LIMINAIRE Sont proposés à la lecture des internautes différents extraits de « LA SAGESSE DU MONDE » de RÉMI BRAGUE. Successivement : LA SAGESSE DU MONDE (1) : Modèle médiéval La vision standard du monde LA SAGESSE DU MONDE (2) : Modèle médiéval Un cosmos éthique LA SAGESSE DU MONDE (3) : Modèle médiéval Une éthique cosmologique LA SAGESSE DU MONDE (4) : Modèle médiéval Lexcès abrahamique LA SAGESSE DU MONDE (5) : Nouveau monde La fin dun monde LA SAGESSE DU MONDE (6) : Nouveau monde Limitation impossible LA SAGESSE DU MONDE (7) : Nouveau monde Le monde perdu
LA SAGESSE DU MONDE (1)
MODÈLE MÉDIÉVAL LA VISION STANDARD DU MONDE [EXTRAITS[1]]
Parmi les quatre modèles de lAntiquité, deux avaient pratiquement disparu lépicurisme et le pyrrhonisme ; en revanche, deux restèrent en lice, ceux où la sensibilité par rapport au monde avait été la mieux affirmée[2] : · le modèle timéen qui avait pour lui le syncrétisme philosophique qui domina lAntiquité tardive : un néo-platonisme qui sétait donné un soubassement aristotélicien en logique, physique et éthique, et qui ne dédaignait pas demprunter aux stoïciens en cette dernière discipline ; · le modèle abrahamique qui fut porté au pouvoir avec le triomphe indissolublement social et spirituel des religions révélées. Toutefois, à ce moment-là, on ne peut plus parler de deux modèles étrangers lun à lautre. La philosophie et la religion dominante ont en effet échangé bien des éléments. Le modèle médiéval sera pour lessentiel le fruit dun compromis entre « Timée » et « Abraham ». Le dialogue de Platon [le Timée] dans les mondes médiévaux de religion « abrahamique » une réception directe et surtout indirecte, presque continue. Platon, selon Jean Scot Érigène[3] ( 877), est « le plus grand de ceux qui sont philosophes sur le monde ». La question directrice du rapport entre cosmologie et éthique reçut ainsi un modèle de réponse déterminé. Ce modèle domina la période qui sétend de la philosophie grecque classique à la fin du Moyen Âge. Cest lui que Rémi Brague ambitionne de décrire. Un terrain connu Pour les cosmologues Avant la percée que représente la Grèce classique, on voit la « sagesse du monde » là où elle existait, concevant de façon mythique le monde par rapport auquel il sagissait de se situer. Après elle, linsertion dans le monde cosmique se fonde sur un monde connu et pas seulement vécu dans le mythe, sur une vision du monde, certes rudimentaire, mais néanmoins établie par des moyens qui relèvent du savoir scientifique. Une même cosmographie unifiée, dans ses grandes lignes, fournit une base à tous les cosmologues. Elle en favorise même certaines avec lesquelles elle a plus daffinité. La représentation scientifique du monde se prolonge sans guère de solution de continuité en une réponse à la question existentielle de lêtre-dans-le-monde « Science » et « sensibilité » sont en phase. Il est de ce point de vue intéressant de constater que lépoque ici envisagée a produit, à côté des traités dune haute technicité, comme ceux du grec Ptolémée ( 158), plusieurs résumés de cosmologie à lusage du grand public (Ocellus Lucanius dans le monde païen, les Frères sincères dans lIslam, Herrade de Lansberg dans le monde chrétien, etc.). Pour les philosophes De leur côté, il arrive quils présentent, dans divers contextes, une structure de lunivers physique qui donne, en termes non techniques, comme un plus petit commun dénominateur, la vision antico-médiévale du monde. Cest le cas dAverroès[4]. Maïmonide, quant à lui, sest livré deux fois à cet exercice, dans une uvre qui sadresse à une élite comme le Guide des égarés, mais aussi, ce qui est plus surprenant, au début dune uvre juridique dans laquelle il présente un tableau densemble de lunivers créé comme partie intégrante dun savoir qui porte pourtant sur Dieu[5]. Cette cosmographie nest pas seulement lobjet dune spéculation. En principe, elle est accessible à lexpérience. Celle-ci trouve une illustration poétique avec les récits dascension de lâme dans les hautes sphères que lon trouve chez divers auteurs latins et leurs imitateurs médiévaux[6]. Ces récits peuvent être de pures fictions littéraires. Mais ils peuvent aussi décrire une expérience quun rite magique est censé admettre deffectuer. Les récits dascension de lâme dans le monde supérieur sont fort anciens puisquils remontent à Sumer. Un de ces récits est même présenté comme ayant pour héros le prophète de lislam, ce qui lui confère une autorité hors du commun. Il sagit du fameux hadith sur le « voyage nocturne » de Mahomet. Il a alimenté limaginaire musulman, mais il est aussi passé dans lOccident latin sous la forme de lÉchelle de Mahomet, dont linfluence sest étendue jusquà Dante[7]. La même cosmologie peut se présenter sous la forme dun rêve, comme dans celui que Savonarole raconte en 1495, dans son sermon de lAnnonciation. Elle sert aussi à faire une farce, comme encore dans le Don Quichotte de Cervantès, et jusque dans la seconde partie de celui-ci. Le succès de ce genre de littérature nest pas quun fait à constater. Il témoigne de ce que les questions afférentes apparaissaient comme pertinentes auprès de lhomme cultivé. Celui-ci se devait davoir du monde une représentation exacte. Pour lhomme antique et médiéval, la structure du monde physique importe, elle est intéressante. Les deux questions « qui suis-je ? » et « où suis-je ? » ou « quest-ce que le monde ? », ne peuvent recevoir de réponse lune sans lautre. Un monde étagé Les réalités célestes et les choses de ce bas-monde, selon cette cosmographie, ne sont pas sur le même plan. Le sublunaire est séparé du supralunaire. Il lest, comme le mot le dit, par la barrière que constitue la sphère de la Lune. De plus, la dénivellation dans lespace se double dune différence de valeur, en faveur du ciel. Celui-ci explique le Platon du Timée, a été fabriqué directement par le Démiurge, alors que la terre et ses habitants ont été confiés à des divinités secondaires ? En conséquence, leurs uvres respectives sont inégalement parfaites. La constitution des deux domaines diffère selon les auteurs : · pour Aristote, ils sont constitués par deux matières différentes : alors que le sublunaire est constitué des quatre éléments, dont le mouvement naturel est rectiligne, le supralunaire est fait dun cinquième élément (quinta essentia) dont la nature est de se mouvoir en cercle. · pour les premiers stoïciens, il nu aurait quune seule matière (donc pas de cinquième corps). Le feu unique admet cependant des degrés différents de pureté. Avant que nintervienne le moyen platonisme et le péripapétisme qui viendront estomper les frontières, leur physique diffère, mais le résultat pratique est le même : létagement cosmologique est doublé par une dénivellation axiologique. Quant à tous les médiévaux, ils nadmettent pas une matière céleste et certains préfèrent une vision de style stoïcien, comme, parmi les chrétiens, Jean Scot Érigène ou Guillaume de Conches. Il en est de même de certains auteurs juifs (Saadia Gaon, Bahia b. Paquda, etc.). Mais ceux qui lapprouvent sont la majorité. On trouve parmi eux des chrétiens comme Bonaventure. La même doctrine se retrouve chez les Juifs, et avant tout quand ils sont aristotéliciens de stricte obédience. Cest le cas dIbn Ezra ou chez laverroïste radical Isaac Albalag . Maïmonide lui donne une autorité traditionnelle en faisant mine de la retrouver dans un passage des Chapitres de Rabbi Eliezer[8]. Selon Averroès, il faut distinguer deux types de matière et deus types de présence de la forme dans celle-ci : · pour les corps supralunaires, la forme ne subsiste pas dans la matière et celle-ci nest que substrat [assise], non matière en puissance ; · pour les corps sublunaires, la forme subsiste sans la matière qui est en puissance. Largument na pas à nous arrêter ici. Mais il est intéressant quAverroès souligne que la connaissance de cette différence est à ce point importante que son absence empêche datteindre la perfection humaine. On voit que la cosmographie est dun souverain intérêt ; sen occuper est tout le contraire dune vaine curiosité. En bas se trouve le théâtre de la génération et de la corruption des choses qui proviennent des quatre éléments et qui y font retour. En haut, les astres sont éternels comme individus. En bas, les choses ne peuvent se répéter à lidentique. La terre nest quun imperceptible point, invisible pour qui prendrait des choses une vue densemble[9]. Quiconque réalise pratiquement cette expérience en montant au ciel ne peut que voir dans la terre : · un objet de mépris, et rire de la petitesse de ce pourquoi les hommes se font la guerre (Pompée de Lucain, Dante, Troilus de Chaucer) ; · la constitution dune matière vile, lourde, opaque ; · la concrétisation des déchets des sphères supérieures, lui appliquant des images parfois énergiques, comme celle de légoût (les auteurs qui jouent avec lidée dune cosmogonie). Cela nempêche pourtant pas une vision plus riante de la terre, lorsquelle est représentée comme séjour de lhomme, du point de vue de celui-ci, et à son échelle. Lépoque qui nous occupe est donc marquée par une oscillation entre « fidélité à la terre » et « oubli de la terre », au profit : · soit des astres, · soit du destin ultime de lhomme, qui est céleste[10]. Lhomme La question « quest-ce que lhomme ? » que Kant a élevée comme question centrale de la pensée[11], nest pas très souvent posée dans lAntiquité et le Moyen Âge. Ce nest que de façon très exceptionnelle que lhumanité de lhomme apparaît en tant que problème. Par contre, au Moyen Âge la question reste disputée de savoir qui, de lhomme ou de lange, est la meilleure dentre les créatures. Et la réponse communément donnée à cette question nest pas la même dans les différentes religions : · parmi les penseurs juifs, une majorité se décida en faveur des anges ; · dans le monde musulman, le Coran se prononçait sans ambages en faveur de lhomme ; · dans le monde chrétien, enfin, laccent est placé de façon plus décisive sur lhistoricité de lhomme. Celle-ci est une conséquence de sa nature charnelle. Lamour humain doit parvenir à sa maturité dans la charité, ce qui implique du temps. Lange, quant à lui, décide hors du temps et reste éternellement ce quil a une fois choisi. Lhomme peut tomber et être racheté. De ce point de vue lhomme vaut plus que les anges. Les anges peuvent apprendre quelque chose de lhomme, car ce qui a lieu dans lhistoire humaine est inaccessible. Cest lune des raisons qui ont encouragé certains auteurs médiévaux à parler dune relative supériorité de lhomme sur lange. Rémi Brague, dans cet ouvrage, nenvisage de retenir, parmi les caractéristiques de lhomme, que les traits qui concernent sa relation à lunivers physique : · quant à la quantité, dabord, lhomme nest que peu de chose par rapport au monde. Il nest pas ce quil y a de plus grand en lui. Il nen est même quune partie insignifiante ; · quant à la qualité, ensuite, il nest pas non plus ce que le monde contient de meilleur. Ce « meilleur », ce sont les corps célestes, comme Aristote le laisse entendre assez clairement, idée qui sera reprise par toute une tradition[12]. Cependant, lhomme est le meilleur des êtres sublunaires, lanimal le mieus réussi. Le Psaume 8, qui contient lune des rares occurrences de la question « quest-ce que lhome ? » laquelle est une exclamation plus quune interrogation , résume très clairement la place intermédiaire de lhomme : insignifiant par rapport au ciel, au voisinage immédiat des anges, supérieur aux animaux. Lhomme apparaît ainsi comme le moyen terme (mesotès) de ces êtres, que sépare une telle distance. Il est amphibie [au sens de personne qui vit une vie double], la dernière des choses den-haut, la première ce celles den-bas. Cest pourquoi, tantôt : :il est emporté avec les immortels, et, par sa conversion vers lIntellect, reçoit le sort qui lui est propice ; il sagrège aux espèces mortelles et, du fait quil échappe aux lois divines, déchoit de la dignité (axia) qui lui convient. Mise en évidence des aspirations de lhomme et des réalités physiques Les ambitions de type cosmique de lhomme antique et médiéval sont suscitées et en même temps limitées, par la place qui lui est assignée dans la hiérarchie des réalités physiques qui composent le cosmos. Son rêve le plus fou (littéralement parlant) est exprimé par Maïmonide. Dans un chapitre consacré à la santé mentale, il est amené à expliquer qu« il ny a pas de différence entre se chagriner à cause dargent quon a perdu, etc., et se chagriner parce quon est un homme et pas un ange ou une étoile (kawkab), ou cette sorte de réflexion sur des choses impossibles[13] ». Le poète et philosophe toscan, Marsile Ficin ( 1499) sen fait encore lécho quand il fonde linvitation de contempler le ciel sur une parenté entre lhomme et létoile : « Pourquoi regardez-vous si longtemps, êtres divins ? Lever les yeux vers le ciel, citoyens dune patrie céleste, en séjour sur la terre ! Oui, lhomme est une étoile terrestre (terrena stella) entourée dun nuage, et létoile, de son côté, est un homme céleste (celestis homo)[14]. » Ainsi, vivre sur terre ne correspond pas à notre inspiration la plus profonde. La sphère dernière nous conviendrait bien mieux. Cest cette nostalgie quexpriment quelques vers quun biographe et doxographe attribue à al-Farabi. On pourrait les rendre comme suit : « Mon frère, perce le domaine de ce qui est vain / et sois dans le domaine de la vérité. Notre séjour nest pas de ceux où lon sattarde, / et être sur la terre na rien de merveilleux. / Que sommes-nous si ce nest des lignes que nous inscrivons sur un globe, inscription qui nous attend [ ?] Celui-ci rivalise avec cet autre pour / le plus petit et le plus bref des mots. Ce qui entoure les cieux, voilà ce que nous méritons. / Mais combien de gens se pressent au centre[15] ! » De son côté, Ibn Bägga attribue un vers presque identique au denier quon vient de citer à un poète du nom de Ibn al-Galläb, qui est peut-être le même que celui qui est connu comme astronome : « Ce qui entoure les cieux est ce que nous méritons. Pourquoi, alors, nous attardons-nous au centre ? » Préfiguration physique de lanthropologie Qui plus est, la dimension anthropologique, dans cette façon de voir, ne tient pas seulement à ce quune certaine image de lhomme et de son comportement est proposée par la structure de lunivers physique à titre de modèle moral. Elle est tout aussi décidément située dans la façon dont lanthropologie est comme préparée par la physique. Celle-ci appelle lhomme à une plus pleine réalisation, par sa volonté, de ce que lui suggère déjà sa présence dans le monde. MICROCOSME Dune part, en effet, lhomme est lui-même conçu comme un petit monde (microcosme), comme contenant en lui, en miniature, tous les composants de la nature. Elle est dune antiquité immémoriale, et elle se retrouve en maints endroits : · aux Indes avec la légende de Prajapati ; · dans lancien Iran ; · en Grèce, elle trouve sa plus ancienne formulation chez Démocrite[16] ; · dans la pensée médiévale : dune manière lancinante dans les trois (ou quatre) monothéismes médiévaux : islam, judaîsme, christianisme latin et grec. dans lislam, en particulier, les faläsifa le connaissent depuis al-Kindi. En terre dislam, les « Frères sincères » en fontle titre de deux de leurs épîtres, dont deule la seconde le traite de façon plus ou moins centrale ; chez les juifs Joseph Ibn Saddïq ( 1149), sinspirant des « Frères », en fait le titre de tout un livre, dans lquel, dailleurs le thème nest pas dominant ; chez les chrétiens, Bernard Silvestre ( 1165) divise son De universitate mundi, en « Megacosmos » et en « Microcosmos » et Godefroy de Saint-Victor ( 1194) écrit un « Microcosmus ». · dans les écoles philosophiques où elle est plus ou moins populaire ; ainsi les aristotéliciens ont tendance à ny voir quune métaphore. Lidée reçoit des représentations plastiques, imaginées, chez Hildegarde de Bingen qui décrit lhomme inscrit dans un cercle, ou concrètement dessinées. Ainsi, dans des miniatures où un homme est représenté nu, les bras en croix, inscrit dans un carré, la tête entourée dun cercle, ou simplement inscrit dans un cercle, deux images quun dessin célèbre de Léonard de Vinci ( 1519) essaie ingénieusement de synthétiser. La forme humaine représentée par un khi (X), imite non seulement la Croix du Christ mais lentrecroisement de lâme qui, selon le Timée, définit le monde. Dautre part, lidée selon laquelle la correspondance des deux mondes, grand et petit, est le signe de la présence dans les deux dune seule et même sagesse. On la trouve déjà chez le médecin grec Galien[17] ( 220). Après lui, certains penseurs insistent sur le fait que le véritable principe de la ressemblance entre le monde et lhomme est la présence en celui-ci dune intelligence qui communique avec celle de Celui qui a créé le monde. On rencontre cette idée chez Jehuda Halevi et chez Maïmonide. Enfin, une autre idée, encore plus intéressante revient parfois, venant accentuer laspect théorique de lusage fait du microcosme : lhomme contient en soi de quoi connaître lensemble de lunivers. Il constitue un condensé, un miroir ardent dans lequel lensemble des réalités peut être connu. Elle est formulée par lastrologue Manilius né en Afrique du nord vers lan 10 av. J.C. la formulée dans ses « Astronomica ». On la retrouve, après Porphyre, chez Kindi, les « Frères sincères » et Joseph Ibn Saddiq, qui interprète en ce sens le verset célèbre de Job, 19, 26 : « De ma chair, je verrai Dieu ». Reste à expliquer pourquoi toutes choses se trouvent dans lhomme. On peut le faire, en supposant : · que lâme a connu toutes choses avant son incarnation en un corps déterminé. Idée platonicienne même si Platon a lui-même des sources. Elle remonte au Ménon bien sûr, mais aussi au Timée. Lhomme connaît tout parce que son âme a parcouru, ou vu, le grand monde avant de naître. · que tout était contenu dans lAdam primitif, et que Dieu len a tiré pour le lui faire voir. Pensons par exemple au célèbre passage du Grand Midrash sur la Genèse[18] dans lequel Adam voit toutes les générations et leurs savants. Cest dans cet esprit que les « Frères Sincères » proposent une interprétation audacieuse dun passage coranique célèbre, celui sur lacte prééternel (mïtäq) entre Dieu et la descendance dAdam[19]. Les énumérations par lesquelles les Anciens et les Médiévaux appuient lidée de microcosme peuvent être forcées et lassantes. Elles témoignent pourtant dune attitude desprit importante : lhomme est tellement peu un étranger dans le monde quil est tissé de la même manière que lui. En un sens, limitation du monde ne fait donc que ratifier une parenté toujours déjà assurée. Il sagira seulement dorienter la ressemblance innée qui lie lhomme au monde vers ce que ce dernier a de plus digne dêtre appelé du nom de cosmos, à savoir le monde céleste. INFLUENCES Ce monde céleste, dautre part, nest pas non plus cantonné dans le rôle dobjet attendant passivement quon limite. Il est tout aussi bien actif, en ce quil exerce une influence sur ce bas monde. On rencontre plusieurs façons dagir du céleste sur le terrestre : · la première est massive et ponctuelle ; elle est lobjet de la théorie des cataclysmes, raz de marée, déluges de feu céleste que lon rencontre dès Platon et qui se développera par la suite. Chez Platon, elle vise avant tout à rendre compte du progrès des sciences et de la philosophie. En outre, elle sert à écarter une objection contre lidée déternité du monde. Dautre part, ces catastrophes peuvent également être considérées comme un procédé pour éviter lexcédent de croissance dune population. Cest le cas de plusieurs auteurs médiévaux (Al-Biruni, notamment), qui anticipent plus ou moins clairement sur Malthus. · la seconde, non plus par une intervention ponctuelle, mais en pesant sur lui en permanence. Le ciel exerce sur la terre, au sens propre une influence[20]. Elle est au fond de la théorie astrologique qui, bien quelle nait pas fait lunanimité des penseurs prémodernes, fut admise par une confortable majorité de ceux-ci comme u savoir légitime. Cest aussi le cas des pères fondateurs de lastronomie moderne, comme par exemple Képler, même si beaucoup font des réserves devant le risque pour la liberté quimplique le déterminisme astral. Mais lidée dinfluence est plus vaste que son application astrologique, et lhomme antique et médiéval admet sans hésiter la réalité dun certain parallélisme du ciel et de la terre, et dune influence du premier sur la seconde. Cette idée est plus large que le mot qui lexprime, influentia, qui évoque, dune façon peut-être un peu trop concrète, un écoulement. Elle est traduite aussi par les mots de « puissance » (dunamis, virtus). Au point de départ se trouve un passage dAristote, dans lequel le Philosophe présente, comme en miniature, sa cosmologie[21]. Si tous les corps célestes jouent un rôle, la variété de leurs mouvements, presque infinie, permet de rendre compte de la diversité des faits avec un arbitraire moins criant. De plus, la cosmologie stoïcienne permit dintroduire lidée dune unité de tout lunivers, organisme lié par un même souffle (pneuma) et dans lequel tout ce qui affecte la partie doit affecter le tout, par com-passion (sumpatheia). Par les influences, le monde appelle lhomme, comme magnétiquement, à se laisser pénétrer par lui. Encore faudra-t-il procéder à une prudente sélection entre les bienfaits venus den-haut et les influences supposées maléfiques. Cest en tout cas le supérieur, le céleste, qui influence linférieur et qui se redouble dune dimension chronologique : la temporalité circulaire qui régit les corps célestes est censée gouverner la temporalité linéaire de lhistoire humaine[22]. Elle suggère de la sorte une interprétation cyclique du devenir historique et relativise ainsi laspect daventure sans retour que celle-ci pourrait prendre[23]. Il en résulte quelque chose comme une cosmologisation de lhistoire. STATION DROITE La cause finale rendant compte de léconomie de notre être, nous est fournie par lexigence dimiter les réalités supralunaires : la structure même de notre corps, détaché de lhumilité de la terre et braqué vers le haut nous permet de contempler les astres. La nature nous a ainsi redressés pour que nous puissions nous inspirer de lexemple de ce quelle a produit de plus « cosmique ». Lidée de la contemplation du ciel croise ainsi, sans se confondre avec lui, un thème fort ancien et qui lui survit, celui de la station droite comme lun des privilèges de lhomme par rapport au reste des animaux. En effet, la station droite est une condition non suffisante, mais nécessaire de la contemplation du ciel physique[24]. Le thème du privilège de la station droite est dune antiquité immémoriale. Là où lon senquiert dune explication scientifique, elle est dabord considérée comme élément dun système physiologique : · Aristote orchestre somptueusement le thème en lui donnant un contexte très différencié qui met en jeu les propriétés physiques des éléments et limplication réciproque des divers organes, en particulier la main et lappareil phonateur, qui forment un système[25]. Sur ce dernier point les idées dAristote sont reprises par Grégoire de Nysse[26], qui les emprunte dailleurs probablement à Posidonios. Elles se retrouvent chez un anthropologue contemporain comme André Leroi-Gourhan[27] qui cite Grégoire et pas Aristote. · Dans le monde arabe, les explications physiques insistent sur léquilibre des quatre humeurs dans le corps humain, ainsi le Pseudo-Apollonius de Tyane ou le fameux traité de magie Picatrix. · Le Moyen Âge, quant à lui, accroche la déduction aristotélicienne de la morphologie humaine à sa cause finale supposée, qui manquait dans celle-ci. Il définit lhomme (anthrôpos) en une étymologie fantaisiste, comme celui qui regarde vers le haut (anô-athrein). : Lidée du « regard vers le haut » est néanmoins reprise par toute une série dauteurs : Isidore de Séville, ou sen inspirant Abélard. La même idée est exprimée par une image, venue du Timée, celle dune plante céleste ayant ses racines vers le haut, au ciel. Elle est présente chez Philon[28]. Au Moyen Âge on la trouve dans le XIIe siècle chrétien, en terre dislam et dans le judaïsme kabbalistique. Elle est une invitation à se dresser vers le ciel : · Lidée est présente dès le Timée, doù elle passe chez les auteurs les plus variés, à travers les siècles. Elle est présente : chez un juif de culture grecque comme Philon, qui indique très clairement la cause finale, la contemplation du ciel[29]. dans la littérature latine, chez Cicéron, surtout dans deux vers dOvide repris chez plusieurs auteurs postérieurs. Macrobe, enfin, ajoute lidée, elle aussi platonicienne, de la ressemblance entre la sphère céleste et la tête humaine[30]. Ces thèmes passent du paganisme à la littérature patristique, dans laquelle ils se trouvent fréquemment : · en grec à partir de la Lettre à Diognète, · en latin à partir de Minucius Félix. Leur lieu naturel est le commentaire du passage de la Bible dans lequel il est affirmé que lhomme a été créé à limage de Dieu (Genèse, I, 26). On ne sait pas clairement comment lécrivain sacré concevait lui-même la ressemblance de lhomme à Dieu, mais le thème de la station droite selon le Timée est parfois reproduit sans guère de modification. Cest le cas chez Lactance, dans un passage qui est comme un résumé du Timée : la station droite qui permet à lhomme de contempler le ciel est pour lui un rappel de son origine ; son esprit est logé dans la citadelle de la tête qui est dune forme parfaitement ronde pour imiter lunivers. Témoignent de la noblesse de lorigine de lhomme « la droite raison, son état sublime et son visage quil a en commun avec le Dieu père et qui est très proche du sien ». Cependant lorigine céleste de lhomme ne suppose pas la préexistence des âmes, mais la création par Dieu, qui est au ciel. Un certain flou est maintenu quant au sublimus status : sagit-il de la rectitude de la stature ou simplement dune vague « dignité » ? Lidée de la station droite se trouve replacée dans le contexte dune anthropologie globale, où a été introduit un nouveau principe réorganisateur qui est le récit de la création selon la Genèse. On observe alors plusieurs inflexions : · dune part, le thème napparaît que dans un second temps après que lon a déclaré que la ressemblance à Dieu ne réside pas dans le corps, mais dans lintelligence et comme un argument supplémentaire (chez Augustin notamment) ; · dautre part, la rectitude du corps humain est dépassée vers ce dont elle passe pour nêtre que limage, à savoir celle de lintellect. La direction vers le haut devient celle du « ciel » en général, sans précision. Les « choses supérieures » ne sont pas les corps célestes, mais sont les réalités que seul lintellect est capable de saisir (les « idées »), cest-à-dire les réalités spirituelles (le Christ après lascension auprès du Père). Leur ordre nest plus le kosmos astral, mais larticulation logique des intelligibles. Ainsi, selon le calabrais fondateur du monastère de Vivarium, Cassiodore ( 585), lhomme est droit pour quil puisse contempler les choses supérieures, cest-à-dire intelligibles (ad res supermas et rationabiles intuendas) dont la disposition harmonieuse nous révèle de profonds mystères[31]. Augustin reprend le thème platonicien selon lequel la contemplation du ciel matériel nélève pas lâme, mais au contraire la plaque au sol. Lhomme est droit afin quil puisse voir le ciel, qui est le principe des choses invisibles (principium invisibilium). Deux autres inflexions se font jour dans la patristique : · la supériorité sur les animaux devient la raison dune exigence morale (Basile de Césarée) et la légitimation dune domination de lhomme sur eux (Grégoire de Nysse et dautres). · à linverse, labandon par lhomme de sa dignité doit lamener à perdre, en même temps que la rectitude morale, la station droite qui en est le signe. Doù le thème de lâme incurvée, qui fait le pendant de celui de la rectitude de lâme. Le terme est venu de Perse : « Ô âmes recourbées vers la terre et incapables des choses célestes (o curvae in terris animae et caelestium inanes) ». Lidée vient, elle aussi, de lanthropologie du Timée de Platon. Elle reste présente chez les païens à partir de Salluste. Elle passe ensuite chez les Pères de lÉglise, et enfin chez les auteurs du Moyen Âge[32]. Cosmologie et dignité humaine [lêtre-dans-le-monde] Pour le courant dominant de la pensée antique et médiévale la dignité humaine ne repose sur des facteurs cosmologiques que de façon très exceptionnelle. a) Lhomme placé au centre de lunivers créé Saadia Gaon ( 962) Ainsi, cet apologiste juif prend comme indice la place de lhomme au centre de lunivers créé. Il fait remarquer que la nature a coutume de placer ce qui est le plus précieux au centre : le noyau au milieu des feuilles, la graine au centre du fruit, le jaune dans luf, le cur dans lhomme, lesprit visuel dans lil. Or la terre est au centre des sphères célestes. Lobjet dernier de la création doit donc être sur la terre. On peut éliminer les éléments qui sont inanimés, et les animaux qui sont irrationnels. Il ne reste donc que lhomme. Saadia fonde un certain anthropocentrisme sur une cosmologie géocentrique. Il ne défend pas pour autant une téléologie naïve : son développement sur la botanique nenvisage pas la nature du point de vue de son usage par lhomme. Par ailleurs, la rigueur du raisonnement est mitigée par un glissement dans le critère choisi. Saadia commence par la thèse, obtenue par induction, de la centralité naturelle du plus important. Mais une fois arrivé à la terre, il abandonne le critère de la centralité pour celui de la vie, et écarte linerte. Il prend ensuite pour critère la raison, ce qui lui permet décarter les animaux. Nasir-i Khusraw ( 1088) Chez ce propagandiste israélien, on retrouve une idée analogue : « Les astres et le ciel sont grâce à limpératif divin comme les serviteurs des natures [les éléments], car ils prodiguent des avantages à celles-ci ; ils tournent autour des natures comme des serviteurs et les esclaves qui entourent leur maître. Dun autre côté, les natures sont comme des esclaves du ciel et des astres puisquelles y puisent leur puissance pour devenir riches. » Le texte nous retire dune main ce quil vient de nous donner de lautre : le supérieur nest au service de linférieur que dun certain point de vue, vite contrebalancé par un autre, moins métaphorique. Hildegarde de Bingen (1179) et Ibn Arabi ( 1240) Chez eux, la même idée est rencontrée. b) La structure du monde expliquée par la volonté quavait Dieu dy installer lhomme et de le rendre donc habitable par lui (thèse vivante jusquau XVIIIe siècle) Cest surtout le cas des auteurs en physique du monde sublunaire, celui-ci étant au premier chef le séjour de lhomme. Ainsi lexistence de terres émergées posait problème, dès que lon concevait les éléments comme formant des sphères concentriques. Leau plus légère que la terre devrait submerger celle-ci en tout point si la terre avait une forme régulière. Cest lirrégularité de sa surface qui permet que certaines de ses parties soient sèches, et donc habitables. Avicenne (1037), ainsi que nombre de médiévaux nont cessé dêtre tourmentés par ce problème. Samuel Ibn Tibbon (1230), le rabbin traducteur de Maïmonide en prend prétexte pour un livre entier écrit lors de la dernière décennie de sa vie, dans lequel les digressions occupent dailleurs plus de place que la solution effectivement proposée. c) La structure du monde expliquée par linfluence des corps célestes Miskawayh (1030), option de ce savant et homme dÉtat iranien. Averroès (1198) attribuant lémergence de la terre à cette action et avant tout celle du soleil. Les astres, qui sont eux-mêmes éternels comme individus (leur individualité ne se distinguant dailleurs pas de leur être comme espèce), ne maintiennent que la perpétuité des espèces sublunaires. Ils font ainsi que les espèces animales soient préservées, alors que individus disparaissent. De même ils assurent la permanence quant à lespèce des terres émergées : même si leur répartition peut changer, il y aura toujours un équilibre entre les surfaces sèches et aqueuses. Il nexplique pas précisément la façon dont les corps célestes jouent leur rôle. Il le fait ailleurs, et attribue lémergence des terres au soleil, mais non sans la coopération des étoiles fixes. Leur plus grand nombre au nord expliquerait linégale répartition des terres émergées, plus vastes dans lhémisphère arctique. d) Une fois posée linfluence des corps célestes, qui rend possible la vie humaine, un seul pas restait à franchir pour faire de celle-ci la cause finale, mettant ainsi les astres au service de lhomme Al-Biruni (1048), plus dun siècle avant Averroès, après avoir repris largument sur les natures respectives de leau et de la terre, soutient que lémergence de la terre est due à la volonté divine. Cest parce que Dieu avait lintention de créer lhomme quil commença par donner à la terre une forme qui sécarte de celle que lui aurait conférée sa nature. Il cite ensuite un passage perdu de Täbit Ibn Qurra (901) dans lequel celui-ci aurait résolu à sa façon le vieux problème de la salinité de la mer qui na cessé de préoccuper les Anciens et les Médiévaux. Il fait intervenir, lui aussi, une téléologie : la salure permet déviter un pourrissement qui aurait été dangereux pour lhomme. Celui-ci ayant besoin pour lui et pour les animaux domestiques, deau douve. Dieu a mis à son service le soleil et la lune, leur confiant la tâche de mettre en mouvement leau, en la faisant sévaporer. Les mouvements des corps célestes et leur variété ont pour but de répandre la chaleur jusquau centre du monde. Il semble bien que le céleste ait pour fin utile le terrestre. e) Être tout en bas, idée de la situation centrale de lhomme, ne serait pas purement humiliante, puisquelle lui permet de recevoir toutes les influences qui viennent des sphères supérieures (la cosmologie est explicitement mise au service de lhistoire du salut) Ce type de relation est affirmé, plus ou moins clairement dans le monde chrétien. De la sorte la pure passivité du récepteur se retourne pour prendre un sens plus positif. Guillaume de Conches ( 1150) philosophe normand et Bonaventure (1274), frère mineur, ont choisi cette option. Robert Grosseteste (1253) érudit anglais, proche des franciscains, lui aussi, écrit : « Toutes choses sont pour lhomme, à savoir que pour que la génération humaine saccomplisse jusquà ce quarrive à sa complétude le corps du Christ quest lÉglise. Le mouvement des cieux nest donc que pour la génération des hommes [
]. Or le mouvement par lequel les cieux produisent la génération dans ces régions inférieures ne consiste quà faire tourner létoile ou les étoiles situées dans le ciel [la sphère] même. En effet, la révolution des étoiles autour de la terre est par elle-même cause efficiente de la génération. Or, le ciel, mis à part létoile est partout semblable à soi-même et il ne pourrait pas influencer (immutare) les choses inférieures selon une certaine situation autrement que selon une autre sil ny avait sur lui une étoile. Cest pourquoi tout mouvement du ciel par lequel aucune étoile ne serait mue ne contribuerait en rien à la génération et du coup, son mouvement serait inutile. » La cosmologie est très explicitement mise au service du salut : le monde ne persiste que pour permettre que soit atteint le nombre des élus. Mais Grosseteste déduit de cette vieille idée patristique de quoi élucider, de proche en proche, un problème astronomique très précis. La situation statique du monde doit pouvoir permettre la génération, laquelle nest pas cyclique, mais orientée vers une fin. Une argumentation très voisine de celle de Grosseteste est développée parmi les juifs. Le français, Gersonide (1344), lesprit le plus universel du Moyen Âge juif, a consacré un chapitre entier à linfluence des sphères sur le monde inférieur. Il est construit comme une « question disputée » selon la méthode scolastique. Lobjection videtur quod non à contourner est limpossibilité pour le supérieur dêtre au service de linférieur. Lautorité dAristote sed contra pose que les astres sont à cause des choses dici-bas. Gersonide monte une argumentation subtile, au fil dune question directrice : pourquoi les sphères célestes portent-elles des astres ? Le cinquième corps[33] est simple. Ici-bas, la diversité des organes du vivant sexplique par la complexité des éléments qui le composent, ainsi que par la nécessité dans laquelle il est dacheminer son existence à la perfection. Mais le corps céleste simple et parfait, na pas besoin dêtre organisé. Alors pourquoi est-il réparti en sphères ? Pourquoi portent-elles des astres ? Pourquoi cette diversité de couleurs dans la lumière quils émettent ? La réponse est que « du fait quelles [les sphères] ont été formées en conséquence de la loi et de lordre des existants et que du fait même de leur constitution, elles désirent faire ce par quoi est perfectionné cet ordre qui se trouve dans les choses dici-bas, il est nécessaire quelles possèdent un organe pour que cette action seffectue par lui et cest lastre. Mais cet argument implique nécessairement que les astres ne sont pas sur les sphères à cause deux-mêmes, mais afin deffectuer ce que leur constitution (tsiyyur) les oblige de faire pour mener à leur perfection ces existants inférieurs que voici. » Lobjection se résout par une distinction : la clarté des astres est à cause des choses dici-bas, mais leur substance est à cause delle-même. Lidée selon laquelle les influences à exercer sur lhomme sont la cause finale de lunivers persistera bien plus tard[34]. Ainsi, selon cette façon de voir, lhomme et le monde sont liés par une implication réciproque. Lêtre-dans-le-monde possède une pertinence dès avant le niveau de lexpérience existentielle ; il est signifiant en cosmographie avant de lêtre dans une cosmologie. Qui plus est, la seconde est guidée, préfigurée par la première. Dire ce quest lhomme, cest le ranger dans un ordre à la fois spatial, dynamique et axiologique. Quant à la simple localisation, il nest pas indifférent pour lhomme, et pour son humanité même, quil soit situé sur la terre et sous le ciel : sa place même suffit à lui assigner une valeur déterminée. Valeur assez faible, dailleurs, par rapport au reste du monde, et qui devient presque nulle quand on la compare à celle des phénomènes célestes. Et, lorsque dautres facteurs viennent la rehausser, comme cest le cas pour lhomme médiéval, ceux-ci ne relèvent plus de la cosmographie. Quant au rapport dynamique entre lhomme et ce qui lentoure, lhomme nest pas seulement dans le monde. Le monde est aussi dans lhomme. Il en rythme lhistoire, voire empêche celle-ci de prendre son indépendance en contraignant le développement humain à revenir périodiquement à zéro. Il définit les aspirations de lhomme. Il en oriente la nature physique. Il ny a en tout cela ce que lhomme moderne appelle avec condescendance un anthropomorphisme naïf. Lhomme est tout autant cosmomorphe, si lon peut dire, que le cosmos est anthropomorphe. Le cosmos est en fonction de lhomme, certes. Mais ce serait trop dire quil est pour lui. Dabord parce que lhomme nest pas seul, mais précédé par des êtres plus nobles, astres ou anges. Ensuite, plus radicalement parce que lhomme est si intensément cosmique que lon peut se demander si lon peut maintenir jusquau bout la distinction qui pose dabord lhomme en face du monde, pour les rapporter ensuite lun à lautre ; en lhomme, cest plutôt le cosmos qui saffirme soi-même. Ainsi nous avons vu que, pour les penseurs de lAntiquité tardive et du Moyen Âge, lêtre de lhomme était demblée cosmique ; nous allons voir que son devoir-être létait tout aussi décidément.
[1] REMI BRAGUE, La Sagesse du monde, Editions Fayard, biblio essais, Paris, avril 2011, p. 127-156. . [2] Pour le christianisme, dans tous les cas, le monde dont il sagit de se garder, nest pas la nature physique qui est luvre du Dieu bon. Le mal ne vient que dun attachement déréglé aux biens de ce monde lesquels restent donc des biens. Pour lislam, un peu partout, se rencontre limage selon laquelle le monde est un pont quil faut traverser et sur lequel il ne faut surtout pas sétablir. Il sagit de ce « bas-monde », du monde inférieur, nullement de lensemble du créé. Pour le judaïsme, on rencontre les traces de la même sensibilité. On y connaît aussi la formule du pont inhabitable. On y a enfin repéré des éléments gnostiques [le gnostique qui est par essence étranger au monde et qui le devient radicalement une fois quil en a pris conscience] dans la Kabbale et sans doute même des contacts avec le catharisme en ce qui concerne le problème du mal. [3] In DN, I, 31, 476 c ; voir Chenu (1966) 118-119. [4] Averroès, TT, I, § 76-78, p. 44, 15-47, 7; tr. P. 26-27. [5] Maïmonide, G, I, 72, p. 127, 10 et suiv. ; p. 154 et suiv. [6] Voir Rutherford (1989) p. 155-161. [7] Le livre de lÉchelle de Mahomet, éd. Nouvelle, trad. De G. Besson et M. Brossard-Dandré, Paris, Le livre de poche, 1991. [8] Maïmonide, G, II, 26, p. 231, 22, et 232, 3-4, 8-11. [9] Voir par exemple Xénophane, DK, 21A 33 ; Hérodote, II, 12, 1. [10] Voir Poème de lEma, v. 250-252 ; éd. J. Vessereau, CUF, p. 20 ; voir Bernath (1988), p. 190. [11] Kant, Logik, Introduction, 3, WWW, t. III, p. 448. [12] Aristote, EN, VI, 1141a24-22, et voir Plotin, II, 9, [33] 13, 18-19 ; t. I p. 243. [13] Maïmonide, Régime de la santé, III, § 18, arabe dans Kroner, Die Seelenhygiene des Maimonides, [
]Suttgarter Ausstellung der Gesundheitspflege, 1914, p. 8, 7-11. [14] Marcile Ficin, [Lettre au genre humain], dans Lettere, I, Epistolarum familiarum liber, I, éd. S. Gentile, Florence, Olschki, 1990, n° 110, p. 194 ; voir Blumenberg (1966), p. 121. [15] Ibn Abi Usaybia, Beyrouth. [16] Démocrite, DK, 68 B 34 ; allusion dans Aristote, Physique, VIII, 2, 252b26. [17] Galien, De usu partium, III, 10, éd. G. Helmreich, BT, p. 177. [18] GenR, 24, 2, p. 231 (parallèles en note) ; voir Idel (1992) p. 93, 170. [19] Coran, VII, 171-172, p. 649. [20] Voir C.S. Lewis (1964) p. 102-112 ; North (1986), et, le résumant, North (1987), Grant (1987). Pour les mondes musulman et juif, faute dune synthèse, quelques indications dansFreudenthal (1993) p. 77-84. [21] Aristote, Génération et corruption, II, 10. Le cycle annuel du Soleil, les saisons donc, entraîne une reprise ou un engourdissement de la vie des êtres sublunaires Le monde qui entoure la terre est « dun seul tenant avec les révolutions venant den-haut, de sorte que tout ce quil a la puissance de faire, cest de là-haut quon en tient le gouvernail» La cause matérielle des phénomènes sublunaires est les quatre éléments, et la cause efficiente de ceux-ci est « la puissance (dunamis) des [réalités] qui se meuvent toujours ». [22] Sur les deux images du cercle et de la ligne, voir Syrianus dans Goldschmidt (1953), p. 52 (n°3, lire t. VI ; E. Young , Night Thoughts (1742), VI, V. 692. [23] Voir Pomian (1986) ; sur lexemple de Machiavel, Parel (1992). [24] Voir Wlosok (1960) p. 8-47 ; Silverstein (1948), p. 97, n° 28. [25] Voir Verhaeghe, (1980), p. 71-74. [26] Grégoire de Nysse, De la création de lhomme, ch. 8, PG, 44, 144bc, 148c-149a et 10. [27] Leroi-Gourhan, (1964), ch. 2 : « Le cerveau et la main », p. 40-89. [28] Platon, Timée, 90a7 : « Cest là-haut en effet, doù est venue notre âme à sa première naissance, que ce principe divin accroche notre tête, qui est comme notre racine, pour dresser tout notre corps. » [29] Philon, De gigantibus, § 31, éd. Mosès, p. 34-35. [30] Ovide : Alors que les autres animaux, penchés sur la terre, la regardent, Il donna à lhomme un visage sublime, lui ordonna de voir le ciel et de porter vers les astres sa face relevée. » Platon, Timée, 44d ; Macrobe, In Somm. Scip. I, 14, éd. J. Willis, p.57. [31] Cassiodore, De Anima, IX, : « De positione corporis », début ; PL , 70, 1295ab. [32] Clément dAlexandrie, Stromates, IV, 163 ; Bernard de Clairvaux, In Cant., XXIV, II 6-7 ; O, t. I, p. 157-158 ; PL, 183, 897 a-d. [33] Le cinquième corps est le corps supra-astral. Ce corps fait la liaison, et en même temps crée une protection, entre nos corps terrestres et nos corps célestes. [34] Voir H. Tuzet , Le Cosmos et limagination, Paris, Corti, 1965, p. 56.
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