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Parcours braguien - La romanité de l'Europe (1)



LA ROMANITÉ DE L’EUROPE(1)
 
 
 
La thèse d’une Europe essentiellement « romaine » que défend Rémi Brague[1] dans les trois fichiers qui portent ce titre, tend à montrer que les altérités par lesquelles elle se définit peuvent se récapituler à partir de sa « romanité ». Il ambitionne d’y faire voir comment l’Europe se distingue de ce qui n’est pas elle par le caractère « romain » de son rapport aux deux sources auxquelles elle puise : la Grèce au point de vue culturel et le judaïsme au point de vue cultuel.
Le « maître » livre a connu un grand succès de librairie et a été traduit (jusqu’à ce jour) en 14 langues : en catalan, allemand, italien, tchèque, hongrois, espagnol, russe, turc, lithuanien, anglais, roumain, slovène, polonais et néerlandais. Ce qui tend à montrer que la connaissance de son contenu est parvenue,non seulement à l’intérieur des frontières de l’Europe (à 26), mais autant, sinon plus, à l’extérieur de celles-ci.
Malgré cela, le lecteur avisé ne saurait échapper au constat de l’absence cruelle d’un tel enseignement–dispenséàl’Université de Paris1Panthéon-SorbonneetàlaLMUde Munich –, dans tous les débats qu’entretiennent politiques et journalistes à propos de ce continent, qui concerne aujourd’hui plus de cinq cents millions de personnes.
De plus, il faudra des lustres – ces quinquennats de la Rome antique, – pour que l’enseignement secondaire, auquel le spirituel fait horreur, s’en empare pour transmettre la connaissance de nos sources et la compréhension de ce que l’Europe doit rester ou redevenir.
 
 
PLAN DE LA THÈSE
 
Chapitre I
Les divisions constitutives
Chapitre II
Comment caractériser quelque chose comme l’attitude romaine en général ?
Chapitre III
Comment le rapport de l’Europe – comme chrétienté – à l’Ancien Testament est un rapport « romain », et comment elle se distingue sur ce plan du monde musulman ?
Chapitre IV
Comment le rapport de l’Europe – comme monde latin – aux sources grecques est lui aussi « romain » et comment elle se distingue ainsi, non seulement de l’Islam, mais aussi du monde byzantin ?
Chapitre V
Comment l’Europe entretient avec sa propre identité un rapport singulier : son propre est une appropriation de ce qui lui est étranger ?
Chapitre VI
Qu’est-ce que signifie le fait d’avoir sa source en dehors de soi ; comment faire pour l’atteindre ?
Chapitre VII
Quelles règles conviennent à un rapport salubre de l’Europe à sa propre identité ?
Chapitre VIII
En quel sens l’Eglise catholique mérite le qualificatif de « romaine » et comment elle se distingue sur ce plan, non seulement de l’Islam, non seulement de Byzance, mais aussi du monde réformé ?
Conclusion
Dans quelle mesure et à quelles conditions le modèle « romain » pourrait rester actuel et à quelles tentations il lui faudra faire face ?
 
I
LES DIVISIONS CONSTITUTIVES
 
Concept géographique de l’Europe 
 
Trois acceptions :
        celle d’une direction : ce que suggère l’étymologie probablement sémitique – la direction du soleil couchant (Maghreb). Ce sens est aussi vieux que l’expansion maritime phénicienne : pour les marins venus de Tyr ou de Sidon, l’autre rive de la Méditerranée était située vers l’ouest.
         celle d’un espace 
. soit autour duquel on peut naviguer,
. soit à l’intérieur ou à l’extérieur duquel on peut se trouver.
Tant qu’on en reste à l’un de ces deux sens, être situé vers l’Europe ou dans l’Europe, n’est qu’une façon de situer ce dont on parle, sans lui accorder une importance et encore moins une valeur particulière – pas plus que nous n’en accordons au fait de vivre du côté des numéros pairs ou impairs de notre rue. Ce qui le montre, c’est que, dans le second sens, l’adjectif « européen » (europèios) ne désigne pas une qualité permanente que l’on emporte avec soi, mais une simple localisation qui est donc variable. Les géographes grecs la situe de la rive occidentale de la mer Égée jusqu’à l’Océan.
Hérodote, quant à lui[2], parle d’une peuplade qui, habitant jadis sur la rive occidentale de l’Hellespont, s’est installée en Asie Mineure. Il note qu’ils ont changé de nom, abandonnant celui qu’ils avaient auparavant.  
        celle d’un tout auquel on peut appartenir. Être européen ne signifie plus alors simplement être situé à l’intérieur d’un espace, mais être l’un des éléments qui constituent un tout. C’est seulement depuis le rêve de la reconstitution d’un Empire d’Occident que « Europe » se met à désigner une totalité de ce genre. Cette totalité est elle-même d’extension variable : ce qui était au départ l’empire romain d’Occident s’est élargi jusqu’à englober la péninsule ibérique et les îles Britanniques, le monde scandinave, l’Europe centrale, etc., sans supprimer les nuances entre ces régions.
Distinguer ces trois acceptions permet d’écarter d’apparentes contradictions. Ainsi, par exemple, Aristote place Athènes en Europe – c’est-à-dire à l’ouest de la mer Égée. Mais, par ailleurs, lorsqu’il a parlé des caractères nationaux, il situe les Grecs, non pas en Europe, mais bien entre celle-ci et l’Asie : l’Europe, trop froide produit des peuples hardis mais ingouvernables, l’Asie, trop chaude, des paresseux à la merci du premier despote ; en revance, la Grèce, tempéré est le pays de la liberté[3].
 
Concept historique de l’Europe
 
Pour décrire brièvement ce concept appliqué à l’Europe, on peut dire qu’il s’agit d’une affaire de conscience. Il est en effet possible de parvenir, à tout le moins à retrouver, sur une période de temps assez longue, une continuité dans l’usage de ce terme [d’Europe]. Rémi Brague propose de le dire dans un vocabulaire philosophique, d’ailleurs simplifié : si l’on n’est ni platonicien ni nominaliste, on peut être aristotélicien, c’est-à-dire conceptualiste. Ce qui s’appelle concept en philosophiese traduit en histoire par la présence d’une conscience d’appartenance. Est européen celui qui a conscience d’appartenir à un tout. Mais on ne l’est pas sans le vouloir. Pour transposer ce que Renan disait de la nation, l’Europe est un plébiscite constant. Même ce qui repose dans la conscience historique, tout ce qui est source, racine, est revu à partir d’une conscience ; et, dans une certaine mesure, l’histoire, elle aussi, est fabriquée à partir de celle-ci.
Pour prêter à un groupe humain une conscience, nous devons avoir accès aux traces linguistiques de celle-ci. Ce qui n’est pas possible pour les sociétés antérieures à l’écriture. Ce critère de conscience permet en outre de concevoir l’appartenance à l’Europe de façon souple et évolutive. On pourra se demander, à propos de chaque région, à quelle date et en quel sens elle en est venue à se considérer comme européenne.
L’Europe, comme totalité est bien située en un endroit déterminé de la planète ; mais la difficulté commence dès que l’on tente de le délimiter. À la différence de l’Amérique, il n’a pas de frontières, sauf à l’ouest. De plus si tous les caps se nomment « fin des terres » en Bretagne, en Galice et en Cornouaille,  un pays comme le Portugal se considère plus comme ouvert par l’Atlantique plus que borné par lui. Les frontières de l’Europe, nous le verrons, sont essentiellement culturelles.
Dans ce qui va suivre, Rémi Brague ne cherchera pas à cerner l’espace européen par une approche progressive mais plutôt par un enserrement dans une série de dichotomies. Leur réseau devra se resserrer et se refermer sur un résidu qui sera l’Europe. De la sorte, ce n’est pas par une union que l’on aboutira à l’Europe, union qui est pourtant en train de se réaliser  tant bien que mal au niveau de l’économie et de la politique. On l’atteindra bien plutôt au prix d’une division qui la séparera de ce qui n’est pas elle.
 
Dichotomies
 
a) La première se fait selon un axe Nord/Sud. Elle divise un Ouest et un Est, en gros le bassin méditerranéen d’une part (« Occident ») et, d’autre part, le reste du monde (« Orient »). Elle commence à s’opérer lorsque la Grèce conquiert sa liberté par rapport à l’Empire perse, au moment des guerres médiques[4].
Elle s’accomplit pleinement lors de la conquête par l’hellénisme de l’ensemble du bassin méditerranéen. Celle-ci, essentiellement militaire, est effectuée d’abord par Alexandre le Grand (356-323 av. J.C.) qui est allé jusqu’à l’Indus, et les royaumes hellénistiques qui en prennent la succession. Elle se poursuit ensuite par la conquête romaine : à partir de la campagne victorieuse de Pompée contre les pirates, terminée en 67 avant J.C., jusqu’à la conquête par l’Islam de ses rivages méridionaux aux VIIe et VIIIe siècles, l’espace maritime méditerranéen sera la possession paisible et indivise du monde romain qui lui donnera son nom : ce que les Romains appellent mare nostrumest encore bahr Rûm pour l’Islam. Cette conquête isole une « terre habitée » (oikouménè) du reste de l’univers considéré comme barbare. La frontière qui les sépare est longtemps restée flottante. Le processus d’hellénisation de l’Orient fut long, et concerna avant tout les villes. La présence de Rome dans la région ne put jamais faire coïncider la frontière de l’hellénisme avec celle qui sépare le monde romain de l’Empire perse. En effet, ce dernier, du moins sous la dynastie sassanide, subit lui aussi l’influence culturelle hellénistique. Levoisinagedel’« Orient »nesera pas sans permettre en retour une certaine « orientalisation» du monde romain qui vire par exemple à un totalitarisme imité de son adversaire parthe.
 

romanitefig1.png

L’empire romain après la victoire de Pompée sur les pirates
 
C’est dans cette unité méditerranéenne, à partir du début de notre ère – qui d’ailleurs se définit par lui – que s’installe le christianisme, lequel commence à s’appeler catholique, c’est-à-dire universel.
b) Vient ensuite une seconde division, selon un axeest/ouest. Elle s’opère à l’intérieur du bassin méditerranéen qu’elle sépare en deux moitiés à peu près égales : il s’agit de la division nord/sud consécutive à la conquête musulmane de l’est et du sud de la Méditerranée au VIIe siècle.
Les frontières entre ces deux domaines n’ont guère bougé depuis cette époque jusqu’à aujourd’hui.On peut faire abstraction d’avancées provisoires : l’incursion de pillards arabes jusqu’à Poitiers, l’occupation de la Sicile par l’Islam, ou celle de la Palestine par les Croisés. Au titre des rectifications durables, on retiendra, à partir du XIe siècle, le passage à l’Islam de l’Anatolie (à laquelle ses conquérants ont donné le nom de Turquie), compensé par la reconquête chrétienne de la péninsule ibérique qui s’est achevée trois siècles plus tard.
Les incursions ottomanes vers la Hongrie et l’Autriche aux XVIe et XVIIe siècles, ont été sans lendemain. En revanche, elles ont laissé des traces plus durables sous la forme de populations musulmanes en Bulgarie, en Bosnie, en Albanie. Et la Grèce a dû attendre jusqu’au XIXe siècle pour recouvrer son indépendance perdue au XVe.
 
L’Islam, de son côté ne s’est pas limité au monde méditerranéen. Il en est sorti bien vite.
• Vers l’est d’abord, en englobant dès le VIIe siècle, la Perse et l’Asie centrale, puis, à partir de la conquête arabe du Pendjab par Mahmud de Ghazna (1021), l’Asie orientale. Ensuite vers le sud, en s’infiltrant en Afrique. De la sorte, il a remis en question la division du monde en un Orient et un Occident – redistribution de l’espace qui a eu de grandes conséquences culturelles.
• Vers le nord et l’ouest, le voisinage de l’Islam n’a pas été sans marquer la Chrétienté et sans l’ouvrir à des influences venues, soit de lui-même soit d’un Orient plus lointain. Le monde latin médiéval [par la transmission des textes philosophiques], en a hérité une bonne partie de l’hellénisme. Et le monde byzantin, pourtant directement en lutte contre l’Islam, s’est développé dans un constant rapport avec lui.De même que l’Islam a éloigné son centre de gravité de la Méditerranée, ce qui se concrétisa lorsque les califes abbasides[5]déplacèrent leur capitale de Damas à Bagdad, de même la Chrétienté s’est recentrée plus au nord, entre la Loire et le Rhin.
 

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Califat abbaside à la fin du VIIIe siècle
 
Quant à l’Europe en tant que « tout », le domaine où elle naquit, est justement le nord de la Méditerranée. Elle ne s’y est pas limitée, puisqu’elle a essaimé dans deux directions :
• sur tette, avec l’expansion allemande puis russe – jusque vers l’Asie centrale et la Sibérie ;
• sur mer, à partir des grandes découvertes, qui menèrent à la colonisation et au peuplement par des Européens des deux Amériques et de l’Océanie.
L’Église, elle non plus, ne se limite pas à ce domaine « européen » : le christianisme, dès avant les missions de l’époque moderne, vers l’Amérique, puis vers l’Afrique, est dès le début également africain avec l’Église monophysite[6] d’Éthiopie, et oriental avec les Nestoriens d’Asie centrale et de Chine – sans parler des chrétiens d’Orient, vivant sous la domination musulmane en qualité de communauté religieuse « protégée »(dimmi), ou en marge de celle-ci (Arménie, Géorgie).
 
a)      On assiste alors à une troisième division. Elle s’opère à l’intérieur de la Chrétienté, selon un axe nord/sud. C’est le schisme entre Latins et Byzantins survenu au niveau religieux peut-être dès le Xe siècle, en tout cas en 1054, et politiquement consommé en 1204 avec la prise de Constantinople par les soldats de la IVe croisade.Il inaugure une tension qui ira croissant entre un Ouest catholique et un Est orthodoxe.
Cette division s’opère à l’intérieur du monde resté romain et chrétien. Et elle se coule dans une ligne de clivage qui préexistait dès l’époque païenne : elle commence en effet par coïncider en gros avec celle qui séparait l’empire d’Occident, dans lequel le latin est la langue de l’administration, du commerce et de la culture, et l’empire d’Orient qui, s’il est aussi, jusque très tard, administré en latin, a pour principale langue de culture le grec.
Elle se prolonge ensuite [au XIIIe siècle] vers le nord au moment de la conversion des Slaves [grâce aux missions envoyées par les Ordres religieux]. Ceux-ci ont choisi en effet de basculer :
. les uns vers le côté latin du christianisme (Polonais, Tchèques, Croates, Slovènes, Slovaques, etc.), comme l’ont fait aussi les Hongrois, les Scandinaves et, enfin les Lituaniens ;
. les autres vers son côté grec (Russes, Serbes, Bulgares), comme l’ont fait aussi les Roumains.
Cette division ne sera pas entièrement remise en cause, au plan de la culture par l’émergence, aux XVIIe et XVIIIe siècles d’Églises rattachées au siège romain (et dites « uniates » par leurs adversaires), par exemple en Ukraine.
 
Le schisme scinde en deux ce qui était jusqu’alors resté indivis. Mais il constitue du même coup l’Europe.
. C’est après le schisme d’Orient que le mot « catholique »prend un sens différent. Or, l’Église qui se désigne elle-même par cet adjectif occupe un domaine qui recouvre plus ou moins ce que nous appelons aujourd’hui l’Europe : les deux moitiés, centrale et occidentale, d’un tout qui va jusqu’à l’est de la Pologne, et que l’après-guerre n’avait divisé, comme on s’en aperçoit aujourd’hui, que d’une façon totalement artificielle.
. Quant au monde orthodoxe, et avant tout la Russie, son appartenance à l’Europe ne va nullement de soi, ni pour l’un ni pour l’autre des deux côtés. Le slogan « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » est celui d’un Européen de l’Ouest. Cette appartenance est, à l’est, l’objet d’un débat interne, séculaire, mais toujours actuel, entre tendances slavophile et occidentaliste.
 
b)      Enfin, une dernière division s’opère selon un axe est/ouest. Elle est consécutive à la Réformation. Rémi Brague préfère ce terme qui permet de singulariser les évènements qui ont suivi l’an 1517, par rapport aux multiples réformes de l’histoire de l’Église, y compris la réforme catholique liée au Concile de Trente[7] et effectuée en réponse à la Réformation. En gros :
. le Nord passa au protestantisme luthérien ou calviniste (Scandinavie, Écosse), l’Angleterre avec l’anglicanisme choisissant de ne pas choisir.
. le Sud (Espagne, Portugal,Italie) demeura catholique.
. le centre resta disputé. En Allemagne, la Réformation a surtout trouvé un écho dans des zones qui étaient situées au-delà de la frontière de l’empire romain (limes). La France resta longtemps indécise. Dans le monde danubien lui aussi, les frontières mirentquelquetempsà sefixer :unebonne partie de celui-ci, passée au protestantisme, fut reconquise par le catholicisme au XVIIe, non sans laisser bien des ressentiments, comme en Bohême.
Cette dernière division s’opéra à l’intérieur de la Chrétienté d’Occident. Comme celle-ci coïncide avec l’Europe, elle n’en remit pas en cause l’existence. Avec la Chrétienté, c’est aussi l’Europe qui se trouva divisée. De la sorte, le monde réformé est tout aussi décidément européen que le monde catholique, évidence que Rémi brague souligne ici pour éviter des malentendus sur l’adjectif « romain », auquel il donnera plus tard un sens précis.
 
Une mémoire balafrée
 
L’Europe nous présente ainsi un visage balafré, qui garde la trace des blessures qui la constituent. Les Européens doivent garder souvenir de ces cicatrices. Elles jouent un double rôle : d’abord elles les définissent par rapport à ce qui n’est pas l’Europe ; ensuite, elles déchirent l’Europe en son intérieur même. Garder mémoire de ces divisions peut nous éviter de commettre plusieurs confusions.
a)      La première division (l’opposition bassin méditerranéen / reste du monde) n’a pas le même statut que celles qui suivent. Ces dernières divisions placent en effet de part et d’autre d’une même limite des entités de même statut, et qui se considèrent elles-mêmes comme des unités. Ainsi, l’Islam a beau être riche d’une diversité de peuples et de langues, il se conçoit lui-même en sa théorie politico- théologique, comme un monde uni, « pacifié » (däras-saläm) dans une « guerre » commune contre le paganisme » (där al-harb) et, selon certains auteurs dans une « trêve » commune avec les autres monothéismes (där as-suhl). De même, les mondes orthodoxe, protestant, catholique se sentent former des unités les uns par rapport aux autres. Chaque unité se définit par rapport à une autre unité. Mais qu’en est-il de l’« Orient » ? L’Orient se veut-il lui-même comme une unité ? Dans quel fourre-tout rassembler le monde indien avec ceux qui en ont essaimé, Tibet, Indonésie (Asie du Sud-Est), le monde chinois avec ses sphères d’influence culturelle, Japon, Corée, etc. ? L’« Orient conçu comme une unité n’est guère plus qu’un mirage à l’usage des Occidentaux.
Garder en mémoire ces non-concordances, interdit de confondre l’Occident avec la Chrétienté. Le christianisme a en effet une vocation universelleet il ne se limite pas à l’aire géographique qu’il recouvre à un moment donné : les « chrétiens de saint Thomas » dans cette portion du littoral indien qu’est le Malabar, pas plus que les Éthiopiens ne sont des Occidentaux.
b)      La seconde division (l’opposition du Nord chrétien avec le sud musulman) interdit de confondre la chrétienté avec la culture gréco-latine. L’Islam en est lui aussi l’héritier, pour une large part : la péninsule arabique où il est né était déjà hellénisée en partie, et, après la conquête de l’Irak et de la Syrie, il s’est installé dans un domaine culturel préparé par les monarchies hellénistiques, puis par Byzance dont il adoptera bien des éléments, par exemple dans son administration (la poste, la monnaie, etc.)[8]. On a pu risquer la formule : « Sans Alexandre le Grand, pas de civilisation islamique ! » Il se peut même que certaines des dimensions du monde musulman soient, si l’on peut dire, plus « antiques » que notre monde occidental. Un exemple : le hammam. Le mot suffit à déclencher dans l’esprit de l’Occidental tous les clichés auditifs et olfactifs liés à ce qui passe pour « typiquement arabe ». Or, qu’est-ce que le hammam, sinon les thermes antiques, oubliés en Occident et conservés en Orient.
c)      La troisième division (l’opposition de l’Est grec, orthodoxe, avec l’Ouest latin, catholique) interdit de confondre le christianisme avec une culture, voire des coutumes déterminées. En effet, la différence au niveau de celles-ci laisse intacts des éléments communs qui peuvent être considérés commedécisifs. Il subsiste en effet entre les deux Églises (si l’on considère qu’elles en forment vraiment deux) une communion au niveau essentiel : chaque Église reconnaît la légitimité des sacrements de l’autre. Et cette reconnaissance mutuelle entraîne une reconnaissance de la validité de la succession des évêquesà partir des apôtres, et de la légitimité des ministères qui y sont liés (communio in sacris).
d)      La quatrième division (entre le Nord protestant et le Sud catholique) invite enfin à ne pas confondre l’affirmation selon laquelle l’Église catholique a reçu les promesses de ne pas se tromper sur l’essentiel du message, avec le refus de la présence ailleurs qu’en elle, d’éléments authentiques de ce message qu’il lui faut mieux développer.
 
Une appartenance graduée
 
Une culture se définit par rapport aux peuples et aux phénomènes qu’elle considère comme ses « autres ».
L’altérité de l’Europe par rapport à chacun de ses différents « autres » ne se situe pas sur le même plan.
. En tant qu’Occident, l’Europe est ainsi l’« autre » de l’Orient. Mais elle partage cette altérité avec le monde musulman avec lequel elle a en commun l’héritage gréco-romain.
. En tant que Chrétienté, elle est l’autre du monde musulman. Mais elle partage cette altérité avec le monde orthodoxe avec lequel elle a en commun le christianisme.
. En tant que Chrétienté latine, elle est l’autre du monde byzantin, de culture grecque. Or, cette dernière altérité, elle ne la partage avec personne : la séparation des mondes catholique et protestant passe à l’intérieur même de la Chrétienté latine – même si le monde protestant se définit par opposition à une Église dite « romaine ».
Toutes ces altérités invitent Rémi Brague à introduire dans l’idée d’Europe une gradation : l’Europe est une notion variable. On est plus ou moins européen. Ainsi, si le monde protestant lui semble aussi décidément européen que le monde catholique, l’appartenance à l’Europe du monde oriental, de tradition grecque et orthodoxe, lui semble poser un problème.
 
L’est de l’Europe
 
La fidélité de ces régions à la version orientale du christianisme n’entraîne pas automatiquement qu’elles demeureraient dans le sillage de la civilisation byzantine.
Et c’est ici qu’il faut distinguer : Byzance elle-même ne s’est jamais considérée comme « européenne ». Elle s’est toujours considérée comme « romaine », et même comme continuant l’Empire par une deuxième Rome. Revendication d’ailleurs tout à fait légitime, depuis que Constantin décida d’y transférer la capitale de l’Empire (330). De plus, Byzance s’est toujours considérée comme appartenant à la Chrétienté. Le transfert du siège de l’Empire devait d’ailleurs symboliser aussi la distance prise par rapport au paganisme. Là aussi, il n’y a aucune raison de lui refuser cette appartenance. En revanche, jamais, au cours de son histoire, Byzance n’a entendu par l’« Europe » une entité à laquelle elle appartiendrait. Le mot désigne pour les Byzantinseux aussi la Chrétienté latine [Rémi Brague cite plusieurs exemples].
Cela dit qu’en est-il des nations orthodoxes qui, après la chute de Constantinople (1453), ont connu plus de cinq siècles une histoire mouvementée. Il est clair qu’on ne saurait les identifier purement et simplement à Byzance, et ce, même si la filiation byzantine y est revendiquée avec une insistance parfois lancinante. Il faudrait donc commencer par évaluer l’importance relative de l’influence byzantine dans les pays de tradition orthodoxe. Prenons l’exemple de la Russie. Nous pouvons faire abstraction de la légende selon laquelle Moscou serait une troisième Rome, héritière de la Rome du Latium, puis de celle du Bosphore. Elle fut lancée à la fin du XVe siècle, comme légitimation du pouvoir naissant des tsars. Mais même sans cela, le chemin censé mener de Byzance à l’actualité est bien sinueux. Sur plus d’un point la filiation byzantine de la Russie est fictive, ou montée en épingle, alors que d’autres influences, venues de Scandinavie ou des Mongols, ont été au contraire longtemps exclues de l’historiographie officielle – tsariste comme léniniste.
Ainsi doncl’« européanité » de ces régions ne va pas de soi et il n’est pas question pour Rémi Brague de trancher. Ne pas appartenir à l’Europe ne les rejetterait en rien, car loin de lui la pensée d’identifier l’Europe avec le monde civilisé. Enfin la constatation d’une éventuelle extériorité de ces pays par rapport à l’Europe relèverait uniquement de l’histoire culturelle et n’aurait par conséquent, cela va sans dire, rien à voir avec des problèmes contemporains, pour lesquels Rémi Brague se déclare incompétent.
 
Une identité européenne
 
Après avoir considéré l’Europe comme lieu et l’Europe comme contenu, on peut voir maintenant comment ces considérations s’articulent l’une sur l’autre. On peut observer que nous employons l’adjectif « européen » pour mieux nous renvoyer à des réalités susceptibles d’être spécialement rencontrées dans cet espace [autrement dit ses spécificités]. L’Europe comme lieu précèderait donc l’Europe comme contenu. Rémi Brague s’est attaché à clarifier cette distinction.
On parle des « sciences européennes »(Husserl), ou de la « technique européenne », ou encore de la « métaphysique occidentale »(Heidegger) – et là aussi, on veut dire « européenne ». Les réalités culturelles que l’on désigne par là ne se limitent pas à l’espace européen, ni par leur origine ni par leur expansion ultérieure (mais on sait pouvoir les y rencontrer). La science en général est apparue aussi ailleurs qu’en Europe, ainsi en Chine. Et ce que l’Europe elle-même s’est assimilé en fait de mathématiques et de philosophie a d’abord été grec, puis arabe. La physique mathématisée, en revanche, est apparue en Europe avec la révolution attachée au nom de Galilée. Et de même, à sa suite ; la technique et le machinisme industriel. De même la démocratie est apparue en Grèce. Mais ce n’est qu’à l’intérieur de l’espace européen qu’elle a progressivement levé la restriction qui la limitait à une mince élite de citoyens, à l’exclusion des esclaves et des femmes.On peut dire la même chose des Lumières, en tout cas sous leur forme moderne.
Les phénomènes dont on vient de parler sont en tout cas nés à l’intérieur d’un espace qui existait déjà et qu’ils n’ont donc pas créé. Bien plus, on peut se demander si leur émergence n’est pas liée à un lien plus qu’accidentel à ce qui a défini l’Europe en la séparant de ses « autres ». Il nous faut donc savoir d’abord ce que c’est que l’Europe avant de pouvoir faire le bilan de son histoire.
Nous pouvons ainsi reposer la classique question d’identité. On se demande qui sommes-nous ? Et l’on répond : des Grecs, ou des Romains, ou des juifs, ou des chrétiens. Ou en un sens, un peu de tout cela,  mais selon quel principe de classement ? Il est pourtantun fait si historiquement massif que Rémi Brague ne rappelle alors que pour mémoire : la Chrétienté ne s’est pas conçue elle-même, et elle n’a pas été perçue par les autres civilisations comme grecque ou comme juive, mais bien comme romaine. [En effet, on ne peut être fidèle à l’enseignementdes apôtres qu’en union avec le successeur du premier d’entre eux, l’évêque de Rome, qui a pour mission de conserver et d’approfondir, de défendre et de répandre.] Les Grecs eux-mêmes, dès l’époque byzantine se considéraient comme des Romains et, encore maintenant, désignent la langue qu’ils parlent comme le roméique. Le monde musulman nomme les Byzantins de langue grecque ou syriaque, des roumis, et l’Empire ottoman appelait « Roumélie » ce que nous appelons, nous la Turquie d’Europe.
Quant à l’Europe au sens étroit, il y a un trait qu’elle est peut-être seule à posséder, seule à revendiquer, et qui est en tout cas ce que personne ne lui dispute. C’est la romanité. Ou plus précisément la latinité. Si la romanité a été revendiquée[9], par contre, de la latinité, personne d’autre que l’Europe n’a voulu.
 
II
 LA ROMANITÉ COMME MODÈLE
 
Ce qui est propre à l’Europe doit constituer son unité. C’est l’acceptation commune de ce propre qui doit permettre à l’unité européenne de se fonder. Or, ce rapport de, l’Europe à ce qui lui est propre abrite lui-même un paradoxe.    
 
Un propre double
 
Ce qui fait l’unité de l’Europe, c’est la présence en elle de deux éléments irréductibles l’un à l’autre :
        d’une part la tradition juive, puis chrétienne ;
        et d’autre part, la tradition du paganisme antique.
Pour symboliser chacun de ces courants par un nom propre, on a pu proposer : Jérusalem et Athènes. Cette opposition se fonde sur celle du juif et du Grec empruntée à saint Paul[10] [De nombreuses versions similaires ont été proposées, de Tertullien à Léon Chestov au siècle dernier].
On a cherché à isoler le contenu propre de chacun de ces deux éléments. Les façons de le faire peuvent varier : on peut les opposer comme la religion de la beauté à celle de l’obéissance, comme l’esthétique à l’éthique, ou encore comme la raison à la foi, la recherche autonome à la tradition, etc.. Dans tous les cas, on a fait de la différence une polarité, et on a cherché l’essence de chacun des deux éléments dans ce qui l’oppose le plus radicalement à l’autre. La tension devient alors une déchirure douloureuse dans l’unité de la culture européenne. Rien n’est alors plus tentant que de rechercher la place d’ancêtre légitime à l’un des deux éléments, tandis que l’on rejettera purement et simplement l’autre comme n’étant qu’adventice.
Pourtant, ce sont les deux éléments qui font vivre l’Europe, par le dynamisme même qu’entretient leur tension. Cette idée d’un conflit fécond, voire constitutif, a été, à date récente remarquablement défendue par Léo Strauss[11].  
 
Le troisième terme : le romain
 
Dans toutes ces tentatives, on néglige le plus souvent un troisième terme. Or, ce troisième terme, aux yeux de Rémi Brague, est celui qui semble fournir le meilleur paradigme pour penser le rapportde l’Europe à ce qu’elle a de propre. Il s(agit de la dernière des trois langues (et les langues on le sait sont plus que de la linguistique) qui ont reçu une valeur exemplaire du fait d’avoir donné au plus juste, sur le panneau que Pilate avait apposé à la croix [ INRI signifiant « Jésus le nazôréen, Roi des Juifs »], Celui qui y pendait : le latin ou plutôt, comme le dit l’évangéliste, le  « romain » (Jean, 49,20). Rémi Brague pose donc comme thèse : l’Europe n’est pas seulement grecque, ni seulement hébraïque, ni même gréco-hébraïque. Elle est tout aussi décidément romaine. « Jérusalem et Athènes », certes, mais aussi Rome. Elle a trouvé son expression magnifique dans quelques phrases de Paul Valéry relevées dans la fameuse note de 1924 à « La crise de l’esprit » :
 
Partout où les noms de César, de Gaius, de Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de saint Paul, partout où les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont eu une signification et une autorité simultanées, là est l’Europe.Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne[12].
 
Il faut ainsi trois ingrédients pour faire l’Europe, Rome, la Grèce, le christianisme – auquel Valéry n’oublie pas d’aouter son soubassement dans l’Ancien Testament. Quant à Rémi Brague, il prétend plus radicalement que nous ne sommes et ne pouvons être « grecs » et « juifs », que parce que nous sommes d’abord « romains ».
En proposant de réfléchir sur de que l’Europe a de romain, Rémi Brague est bien conscient de s’engager dans un domaine où sévissent bien des affects, positifs et négatifs dont il nous suggère de prendre conscience.
 [Ne seront ici relevés que les éléments les plus marquants]
 
Rien inventé
 
[En contrepoint des précédentes affirmations, cet article vient minimiser l’apport de Rome. C’est ce qu’on peut retenir dece texte d’un grand historien du judaïsme] :
 
Quelle origine a donc la hauteur de vues morale dont se vantent les peuples civilisés du monde actuel ? Ils ne sont pas eux-mêmes ceux qui l’ont produite : ils sont les heureux héritiers qui ont spéculé avec l’héritage de l’Antiquité et l’ont fait fructifier. Ce sont deux peuples créateurs qui ont été les auteurs de la noble moralité, qui ont élevé l’homme et l’ont fait sortir de l’état primitif de barbarie et de sauvagerie : le peuple hellénique et le peuple israélite. Il n’en est point de troisième. Le peuple latin n’a rien créé et transmis d’autre que l’ordre strict d’une société policée, et un art de la guerre développé ; et ce n’est qu’à son âge décrépit qu’il a, en outre, rendu le service que rendent les insectes : transporter un pollen préexistant jusqu’au sol fertilequi était prêt à le recevoir ; mais des créateurs, des fondateurs, d’une civilisation supérieure, il n’y a que les Grecs et les Hébreux qui l’ont été , et eux seuls[13].
 
Avec ce texte de Henri Graetz, force est de prendre en compte la modestie relative de l’apport romain. Rien d’étonnant, donc, à ce que le romain n’ait que rarement été hypostasié et pourvu des honneurs de la majuscule pour devenir le Romain. Les philosophes n’ont que peu réfléchi sur l’expérience romaine. Là où ils l’ont fait, ce fut de façon très négative. C’est le cas de Heidegger. C’est aussi celui de Simone Weil qui, d’une manière d’ailleurs très intéressante pour ce propos, met en parallèle, pour les englober dans la même réprobation, Rome et Israël, censés incarner le même « gros animal ». On ne peut guère citer, comme exception très brillante que le cas de Hannah Arendt. Dans la pratique, il n’est pas rare que la redécouverte de l’Antiquité classique depuis [l’historien d’art allemand du XVIIIe siècle], Winckelmann, s’affirme comme un désir d’enjamber ce qui est romain pour regagner directement la source grecque. Et on le comprend, si vraiment les Romains sont aussi peu intéressants qu’on le dit…
Il est un seul domaine de la culture que, de l’aveu de tous, les Romainsont inventé et légué à la postérité et c’est le droit[14]. Le fait est avéré. Il est de grande importance et Rémi Brague ne peut ici qu’en prendre acte. Mais, une fois l’évidence admise, le paradoxe se répète : le droit est justement de qui règle les transactions. Permettant la circulation des richesses, il libère le temps qui aurait été requis pour les produire chacun de son côté, et permet de l’affecter à la création de biens nouveaux. Le Romain, de ce point de vue, ne peut apparaître que comme ayant réussi ce paradoxe d’être à la fois décadent et primitif.
Tout ce que les juges les plus sévères concèdent à la romanité, c’est d’avoir diffusé les richesses de l’hellénisme et de les avoir fait parvenir jusqu’à nous. Ce peu de chose que l’on accorde à Rome, c’est peut-être tout Rome. La structure de transmission d’un contenu qui n’est pas le sien propre, voilà justement le véritable contenu. Les Romains n(ont fait que transmettre, mais ce n’est pas rien. Ils n’ont rien apporté de nouveau par rapport aux deux peuples créateurs, le grec et l’hébraïque. Mais cette nouveauté, ils l’ont apportée. Ils ont apporté la nouveauté même. Ils ont apporté ce qui était pour eux de l’ancien comme nouveau.
 
L’expérience romaine
 
Or, Rémi Brague soutient qu’une telle façon d’apporter n’est pas purement accidentelle et contingente, due aux hasards de l’histoire. Elle est selon lui le centre de l’histoire romaine.
 
L’expérience romaine est d’abord une expérience de l’espace
Le monde y est vu du point de vue du sujet qui, tendu vers l’avant, oublie ce qui est derrière lui. Cette façon de voir se reflète dans la découverte de la réalité supposé par la langue. Ainsi le même mot (altus) signifie aussi bien « haut » que « profond » : ce que la langue a retenu est non pas la situation dans un espace objectivement oriente mais la distance par rapport au locuteur. Ce que nous appelons un carrefour, alors que nous le surplombons nous voyons quatre directions (quatre routes), le latin quant à lui, [se situant sur l’une de ces routes] le voit comme un trivium (trois routes). On a pu soutenir que la même façon de voir se faisait jour dans l’art : alors que le temple grec est fait pour que l’on tourne autour, le temple romain est une ouverture adossée à un dos impénétrable.

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Reconstitution du temple de la Concorde
 
Alors que la statue grecque est faite pour qu’on la regarde sous tous les angles parce qu’elle est installée au repos, la statue romaine est en marche[15].
 
L’expérience romaine traduit la même avancée dans le registre du temps
Elle a le même arrachement par rapport à une origine. Hegel l’a bien vu, en y voyant même un trait dévalorisant : « Dès le départ, Rome fut quelque chose d’artificiel, de violent, rien d’originel[16] ».Or, cette situation est très explicitement assumée. À la différence des Grecs qui mettent leur point d’honneur à ne rien devoir à personne, à ne pas avoir eu de maîtres, les Romains avouent volontiers ce qu’ils doivent aux autres. À la différence des Grecs qui revendiquent avec fierté une autochtonie évidemment légendaire, les Romains rattachent leur origine à une non-autochtonie, à une fondation, à une transplantation dans un sol nouveau.
 
Le rapport romain à l’origine
 
Ce rapport qui l’oppose au rapport grec à celle-ci ressort de façon très parlante par la comparaison des deux mots clés dans lesquelsil s’exprime. Ces mots proviennent d’une même image, celle de la croissance des végétaux : là où le grec dit physis (de phyein) , le latin dit auctoritas (de augere). La « physis » grecque (« nature ») dit ce qui perdure, elle exprime la venue à l’être comme mouvement continu de déploiement à partir d’une origine et comme installation dans une permanence (la racine phy- est celle du latin fui, de l’anglais to be). À l’inverse, l’auctoritas romaine (« autotité ») dit le fait d’être l’auteur, l’initiative qui enjambe l’hiatus que l’innovation drée par rapport à l’ancien et qui garantit, ou ratifie, l’action d’un autre que soi.
C’est ce rapport à l’origine comme fondation qu’exprime le mythe de Romulus qui, justement fonde ce qui n’existait pas encore [Rome]. C’est lui aussi qu’a saisi et exprimé le génie de Virgile exploitant la légende troyenne et créant dans l’Énéidele mythe romain par excellence. Énée quitte Troie mise à sac par les Grecs, emportant avec lui son père et ses dieux domestiques et les transfère en terre latine. Être romain, c’est faire l’expérience de l’ancien comme nouveau et comme ce qui renouvelle par transplantation dans un nouveau sol, transplantation qui fait de ce qui était ancien le principe de nouveaux développements. Est romaine l’expérience du commencement comme (re)commencement.
Cette expérience ne se limite pas à la Rome de l’histoire. Rien n’interdit en effet d’y rattacher le prolongement médiéval et renaissant de la légende romaine dans la revendication d’une origine troyenne par les Européens – et pas seulement par les Français. Ou encore la version renaissante du thème qui n’est d’ailleurs pas exclusivement européen, de la translatiostudiorum : les sciences passant de la Grèce à Rome puis, au choix, à Florence ou Paris[17]
Ou enfin l’expérience américaine, qui est « romaine » en ce qu’elle se fonde sur une transplantation et sur le désir d’instaurer un novus ordo seclorum, désir qui témoigne de la profonde légitimité européenne des États-Unis.
 
L’attitude romaine
 
Sur ce sujet, Rémi Brague compte s’appuyer sur un noyau factuel à savoir l’hellénisation de la culture romaine. Celle-ci survint progressivement, presque dès le moment où Rome fut en contact avec les villes grecques d’Italie du Sud (« Grande Grèce » et Sicile), et se poursuivit à unrythmeaccéléré à partir des guerres Macédoniennes (215 à 148 av. J.C.). Cet emprunt cultureleut pour cause, tout autant d’ailleurs que pour conséquence, un certain sentiment d’infériorité des Romains envers les Grecs.
Ce complexe d’infériorité – même si l’on cherche à le masquer par divers subterfuges – se fera jour d’abord au niveau du support universel de la culture, le langage. La langue latine n’a jamais été particulièrement valorisée. Dès l’Antiquité, les Romains ont tours eu plus ou moins conscience de parler une langue pauvre par rapport à l’exubérance du grec[18]. Au Moyen Âge , le latin houa certes le rôle d’un instrument de communication universel pour les gens cultivés ? Comme tel il bénéficiait d’un prestige social. Mais il restait marqué d’une triple secondarité :
        (a) n’étant la langue de personne, il restait une langue apprise devant laquelle chacun était à égalité ;
        (b) étant la langue commune d’une entité, non pas chrétienne, mais la langue commune d’une entité politique antérieure au christianisme, voire longtemps l’ennemie de celui-ci, l’Empire romain ;
        (c) n’étant pas la langue originale de l’Écriture, mais celle d’une traduction (la Vulgate) faite à partir d’un original hébraïque ou grec.
Le latin, à l’époque moderne, conserva longtemps un primat dans la communication scientifique, mais ce fut pour des raisons de pure pratique[19].Jamais le latin ne fut considéré comme détenteur de privilèges exceptionnels d’ordre métaphysique – par exemple comme étant la langue absolue. La langue du premier Adam passe toujours pour avoir été l’hébreu et non le latin.Et plus tard, on retrouve le même sentiment d’une dénivellation même si les termes entre lesquels elle joue ont changé.
Pour les langues vernaculaires, on s’est alors trouvé dans deux situations différentes :
        dans l’Europe moderne, elles furent d’abordcantonnées dans les genres littéraires mineurs, et ne purent développer une grande littérature qu’en faisant valoir leur titre de légitimité par rapport au latin.Et parmi les langues de cette Europe moderne, il faudra encore, plusieurs siècles plus tard, revendiquer la dignité de l’allemand, puis celle des langues slaves par rapport à l’allemand, etc. Mais si elles y parvinrent, c’est parce que les langues par rapport auxquelles il fallait s’affirmer et en premier lieu le latin, n’avaient pas elles-mêmes le prestige d’être la langue de culture par excellence : elles ne l’étaient que comme substitut du grec, dont la dignité passée n’avait pas été oubliée. L’Europe doit là aussi la diversification linguistique qui a permis son épanouissement à la présence, à sa source, d’une pluralité originelle.
        dans lemonde byzantin, en revanche, le grec restait seul en liceet les langues vernaculaires – même le grec populaire – ne purent accéder que très tardivement à la dignité de langues littéraires. Paradoxalement, le grec populairene connut une forme écrite qu’à une date plus récente que les diverses langues slaves, dont les locuteurs étaient pourtant entrés dans l’espace de la Chrétienté bien après les Grecs.
Peu importe ici de rappeler que l’infériorité ressentie par les Romains du IIe siècle n’a peut-être pas été justifiée, les Grecs de l’époque ne valant sans doute guère plus que leurs contemporains romains. Il ne s’agit pas ici de faits objectifs, d’ailleurs bien difficiles à mesurer ; il s’agit bien plutôt d’une impression d’ordre affectif. L’important est qu’une dénivellation ait été ressentie et exprimée. C’est le cas, par exemple, dans le vers rebattu dans lequel Horace dit que « la Grèce captive captiva son farouche vainqueur et introduisit les arts dans le rustre Latium[20] ».
Cela se voit encore plus dans la déclaration célèbre que Virgile met dans la bouche d’Anchise s’adressant à Énée, son fils venu le visiter aux Enfers. Celui-ci trace comme un programme pour Rome. En une prophétie évidemment rétrospective, après avoir ramené à sa juste place l’art de gouverner, il justifie par avance l’impérialisme romain en deux vers célèbres traduit ainsi par Rémi Brague : d’autres que les Romains – en l’occurrence les Grecs – seront de meilleurs sculpteurs, de meilleurs orateurs, de meilleurs astronomes ; Rome devra se contenter du métier des armes et de la politique, de mettre de l(ordre sur une scène sur laquelle, elle ne sera pas protagoniste.
 
L’aqueduc
 
Rome ne s’est pas contentée d’administrer le monde conquis et de lui apporter sa propre civilisation. Elle a également, voire surtout, apporté une culture qui n venait pas d’elle, la culture grecque. C’est ce qu’a su exprimer de façon magnifique Péguy : 
 
Il [le soldat romain] n’a pas fait seulement les langues romanes, et la terre mesurée aux langues romanes ; il n’a pas fait seulement les peuples romans […] ; il n’a pas fait seulement la romanie et la romanité et le monde romain et le monde latin. En dedans, ils portaient le monde grec. C’est-à-dire la première moitié du monde antique. Et la pensée antique ne se fût point insérée dans le monde et elle n’eût point commandé la pensée de tout le monde si le soldat romain n’eût point procédé à cette insertion temporelle, si le soldat romain n’eût point mesuré la terre, si le monde romain n’eût point procédé à cette sorte de greffe unique au monde […][21].
 
Un tel comportement n’allait pas de soi. Il lui aurait été facile de choisir de préserver intacte son « authenticité » et de la jouer contre le raffinement dans lequel on peut voir u symptôme de décadence. Ainsi le mouvement slavophile, dans la Russie du XIXe siècle. Les Romains ont eu au moins le courage de s’incliner devant la culture grecque, de s’avouer comme des gens mal dégrossis, mais capables d’apprendre. Être « romain », c’est avoir en amont de soi un classicisme à imiter, et en aval de soi une barbarie à soumettre. Non pas comme si l’on était un intermédiaire neutre, un simple truchement lui-même «étranger à ce qu’il fait communiquer, mais sachant que l’on est soi-même la scène sur laquelle tout se déroule, en se sachant soi-même tendu entre un classicisme à assimiler et une barbarie intérieure. La culture romaine est ainsi essentiellement passage : une voie ou peut-être un aqueduc – autre signe tangible de la présence romaine. Cette dernière image a d’ailleurs sur celle de la route l’avantage d’exprimer directement la nécessité d’une dénivellation. Alors qu’une route doit être la plus plate possible, un aqueduc est impensable sans une pente. De même la culture romaine est tendue entre un amont et un aval.
 
Entre « hellénisme » et « barbarie »
 
La différence entre Grec et barbarie n’est pas de nature, mais purement chronologique : «  Le monde grec ancien vivait de manière analogue au monde barbare actuel »[22]. Les Grecs sont comme des héritiers qui ont pris leur bien ailleurs et jusqu’à leurs dieux[23]. C’est peut-être même le sentiment d’un certain manque d’originalité, à tous les sens de ce terme, par rapport aux « vieilles » civilisations fluviales comme l’Égypte [Nil] ou la Mésopotamie [Indus et Tigre], qui les poussait à se précipiter sur tout ce qui est nouveau[24]. La vie grecque en reçut le rythme effréné qui est le sien : « Incroyablement rapide fut la course de la vie de la Grèce.[25] »Et pourtant, les Grecs se distinguent de ce que Rémi Brague appelle ici la romanité sur un point capital, et c’est l’absence d’un sentiment d’infériorité par rapport aux sources. Ce qui a été reçu, en effet, ils ont l’impression de l’avoir aussi transformé, et en mieux : « tout ce que les Grecs reçoivent des barbares, ils ont à chaque fois fini par le perfectionner[26] ».
En tout cas, la même dynamique anime l’histoire européenne. On peut la caractériser à partir de l’attitude « romaine ». Celle-ci est la conscience d’avoir, au-dessus de soi, un « hellénisme » qui surplombe, et au-dessous de soi une barbarie à soumettre. À Rémi Brague, il semble que c’est une différence de potentiel entre l’amont classique et l’aval barbare qui fait avancer l’Europe.
L’aventure coloniale de l’Europe, depuis les grandes découvertes, par exemple en Afrique, a souvent été ressentie comme une répétition de la colonisation romaine. Toute une historiographie française établit un parallèle entre la colonisation du Maghreb par la Rome antique et celle, moderne, par la France et justifiant celle-ci par la plus ancienne. La colonisation et l’humanisme européen depuis la Renaissance italienne – deux évènements qui, à l’échelle de l’histoire des civilisations sont contemporains –, ne seraient-ils pas liés par des rapports de compensation ? On pourrait se risquer à dire que l’ardeur conquérante de l’Europe a longtemps eu, parmi ses plus secrets ressorts, le désir de compenser, par la domination de peuples prétendus inférieurs et le sentiment d’infériorité par rapport à l’Antiquité classique que l’humanisme venait en même temps toujours raviver. On peut soupçonner quelque chose comme un équilibre entre la prépondérance.des études classiques et la colonisation : les potaches bourrés de latin et de grec fourniront d’excellents cadres à l’Empire[27]. Et, à l’inverse, la fin du rôle dominant réservé aux études classiques, dans l’après-guerre, est contemporaine à la décolonisation.
 
III
 LA ROMANITÉ RELIGIEUSE
L’EUROPE ET LE JUDAÏSME
 
La situation de secondarité par rapport à une culture constitue donc ce que Rémi Brague a appelé la « romanité ». Possiblement illustrée par des textes grecs, elle est dans son ensemble antérieure au christianisme. C’est donc indépendamment de lui qu’elle marquait le monde méditerranéen. Quel peut être dans ce contexte, le rôle du christianisme ? Il semble à Rémi Brague que la Chrétienté et l’Europe lui doivent non certes l’existence, mais la persistance de la secondarité culturelle. En effet, si l’attitude qu’il appelle « romaine » n’est pas l’apanage des Romains, il est un autre fait, encore plus remarquable : elle n’est pas non plus l’apanage du versant païen ou antique, de la culture européenne. Elle est tout aussi résolument le fait de son autre versant, celui « du juif et chrétien ». Il déclare donc : le « Grec » et le « juif », en tant qu’ils interviennent comme les deux composantes fondamentales de l’Europe, sont tous les deux « romains ». Plus précisément : c’est parce que l’Europe les accueille tous deux, le « Grec » et le « juif » d’un point de vue « romain », qu’ils peuvent rester eux-mêmes et y produire la plénitude de leurs effets. 
 
Le deux sens du judaïsme
 
L’adjectif « juif » a en effet deux sens à ne pas confondre : un sens large et un sens étroit de « juif » :
        a) au sens large, il peut en effet signifier l’ensemble de l’expérience du peuple d’Israël depuis ses origines lointaines jusqu’à aujourd’hui. Les éléments fondateurs ont été sélectionnés et consignés dans les écrits de ce que les juifs appellent la Loi, les Prophètes et les Écrits (TeNaKh) et les chrétiens, l’Ancien Testament. Elles se prolongent à travers les époques de la rédaction du Talmud (la Mishnah, puis de la Gemarah) en passant par le Moyen Âge, jusqu’à l’émancipation et l’époque contemporaine.
        b) au sens étroit, il désigne alors le judaïsme qui s’est constitué après la destruction du deuxième Temple de Jérusalem en 70 et la constitution du canon des Écritures une trentaine d’années plus tard à Yavné. Par rapport à celui-ci, l’Église chrétienne est plutôt dans un rapport de fraternité, de gémellité, si l’on préfère, que de descendance. Dès le début de celle-ci, le Nouveau Testamentl’illustre bien, à travers toute une série de paraboles mettant en scène deux fils, un aîné et un cadet, la plus célèbre étant celle connue sous le nom du « fils prodigue » (Luc, 15, 11-32). Ces deux fils sont couramment interprétés comme représentant, l’un Israël, premier objet de l’Alliance divine, l’autre les nations païennes, appelées plus tard à y entrer. Du côté juif, on rencontre constamment la (peu flatteuse) comparaison des chrétiens avec Édon-Ésau, frère ennemi de Jacob-Israël.
Il faudra également distinguer le judaïsme et les juifs. Tout juif n’agit pas entant qu’il est juif (dito pour le chrétien ou pour le musulman). Rémi Brague préfère réserver les adjectifs à ceux qui les ont revendiqués et dans les limites de ce qu’ils revendiquaient. On peut certes qualifier une éducation, une imprégnation culturelle, une « sensibilité », de juives, ou de chrétiennes, voire de catholiques ou de protestantes etc. Rien n’empêche en ce sens de considérer Spinoza comme juif. Mais on devra alors considérer aussi Voltaire comme catholique et [le savant pluridisciplinaire persan Râzî] comme musulman. Et d’autre part, il faudra hypostasier une apparence pourtant reniée par ceux que l’on traitera ainsi, et en faire une « judéité »que l’on pourra alors appliquer à qui l’on voudra, voire à qui n’aurait pas voulu…
 
L’Europe dans l’histoire juive
 
L’expérience juive au sens étroit n’est pas l’apanage de l’Europe, ni même de la Chrétienté.L’histoire juive s’est en effet déroulée dans le cadre de l’histoire européenne et byzantine mais tout autant dans le monde musulman – voire au-delà, jusque dans la Malabar, et en Chine. Quant au jugement qu’il convient de porter sur cette histoire, et à la question de savoir ce que l’Europe a apporté au judaïsme, en positif comme en négatif, il faut renvoyer la question aux historiens, juifs de préférence. Le parcours européen du judaïsme est une des étapes de l’histoire juive d’après l’exil, la dispersion, puis la destruction du second Temple [par Titus en septembre 70[28]]. Il représente même une des étapes les plus négatives quant au degré de la soumission aux Nations. En effet, la seule expérience d’une nation convertie au judaïsme se situe en dehors du cadre méditerranéen islamisé ou christianisé. Il s’agit du royaume des Khazars, autour de la Crimée, aux VIIe et XIe siècles, peuple dont l’élite s’était convertie à un judaïsme d’ailleurs sans doute assez superficiel. Et le cas, exceptionnel, dans lequel des juifs aient joué le rôle du persécuteur et des chrétiens celui des persécutés, se situe un siècle avant l’islam, puisqu’il s’agit du règne de Dhu Nuwâs dans le Yémen du VIe siècle. Partout ailleurs, le judaïsmesera, selon le titre du chef d’œuvre d’apologétique du rabbin Jehuda Halevi le Kuzari[29], la « religion méprisée ».
Cette situation d’humiliationvaut pour toute l’histoire médiévale, dans tout le bassin méditerranéen. On peut en comparer les deux rives, musulmane et chrétienne, du point de vue de l’histoire juive. Et la comparaison ne tourne pas à l’avantage de la Chrétienté. Au Moyen Âge, le nord de la Méditerranée gardera longtemps de la part du sud l’objet du mépris de fer que les civilisés éprouvent envers les barbares, et les juifs ne font pas exception dans ce domaine. On retrouve ainsi sous la plume de Maïmonide des propos sur la saleté des villes du pays des « Francs » dont la parenté avec les clichés actuels sur le monde méditerranéen fait sourire :
 
si l’on se nourrissait de la chair des porcs, les rues et même les maisons seraient plus malpropres que les latrines comme on le voit maintenant dans les pays des Francs[30].
 
Le diagnostic défavorable se confirme quand on compare, non plus le niveau culturel, mais la situation des communautés juives. Dans l’ensemble, et si l’on néglige des exceptions commeles persécutions du calife fatimide Al-Hakîm, en Égypte, ou celle des Almohades, en Espagne, les communautés juives ont été en effet mieux traitées dans le monde musulman que dans le monde chrétien. L’Europe moderne a été le cadre du plus grand massacre de juifs de l’histoire. La question de savoir si l’antisémitisme moderne (dit « scientifique », car fondé sur une pseudo-théorie biologique), et dans son sillage la tentative nazie d’extermination du peuple juif, sont en continuité avec l’antijudaïsme chrétien (religieux) ou en rupture par rapport à celui-ci est encore discutée par les historiens.
Quant à l’antijudaïsme chrétien, il est lui-même varié. La controverse des Pères de l’Église contre la Synagogue (par exemple saint Jean Chrysostome) resta le plus souvent verbale. Mais elle préparait des mesures juridiques : la législation interdisant aux juifs la propriété foncière et l’exercice de certains métiers remonte au Moyen Âge[31]. Elle fomenta plus généralement une méfianceenvers les juifs, qui mena à des explosions d’une violence cette fois tout à fait physique.
L’histoire juive prit ainsi, en Orient comme en Occident un tour particulièrement tragique. L’Europe centrale, partagée entre orthodoxes et catholiques latins et uniates[32], fut le théâtre de grands massacres au moment de la révolte des Cosaques en 1648, et de pogroms sporadiques jusqu’au début de notre siècle. En Occident, les persécutions proprement dites(massacres, conversions forcées, accusations de « crime rituel »,etc.) ne commencèrent guère qu’avec les croisades, mais elles se poursuivirent au moins jusqu’à l’expulsion d’Espagne (1492).
C’est en partie en conséquence de l’hostilité de l’environnement que l’histoire juive à l’époque contemporaine tend à se dissocier de l’histoire européenne. Les centres de gravité de la population juive se situent en effet de moins en moins à l’intérieur de l’espace européen. Les juifs quittent l’Europe : depuis le XIXe siècle, vers l’Amérique, et, depuis notre siècle, vers Israël également. Ce flux n’est compensé que très partiellement par la remontée vers la France des juifs de l’Afrique du Nord devenue indépendante. Et la tendance risque de se généraliser à l’ancien continent entier avec l’exode des juifs soviétiques. On peut en tout cas se demander si le cycle européen de l’histoire juive ne serait pas sur le point de se clore…
 
L’apport juif à l’Europe
 
À l’inverse, les juifs en tant qu’individus ont apporté leur contribution aux deux aires culturelles, au sud comme au nord de la Méditerranée et dans de multiples domaines, de l’économie à la religion en passant par la politique et les sciences. Quant à l’Europe médiévale, un fait a joué un rôle capital dans la transmission à la Chrétienté latine de l’héritage intellectuel du monde antique, traduit et commenté par les penseurs musulmans, le déplacement vers le nord des centres intellectuels du monde juif séfarade, de l’Andalousie à la Provence, survenu à partir du XIIIe siècle. La persécution des Almohades avait poussé plusieurs intellectuels de haute volée (en particulier des membres des familles Qimchi et Ibn Tibbon) à se réfugier dans la Provence chrétienne. Ils y traduisirent en hébreu les textes des penseurs de langue arabe, juifs ou musulmans, qu’ils considéraient comme les principaux. Certains durent même à cette traduction d’être conservés. Ainsi par exemple Thémistius dont les commentaires sur le Traité du Ciel et le livre Lambda de la Métaphysique, écrits tous deux en grec, n’ont survécu dans leur intégralité que dans une traduction en hébreu faite à partir d’un original arabe entièrement perdu ou n’existant plus qu’en fragments.De même, à peu près tous les textes d’Averroès existent sous forme manuscrite en hébreu, alors que le texte arabede plus d’un est perdu, par exemple son commentaire à la République de Platon.
Une seconde étape de traduction se fit vers le latin.Même là où il n’existait pas d’intermédiaire hébraïque, il arrivait que la traduction soit réalisée par des équipes dans lesquelles un juif jouait le rôle principal : c’est lui qui faisait de l’arabe une traduction en langue vernaculaire, qu’il dictait à un clerc chrétien, lequel le mettait en latin[33]. De telles équipes ont fonctionné Aux XIIe et XIIIe siècles à Tolède, puis à Naples. L’Europe moderne a de la sorte une dette considérable envers ces traducteurs juifs. Ce mouvement de traduction coïncida en effet avec le décollage intellectuel européen lié à la fondation des universités, décollage que les juifs perçurent aussi bien que les autres, et y contribua pour une large part. Mais on peut se demander si cette contribution à la culture européenne concerne le judaïsme en tant que tel.
On peut se poser une question analogue quant au monde moderne. On peut certes soutenir, avec de bons arguments que l’expérience juive est décisive pour la culture européenne des deux derniers siècles. Mais il ne suffit pas en l’occurrence de citer les noms de Marx, de Freud, d’Einstein, de Kafka et de bien d’autres, il faut encore établir dans quelle mesure ces penseurs, et avant tout les auteurs de La question juive et de Moïse et le monothéisme, sont des représentants fidèles du judaïsme et dans quelle mesure leur contribution, indéniable, à la culture européenne, représente bien un rapport du judaïsme comme tel. Il faudrait pouvoir isoler une « essence » du judaïsme. L’opération est délicate pour toute religion ; elle l’est à plus fort raison pour le judaïsme qui n’a pas de « dogmes » à proprement parler. Dans cet ordre d’idées, on pourrait ainsi, par exemple, tenter de montrer que l’idée de loi, même une fois arrachée à son contexte religieux d’origine – l’Alliance – est formulée par des penseurs parfaitement athées, continue à représenter un dénominateur commun aux penseurs juifs[34].
Cependant, quelle que soit la réponse que l’on choisisse de donner à ces questions, l’influence du judaïsme en tant que tel sur la culture européenne n’a pu s’exercer qu’à une date assez tardive. Les communautés juives ont été longtemps écartées de toute participation au pouvoir politique qui dépasse le rôle privé de certains de leurs membres. Pour que le judaïsme puisse se faire entendre publiquement, et sortir du caractère confidentiel qu’imposait à ses productions écrites l’usage exclusif de l’hébreu, il a fallu attendre l’émancipation. Celle-ci survint au XVIIIe siècle, d’abord dans les pays germaniques (Autriche et Prusse), puis se poursuivit dans le sillage de la Révolution française. À cette époque, l’Europe était déjà une réalité culturelle, et elle était déjà consciente de son unité sur ce plan. De la sorte, le judaïsme a pu laisser sa marque, et une marque décisive, sur une Europe déjà constituée, mais il n’a que peu contribué à faire l’Europe.  
Avant l’époque moderne, en effet, on peut seulement noter quelques exceptions de détail, toutes situées dans les sphères intellectuelles. Ainsi, on peut signaler l’influence des exégètes juifs sur l’exégèse chrétienne : Origène ou sait Jérôme utilisèrent les compétences des rabbins de leur temps, et les victorins[35] le commentaire de Rachi. Luther encore pourtant connu pour des pamphlets dont l’antijudaïsme allait bien au-delà de ce que l’époque admettait, choisitsouvent dans sa traduction de la Bible, les interprétations de David Qimchi[36]. On notera également le rôle capital joué par le Guide des Égarés de Maïmonide dans la formation de la grande scolastique, en particulier chez saint Thomas d’Aquin, auteur par ailleurs d’un De regimine Judaeorum[37].À part ces dialogues entre savants, le seul cas d’une influence de quelque envergure, et de caractère populaire, est représenté par l’Espagne, qui demeure une exception. Tous ces phénomènes restent donc quelque peu marginaux.
 
L’apport de l’ancien Israël
 
En revanche, l’expérience biblique, celle de l’Ancien Testament, a de toute évidence largement contribué à faire de l’Europe ce qu’elle est. Cette influence s’étant exercée avant tout par l’intermédiaire du christianisme, c’est par ce biais que Rémi Brague l’envisage. Une remarque cependant : le christianisme a pratiqué de l’Ancien Testament une réception très différente de celle qu’a effectuée le judaïsme. Celui-ci a récapitulé l’expérience de l’Ancienne Alliance, en prenant pour seul principe la Torah[38]. Le christianisme a en revanche conservé des éléments que le judaïsme avait laissés de côtéou réservés pour les temps messianiques : la dimension sacrificielle de l’Alliance avait perdu sa pertinence pour le judaïsme après la destruction du second Temple ; elle survit dans les sacrements chrétiens. La royauté davidique avait disparu avec le passage d’Israël sous domination étrangère ; elle resurgit dans la mission sacerdotale des empereurs chrétiens et des rois d’Occident. La prophétie avait disparu, et le judaïsme avait pris acte de cette disparition, qu’il expliquait de différentes façons, par exemple par la perte de la terre d’Israël ; elle continue dans le rôle des saints, en particulier celui des fondateurs d’ordres. On pourra interpréter ces analogies, au choix, comme la survivance de traits archaïques, ou, au contraire comme le sauvetage de la Révélation au prix de sa réinterprétation « spirituelle ». Ainsi que Rémi Brague l’a fait à propos de la Grèce et de Rome,ilneprocéderapasnonplusàl’inventairedétaillédece que l’Europe a hérité de l’ancien
Israël. Il faudrait, en l’occurrence distinguer plusieurs styles de réception, selon qu’on est en présence des mondes, catholique, orthodoxe ou protestant. Il s’attachera donc, là aussi moins au contenu transmis qu’à la forme même de la transmission, voire à ce qui a rendu possible celle-ci.[On notera cependant en matière de contenu], au-delà de l’image très négative que la Rome de l’histoire a laissée à Israël[39], un parallèle entre la représentation linéaire du temps et l’expérience romaine d’un devenir historique non cyclique de la temporalité : on a fait remarquer qu’Énée, le héros romain par excellence, s’il est aux antipodes d’Ulysse qui finit par retrouver son foyer, est peut-être le meilleur parallèle païen d’Abraham quittant sa terre, sa patrie et la maison de son père. De même on peut mettre en parallèle la fondation de Rome et la non-autochtonie des Hébreuxqui savent bien que, entrant en Canaan, ils habitent des maisons qu’ils n’ont pas bâtieset cueillent les fruits d’arbres qu’ils n’ont pas plantés[40].
 
La secondarité du christianisme
 
Si l’ancien Israël a ainsi des traits « romains », qu’en est-il du christianisme ? Pour commencer on peut se contenter de rappeler quelques évidences. Elles vaudront pour l’Église d’avant le schisme entre l’Orient et l’Occident, puis la Réformation, et pour l’Église catholique, que l’on appelle « romaine ». Il y a dans cette dénomination, chacun l’admet, plus qu’une contingence historique ou géographique. Que l’Église soit l’héritière de l’Empire romain est une évidence massive, qu’on y voie un signe d’élection ou de réprobation. Mais ici, Rémi Brague, ne s’attachera pas à ce qui, du contenu de la Rome de l’histoire, a pu passer dans l’Église pour le bien comme pour le mal. Il ne considérera que la forme de l’attitude romaine, qui ne dépend pas du maintien de tel ou tel contenu, et qui peut donc lui survivre. Est chrétienne, elle aussi, l’habitude d’associer deux groupes de textes dans un livre unique, le Livre, la Bible. L’un des deux est déterminé par l’autre au plus profond. La Nouvelle Alliance et le Nouveau Testament qui en constitue le document se situent à tel point par rapport à l’Ancienne Alliance et à l’Ancien Testament qu’ils en tirent jusqu’à leur nom. L’adjectif « ancien » qui qualifie l’alliance et les textes qui la consignent ne signifie pas « périmé » ou « dépassé ». Il renvoie à une priorité chronologique et logique, de telle sorte qu’il vaudrait mieux parler de « premier » Testament.
S’il en est ainsi, c’est d’abord parce que l’Ancien Testament de la Bible chrétienne coïncide pour l’essentiel avec les écrits reconnus comme canoniques par le Judaïsme. Tout ce que les juifs admettent est aussi admis par les chrétiens. Les chrétiens ajoutent, comme on le sait, un certain nombre de textes : les deux livres des Maccabées, le Siracide (Ecclésiastique), Tobie, Judith, la Sagesse, Baruch. Tous ont leur racine dans le judaïsme palestinien, babylonien ou alexandrin. Certains ont existé en hébreu (Siracide) ou en Araméen (1 Maccabées). L’admission de certains a été discutée par les rabbins. Il ne semble pas que leur exclusion, du côté juif, ait été motivée par le désir de faire pièce au christianisme. Il ne semble pas non plus qu’il y ait eu dans leur addition, du côté chrétien, une volonté de se distinguer d’un canon juif déjà fixé. Celui-ci ne l’était d’ailleurs pas. Il semble que les deux canons se sont constitués parallèlement, qu’un même magma a cristallisé de deux façons indépendantes mais au fond très proches.
Ensuite, la présence des textes dans un même corpus faisant autorité montre que les deux ensembles sont placés sur le même plan. Cette situation ne va pas de soi. En effet, le rapport du christianisme à l’Ancienne Alliance est source de tension constante, voire de déchirement, en tout cas de conflit. Il serait beaucoup plus facile de prétendre que l’Ancienne Alliance a été purement et simplement périmée et remplacée par la Nouvelle. Cette solution radicale a été défendue pour la première fois, au IIe siècle par Marcion : il proposait d’abandonner les écrits de l’Ancien Testament censés ne refléter qu’un Dieu de colère, au profit du Nouveau Testament, d’ailleurs expurgé, œuvre d’un Dieu d’amour. Marcion appliquait peut-être par là à l’exégèse la séparation opérée par les gnostiques entre un créateur mauvais, de rang inférieur, et un Dieu suprême, bon, extérieur au monde, et dont Jésus aurait été le messager. La tentation du marcionisme resta constante dans l’Église. On la retrouve dans le catharisme, si l’on peut encore considérer celui-ci comme chrétien, et jusque dans certaines tendances marginales du protestantisme libéral comme chez Harnack :
 
Rejeter l’Ancien Testament au IIe siècle était une erreur, que la grande Église a rejetée à bon droit ; le garder au XVIe siècle fut un destin auquel la Réformation n’avait pas encore la force de se soustraire ; mais depuis le XIXe siècle le conserver encore dans le protestantisme comme document canonique est la conséquence d’un affaiblissement de la religion et de l’Église[41].
 
En outre, on a pu en repérer l’influence jusque dans certaines sensibilités contemporaines.
Mais cette tentation fut toujours exorcisée en dernière instance. Dès le début, l’Église avait accordé droit de cité aux paroles du Christ selon lesquelles il n’est pas question d’abolir la Loi ancienne, mais de l’accomplir à la perfection (Matthieu, 5,17), à celles de saint Paul, selon lequel les promesses de Dieu envers Israël sont sans repentance (Romains, 11, 29), à celles de saint Jean qui fait dire au Christ, que « le salut vient des Juifs » (Jean, 4, 22). Plus tard, les Pères de l’Église repoussèrent la même tentation, et en particulier Justin, Tertullien et Irénée de Lyon. Tertullien insiste sur le verset de Matthieu qui vient d’être cité, et que Marcion éliminait de sa version du Nouveau Testament. Irénée exprime l’essentiel en une formule concise :
 
La loi de Moïse aussi bien que la grâce de la Nouvelle Alliance, toutes les deux adaptées à leur temps, ont été accordées par un seul et même Dieu au bénéfice du genre humain. […] Il n’y a qu’un seul et même Dieu […] qu’ont annoncé la Loi et les prophètes et que le Christ a reconnu pour son Père[42]
 
Une telle position était plus acrobatique que celle qui consistait à déclarer soit que l’ancienne Révélation était purement et simplement périmée, soit que le contenu essentiel n’en était plus sauvegardé que dans la nouvelle – de telle sorte que l’ancienne apparaissait comme une coquille vide, à rejeter. Cette attitude fut tenue, héroïquement, car l’interprétation de l’Ancien Testament peut être délicate, voire gênante pour l’Église. En effet, l’Ancien Testament ne renvoie pas en toute clarté au Nouveau ; et les paroles du Christ sur la mission s’adressant d’abord à Israël (Matthieu, 15, 24) risquent de mettre en doute la légitimité de la mission aux païens sur laquelle repose l’Église. À l’inverse, du côté juif, il serait tentant de chercher à pousser le christianisme du côté marcionien, afin d’éviter ainsi une parenté qui a été dangereuse, et qui reste compromettante. C’est pourquoi il faut saluer le courage, parallèle à celui des Pères, avec lequel certains juifs dissuadent l’Église de se séparer de l’Ancienne Alliance et de tout ce qu’elle représente, comme c’est le cas chez Franz Rosenzweig[43].
 
L’islam et les Livres antérieurs
 
La comparaison avec l’islam est ici très instructive. Celui-ci se replace lui-même dans la continuité de la tradition juive, puis chrétienne. Comme on sait, le Coran nomme de nombreuses figures de l’Ancienne Alliance, comme par exemple Adam, Noé, Abraham, Joseph, Moïse, et certains prophètes comme Jonas. Du Nouveau Testament, il nomme le plus grand de tous les prophètes (à l’exception de Muhammad), à savoir Jésus, auquel il donne le titre de « Messie » et dont il dit qu’il est né d’une Vierge. On n’a pas de peine à repérer dans certains détails plus ou moins merveilleux des traces d’emprunt à des traditions orales juives, ou à des apocryphes chrétiens. Mais dans le Cran, en tout cas, ces personnages sont coupés de l’économie du salut qui leur donne leur sens pour les juifs et les chrétiens. Ainsi, pour ne parler que du Nouveau Testament, Jésus est bien appelé « Messie », mais sans lien avec l’idée messianique juive comme accomplissement de l’histoire d’Israël. Marie est dite vierge, mais sans que la naissance miraculeuse de Jésus signifie en rompant la continuité des générations l’entrée dans un mode nouveau d’historicité. Et Jésus est présenté sans sa mort en croix et sa résurrection qui font, si l’on peut dire tout son intérêt.
D’une manière générale, l’islam, surtout sunnite ne connaît pas la notion d’« histoire du salut ».Tous les messagers de Dieu, dans l’Ancienne Alliance, comme en dehors d’elle – ainsi les prophètes envoyés aux peuples disparus –, ne prêchent qu’un seul message, et c’est celui qui apparaît dans sa pureté définitive avec Muhammad. La série de leurs portraits forme une typologie qui se répète : avertissement, rejet du prophète, punition du peuple coupable. On ne rencontre l’idée d’une alliance de Dieu avec son peuple que defaçon marginale, et elle n’est jamais aussi nette que lorsqu’elle se situe avant l’histoire, dans la scène du pacte (mïtäq) prééternel, lorsque Allah demande aux générations futures, tirées simultanément des reins d’Adam, d’attester qu’il est bien leur Seigneur[44]. En aucun cas il n’est question que Dieu puisse s’engager dans l’aventure humaine.
Il en est ainsi parce que l’islam n’accepte pas les Écritures qui situent les personnages bibliques dans une économie du salut. Certes, il révère ce qu’il appelle la « Torah ». Il révère ce qu’il appelle l’ « Évangile » – au singulier. Le prophète de l’islam dit explicitement « confirmer » la prédication des prophètes antérieurs. Mais il entend par là, non les textes, mais le message authentique que ceux-ci auraient contenu. Et ce message, selon l’islam, n’est pas celui que l’on peut lire dans les textes que nous possédons du Pentateuque, et des quatre Évangiles. Il existe en effet dans l’islam, toute une tradition fondée sur le Coran (IV, 46), qui accuse juifs et chrétiens d’avoir altéré le texte des Écritures qui leur avaient été confiées. Les théologiens ne s’accordent pas exactement sur la nature du phénomène : pour certains, les textes ont été simplement mal interprétés ; mais la théorie dominante est qu’ils ont été sciemment modifiés. Ainsi trouve-t-on des autorités qui interdisent l’étude de tout autre texte que le Coran. On s’appuie bien entendu sur des déclarations du Prophète. Celui-ci aurait dit notamment au calife Omar, qu’il avait trouvé en lisant une feuille du Pentateuque, que le Coran suffisait.[45] 
Cette attitude de principe a une conséquence que l’histoire permet d’attester : les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament ne sont effectivement lus et étudiés dans le monde islamique, que de façon exceptionnelle. Les exemples de consultation directe des sources juives et chrétiennes comme Ibn Qutayba, restent rares[46]. Même al-Ghazâli (si le texte est bien de lui !), qui a l’honnêteté pour critiquer les chrétiens, de vouloir se fonder sur les Évangiles, cite sans doute ceux-ci d’après des sources musulmanes[47]
Toutes ces utilisations se situent à l’intérieur de tentatives fondamentalement critiques. Il s’agit tantôt de montrer que les communautés religieuses qui se réclament d’un texte ne le comprennent pas vraiment – ce en quoi l’islam se rapproche de la polémique chrétienne contre le judaïsme –, tantôt de montrer que les textes ont été corrompus en mettant au jour les contradictions, voire les absurdités qu’ils contiennent. Le plus remarquable est peut-être
l’Espagnol Ibn Hazm (994-1064). Il inaugure des méthodes de critique biblique qui se retrouveront, même si l’on ne peut que difficilement démontrer une influence, chez les auteurs des Lumières. Il jette en tout cas sur les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament un regard presque voltairien[48]. Et il est remarquable qu’il manifeste sa surprise devant le fait que les chrétiens acceptent l’Ancien Testament.
 
Le christianisme et les textes de l’Ancienne Alliance
 
Si l’accusation de se fonder sur des textes corrompus, et donc inutilisables, reste ainsi le fond de l’attitude musulmane envers les religions bibliques, une accusation de ce genre reste au contraire très exceptionnelle de la part des chrétiens envers les juifs. La présence d’une base scripturaire commune est reconnue par les deux parties, même dans la polémique la plus vive. Les chrétiens savent qu’ils peuvent se fonder sur l’Ancien Testament pour argumenter avec les juifs. C’est ce que reconnaissent les plus hautes autorités de part et d’autre. Ainsi, dans le christianisme, Thomas d’Aquin :
 
Certains, comme les Mahométans (Mahumetistae) et les païens, ne s’accordent avec nous sur l’autorité d’aucune écriture par laquelle ils pourraient être convaincus, comme nous pouvons discuter avec les Juifs par l’Ancien Testament[49].
 
Ou, parmi les Juifs, Maïmonide :
 
Les incirconcis [les chrétiens] sont convaincus de ce que le texte de la Torah est bien le même[50].
 
C’est pourquoi, s’il y a bien une dure controverse entre l’Église et la Synagogue, elle porte sur l’interprétation à donner sur l’Ancien Testament, et non sur son authenticité. Il arriva même que les textes juifs postérieurs au Christ, (à tout le moins quant à leur rédaction définitive), comme le Talmud, voire les textes de la Kabbale, soient de la part des chrétiens l’objet d’une tentative d’interprétation allégorique censée y voir l’annonce de Jésus. L’islam, en revanche, ne s’est, semble-t-il, jamais intéressé au Talmud. 
La différence d’attitude entre le christianisme et l’islam est peut-être, pour ainsi dire, antérieure à la naissance même de ce dernier, qu’elle contribue à expliquer. Parmi les causes du succès de la prédication de Muhammad, il y a en effet le complexe d’infériorité des Arabes par rapport aux Juifs : à la différence de ceux-ci, ils n’ont pas de livre saint. C’est le refus de se considérer comme sans livre, et donc comme « ignorant », c’est le désir de sortir de l’« ignorance » (gähiliyya) qui fait espérer un prophète arabe, un kérygme (coran) arabe, et qui le fait accueillir quand il se présente. Le christianisme, en revanche, avant tout dans sa version paulinienne, devenue orthodoxe, et non dans le judéo-christianisme qui a peut-être, sur ce plan au moins, préparé le terrain pour l’islam naissant, suppose l’acceptation du complexe d’infériorité par rapport au judaïsme, véritable circoncision du cœur.
Il faut donc se garder d’une analogie implicite entre ce que l’on appelle d’un terme bien superficiel, les « trois monothéismes ». L’islam n’est pas au christianisme (voire au christianisme et au judaïsme) ce que le christianisme est au judaïsme. Certes, dans les deux cas, la religion mère rejette la légitimité de la religion fille. Et, dans les deux cas, la religion fille s’est retournée contre la religion mère. Mais, au niveau des principes, l’attitude envers la religion mère n’est pas la même. Alors que l’islam rejette l’authenticité des documents sur lesquels se fondent judaïsme et christianisme, ce dernier, dans le pire des cas, reconnaît au moins que les juifs sont les gardiens fidèles d’un texte qu’il considère comme aussi sacré que celui qu’il possède en propre. De la sorte, le rapport de secondarité envers une religion
précédente se rencontre entre le christianisme et le judaïsme, et entre eux seuls. 
  


[1] R. Brague, Europe, la voie romaine, Paris Gallimard, collection Folio/Essais, janvier 2013.
[2] Hérodote, VII, 73.
[3] Respectivement, Aristote, Physique , V, I, 224 b 21, et Politique, VII, 7, 1327b, 20-33, surtout 24 sq.
[4]Dans la première moitié du Ve siècle av. J.-C., les deux Guerres médiques opposent les Grecs d'Asie mineure et d'Europe aux Perses, aussi appelés Mèdes. La première guerre médique est marquée par la victoire athénienne de Marathon, en 490 av. J.-C.. La seconde guerre médique est illustrée par la mort héroïque des Spartiates aux Thermopyles, par la victoire athénienne de Salamine en 480 av. J.-C. et la victoire des Grecs coalisés à Platées en 479 av. J.-C.. Après les guerres médiques, Athènes va imposer son autorité à la plus grande partie des cités grecques (sauf Sparte) en les regroupant dans la Ligue de Délos.
[5] Les Abbassides1 sont une dynastie de califes sunnites arabes qui gouvernèrent le monde musulman de 750 à 1258. Cette dynastie, fondée par Abû al-`Abbâs As-Saffah, arrive au pouvoir à l'issue d'une véritable révolution menée contre les Omeyyades. Quand les Abbassides triomphent des Omeyyades, ils déplacent le pouvoir de la Syrie vers l'Irak en s'installant dans leur nouvelle capitale,Bagdad (762).
Les Abbassides tirent leur nom de Al-Abbâs, oncle de Mahomet, dont ils sont les descendants, alors que les Omeyyades avaient un lien familial plus lointain avec le prophète de l'islam. Ils veulent un État plus profondément musulman, où les Iraniens convertis à l'islam auront une part égale à celle des Arabes. Au viiie siècle, au terme d’une révolution sanglante les Abbassides supplantent les Omeyyades, première dynastie musulmane. Au cours de cette révolution contre les Omeyyades, leur chef Abû Muslim réunit autour de lui, en plus des Arabes hostiles à la dynastie régnante, des indigènes iraniens, de petites gens, des esclaves enfuis. Il triomphe en 750 à la bataille du Grand Zab, après plus de trois ans de guerre.
[6] Est monophysite celui qui ne reconnaît qu'une nature dans la personne du Christ (en opposition à la définition donnée par le concile de Chalcédoine (451) selon laquelle la nature humaine et la nature divine coexistent dans une personne).
Comment concevoir que le Christ puisse être à la fois homme et Dieu ? Trois interprétations semblent possibles: ou il est Dieu et n'a qu'une apparence d'homme; ou il y a deux personnalités en lui, l'une humaine, l'autre divine; ou enfin il n'a tout ensemble qu'une seule personnalité et une seule nature. Les docètes tenaient pour la première opinion; les nestoriens penchèrent pour la seconde; les monophysites optèrent pour la troisième.
[7] Ce concile (dit de la contre-Réforme) fut convoqué par le pape Paul III suite aux demandes insistantes de Charles Quint pour répondre au développement de la Réforme protestante. Il s’est tenu en trois fois entre 1545 et 1563. Il devait permettre à l’Eglise d’opérer sa propre réforme et de réunir à nouveau les chrétiens. S’il eut effectivement le m »rite d’abolir un certain nombre des abus de l’Eglise catholique et de réviser ses institutions, il aboutit plutôt à la séparation définitive des deux religions.
 
[8] Il semble, en revanche que le droit romain n’ait laissé que très peu de traces sur le droit musulman.
[9] Revendiquée par Byzance, en tant que continuité de l’empire romain d’Orient, et « seconde Rome », puis par Moscou, qui a prétendu elle aussi au titre de « troisième Rome » ; elle l’a même été par l’Empire ottoman, le sultan d’Istanbul revendiquant avec le titre de « sultan de Rome », la succession des empereurs vaincus de Constantinople.,
[10] Romains, I. 16 ; 3, 9 ; I Corinthiens I, 24 ; 10, 32.
[11] L. Strauss, « Jerusalem and Athens, Some Preliminary Reflections (1967), dansStudies in Platonic Philosophy, Chicago University Press, 1983, p. 147-173.
[12] P. Valéry, « La crise de l’esprit », Œuvres, Pleïade, t. 1, p. 1087 sq.,cité p. 1013.
[13] H. Graetz, Geschischte der Jüden…, introduction, t.1, Leipzig 1874, p. xx.
[14] Parmi une bibliographie sans limites : Ph. Cormier, Généalogie de personne, Critérion, Paris, 1994, chap. in notamment p. 107.  
[15] H. Kähler, « Traits essentiels de l’art romain », dans Rome et son empire, Albin Michel, Paris, 1963, p. 5-31.
[16] Hegel, Philosophie der Geschichte, SW, t. 11, p. 366, Glockner.
[17] Chrétien de Troyes, dans le prologue du Cligès (1176), applique ce schéma à la chevalerie.
[18] Cf. Lucrèce, De naturarerum, I, 139, 832 ; III, 260 ; Sénèque, Lettres à Lucilius, 58, 1 ; Pline le Jeune, Lettres, IV, 18.
[19] Pascal, en plein XVIIe siècle, interrompt encore une démonstration mathématique commencée en français par : « et je vous le dirai en latin, car le français n’y vaut rien » (lettre à Fermat du 29 juillet 1654).
[20] Horace, Épîtres, II, I, 156.
[21] Ch. Péguy, « L’argent suite », dans Œuvres en prose, 1909-1914, La Pléïade, Paris, 1961, p. 1217. On lira tout le passage p. 1216-1219.
[22] Thucydide, I, 6, 6. Cf aussi Platon, Cratyle, 397c 9.
[23] Hérodote, Enquête, II, 53.
[24] Cf.  Actes des Apôtres, 17, 21, et Jamblique, Des mystères d’Egypte, VII, 5, p. 259, 9-14.
[25] Cf. Shelling, Introduction à la Philosophie de la Mythologie, 16e leçon, p.380.
[26] Platon, Epinomis, 987d 8-c 2, et Origène, Contre Celse, I, 2 ; SC 132, p. 82.
[27] Cf. Kipling, Stalky et Cie.
[28]Jules Isaac, dans Genèse de l'antisémitisme, insiste sur le fait qu'il n'existe ni antisémitisme ni antijudaïsme avant l'ère chrétienne. L'extrême méfiance des Égyptiens envers les Hébreux, à certaines époques, se confond avec leur hostilité envers les Perses. Néanmoins il existait à Alexandrie et dans certaines régions de l'Orient grec une tradition antisémite dont témoigne le Contre Apion de Flavius Josèphe.
Par la suite, les Romains sont venus soumettre Israël. Tout en étant tolérants sur le plan religieux, ils étaient heurtés par le refus des Judéens d'accepter dans leur Temple toute statue de leur « divin empereur ». Une grande révolte se déclara en 66, et la Judée fut écrasée par les armées de Titus. Le Temple, qui avait été construit sur les bases du Temple de Salomon, fut détruit.
[29] Ouvrage réalisé dans la première partie du XIIe siècle, qui s’inspire sans doute de l’œuvre de al-Ghazali.
[30] Maïmonide, Guide des Égarés, III, 48 ; Joël, p. 439, 17 sq. ; trad. franç. Munk, p. 396.
[31] Le monde nouveau né des croisades vit l’essor du grand commerce international et l'arrivée des chrétiens dans les métiers du commerce. Les juifs devinrent alors des rivaux dans la vie économique des xiie et xiiie siècles, et furent progressivement mis à l’écart de la société chrétienne.
Le IVe concile du Latran (1215) prit des mesures de discrimination contre les juifs, comme l'obligation de porter un costume spécial et la rouelle. [La rouelle est une étoffe de couleur jaune ou rouge, imposée aux Juifs comme signe distinctif par les autorités civiles, découpée en disque, symbolisant les 30 deniers de Judas selon l'interprétation traditionnelle. Les hommes la portent sur le côté gauche de leur vêtement tandis que les femmes mariéesdoivent porter un voile nommé oralia. L'étoile jaune instaurée par le nazisme peut en être considérée comme une résurgence au XXe siècle.] Les musulmans aussi ont obligé les dhimmis juifs et chrétiens à porter des signes distinctifs dès la dynastie omeyyade (Pacte d'Umar).]Les juifs furent alors considérés par le clergé comme responsables collectivement de la mort du Christ. Le prêt à usure devint la cause d'une grande part du sentiment antijudaïque durant le Moyen Âge. En Italie, puis plus tard en Allemagne et en Pologne, Jean de Capistran (13861456) excitait les pauvres contre l'usure des juifs. Cependant, en 1247, le pape Innocent IV condamnait l'antisémitisme et les accusations de meurtre rituel portées en Allemagne par des exaltés contre les Juifs.
[32] Membres des Églisesorientales ayant reconnu leur unité avec Rome.
[33] Sur tout cela il faut rendre hommage aux travaux de MlleM.-T. d’Alverny.Cf. en particulier »Les traductions à deux interprètes, d’arabe en langue vernaculaire et de langue vernaculaire en latin », dans Traductions et traducteurs au Moyen Âge, Actes du colloque international du CNRS, IRHT 1989, p.193-201.
[34] H.U. von Balthasar, L’engagement de Dieu, Desclée, Paris 1990, p. 95-103.
[35] Les Victorins sont une des plus illustres congrégations parisiennes du XIIe siècle, dans une orientation urbaine et intellectuelle. Grâce à Hugues et son enseignement complet, l'école prend une dimension universaliste que les Victorins défendent contre ceux qui veulent « déchirer et lacérer ce corps d'ensemble et qui, par un jugement pervers, choisissent arbitrairement ce qui leur plaît ».
Saint-Victor devient un lieu de retraite prisé par Bernard de Clairvaux ou Thomas Becket (1118-1170) et les évêques de Paris y avaient un appartement. Le cloître devenant une école publique de théologie et des arts libéraux, sorte de monastère-université que fréquente le philosophe Abélard ou Pierre Lombard auteur des célèbres Sentencescommentées jusqu'à Luther.
[36] Cf. la synthèse de G. Dahan, Les intellectuels chrétiens et les juifs au Moyén Âge, Cerf, Paris, 1990, p. 289-307.
[37] Outre les travaux de W. Kluxen, cf. A. Wohlman, Thomas d’Aquin et Maïmonide. Un dialogue exemplaire, Cerf, Paris 1988, 417 p.
[38] Cette charte historique et doctrinale du judaîsme est composée de cinq livres désignés en hébreu par le premier mot du texte et traditionnellement en français : la Genèse (Berēshīṯ : Commencement), l'Exode (Shemōṯ : Noms), le Lévitique (Wayyiqrā' : Et il appela), les Nombres(Bamiḏbar : Dans le désert), le Deutéronome  (DevarimDeḇārīm : Choses).
[39] Cf. la synthèse de M. Hadas-Lebel, Jérusalem contre Rome, Cerf, Paris, 1990, 553 p.
[40] Cf. Josué 24, 13 et Deutéronome 6, 10 sq.
[41] Harnack, en son ouvrage paru en 1921 signale comme résurgences contemporaines du marcionisme Tolstoï et Gorki.
[42] Irénée, Contre les hérésies, III, 12, 11 ; SC 34, p. 240, IV, 5, 1 ; SC 100**, p. 424 sq.
[43] Cf. Der Stern der Erlosung, III, 3, Suhrkamp, Francfort, 1990, p. 461 sq.
[44] Coran, VII, 172.
[45] Ibn Kaldun,Muqaddima, VI, 9 ; Q, t, 2, p. 387, 10-13 ; R, t. 2, p. 438 sq.
[46] Cf. G. Lecomte, « Les citations de l’Ancien et du Nouveau Testament dans l’œuvre de Ibn Qutayba » ,Arabica,1958, p. 34-46.
[47] Cf. al-Ghazâli, Réfutation excellente de la divinité de Jésus-Christ d’après les Evangiles, texte établi, traduit et annoté par R. Chidiac, s.j., Leroux, 1939, p. 32 sq.
[48] Cf. R. Arnaldez, Grammaire et théologie chez Ibn Hazm de Cordoue, Vrin, Paris, 1956, p. 309 sq.
[49] S. Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, I, 2.
[50]Responsum , n° 149, dansTeshuboth ha-Rambam, éd. Y. Blau ,MeqitseyNirdamip, Jerusalem, 1958, t.1, p.285.





Date de création : 30/09/2014 @ 10:59
Dernière modification : 30/09/2014 @ 11:46
Catégorie : Parcours braguien
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