevoir lémanation divine, alors arrive une sorte de ressemblance aux corps sphériques , et lon ressemble par cette purification aux Sept Puissannts[72]. » La ressemblance aux corps célestes et, en particulier aux sept astres mobiles, résultat dun effort direct dimitation, est la conséquence non visée pour elle-même dun effort de purification de soi. Lhomme est handicapé par la présence de son âme rationnelle dans un corps sublunaire ? Un tel corps est composé dz quatre éléments. Ceux-ci provenant de deux des qualités primordiales qui sopposent par couple [chaud/froid, sec/humide], ils nont pas la stabilité absolue des corps célestes, faits dun cinquième élément, dune parfaite pureté et libre de tout contraire. Cest cette stabilité que le sage imite depuis la terre. La pratique philosophique aboutit, si lon peut dire, à quintessencier lhomme. Dans dautres uvres, peut-être plus représentatives de la pensée la plus aboutie, Avicenne présente un concept original de limitation du monde qui arrache celle-ci à la banalité dun mimétisme simplement physique : « La perfection propre à lâme rationnelle est de devenir un monde intellectuel dans lequel simprime la forme du Tout [
] Elle continue ainsi jusquà réaliser pleinement en soi-même la disposition de lÊtre entier, et se change en un monde intelligé, parallèle au monde existant entier, contemplant ce qui est la vérité absolue, le bien absolu, la beauté véritable, unie à lui, peinte à son image et à sa disposition, affiliée à sa compagnie et devenue partie de sa substance[73]. » Lidée selon laquelle lâme se transforme en le monde intelligible vient du fondateur du néoplatonisme Plotin qui installa son école à Rome en 246. On la rencontre, postérieurement au VIe siècle, dans la Théologie dAristote[74], et plus tard chez le savant iranien dexpression arabe Miskawayh ( 1030). Elle se rencontre ailleurs chez Avicenne, et assez tôt dans son itinéraire. Mais le passage qui vient dêtre cité a lintérêt de montrer clairement que cette transformation est parallèle à la vision avicennienne de tout lunivers, y compris de lunivers physique. Enfin, il est un autre domaine de la pensée dAvicenne dans laquelle les corps célestes jouent un rôle plus direct dans le destin de lâme humaine, puisquil semble quils laident à pallier, après sa séparation davec le corps, la disparition du souffle vital. Ils lui fournissent en effet le minimum de matérialité qui leur permet de continuer à exercer une activité dimagination et donc déprouver les plaisirs et les peines dun au-delà imaginal. Ibn Tufayl [75] ( 1185),philosophe andalou, astronome, médecin, mathématicien et mystique soufi a une façon daborder le thème, qui, selon Rémi Brague, mérite un traitement spécial. Le schéma densemble du récit épique de son héros « Havy ibn Yaqzän », nous indique quil est seul sur une île déserte à labri de toute corruption, mais aussi privé de tout enseignement. Il parvient, sans aide extérieure, et par la seule force de ses capacités naturelles de raisonner, jusquaux plus hautes connaissances métaphysiques. Havy en vient à posséder une connaissance parfaite de la structure du monde. Il en déduit sa création par Dieu. Il se découvre appelé à limiter, voire à sassimiler à Lui. Lavant-dernière étape du parcours implique une imitation des astres. Pour savoir comment sassimiler à Dieu, la méthode employée jusqualors ne suffit plus. Havy cherche dans le monde un exemple de ce quil convient de faire. Les astres et les sphères lui semblent posséder des qualités remarquables, aussi bien quant à leurs corps que quant à leurs intelligences. Leurs cors sont transparents (pour les sphères) et brillants (pour les astres). Un raisonnement a fortiori permet de conclure que les astres possèdent également une essence intelligente qui connaît Dieu : si lui, en tant quêtre plongé dans les besoins du monde inférieur, possède cette essence, à plus forte raison les astres qui échappent à ces servitudes[76]. Cette essence le rend ainsi semblable aux corps célestes[77]. En effet, lesprit animal le plus parfait est tel que lon peut presque dire que sa forme na pas de contraire et quil ressemble par là aux corps célestes, dont la forme na, et cette fois en rigueur de terme, aucun contraires[78]. Cet esprit a des propriétés qui lui assurent une ressemblance avec les corps célestes : placé par impossible à mi-distance entre le centre du monde (et de la terre) et le terme extrême de ce vers quoi le feu peut monter, il y resterait au repos dans un équilibre parfait. « Sil se mouvait selon le lieu, il mouvrait autour du centre comme se meuvent les corps célestes ; sil se mouvait sur place, il se mouvrait sur soi-même ; il serait de forme sphérique puisque autre chose [est] impossible. Par suite, il serait fortement ressemblant aux corps célestes[79]. La comparaison avec les animaux permet à Havy de passer de lhypothèse à la constatation dune réalité. Elle le convainc de ce quil est bien lui, lanimal dont lesprit est équilibré, et qui ressemble à tous les corps célestes. Des deux parties dont il est composé, la plus grossière, le corps, est de toutes choses la plus semblable aux corps célestes qui transcendent le monde de la génération et de la corruption. Quant à la partie la plus noble, elle est celle qui connaît Dieu : « Quand fut devenue claire pour lui la façon dont il avait pour privilège, parmi le reste des espèces animales, la ressemblance avec les corps célestes, il vit [ou ; fut dopinion] quil lui fallait quil les prenne pour modèle, quil imite leurs actions et quil assimile son effort à eux[80]. » Havy prend conscience de ce que ses actions [dimitation] se répartissent en trois groupes, selon quelles imitent celles des animaux, des corps célestes, et de Dieu[81]. De ces sortes dactions : la première nest nécessaire que de façon hypothétique. Il faut en effet que le corps survive pour que lesprit animal continue à y résider. Celui-ci est indispensable parce que cest par lui que se fait la seconde action, celle des corps célestes ; cette seconde action ne fournit quune intuition (musähada) impure, car en elle on garde conscience de sa propre essence ; la troisième action est la seule parfaitement pure. Ibn Tufayl décrit donc la façon dont son héros met en uvre les trois assimilations : a) la première concerne lentretien du corps. Un passage assez bref lui est consacré. Havy se fixe comme règle de ne consommer que ce qui ne fait courir aucun risque à la survie de la plante individuelle ou, sil est contraint de se nourrir de chair, à lespèce. Il en mange le moins possible et uniquement lorsque la faim ly pousse. b) La deuxième, aux corps célestes est lobjet dun passage un peu plus long. Les corps célestes peuvent en effet être considérés de trois points de vue ; leurs attributs tiennent : soit à leur rapport à ce qui est au-dessous deux, cest-à-dire lensemble des influences bénéfiques qui en émanent ; soit à leur propre essence, cest-à-dire leurs propriétés essentielles qui tiennent dune part de la matière dont ils sont faits qui leur communique une pureté parfaite, dautre part au mouvement dont ils sont animés qui est circulaire, soit de rotation, soit de révolution ; soit enfin à leur rapport à Dieu, qui, lui aussi est double. Certains des attributs qui lexpriment relèvent en effet de la spéculation : avoir lintuition de Dieu, tandis que dautres relèvent de la pratique et de ses mobiles le désirer, lui obéir, régler son mouvement sur Sa volonté[82]. Ici, il est question de plus que chez Platon : dune part limitation des corps céleste porte non seulement sur leurs mouvements harmonieusement réglés, mais aussi sur linfluence bénéfique quils exercent sur le monde inférieur. Cette idée se rencontre ailleurs, par exemple dans un passage des « Frères Sincères » qui recommande à lhomme dimiter la générosité du Soleil. Dautre part et surtout, elle a pour objet, non seulement les actions des astres, mais quelque chose comme lintention qui lanime et lexplique : les astres font preuve envers Dieu dune parfaite obéissance et exécutent scrupuleusement sa volonté. Là aussi lidée nest pas neuve. Havy sefforce donc dimiter ces trois sortes de buts. c) La troisième assimilation est la plus haute. Celle-ci suppose la considération préalable des attributs de Dieu. Elle repose sur un retour en arrière. Ibn Tufayl le souligne très clairement en notant que Havy avait pris conscience de tout cela alors quil était encore engagé dans des spéculations de pure théorie et navait pas encore abordé la pratique (ūrū fï l-amal). Il nest plus alors question des « murs » de Dieu, de ses actions, ni de sa volonté.[
] Il y avait là comme une providence, à savoir lattribut dune miséricorde, si essentiel au dieu de lislam. Au plus haut de lunion mystique, tout cela est raboté. Que devient alors la pratique ? Il était question, là où Ibn Tufayl reprenait cette distinction pratique dun « passage à la pratique » pour lequel il employait le mot ūrū. Sa racine est la même que ar, aria, etc. Faut-il y voir, relève Rémi Brague, une allusion au rôle de la Loi religieuse comme détermination de ce quil y a à faire ? Toujours est-il que cest à ce moment là de lintrigue quintervient le personnage de Asäl et, avec lui, la référence à la religion positive. Par la suite il ne sera plus question des corps célestes pour régler laction. Les pratiques exposées par Asäl seront celles de la religion musulmane. Nous recevons de la sorte, souligne Rémi Brague, une indication sur la structure du Havy ibn Yaqzän , ainsi que sur un problème qui sy trouve posé. Reposons-le : le stade le plus élevé de lunion mystique, à savoir lidentification directe à Dieu entraîne la disparition de ce quapportait le stade précédent, celui de limitation des corps célestes : la première imitation permettait de fonder des préceptes négatifs sabstenir de nuire ; avec la deuxième on peut fonder des principes positifs faire du bien, intervenir dans la nature ; avec la troisième, en revanche, on ne peut fonder aucune pratique. Pour reprendre une distinction classique, la religion ultime de Havy ne consiste plus quen des « opinions », les « actions » ayant disparu. Cela pose un problème : Dieu est-il généreux, provident, etc. ? Si lassimilation à Dieu exclut les attitudes équivalentes à ces qualités, faut-il penser que limitation et lassimilation, voire labsorption en Dieu, sexcluent lune lautre ? Les corps célestes nous apprendraient-ils sur Dieu quelque chose que lassimilation directe à lui ne peut nous apprendre ? Ce supplément est-il apporté par les religions révélées ? Il est de nature « politique », au sens large, en ce quil concerne les rapports à autrui. Limitation des astres est plus politique que la mystique pure. Elle permet le souci dautrui, puisque le niveau spirituel où elle se situe maintient la conscience de soi : il faut celle-ci pour que je puisse savoir quil y a autre chose en dehors de moi. De la sorte, la structure de luvre gagne en cohérence. Que le mouvement général soit celui de lascension, il est banal de le constater. Quaprès, le plus haut sommet ne puisse devenir quune descente, rien non plus que dévident. Mais on peut noter, en outre, que la descente, ou sa première marche, à savoir lislam sous sa forme la plus pure, lislam spirituel dAsäl, correspond très exactement à lavant-dernière marche du cheminement ascendant, à savoir limitation des astres. Les deux fondent une pratique, laquelle, dailleurs, se monnaie en des actes analogues. La religion astrale de Havy a le même résultat que lislam de Asäl. De leur côté, les corps célestes réapparaîtront plus loin. Mais sous une autre figure : ils ne le feront pas comme modèles dune pratique. Ils feront désormais partie des objets de la contemplation de Dieu : le divin auquel il sagit de sassimiler nest pas un Un indifférencié. Il est aussi un monde, en loccurrence larchitecture farabo-avicenienne des sphères sétageant en un ordre décroissant jusquau sublunaire. La providence, qui semblait perdue avec l« abandon des uvres » quentraînait le plus haut stade de lunion, est regagnée une fois que lon comprend que lédifice cosmique et laction réciproque des parties de lunivers est lui-même partie intégrante de lobjet à contempler et auquel sassimiler. De la sorte, la mystique cosmologique débouche aussi sur une cosmologie mystique. D. JUIFS Dans le judaïsme enfin, le thème se rencontre. Mais, à la connaissance de Rémi Brague, il ne surgit pas à haute époque. Bar Qappara, certes, au IVe siècle, un des rabbins du Talmud, recommande létude des astres, dans laquelle il voit la sagesse par laquelle Israël peut se rendre respectable aux yeux des nations païennes, selon Deutéronome, 4 ,6. Mais cette sagesse nest pas encore une imitation des astres. Dautant moins, sans doute que le verset qui appuie lidentification de la sagesse à lastronomie porte en son sens qui vient naturellement à lesprit (obvie) sur la Loi divine elle-même. Rachi, le rabbin champenois ( 1105), suppose, dans son commentaire sur un verset du Deutéronome, 30, 19 (« Je prends à témoin comme vous le ciel et la terre »), que les mouvements célestes pourraient servir dexemple dobéissance : « Dieu dit à Israël : Considérez les cieux que jai créés pour vous servir, ont-ils modifié leur caractère ? Est-il arrivé que la roue du Soleil ne se soit pas levée à lOrient pour éclairer le monde entier ? LE SOLEIL SE LÈVE ET LE SOLEIL SE COUCHE (Qohelet, I , 4 sq.). Considérez la terre que jai créée pour vous servir, a-t-elle modifié son caractère ? Est-il arrivé que vous layez ensemencée sans quelle ait germé ou que vous ayez semé du blé et quelle ait produit de lorge ? Eux qui existent sans espoir de récompense, sans crainte de perte leur mérite nest pas récompensé, leur faute nest pas punie , ils nont pas changé leur nature. Vous dont les mérites sont récompensés, les fautes punies, ne devriez-vous pas encore beaucoup plus [vous conformer aux lois de votre Créateur][83] ? » Probablement, Hananael b. Shmuel ( 1270), juif égyptien, explique un verset où Dieu dit : « Javais dit : Vous êtes des dieux (elohim) [
] Et pourtant vous mourrez comme des hommes » (Psaume 82,6) : « Je voulais que vos âmes fussent comme les âmes des astres, qui sont des âmes parfaites et nobles, à qui il est épargné de subir les influences, mais qui exercent une influence sur les autres choses ; et vous navez pas voulu pour vos âmes quelles soient ainsi ; en conséquence, elles sont restées gangrénées, mortes, sans action, mouvement ni influence, mais influencées par les autres choses, subissant leur action, empêchées de parvenir aux rangs splendides, assimilées aux plus vils des individus de lespèce humaine[84]
» Le catalan juif Nachmanide ( 1270), explique la signification de larbre du bien et du mal. Avant den avoir mangé le fruit, « lhomme faisait par nature ce quil devait faire selon la génération, comme le font les cieux et toute leur armée, ouvriers véridiques parce que leur ouvrage et vérité et quils ne changent pas leur rôle, sans avoir dans leurs actions ni amour ni haine. En revanche, le fruit de cet arbre est ce qui fait naître chez ceux qui le mangent la volonté et le désir de choisir une chose ou son contraire, pour le bien ou pour le mal[85] ». La chute est comme une dégradation, un passage du niveau dune obéissance naturelle à celui dun choix délibéré, mais qui comporte la possibilité dune préférence pour le mal. Le niveau le plus élevé est illustré par la façon dont les cieux en leur ordonnance remplissent la mission qui leur est assignée[86]. E. LES ANCIENS ET LES MÉDIÉVAUX Lhomme, lanimal, et les lois de la nature Si la nature obéit à son Créateur, réciproquement lhomme apparaît comme une exception par rapport au reste de la nature. Il se distingue des autres animaux en sécartant des lois de celle-ci[87]. Si les Modernes voient fréquemment dans cette transgression une raison de senorgueillir, voire loccasion de sottes tirades prométhéennes, pour les Anciens et les Médiévaux, ce nest pas par là que lhomme lemporte sur lanimal, mais plutôt par son obéissance à des lois supérieures. Lanimal comme artisan habile et vertueux Dans la mesure où il est lanimal désobéissant, lhomme est pour eux moins bien pourvu que lanimal, que lon peut donc lui proposer comme modèle. François dAssise ( 1226) généralise à lensemble de la création : « Toutes les créatures qui sont sous le ciel servent et connaissent leur Créateur et lui obéissent à leur manière, mieux que toi[88]. » Cest pourquoi la désobéissance de lhomme doit entraîner une accusation de celui-ci par lensemble de la création. La colère de Dieu est en même temps celle de tout le créé[89]. On peut faire de lanimal non seulement un artisan habile, et le proposer comme un exemple dingéniosité dont lhomme se serait inspiré, mais encore un exemple moral. Ainsi son ardeur au travail doit faire honte au paresseux. Dans la Bible, les Proverbes, invitent celui-ci à considérer la fourmi et à en tirer une leçon de sagesse. Marc Aurèle ( 180) sencourage en invoquant lexemple des petits animaux industrieux[90]. La sagesse du monde peut donc être aussi celle de lanimal. Yohanan ( 280) rabbin du Talmud, généralise même en une déclaration peut-être partiellement ironique et qui implique quelque chose comme lidée de loi naturelle : si la Loi navait pas été révélée, les animaux auraient pu donner aux hommes des leçons de vertu morale : le chat nous aurait appris la modestie, la fourmi lhonnêteté, la colombe la chasteté, le coq le savoir-vivre[91]. Chez les païens, lanimal encourage au mépris de la mort : la peur de la mort nexiste pas pour lui. Son exemple est déjà proposé par les Anciens, puis par Razi. La sensualité de lhomme À linverse des animaux, il fait preuve dune sensualité exceptionnelle ; lui seul peut être bestial, paradoxe qui est déjà chez Aristote[92]. Un exemple récurrent est la sexualité : lhomme nest pas limité à une saison des amours, et le mâle continue à rechercher la femelle même quand elle est grosse. Un poète anglais du XVe siècle exprime cette idée à lissue dune brève description de lensemble de la nature, de la mer et des étoiles, jusquaux fleurs : « Ce qui mémut le plus et changea mon humeur / Cest que la Raison gardait et gouvernait toutes bêtes / Sauf lhomme et sa compagne[93] ». Lidée devait persister jusquau XVIIIe siècle au moins[94]. Le rapport de laction humaine à la structure du cosmos (cosmonomie) Ce rapport sexprime en plusieurs images et, avant tout, celle, dominante dans la tradition dinfluence platonicienne, de limitation des régularités célestes. Il ny a là quune image, puisque cette « imitation » ne consiste pas à suivre des directives qui émaneraient des astres ; La constance même de leurs révolutions leur interdit des règles adaptables à linfinie diversité des cas que doit affronter la morale concrète. Lhomme antique et médiéval devait, tout autant que nous, une sagesse pratique, celle quAristote appelle phronèsis, et dont les choix ne reposent en rien sur la structure de lunivers physique. On peut parfaitement bâtir une morale sans tenir compte de celle-ci et sans faire allusion à la « sagesse du monde ». Et pourtant, le cosmos, tel quanciens et Médiévaux sen représentent la structure, nétait pas envers laction humaine, comme un cadre indifférent, une scène qui ninfluerait en rien sur la pièce qui sy joue. Il surplombait de sa masse imposante le théâtre de laction humaine. Certes, cétait au risque de lécraser, den faire apparaître linsignifiance, comme dans le thème cent fois repris de la petitesse de tous les empires. Mais, en même temps, sa présence englobante était celle dun Bien. Le combat pour la bonne cause ne se livrait pas que dans notre « petit cachot ». Il se déroulait aussi dans le décor majestueux du ciel. Ou plutôt il y avait toujours été gagné, voire il navait jamais eu besoin dêtre livré. Le Bien triomphait demblée, il coïncidait avec lÊtre. Leffort moral de lhomme vers le plein épanouissement de son humanité était en phase avec la tension de toutes choses vers leur perfection. Le cosmos nétait modèle de laction morale que par métaphore ; il en était la confirmation. Si lon peut dire, les investissements moraux les plus risqués étaient garantis par une gigantesque couverture[95]. Rémi Brague propose, pour désigner lensemble de la situation quil vient de décrire, le concept de cosmonomie qui ne se laisse ranger daucun côté de la distinction devenue populaire et empruntée à Kant[96], entre « autonomie » et « hétéronomie ». Elle échappe à lalternative ainsi posée comme dailleurs la plupart des morales concrètes. Cest en effet linsertion dans le cosmos qui permet au sujet moral dêtre authentiquement un autos. Cette conformité ne consiste donc en rien à se plier à une loi extérieure, autre (heteros). Pour lhomme antique et médiéval, le kosmos nest justement pas une instance extérieure à laquelle il sagirait dobéir. Ou il lest autant que la morale kantienne. Pour lhomme antique, « le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi » ne distinguent par rien dessentiel. À nous, êtres finis, explique Kant, la loi morale doit apparaître comme une pression extérieure, cest-à-dire comme devoir, parce que nous avons un côté pathologique[97]. De la même façon, selon lhomme ancien, lordre du kosmos nous apparaît comme quelque chose dextérieur, parce que notre situation terrestre ne nous permet pas un point de vue favorable. Ce nest que linsertion dans le kosmos là où il est le plus pleinement lui-même comme en style kantien, lobéissance à la loi morale qui nous confère une authentique liberté.
[1] RÉMI BRAGUE, La Sagesse du monde, Editions Fayard, biblio essais, Paris, avril 2011, p. 179-225. [2] Irénée, Adversus Haereses, IV, 20, 7, éd. Rousseau, SC 100, p. 648. [3] Aristote, Protreptique, frgt. 11, Ross, § 20 Düring, voir J. Ritter (1953). [4] Voir Arendt (1961), p. 24. [5] Anaxagore, DK, 59 A 30. [6] Chalcidius, Commentaire au Timée, CCLXIV , p. 237b Didot: § 266, éd. J.H.Waszink, p. 271. [7] Bernard de Tours, C, p. 151 ; p. 153. [8] Voir Pinès et Harvey (1984). [9] Pline lAncien, II, t. 1, p. 128, 17-20. [10] De mundo, 1 ; Festugière (1949)p. 460-461. [11] Cicéron, Lucullus,tr. fr Bréhier-Goldschmidt, Pléiade, p. 246-247. [12] Voir saint Bernard de Clairvaux, De consideratione, II, II, 5 ; O, t.III, p. 414 ; PL, 182, 745b. [13] Platon, Phèdre, 246e1-2. [14] Alexandre dAphrodise, Commentaire aux Premiers Analytiques, Prologue, éd. M. Wallies, CAG, II, 1, p. 3, 15-29. [15] Plotin, III, 8, [30], 4, 39-40 ; t.I, p. 400. [16]Aristote, Mét. , A, I, 980a21; Protreptique, frgt. 5, Ross, § 53 Düring,. [17] Voir Blumenberg (1988). [18] Lucrèce, I 72-73 ; [Longin], Du sublime, XXXV, 3, éd. H. Lebègue , CUF, p. 50. [19] Voir Idel (1992) p. 249, 262. [20] Maxime de Tyr, Discours, XXXVII, 8, éd. Dübner, p. 148. [21] Contrairement à une idée reçue, Ptolémée ne reprit pas à son compte lidée dAristote selon laquelle les astres étaient placés sur des sphères de cristal. Il dit même expressément que « les astres nagent dans un fluide parfait qui noppose aucune résistance à leurs mouvements. On ignore si cette vision, proche de la notion de vide, était déjà présente chez Hipparque ou si elle doit être mise au crédit de Ptolémée. Pour celui-ci, déférents et épicycles sont donc immatériels. Nicolas Halma considère en outre que son choix du système des épicycles plutôt que de celui des excentriques résulte davantage dune volonté de rendre les calculs plus commodes, que dune foi dans la réalité matérielle du système. Durant les treize siècles qui suivirent, lastronomie ne progressa plus guère. LAlmageste et les tables faciles ne reçurent que des corrections mineures, bien quelles aient fait lobjet, à la fin de lAntiquité, de nombreuses publications de la part des « commentateurs », dont le plus connu est Théon dAlexandrie. Ce furent donc les tables et les textes dérivés de lAlmageste de Ptolémée qui furent utilisés directement ou indirectement comme références jusquà ce que les progrès des instruments dobservation et la théorie élaborée par Copernic et perfectionnée par Kepler nentraînent son abandon. [22] Claudii Ptolemae Opera quae extant omnia, vol. I. Syntaxis mathematica, éd. Heiberg, BT, t. I, p. 7, 17-24. [23] Anthologie palatine, IX, 577, et voir Boll (1950), p. 143-155 ; Frères Sincères, E, I, 3 [3] , t. I, p. 138 ; voir Augustin, cité dans Blumemberg (1987), p. 144. [24] Les noms d'étoiles que nous utilisons viennent pour la plupart du poème d'Aratos : Ptolémée les conserva dans son Almageste et la tradition arabe les a transmis jusqu'à nous. [25] Aratos,Phainomena, v. 100-136, et voir B.Effe, dans Hellenismus, Stuttgart , Reclam, p.135. [26] Virgile, Bucoliques, IV , v. 6 (jam redit et virgo) ; Géorgiques, II, v. 474. [27] Sénèque, QN, Préface, 1-17, p. 6-12. [28] Kant, KPV, I, II, 2, 3 ; p. 138-139. [29] Voir Cicéron, Des lois, I, XXXIII, éd. Appuhn, Paris, Garnier, 1954, p. 270. [30] Platon, République, VI, 500b8-c 7 ; tr. É. Chambry. [31] Ibid. respectivement VI, 486a et IX 592b2. [32] Sénèque, De providentia, VI, 5 ; puis De vita beata, 8, 4. [33] Sénèque, Luc. , 104, 23, p. 439-440. [34] Élias, In Categorias, Préface, 6e point ; éd. A. Busse, CAG, XVIII-I, p. 121, 23-28. [35] David, Prolégomènes, ch. 12, éd. A. Busse, CAG, XVIII-2, p. 38-18, puis 28, 31. [36] Proclus, IT, t. I, p. 5, 7-6, 6; tr. t. I, p. 28-30; la citation est Timée, 90d4-5. [37] Sénèque, De la clémence, I, VII, 2. [38] Id., De la colère, III, VI, I, éd. Bourgery, CUF, p. 71-72. [39] Id., Luc., [VI], 59, 16, p.116. [40] Philon, De Abrahamo, XIII, 61. [41] Voir von Simson,(1988). [42] Platon, Lois, VI, 771b-6 ; voir LOrange (1953) ; Schabert (1997). [43] Euripide, Phéniciennes, 543-545 ; Kranz (1955), p. 42. [44] Cicéron, Cato maior de senectute, XXI, 77, éd. K. Simbeck, BT, p. 39, 6-8. [45] Plutarque, Sur les délais de la justice divine, ch. 5, 550 ce ; éd. Klaerr et al. uvres morales, t. VII-2, traités 37-41, CUF, p. 135. [46] C'est le polygraphe Philostrate d'Athènes qui, au début du IIIe siècle, dans ses Vies des sophistes, a inventé l'expression de « seconde sophistique ». Plutôt qu'une définition chronologique, il s'agissait en fait d'une définition logique (seconde parce qu'il en existait déjà un autre type). Mais, comme les sophistes évoqués par Philostrate sont tous du IIe siècle, les historiens modernes de la rhétorique ont tendance à la cantonner à cette période. [47] Voir Chenu (1966) p. 142-158 ; Zonta (1996) p. 262-267. [48] Boèce, CP, III, IX , p. 270. [49] Ibid., I, IV, p. 146 ; Gruber (1978), p. 115-116. [50] Ibid., II, VIII, v. 28-30, p. 226; cite par Dante, Monarchie, I, IX, 3. [51] Respectivement, CP, II, VII, p. 216 ; II, VII, p. 200 ; V, V, p. 420 ; IV, IV, p. 346. [52] Ibid., IV, VII, v. 34-35, p. 382 ; Gruber (1978), p. 376. [53] Bernard de Tours, C, II, 11, p. 142. [54] Ibid., II, 4, v. 31-32, p. 127 ; p. 121 ; voir Platon, Timée, 41c, p. 135. [55] Ibid., II, 10, v. 29-32, p. 141 ; p. 140. [56] Alain de Lille, AC, VII, 325, p. 166. [57] Sur lhistoire de la notion voir Hering (1954) , p. 107, puis Miethke (1969) p. 479-480, n. 179. [58] Gratien, Décret, c. 43, C XVII, q. 4. [59] Rupert de Deutz, De glorificatione Trinitatis et processione Sancti spiritus, IX, 5, PL, 169, 184b. [60] Gerhoh de Reichersberg, Libellus de ordine donorum Sancti Spiritus , Opera Inedita, I, Tractatus et libelli, éd. Van den Fynde et al. Rome, Pontificium athenaeum antonianum, 1955, p. 104, 15-20. [61] Dante, Monarchie, I, IX, I. [62] Dante, Physique, II, 2, 194b13. [63] Voir Boyle (1981), p. 250 et suiv. ; il se peut que lexpression généralise un terme dastrologie : certains hommes sont selon leurs caractères, « fils » dune certaine planète, voir North (1988), p. 291. [64] Exécuté deux jours après la Saint Barthélémy. [65] Pierre de la Ramée, Dialecticae Institutiones, Paris, 1543, réimpression Stuttgart/ Bad Cannstadt, Frommann,-Holzboog, [1964], p. 40b. [66] Une idée de ce genre est déjà présente dans lépicurisme. Cest le cas dans ce passage célèbre où Lucrèce ( 55 av. J. C.) affirme que la victoire sur les dieux de lOlympe nous rend égaux aux cieux. Cest plus net encore là où Lucrèce dans le Poème de lEtna affirme que chercher à connaître la terre est un souci qui nous rapproche des astres du ciel. [67] Jean Scot Érigène, DN, V, 20, 893d. [68] Alain de Lille, AC, IX, 392-395, p. 196. [69] Maître Eckhart, Expositio Libri Exodi, [sur 20, 24], LW, t. II, éd. K. Weiβ , § 242, p. 198. [70] Il s'agit de la traduction du traité arabe Ghâyat al-hakîm, écrit par Maslama al-Mayriti. [71] Pseudo- Mayriti, Das Stiel der Weisen, éd. H. Rittereipzig, Teubner 1933,II, 3, p. 78. [72] Avicenne, Risal fiI-kalâm
trad. anglaise dans Gutas (1988) p.78, dont Rémi Brague a suivi les interprétations en plusieurs endroits. [73] Plotin, III, 4 [15], 3, 22 ; IV, 7, [2] 10, 35. Voir Beierwaltes (1985), p. 273. Leibniz en signale lintérêt, voir letttre à Hanschius. [74] La Théologie d'Aristote est un texte de philosophie, peut-être postérieur au VIe siècle. Il est rédigé en arabe et en substance sans grand rapport avec Aristote, étant composé de traductions (depuis le grec) et interprétations, plus ou moins fidèles, d'une partie des Ennéades de Plotin (205-270) et de commentaires de Porphyre (243-v.305). Ce texte reprend ainsi la pensée néoplatonicienne grecque, mêlée sous forme de synthèse à quelques idées aristotéliciennes ou islamiques. La Théologie d'Aristote est associée à d'autres textes du même style, qui forment ensemble les fragments de la pensée du « Plotin arabe ». [75] Né à Guadix en 1110 et mort à Marrakech en 1185, Abū Bakr Muḥammad Ibn Ṭufayl, contemporain et disciple indirect d'Avempace, appartient, selon les historiens, à la génération qui précède celle d'Ibn Rushd (Averroès). Descendant de la célèbre famille arabe de Kays, il s'est illustré par ses talents d'homme politique, de savant et de philosophe. Il exerça auprès du souverain almohade Abū Yakūb Yūsuf, prince des croyants et roi philosophe, les charges de vizir (secrétaire personnel) et de médecin, faisant de la cour du prince un pôle d'attraction pour les savants de tous les pays. C'est dans ce climat de tolérance et d'émulation que le jeune Averroès a connu la fortune et la renommée ; Ibn Ṭufayl avait recommandé ce dernier au souverain dans le dessein d'éclaircir le contenu, jugé ambigu, des livres d'Aristote, tâche qu'il ne pouvait lui-même remplir étant donné son âge avancé. Auteur de luvre médicale et philosophique, où l'on discerne l'influence de l'encyclopédie du Xe siècle des Frères de la sincérité (Ikhwan al-safa), il est également l'auteur d'un récit philosophique, Vivant fils du vigilant, mettant en scène un enfant prodige, Hayy ibn Yaqzân, né par génération spontanée et vivant sur une île déserte, isolée près de l'Inde. Cet enfant qui n'a ni père ni mère est élevé par une gazelle et s'éveille seul à la philosophie et à la connaissance de Dieu. Le titre du récit et l'argument de l'histoire reprennent une uvre d'Avicenne dans un esprit différent. L'uvre d'Ibn Tufayl serait à l'origine du Robinson Crusoé de Defoe. [76] Ibn Tufayl, HY, p. 99, 4-12 ; p. 90. [77] Ibid., p. 99, 13 ; p.91. [78] Ibid., p. 103, 8-9 ; p. 75-76. [79] Ibid,, p. 104, 2-5 ; p. 76. [80] Ibid,, p. 105, 10-12 ; p. 27. [81] Il se découvre obligé à trois sortes dactes qui lassimilent respectivement à ces trois niveaux dêtre. La première lui vient de son corps, la seconde de lesprit animal, la troisième de son essence véritable, selon une tripartition platonicienne implicite, celle des parties de lâme selon La République et le Timée. [82] Ibid,, p. 113, 10-114, 8 ; p. 82. [83] Rachi, commentaire sur Deutéronome, 30, 19, MG, p. 88 a ; tr. Fr. Gugenheim, p. 205. Ibn Ezra, quant à lui, ne connaît que la première explication : « à cause de ce quils sont permanents » MG, p. 90 a. [84] Dans P. Fenton , « A judeo-arabic commentary on the Haftarot by Hananael b. Shmuel, Abraham Maimonidesfather in Law, Maimonidean Studies, I (1990), p. 27-56, cit. p. 41, 22 et suiv. [85] Nachmanide, Commentaire du Pentateuque, Genèse, 2, 9 ; éd. Chavel p.36 ; la citation vient de Sanhédrin ,42a. [86] Il semble que lidée se retrouve encore chezEibschütz ( 1764) ; voir Levine (1983), p. 214. [87] Alain de Lille, De Planctu naturae ; PL, 210, 448c, 449c. [88] François dAssise, Admonitions, 5, dans uvres, tr. A. Masseron, Paris, Albin Michel, 1959, p. 99. [89] Voir Augustin, C, VII, VII, II, p. 606. [90] Proverbes, 6, 6 ; Marc Aurèle, V, I, I ; voir aussi Horace, Satires, I, I, 33. [91] b Eruvin , X, 100b ; voir Urbach (1979) p. 323. Le passage est cité par Baya b. Paquda, DC, II, 2. [92] Aristote, EN, VII, 3, 1147b 4-5 [93] W. Langland, The Vision of Piers Plowman [version B], éd. A.V.C. Schmidt Evryman, XI, v. 362-370, p.131. [94] Voir Macklem (1958) p. 59. [95] Cette métaphore financière peut sautoriser de Platon, République, VI, 506e-507a, et Plotin, III, 7, [45], 5, 26 ; t. II, p. 375 ; et voir Kranz (1955), p. 11. [96] Kant, KPV, I, I, I, § 8, p. 39; n, II, p. 43 (exige uneconnaissance du monde); I, I, I, I, p. 51. [97] Kant, KPV, I, I, I, § 7, p. 57.
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