NOS BASES INTELLETUELLES ET CULTUELLES DEPUIS LANTIQUITÉ LHOMME SINGULIER INTELLIGE A. Le Moyen Âge injustement négligé Souvent, selon Rémi Brague, les historiens de lherméneutique [interprétation des textes philosophiques ou bibliques]recherchent des précurseurs de cette branche très contemporaine de la philosophie, qui nexiste guère comme discipline indépendante que depuis [lenseignant et pasteur] Schleiermacher (1760-1834).La plupart du temps, ils négligent le Moyen Âge, parfois non sans un certain mépris, pour sauter directement du De doctrina christiana de saint Augustin à Luther.Il vaudrait la peine de montrer que le problème herméneutique existait déjà dans la période médiévale. Dès lAntiquité, la possibilité de communiquer nallait pas naïvement de soi. Ainsi, Gorgias se demandait déjà, à supposer quil y ait quelque chose et à supposer que ce « quelque chose » puisse être connu, si lon pouvait le communiquer à autrui, question à laquelle il répondait par la négative : il serait incommunicable au voisin. Loin de toute naïveté, les penseurs antiques et médiévaux essayaient au contraire de garantir la possibilité dune communication, parce quils sentaient quelle avait besoin dêtre établie. Cest déjà le cas dans lAntiquité chez les deux fondateurs de la tradition classique de la philosophie, puis chez les commentateurs dAristote[1]. Mais le problème ne fut pas oublié non plus pendant le Moyen Âge. Thomas dAquin le traite explicitement dans le De lunité de lintellect. Le phénomène fondamental quil doit faire entrer en ligne de compte est que cet homme singulier intellige (hic homo singularisintelligit). Sa réponse audacieuse est que, de même que les autres fonctions de lâme, lintellect est la forme du corps, et dun corps physique, individuel. Comprendre est le fait de lindividu. Du coup, Thomas est le précurseur lointain de lidée romantique de lherméneutique. Celle-ci prend comme point de départ une formule qui sonne comme du latin scolatique, mais qui fut probablement frappée par Goethe dans une lettre à Lavater du 20 septembre 1780 : « lindividu est indicible (individuum est ineffabile) ». Si lacte par lequel je comprends nest pas le même que celui par lequel mon prochain comprend, et encore moins lacte de quelque principe impersonnel commun à lensemble de lhumanité, il nous faut, pour comprendre faire un effort spécial pour saisir ce que nous voulons connaître et pour lassimiler, un effort que chacun doit prendre sur soi et accomplir à sa façon absolument individuelle. B. Le problème herméneutique lié au problème du statut charnel de lhomme Cest ainsi que les penseurs médiévaux lont vu. Lhomme parle parce quil est charnel. Les anges, eux, ne parlent pas, parce quils nen ont pas besoin[2]. Ceci peut nêtre quune constatation purement négative : la grossièreté de notre chair nous empêche davoir un accès direct à la pensée dautrui. Mais elle renvoie en même temps à quelque chose de plus positif. Nous nous exprimons nous-mêmes à travers ce que nous disons à notre prochain. La connaissance est médiatisée à travers une chair sociale. La connaissance de soi nest possible que par la médiation de lami[3]. On a de la sorte une analogie entre lindividu et la société. La cité joue le même rôle que la chair. Les réalités sociales sont de nature charnelle. Maintenant, Thomas dAquin fait écho à Aristote quand il réfléchit sur ce qui est menacé par ses adversaires, pour lesquels tels en tout cas quil les comprend, lacte dintelliger est collectif. Cette idée menace ce quil appelleconversatiocivilis, ce que nous traduisons sans doute par « la vie sociale ». Lexpression est intéressante, et encore plus du point de vue de lherméneutique moderne, à partir de la Dialectique de Schleiermacher, pour lequel la conversation est le modèle de la communication linguistique. Il faut que la conversation continue. C. La conversation est de nature politique Ainsi est-ellecivilis, de nature politique, voire, constituant la cité comme telle. De la sorte, nous pouvons spécifier la dimension politique de lherméneutique médiévale. Elle se situe au-delà des théories politiques explicites, telles quelles sont exprimées dans les divers commentaires à la Politique dAristote, alors fraîchement redécouverte. En dernière instance, la cité est possible et nécessaire parce que nous ne pouvons pas communiquer dune autre façon que par le langage, dans la mesure où nous sommes des individus incapables de communier dans la saisie intuitive dune seule et unique vérité, mais qui ont à la partager en échangeant leurs pensées. Ainsi Rémi Brague a esquissé une approche possible de la subjectivité dans la pensée médiévale en se servant du concept de chair. Il a mis en relief quelques points de contact avec certains problèmes contemporains qui pourraient rendre ce concept pertinent, pour nos soucis daujourdhui. Ce faisant, il ne prétend nullement enrôler lhistoire de la philosophie au service de telle ou telle de nos modes intellectuelles. Il pense cependant que les réflexions les plus contemporaines ne doivent pas se limiter à dialoguer avec les penseurs antiques ou modernes, et que les auteurs médiévaux doivent être considérés comme des partenaires tout à fait dignes dêtre écoutés. LE TRANSFERT DU SAVOIR À TRAVERS LES LANGUES ET LES CULTURES A. Un mouvement millénaire de transfert a) Le premier épisode est un passage de très longue durée du grec au latin. Il commença avec lapprentissage du grec par lélite romaine, au lendemain de la conquête du sud de lItalie, puis de la Grèce continentale par les armées de Rome, au IIe siècle avant J.-C. Cette acculturation nétait dailleurs que laspect linguistique dun mouvement de plus grande ampleur qui mena Rome à se repenser elle-même dans toutes ses dimensions[4]. Cet épisode a duré six bons siècles, de Cicéron ( 44 avant J.-C) à Boèce ( 524), en passant par les chrétiens de langue latine du IVe siècle. Ceux-ci ont traduit des auteurs chrétiens [notamment des Pères de lÉglise]. Ainsi Rufin, grâce auquel nous possédons plus que des lambeaux dOrigène. Mais ils ont aussi traduits des auteurs païens comme Marius Victorinus qui a peut-être traduit du Plotin. De ce mouvement densemble, on pourrait dire aussi quil a duré Presque un millénaire, si lon va jusquaux traductions de Némésios dÉmèse (que lon prenait pour Grégoire de Nysse), du Pseudo-Denys lAéropagite et de Maxime le Confesseur faites du grec au latin par Jean Scot Érigène ( 877) qui les intégra à son De la division de la nature. Jean, comme son double surnom lindique venait dIrlande. Le bout du monde, donc, que les bouleversements liés aux migrations (les prétendues « invasions barbares ») navaient pas troublé et où un peu de culture grecque avait survécu dans les couvents. Parallèlement on na pas traduit uniquement vers le latin, on a également traduit du grec vers les langues des chrétiens dOrient. Cest surtout le cas pour le syriaque, laraméen parlé par les chrétiens du Moyen-Orient parlé du VIe au VIIIe siècle. On a ainsi traduit vers les langues nationales dautres peuples chrétiens, comme larménien et le géorgien. Ainsi, il existe un texte dun grec, lévêque de Lyon saint Irénée, la Démonstration de la prédication apostolique, que nous ne possédons quen arménien et dans des traductions faites à partir de cette langue. b) Le second épisode de notre histoire, le premier à se situer incontestablement au Moyen Âge, est le mouvement des traductions faites vers larabe aux IXe et Xe siècles. Il ne sagira ici que des traductions du grec, fait massif, parce quelles concernent des uvres qui relèvent de la philosophie. Sur celles-ci, nous possédons de nombreux travaux monographiques, et déjà quelques synthèses[5]. Ces traductions sétalent sur une période qui dura un siècle et demi (800 à 950). La première serait de 782 la Topique dAristote. Le mouvement sarrête au moment où les Arabes en viennent à croire quils ont assimilé en sa totalité le savoir grec, voire quils lont prolongé et dépassé[6]. À la suite sera traité le troisième épisode qui verra lEurope sapproprier ou se réapproprier, notamment par des traductions lhéritage grec, mais aussi islamique. B. Le cadre Reconstitution du contexte densemble du mouvement des traductions vers larabe. Le cadre général, à long terme est la conquête arabe qui constitue un phénomène historique exceptionnel. Il nest pas rare que des peuples dune civilisation moins avancée conquièrent des civilisations plus avancées. Les Romains avaient de même conquis la, Grèce, les Francs la Gaule, etc. Mais habituellement les conquérants sassimilent aux conquis : les Francs ont oublié leur langue et leur religion dorigine ; ils ont appris le latin vulgaire que parlaient les Gaulois, et ont appris le christianisme que ceux-ci pratiquaient. Mais, si les conquérants arabes ont emprunté la culture des peuples vaincus, ils ont imposé leur langue et leur religion. Sétalant sur plusieurs siècles, il faut noter ensuite, comme condition favorable, un essor économique du monde conquis[7]. La conquête arabe sest emparée de régions de haute et vieille culture : le Moyen-Orient était dès lAntiquité un centre de gravité économique et culturel ; dans lEmpire romain, la moitié orientale était déjà la plus prospère. La conquête mit fin à la rivalité entre lEmpire byzantin et la Perse, au profit dun troisième larron qui engloba la seconde et la partie la plus richedu premier. Les routes commerciales se redéfinirent en fonction du nouvel Empire. Le pillage remit en circulation lor qui dormait dans les tombeaux égyptiens et sur les icônes, provoquant un appel dair économique. Une classe de marchands, mais aussi de fonctionnaires se développa. Elle disposait de loisirs, condition indispensable de la haute culture. Par ailleurs, elle maîtrisait larabe, langue dans laquelle elle commerçait et administrait. Elle put donc prolonger la tradition culturelle de la région, qui était déjà plusieurs fois centenaire. Le cadre le plus proche est la dynastie abbaside, au pouvoir depuis la révolution de 750. Celle-ci est sous influence persane plus quarabe. Or, daprès une hypothèse fascinante de Dimitri Gutas, la politique de traduction pourrait se replacer dans le contexte dune revendication de lhéritage zoroastrien de la Perse ancienne. La religion de Zoroastre avait été la religion nationale iranienne avant la conquête arabe. Elle supposait que la vérité religieuse était éparse dans f=différents livres et devait être recueillie dans un tout unique. Cest ce que les califes abbasides, héritiers des souverains persans, auraient voulu faire eux aussi, en étendant le projet au savoir philosophique grec[8]. Un autre élément est à mentionner, lui aussi lié à la nature de la nouvelle dynastie. Lislam omeyyadeétait resté la religion de la seule classe dirigeante issue de la conquête. En revanche, lislam abbaside est prosélyte. Il cherche donc à répondre aux objections des zoroastriens, en particulier de ceux qui navaient adopté lislam quen façade, ainsi que des théologiens chrétiens, formés à la logique aristotélicienne. En conséquence les gens du Kalâm[9] ont besoin de manuels de controverse. Or, les uvres logiques dAristote peuvent remplir cette fonction. Un souci de ce genre explique pourquoi le premier texte qui sera traduit du Philosophe en fonction du service attendu de lui, à savoir les Réfutations sophistiques[10]. C. Que traduit-on quand on traduit ? La dogmatique musulmane a en effet résolu le problème posé par lincompatibilité du Coran et de la Bible en déclarant que les deux parties de celle-ci avaient été falsifiées par leurs possesseurs : Juifs pour la Torah, chrétiens pour lÉvangile. Ce dogme est connu sous le terme technique de tahrîf[11]. Il a pour conséquence que les textes bibliques ne sont à peu près pas étudiés par les musulmans, que leur lecture leur est interdite par certains adiths [principes de gouvernance personnelle et collective pour les musulmans], et quen tout cas il nen existe pas de traduction à lusage des musulmans.Il ny a pas déquivalent musulman de la Septante ou de la Vulgate. La Bible a été traduite en arabe par et pour des Juifs, comme Saadi Gaon , ou par ou pour des chrétiens. Il nest dailleurs pas totalement exclu quune traduction ait existé avant Mahomet, à lusage des tribus chrétiennes dArabie. Mais nous nen possédons aucun fragment. Ce quon traduit du grec est en gros du savoir utilisable. On ne rencontre pas de souci esthétique. Par suite, on na pas traduit de littérature, ni non plus dhistoire. Le nom dHomère est connu, mais son uvre est réduite à quelques sentences morales. Les tragiques, les lyriques, les historiens, etc. sont ignorés. Ce que lon traduit en revanche, et dabondance, ce sont des sciences et de la philosophie dans la mesure où lon peut distinguer les deux de façon tranchée à lépoque. Quant à ce que nous appelons « sciences », les traductions vers larabe ont permis lappropriation du savoir grec par le Moyen-Orient et lAndalousie islamisés. Ce savoir a été enrichi par lapport personnel des savants arabes, qui a permis des progrès notables en mathématiques, optique, astronomie, etc.[12] D. Part de la traduction dans la constitution dune culture En islam, la ligne de démarcation ne passe pas entre le savoir et un autre domaine (foi, religion, etc.), mais entre deux types de savoir : sciences islamiques et sciences extérieures. Le mot arabe pour la « savoir » (ilm) possède demblée une connotation religieuse. Et réciproquement la religion représente un « savoir ». La période ayant précédé lislam est désigné classiquement comme « lignorance » (jâhiliyya). On répète à satiété un hadith faisant léloge du « savoir » : « cherchez le savoir, même en Chine ». Rien de tel pour propager limage dun islam ami des sciences, compatible avec la modernité, voire facteur de progrès, etc. En fait, lorsque le hadith fut mis en circulation, il ne sagissait nullement dune légitimation de la physique ou de la géographie. Le motilm ne signifie science que sil est employé en un rapport dannexion : « science de la nature », « science de la langue », etc. Employé absolument, il désigne le savoir religieux, plus précisément la connaissance révélée par Dieu des devoirs de lhomme. Le hadith en question fait partie dune série de déclarations mises dans la bouche de Mahomet et disant les mérites de ceux qui nhésitent pas à entreprendre de longs voyages pour aller recueillir de la bouche même des transmetteurs des traditions sur le Prophète[13]. Il sagit donc dun hadith apportant une légitimation du hadith lui-même , non du savoir en général. Une description de lExtrême-Orient à lusage des négociants le remarque avec surprise : les Chinois nont pas de ilm. Le traducteur français ajoute avec raison : »Les Chinois nont pas de science de la Loi ». Le savoir religieux, comme le fiqh, le hadith, lexégèse coranique avec ses sciences auxiliaires comme la grammaire, la poésie, etc., doit être dorigine interne. Dans la réalité, le droit vient soit des pratiques arabes antérieures, soit des peuples conquis, et il est attribué fictivement au Prophète. Le travail dinscription de lhéritage culturel affecte en premier lieu, et de façon paradoxale, la langue arabe elle-même, et ce dans son document censé normatif, le Coran. On pourrait parler, en exagérant un peu, dune arabisation de larabe lui-même. La langue du Coran était la langue quon parlait dans la Péninsule arabique du VIIe siècle : un mélange de dialectes, avec une forte injection de mots et de tournures empruntés à la langue de la haute culture, le syro-araméen (syriaque). Cest le travail des commentateurs coraniques et des grammairiens qui expliqua tout passage en se fondant sur les seules ressources dun arabe en grande partie postulé ad hoc. En revanche, le savoir profane a le droit dêtre dorigine étrangère. Il vient de Perse ou de Grèce. La Perse fonctionnait elle-même dailleurs souvent comme relais de lInde. Cest le cas par exemple pour les chiffres que nous appelons encore »arabes ». Ce savoir vient par des traducteurs. E. Place de lautre dans la constitution dun espace public Toute société se caractérise par une façon déterminée de négocier ses rapports avec les autres. La société islamique médiévale est issue de la conquête par une minorité guerrière arabe de vastes populations qui avaient déjà dautres religions. Elle a donc cette particularité que, en elle, lautre est déjà là. Mais si lon peut dire, tous les autres ne sont pas aussi autres que d autres. Dans lespace islamique, en principe, le païen na pas de place. En revanche, le Juif et le chrétien ont une place, régie par les règles de la dhimma ou « protection ». De même, dans le mouvement des traductions, les traducteurs ne sont jamais des musulmans. Ce sont pour la plupart des chrétiens, des trois dénominations dominantes, avec quelques Sabiens.[14]. La langue de culture pour les chrétiens est le syriaque, leur langue liturgique le grec. Les traducteurs connaissent déjà les langues à partir desquelles ils traduisent. Il y a certes des exemples de traducteurs allant faire des voyages détudes en Grèce pour se perfectionner. Mais il sagit de chrétiens pour lesquels le grec était déjà au moins langue liturgique. On retrouve ici, transposéeau niveau de la culture, une structure fondamentale de la civilisation islamique. Celle-ci a pour particularité que létranger y est aussi à lintérieur. Cela correspond à une pratique courante des États musulmans : ce ne sont pas les musulmans, mais les « protégés » qui sont chargés des contacts avec leurs équivalents extérieurs, lorsque ceux-ci ne sont pas politiques ou militaires. Ce sont eux qui se chargent du commerce, etc. Ainsi, on connaît des familles chrétiennes entières qui furent de père en fils interprètes (dogman) auprès de la Sublime Porte. De même, parmi les traducteurs du Ixe siècle, il ny a pas de musulmans. Presque tous sont des chrétiens dOrient de diverses dénominations : jacobites, melkites, mais surtout nestoriens[15]. Les quelques autres à cette communauté religieuse dont lhistoire peut fasciner, les Sabiens dont les élites étaient peut-être les derniers héritiers des philosophes païens de lécole dAthènes[16]. Aucun musulman na appris le grec, encore moins le syriaque. Les chrétiens cultivés étaient souvent bilingues, voire trilingues : ils utilisaient larabe pour la vie quotidienne, le syriaque pour la liturgie, le grec pour la culture. Les traducteurs qui ont fait passer lhéritage grec vers larabe sont des artisans qui travaillent pour des personnes privées, sans soutien institutionnel[17]. F. Vocabulaire de lacte de traduction : interpréter, transporter Tarjama, « interpréter », est un vieux verbe araméen, puis hébraïque, sans doute formé sur le substantif akkadien pour « interprète ». Le mot arabe apparenté, turjuman a donné notre « truchement ». Mais on a aussi naqala, « transporter », effectuer une translation. Chez les traducteurs dAristote, cest la racine qui fut choisie pour rendre les trois genres du mouvement selon le lieu ou déplacement (phora). Les représentations véhiculées sont significatives : « transporter » implique que lon déplace un contenu qui reste identique ; « faire sortir » implique que seule la traduction fait sortir le texte de son trou, le fait accéder à un espace public. Tout est censé sêtre passé comme si le savoir était composé dobjets meubles, quil se serait agi dimporter dune région à lautre comme des denrées dans le négoce international. Le transport des manuscrits est relaté comme une mission dexploration rapportant des curiosités exotiques. Des textes reprennent ces représentations et les articulent. Lidée de translatiostudiorum dAlexandrie à Bagdad se lit chez Farabi, avec laffirmation dune continuité parfaite de lenseignement de maître à étudiant. Il sagit pour le philosophe de se présenter comme lhéritier dun savoir quil aurait reçu sans déperdition depuis ses origines grecques. Ibn Khaldûn suppose implicitement que la traduction est un simple processus dépluchage de la coquille linguistique, celle-ci étant supposée indifférente au contenu. Il explique ainsi pourquoi les manuscrits traduits nont pas été conservés. La traduction ne saccompagne daucun sentiment de déperdition par rapport à loriginal. Ladage « traduttoretradittore » na pas cours. Au contraire, un texte de Biruni explique que la traduction en arabe ennoblit les textes traduits. G. Le rapport aux grecs dans chaque culture Le savoir est dorigine grecque. Il est censé très concrètement, être venu du pays des Grecs, ce qui veut dire lEmpire byzantin.Mais les auteurs arabes distinguent avec soin les Grecs à traduire des Grecs actuels. Cette attitude vérifie une sorte de loi historique selon laquelle les conquérants sapproprient éventuellement le passé des indigènes, mais méprisent les indigènes présents. Les Romains traduisaient les Grecs, mais méprisaient les graeculi. Les colonisateurs ont tendance à plaquer le pays colonisé sur son histoire passée. Octave Houdas imposa larabe littéral dans les medersas algériennes où les professeurs auraient souhaité enseigner en dialecte. On constate donc un double mouvement de valorisation des Grecs passés et de dévalorisation des Grecs présents, les gens de lEmpire romain dOrient (Byzantins), qui sont les adversaires directs des califes. Les Grecs anciens sont nivelés par le haut. Il faut dire que lorsquil est question des « Grecs », cela signifie en gros « les philosophes », voire « Aristote ». Ainsi, le médecin et libre-penseur Razi écrit que les Grecs étaient un peuple chaste. Il navait jamais entendu parler dAristophane, ou des romans damour grecs, encore moins des graffitis obscènes. Maïmonide distingue les « lois des Grecs » et les « folies des Sabiens ». Ces Grecs imaginaires sont censés navoir jamais ajouté aucune foi en lastrologie. En revanche, les Grecs présents, les gens de Byzance sont censés nêtre que des dégénérés. Le ton est dabord modéré, comme au IXe siècle, dans un texte de Jâhiz : les « Romains » de Byzance sont de grands savants ; comment donc peuvent-ils croire à lIncarnation, qui entraîne mille absurdités et inconvenances pour Dieu[18] ? Il est remarquable que lhypothèse inverse, à savoir que le dogme chrétien sil enlève lacquiescement de gens très doués, pourrait ne pas être aussi absurde quil ne paraît, ne semble pas avoir effleuré lesprit du polémiste
Plus on avance dans le temps plus le ton monte. Ainsi, à la fin du XVe siècle, Suyuti raconte une anecdote selon laquelle les uvres des philosophes antiques auraient été enterrées par les Byzantins, qui sen seraient ensuite débarrassés avec joie lorsque les califes vinrent les leur demander. Le sens de ces calomnies est clair : les Grecs daujourdhui ne méritent plus lhéritage de leurs propres ancêtres. Les seuls héritiers légitimes des Grecs antiques ne sont pas leurs descendants corporels, mais bien les Arabes. H. Place de la traduction dans la culture étudiée Le monde islamique na montré à peu près aucun intérêt pour lautre en tant que tel. Cela dure jusquà lépoque ottomane [1299].Ceux qui sont obligés de séjourner en pays chrétien, comme les ambassadeurs de la Sublime Porte ou les militaires faits prisonniers avant dêtre échangés, ne racontent guère leur expérience. À linverse, les populations des pays islamisés ont du mal à comprendre que des voyageurs puissent venir de loin pour les observer. Cest ce que le voyageur français Jean Chardin remarque encore à propos des Persans quil avait visités en 1686 : Pour ce qui est des voyages, ceux de simple curiosité sont encore plus inconcevables aux Persans que les promenades. Ils ne connaissent point la volupté que nous ressentons à voir des manières différentes des nôtres et à ouïr un langage quon nentend point (
). Mais ils sarrêtaient particulièrement sur ces mots de Gentilshommes curieux de voyages, ce quon navait pu traduire en leur langage, sans un air dabsurdité quont toutes les choses non pratiquées ou même inconnues. Ils me demandaient si cétait possible quil y eût des gens parmi nous qui voulussent prendre la peine de faire deux ou trois mille lieues avec tant de risque et dincommodité, pour voir seulement comment on était fait et comment on faisait en Perse, et sans autre dessein. Rémi Brague souligne quil faut donc prendre conscience dun fait qui constitue comme larrière-plan invisible de lentreprise de traduire. Il veut ainsi parler de leffort qui consiste à se traduire soi-même dans une autre culture, en essayant de la comprendre comme elle sétait comprise. Il semble que personne dans le monde islamique (les musulmans comme les Juifs et les chrétiens) ne soit allé au-delà de la traduction au sens le plus concret, le plus linguistique du terme. Personne na cherché à faire porter pour ainsi dire la traduction sur soi-même en se transportant dans un autre univers de pensée. Cest pourquoi on na pas traduit une vision du monde, on la bien plutôt transposée. Cela reposait sur lidée plus ou moins consciente selon laquelle chaque culture peut trouver dans une autre culture des équivalents terme à terme. Cest ce qui permettait par exemple à Hérodote de faire comprendre sans autre forme de procès les noms des dieux égyptiens à ceux des dieux de lOlympe[19]. Ainsi, lorsquil fallait traduire un texte grec qui parlait des dieux du Plotin arabe, les dieux devenaient des anges, les démons des djinns[20]. De même, les traducteurs de la Poétique dAristote qui vivaient dans une civilisation qui ignore le théâtre, rendent le mot « tragédie » par « poésie laudative » et « comédie » par « poésie satirique ». Averroès ne fait que les suivre, et ninnove en rien, contrairement à ce que raconte Jorge Luis Borges, qui a fait de la perplexité du Commentateur le sujet dune nouvelle célèbre [« La busca (recherche) de Averroès »]. Nattendons donc pas de la part de ces traducteurs quelque chose danalogue au sens historique moderne. I. Arabes et latins De la sorte, le monde islamique représente un cas symétrique à celui du monde latin. Les Romains ont adapté, mais très peu traduit. En revanche, ils ont appris le grec. Le monde islamique, lui, a beaucoup traduit, au point que les Arabes sont peut-être les inventeurs de la traduction. Mais les musulmans nont pas appris le grec. Ceux qui le connaissaient avaient été élevés bilingues, parce quils étaient fils dun père arabe et dune mère grecque[21]. Aucun musulman ne semble jamais avoir appris une langue étrangère pour des raisons théoriques et pas, par exemple, pour des raisons commerciales. La seule exception est peut-être Farabi. Un de ses biographes rapporte quil aurait passé sept ans en « Grèce » pour y étudier. Son témoignage est dautant plus intéressant que le mot employé nest pas « Rûm », qui désigne Constantinople, mais bien « Yunan » qui ne désigne que la Grèce. Or, on se demande où, vers quel centre denseignement de la Grèce de lépoque aurait bien pu aller un étudiant venu du monde musulman. Par ailleurs, le philosophe ne semble pas avoir fait preuve dune connaissance du grec très profonde. Il lui arrive de citer quelques mots de cette langue. Mais les explications étymologiques des titres des dialogues de Platon quil donne sont parfois tout à fit fantaisistes. Lunique véritable exception est Biruni. Mais elle confirme la règle : la langue quil avait apprise nétait pas le grec, mais bien le sanskrit. Biruni lavait appris au point de pouvoir traduire de cette langue à larabe et inversement. Il se servit de cette connaissance afin de donner de la religion des Hindous une présentation admirable dimpartialité. LENTRÉE DARISTOTE EN EUROPE LINTERMÉDIAIRE ARABE Les textes que les Arabes avaient traduits ont été à leur tour traduits vers le latin, soit directement à partir du grec, soit à partir des traductions qui étaient luvre des Arabes. Enfin, certains des textes philosophiques rédigés directement en arabe et qui prolongeaient lacquis grec, ont été aussi lobjet de traductions européennes. A. Un itinéraire espagnol Traduction en latin à partir du grec Jusquau XIe siècle, lEurope de culture latine ne connaît pas grand-chose dAristote : le début de luvre logique, les Catégories et le De linterprétation, dans la traduction de Boèce. Celui-ci, lun des derniers Romains qui ait été parfaitement bilingues, avait le projet de traduire et de commenter en latin tout Aristote, et dailleurs aussi tout Platon. Son exécution en 524 lempêcha daller très loin dans la réalisation de ce projet immense. Pendant six siècles, on en resta là. Au XIIIe siècle, Robert Grosseteste, évêque de Lincoln, traduisit lÉthique à Nicomaquevers 1246, et une partie du Traité du Ciel. Puis le dominicain flamand Guillaume de Moerbeke sattela systématiquement à traduire ou à réviser lensemble des uvres dAristote, ce quil fit entre 1260 et 1280. Ce sont les traductions que la scolastique[22] et saint Thomas lui-même (1225-1274) ont utilisées. Ces traductions continueront à faire autorité jusquà ce que les humanistes italiens en critiquent le style, quils trouvaient mauvais daprès leurs critères. Ils d sefforceront de les concurrencer dans un latin plus cicéronien. Ainsi le [stoïcien] de Florence Leonardo Bruni [1369-1444] retraduisit lÉthique à Nicomaque. Ensuite, ce furent les langues modernes qui prirent le relais. Traduction en latin à partir de larabe Ce mouvement est issu lui-même des traductions à partir du grec et/ou du syriaque qui avaient été faites au IXe siècle à Bagdad. Cela sest passé en Espagne, à Tolède à partir de 1130 environ. Il concerna dabord des textes qui peuvent être classés plutôt dans la « science » que dans la « philosophie ». On mentionne souvent la mission de Jean de Vaudières (900-974) abbé de Gorze en Lorraine. Lempereur Otton III lavait envoyé en ambassade à Cordoue en 953, auprès du calife Abderrahman. Il y a rencontré des savants qui connaissaient larabe ; il a pu en rapporter des livres en cette langue, mais les sources dont on dispose nen disent rie. La présence de connaissances mathématiques et astronomiques dorigine arabe est en tout cas attestée dans la Lorraine de cette époque[23]. Les premières traces de linfluence dun savoir arabe, en astronomie, se trouvent chez Gerbert dAurillac (né vers 940), pape de 999 à 1003, sous le nom de Sylvestre II. Gerbert avait passé trois ansau couvent de Vich, en Catalogne chrétienne, où il a appris les mathématiques et lastronomie que lon cultivait de lautre côté de la frontière religieuse. Les premières traductions avaient un but tout pratique : on mettait en latin des manuels de médecine, darithmétique ou dastronomie. Cest ainsi que lécole médicale de Salerne, au sud de Naples, bénéficia des traductions de Constantin lAfricain. À Tolède, plus particulièrement, cest surtout à traduire des textes philosophiques que lon sattache. On connaît lactivité de certains traducteurs : Gérard de Crémone (1114-1187), qui traduit les Seconds Analytiques, complétant ainsi le corpus des écrits logiques dAristote, la Physique et le De la génération et de la corruption. Michel Scot traduit les uvres biologiques, rassemblées sous le titre De animalibus, avant 1220. Parallèlement, on traduit les philosophes arabes. Ainsi larchiduc Gundissalinus (Gonzales) traduit des uvres dAvicenne, avec laide de Johannes Avendehur, qui est sans doute Juif. B. Quelques réflexions Le choix des textes traduits est significatif. Selon Rémi Brague, la vague des traductions avait commencé avec des ouvrages techniques. On aurait très bien pu en rester là. Cest ce que montre lexemple de Byzance. On y a traduit de larabe que des traités de médecine, mais rien philosophie. Doù un paradoxe amusant : les noms des philosophes arabes napparaissent en grec byzantin que dans les traductions des uvres de Thomas dAquin effectuées au XIVe siècle. En revanche, la chrétienté latine, comme avant elle lislam irakien du IXe siècle, a connu, outre des traductions «pratiques », ce que lon pourrait appeler des traductions « théoriques ». Lexistence de ces dernières ne va pas de soi et doit être expliquée. Le contenu de telles traductions « théoriques » ne se limite pas au corpus aristotélicien, loin sen faut. Il comporte, avec Aristote, les commentateurs et les philosophes qui se placent dans son sillage. Luvre dAristote na jamais été séparée de la « sauce » qui aide à la comprendre, voire des uvres qui, dans toutes les sciences, témoignent des mêmes préoccupations intellectuelles. À la limite, cest lensemble du savoir grec qui entre en Europe, y compris à travers des auteurs postérieurs au Stagirite. La méthode suivie pour traduire est intéressante[24]. Elle est présentée dans le prologue du De lâme dAvicenne. Elle suppose la collaboration de deux personnes : un premier traducteur lit le texte arabe et le traduit oralement en langue vernaculaire. Nous ne savons pas sil sagissait dun dialecte espagnol ou peut-être de larabe dialectal. Puis, un second traduit ce quil entend vers le latin. Le premier traducteur est un Juif ou un chrétien mozarabe[25] ; le second est un clerc chrétien. Les traductions faites à Tolède sont utiles en première approche, mais elles ne sont pas encore entièrement satisfaisantes. En effet, traduire une traduction multiplie les risques de distorsion. Leurs défauts eurent pour conséquence que lon y eut recours que faute de mieux, avant que des traductions directes fussent disponibles, ou là où celles-ci nétaient pas encore diffusées. On ne devra donc pas exagérer limportance des traductions arabo-latines dAristote. Il est une conséquence importante qui est moins dans le sillage des traductions tolédanes que parallèle à celles-ci. En effet, à côté de ce mouvement de traduction qui sadresse à des chrétiens, court un autre mouvement, daussi vaste ampleur, mais cette fois en milieu juif. Chassés dAndalousie musulmane par les Almohades[26](1148), des familles juives sont remontées vers le Nord pour sinstaller en terre chrétienne, en Catalogne ou en Provence. Parmi eux, la famille Ibn Tibbon produisit trois générations de traducteurs en hébreu, dont chacune, le parallèle est significatif, correspond à une étape dans lappropriation du savoir arabe par les communautés juives : 1) Jehuda traduisit des textes de spiritualité ou dapologétique, rédigés en arabe mais par des auteurs juifs ; 2) son fils Samuel traduisit avant tout le Guide des Égarés de Maïmonide, uvre juive, certes, mais qui légitime létude du savoir profane ; il entame aussi la traduction des uvres dAristote, en commençant par les Météorologiques dont il avait besoin pour interpréter le récit de la création dans la Genèse selon la méthode de Maïmonide ; 3) Moïse, fils de Samuel, traduisit massivement les uvres scientifiques et/ou philosophiques de païens, dont Aristote et de musulmans, dont avant tout Averroès. Or, ce mouvement de traduction vers lhébreu chez les Juifs du nord de la Méditerranée, a été déclenché et est resté soutenu, au moins en partie, par un souci démulation : il sagissait dimiter les traductions latines faites par les chrétiens, voire de rivaliser avec celles-ci. C. Le rôle du monde arabe Comment apprécier le rôle des Arabes dans cette transmission du savoir ? Il faut tout dabord sentendre sur le sens de ladjectif « arabe ». On peut entendre par là, comme nous invite à le faire un contresens qui a la vie dure, les musulmans. Mais on peut aussi comprendre : les arabophones, gens de langue et de culture arabes, abstraction faire de leur appartenance religieuse. Auquel on peut englober dans cet adjectif les chrétiens qui vivaient sous domination musulmane, comme les Mozarabes dEspagne, ou les Juifs qui partageaient leur condition, ou encore quelques rares « Sabiens ». On peut exprimer ce rôle dans le cadre de la théorie antique et médiévale de quatre causes. 1) Les Arabes entendus comme arabophones ont été cause matérielle, puisque les manuscrits traduits étaient écrits dans leur langue. Ceci ne concerne quune petite partie de ce qui a été traduit dAristote vers le latin. 2) Les Arabes ont-ils été cause efficiente de la transmission de la culture grecque à lEurope ? Si lon entend par là les musulmans, leur rôle est nul. Ils nont pas transmis eux-mêmes de façon active, ni en traduisant, ni même en fournissant des textes. Dans lIrak des IXe-Xe siècles, les traducteurs avaient dailleurs été quasi exclusivement luvre de chrétiens. Si en revanche on entend par là des arabophones, à lévidence ce sont bien eux qui, de par leur connaissance de la langue de départ, ont rendu possibles les traductions tolédanes. 3) De façon plus décisive, les Arabes ont été cause formelle. LAristote que lon traduit de larabe, même sil ne constitue quune petite partie du corpus fait signe vers plus que lui-même. Au-delà dAristote, le philosophe de Stagire et de ses uvres, il y a en effet « Aristote », dont le nom sert de pavillon pour toute une tendance bien plus vaste. Cest dabord , quant au contenu de ce qui entra en Europe, tout un ensemble duvres dues à des philosophes arabes qui étaient en effet aristotéliciens : un peu de Kindi et de Farabi, beaucoup dAvicenne, plus tard à peu près tout dAverroès. Mais il y a plus : la place centrale accordée à Aristote est-elle aussi un fait arabe, plus précisément andalou. La renaissance aristotélicienne a bien commencé en Occident mais pas en terre chrétienne. Elle commence dans lAndalousie sous domination islamique. Laristotélisme comme fidélité à Aristote, à un Aristote « pur » ou supposé tel, est une spécialité de la région. Le premier philosophe que nous connaissions suffisamment et que lon puisse considérer comme « aristotélicien » est Ibn Bâjja (1085-1138). Ibn Bâjja a commenté les uvres logiques de Farabi, mais il ignore Avicenne qui est pourtant plus récent. Nous ne savons pas pourquoi. Il est possible quil ait choisi délibérément de nen pas tenir compte, de « lignorer » si lon veut. Mais il est tout à fait possible que luvre dAvicenne ne soit pas encore parvenue en Andalousie à lépoque où il vivait. Ainsi, lhistorien des sciences Sâid al-Andalusî (1070) dans son livre Génération des nations(Tabaqât al-umam), qui date de 1068, ne mentionne pas une seule fois Avicenne. On peut peut-être faire une conjecture sur la date dentrée dAvicenne en Andalousie. Le poète et apologète juif JehudaHalévi (1075-1141), dans son Kuzari (1140), donne à deux reprises un exposé des thèses fondamentales de la philosophie. Au livre I, le modèle estIbn Bâjja ; mais au livre V, cest e système dAvicenne qui est résumé. Il se peut donc que Halévi ait pris connaissance dAvicenne alors quil était déjà engagé dans la rédaction de son chef duvre, ce qui indiquerait que luvre dAvicenne a commencé à se diffuser en Andalousie dans les années 30 du XIIe siècle. Même après la réception de luvre dAvicenne dans lOccident musulman, on peut en tout cas y sentir la persistance dune sorte de réserve envers celle-ci. Certes le premier aristotélicien juif, Abraham Ibn Daoud, lauteur de la «Foi sublime » (EmunahRamah) est avicénien. Mais Maïmonide dans sa lettre à son traducteur, Ibn Tibbon, ne place Avicenne quau second rang derrière Farabi. Quant à Averroès, il attribue à linfluence dAvicenne la corruption de la philosophie aristotélicienne quil entend restituer à sa pureté. 4) Les Arabes ont surtout, selon Rémi Brague, rempli un autre rôle pour lequel il lui faut remplacer la quatrième des causes aristotéliciennes, la cause finale, par une autre venue de Sénèque : la cause exemplaire.La transmission du savoir ne se fait pas dune façon purement hydraulique. Il nécessite un besoin, une demande. Or, ce besoin est formulé avant même que lon ne songe à le combler en empruntant au monde arabe. Un tel besoin est plus vaste, et englobe tout un mode de vie. Abélard, dans son Dialogue entre un philosophe, un Juif et un chrétien (probablement rédigé entre 1136 et 1140), met en scène un philosophe. Ce personnage anonyme est présenté comme un descendant dIsmaël, et comme circoncis. Il sagit donc indubitablement dun musulman. Il est remarquable que celui-ci cherche une éthique purement « laïque », un bonheur purement « philosophique ». Il nest pas exclu quAbélard ait construit ce modèle à partir des ragots sur Ibn Bâjja qui lui seraient parvenus alors quil se trouvait à Cluny, abbaye qui entretenaitdes contacts suivis avec lEspagne. Cest-à-dire, paradoxalement, à partir dun modèle qui existait déjà sur le point de seffacer dans le monde musulman qui lavait vu naître. Toujours est-il que le portrait du philosophe, comme type humain, précède ainsi de plusieurs dizaines dannées ses réalisations. Peu importe que celles-ci soient réelles, oniriques chez certains aristotéliciens radicaux de la Faculté des Arts de la Sorbonne du XIIIe siècle, ou cauchemardesques, chez les censeurs ecclésiastiques. Le modèle ne quittera pas lEurope et ne cessera pas de le hanter. Quand lEurope fera appel à larabisme, elle savait déjà ce quelle cherchait.
[1] Voir Platon, Parménide, 135 c 2 ; Aristote, Métaphysique, G, 4, 1006 b 8. [2] Voir Thomas dAquin qui admet une locutio, mais directe, non sonore, ST,Ia, q. 1017, a.1, ad.1 m. [3] Voir Aristote, Ethique à Nicomaque, IX, 9, 1169 b 33-34 et le commentaire de Thomas dAquin à lendroit, IX, x, § 1896, p. 496 a. [4] Voir C. Moatti, La Raison de Rome. Naissance de lesprit critique à la fin de la République, Paris, Seuil, 1997, p. 57-95. [5]Gutas, GTAC, et dAncona Costa, CS. [6] Voir Gutas, GTAC, p. 151 s. [7] Voir la synthèse de M. Lombard, LIslam dans sa première grandeur (VIIIe-XIe siècle), Flammarion, 1971. [8] Voir Gutas, GTAC, p.36-45. [9]Bien qu'inspirée par la méthode de raisonnement rationaliste de la philosophie antique, le kalâm s'en différencie sur plusieurs points, en particulier la nature de Dieuet celle de l'âme. Ainsi, Aristote cherche à démontrer l'Unité de Dieu, mais il considère qu'il ne peut être le créateur de l'univers. La connaissance de Dieu n'est alors qu'une extension de la connaissance de l'univers et par conséquent elle n'a nul besoin d'être le fruit d'une révélation ou prophétie. Elle peut-être le fruit de la seule raison et de la seule connaissance. Or cela est contraire aux enseignements du Coran, qui insiste sur l'idée de révélation de dieu aux hommes.Les philosophes péripatéticiens de la Grèce antique pensaient que l'âme était seulement une aptitude et une capacité naturelle, qui pouvait atteindre d'une façon passive la perfection. Cette capacité pouvait, à force de vertu et par la connaissance, être qualifiée pour une union avec l'intellect et ensuite seulement être unie à Dieu. Pour admettre cette théorie il est nécessaire de nier l'immortalité de l'âme. Ce point choque naturellement les Mutakallimins. [11]Voir H. Lazarus-Yafeh,Interwined Worlds. [12] Voir survol commode dans A. Djebbat, Une histoire de la science arabe. Entretiens avec J. Rosmorduc, Paris,Seuil, 2001. [13] Voir I. Goldziher, Études de la tradition islamique, trad. L. Bercher, Paris, Maisonneuve, 1952, p. 18. [15] Le nestorianisme trouve son origine dans une controverse entre le patriarche de Constantinople, Nestorius et celui d'Alexandrie, Cyrille. Ce dernier chercha et obtint le soutien de Rome. Le concile d'Éphèse de 431 condamne les thèses de Nestorius, qui perd la même année le patriarcat de Constantinople et finit exilé. [16] Voir M. Tardieu, « Sabiens coraniques et sabiens de Harran », Journal Asiatique, 274 (1986), p. 1-44. [17] Voir Gutas, GTAC, p. 139. [18]Gutas, GTAC, p. 85 s. [19] Hérodote, II, 53, et Platon, Critias, 113 a. [20] Voir par exemple, « Theologie dAristote », VI 53 dansA. Badawi, Plotinusapud arabes, p. 80. [21] Voir Gutas, GTAC, p. 125. [22] La scolastique désigne lenseignement dispensé au Moye Âge dans les écoles monastiques, dans les Universités, dans toutes les écoles placées sous la juridiction de lÉglise. Aristote servait de référence au même titre que la Bible. La scolastique comporte plusieurs formes : la lectio de textes, les commentaires, la quaestio, la disputatio ou question disputée, les questions quodlibétales et les sommes. La lectio consiste à expliquer les textes fondamentaux de l'enseignement (la Bible, Pierre Lombard, Aristote plus tard, etc.) quasiment mot à mot. Le texte est divisé en ses diverses parties, puis commenté dans le détail ; enfin les problèmes qu'il pose sont examinés. Les commentaires sont destinés à faire comprendre des uvres (de nature religieuse, philosophique, scientifique) considérées comme fondamentales. Elle permet de résoudre un problème selon un schéma rigoureusement réglé, des problèmes de théologie ou de philosophie. La quaestio apparaît au début du xiie siècle. La technique en est parfaitement mise au point au xiiie siècle. La quaestio est le fait du maître seul. Quand y sont mêlés d'autres acteurs, elle prend la forme de la disputatio, soumise à des règlements universitaires précis. La disputatio représente une compétition, une joute verbale entre deux docteurs et leurs étudiants sur un sujet de théologie, de philosophie ou de droit. À Paris, elle se déroule sur la place de la Sorbonne, ou sur tout autre lieu circulaire, devant des spectateurs qui ont été avertis de la joute oratoire par des « placards », affichés entre autres sur la porte des églises. Le déroulement de ces joutes est très strict, et parfaitement codifié. Une somme est le résumé systématique d'un ensemble doctrinal, résumé qui peut être fort long. C'est sur l'aspect formaliste de la disputatio que se concentrera la critique rationaliste et moderne de la scolastique. Sa méthode est en effet une pure spéculation intellectuelle, fondée exclusivement sur le commentaire de textes ou le commentaire de commentaires, s'interdisant tout regard direct sur le réel. Cette logique formelle ne peut se prévaloir daucune validité en ce qui concerne la compréhension et lextension dun prédicat. Cest lattitude que Platon a combattue chez les sophistes. [23] Pour lhypothèse, voir J. W. Thomson , Introduction of Arabie Science into Lorraine in the Tenth Century, Isis, 12 (1929), p. 188-190. [24] Voir M.-T. dAlverny, « Les traductions à deux interprètes, darabe en langue vernaculaire, et de langue vernaculaire en latin », dans Traductions et traducteurs, p. 193-201. [25] Nom donné aux chrétiens vivant sur le territoire connu comme Al-Andalus, sur le sud de la péninsule ibérique. Les mozarabes avaient dans la société arabe le statut de dhimmi quils partageaient avec les juifs comme non-croyants à lislam et dans les faits leur culture, organisation politique et leur pratique religieuse étaient tolérées avec une certaine protection légale. Cependant ils versaient un impôt decapitation, la djizya, en compensation de la zakat, aumône aux pauvres obligatoire et un des piliers de l'islam. [26]Dynastie berbère qui se substitua à celle des Almoravides et régna sur l'Afrique septentrionale et la moitié de l'Espagne de 1147 à 1269.
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