LA TRADITION Dernier chapitre de « Modérément Moderne » de Rémi Brague (Flammarion,mars 2014) Intitulé Ne pas trahir (:) la tradition « Tradition » est un mot dangereux, plein de pièges et à lorigine de bien des confusions, de par létrange ambivalence quil contient. Cette ambiguïté vient au jour le plus clairement dans ladjectif « traditionnel ». Celui-ci a une nuance péjorative, voire, devient une insulte quand il qualifie, par exemple, la morale, ou la famille par rapport à ce que John Stuart Mill appelait de nouvelles «expériences de vie». La vision du monde de ceux quon appelle les « bobos2 », depuis le groupe de Bloomsbury dans le Londres des Années folles jusquà nos jours, répugne à tout ce qui est marqué de linfamie dêtre « traditionnel ». Ceux que la tradition dégoûte ratifient, au besoin en le caricaturant, le choix fondamental de la Modernité en défaveur de tout ce qui est traditionnel. En revanche, le même adjectif rend un son tout à fait laudatif et devient un puissant argument dans la stratégiepublicitaire quand il qualifie un aliment et la façon dont il est préparé. Une baguette de pain doit avoir meilleur goût, et se vend plus cher, quand elle est cuite « selon la recette traditionnelle»,et les bobos font la queue devant les boulangeries qui en proposent, sans savoir que leurs estomacs témoignent dune nostalgie typique de la réaction. Chez les philosophes, la tradition se présente aussi avec un visage de Janus. Au début de sa cruelle histoire de laccession au pouvoir de Napoléon III, Marx écrit ainsi : « La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un incube ou un cauchemar (Alp) sur le cerveau des vivants[1].» Méditant près dun siècle plus tard sur lorigine de la géométrie, Husserl écrit en revanche : « Le monde de la culture, sous toutes ses formes, existe par la tradition[2]. » La tradition est à la fois un poids écrasant et un don qui nous livre tout ce qui a quelque valeur. La tradition comme productrice Le temps passant, et à une allure de plus en plus accélérée, lopposition entre les deux faces de la même pièce de monnaie, lavers positif et le revers négatif, sest encore accentuée. En ce moment, le pendule est dans la direction de la négation. Tout se passe comme si lOccident était plongédans une sorte de haine de soi qui envahit tout. Il envisage son propre passé non simplement comme contenant des crimes, ce qui constitue un trait commun à toute civilisation, mais comme une série ininterrompue de ceux-ci : la conquête du Nouveau Monde, la colonisation de lAfrique, lexploitation capitaliste, la Shoah. Le « fardeau de lhomme blanc », dont Kipling a fait une scie, prend une coloration ironiquement amère. En contrepartie, il arrive à lOccidental de jeter un regard nostalgique sur dautres civilisations, quil rêve innocentes, en tout cas à laune de sa propre culpabilité. Nous avons appris depuis le XIXe siècle que le passé nous modèle bien plus profondément que nous nen avons conscience. La science historique nous a appris à prendre de plus en plus au sérieux la phrase dAuguste Comte : « Les vivants sont toujours, et de plus en plus, gouvernés nécessairement par les morts : telle est la loi fondamentale de lordre humain. » Cela ne vaut pas uniquement pour le domaine de laction humaine et de ses résultats. En biologie, Darwin, à partir dune uvre publiée en 1859, sept ans après Comte, nous enseigne que nous sommes les héritiers dun passé qui remonte en dernière analyse aux origines de la vie dans le «petit étang tiède» quil imaginait. Lastrophysique ajoute aujourdhui : nous sommes les héritiers de toute lhistoire passée de lunivers. Notre corps est composé datomes qui apparurent il y a des milliards dannées. Le passé ne se contente pas de nous guider ; il nous constitue comme ce que nous sommes. Deux attitudes résultent de ces faits symétriques : celle du révolutionnaire et celle du réactionnaire. Tous deux accentuent lune ou lautre de ces deux dimensions, en elles-mêmes parfaitement sensées, et vont jusquà labsolutiser. Le révolutionnaire veut rompre avec le passé. Il refuse dadmettre que notre passé puisse influencer nos choix daujourdhui. Pour citer la formule frappée par un Français [Jean-Paul Rabaut Saint-Étienne] à la veille de la Révolution : « Notre histoire nest pas notre code. » Cette histoire, il ne faut pas seulement loublier, il faut leffacer. Le révolutionnaire souhaite faire table rase, recommencer à zéro. Le président Mao Zedong déclarait que lon ne peut écrire un beau poème sans avoir une feuille de papier parfaitement blanche ; il voulait écrire sur le matériau humain brut de la Chine la plus magnifique calligraphie sociale. Cest de ce point de vue que ladjectif « traditionnel » a pris une valeur polémique et sert à discréditer ce qui en est qualifié. Le traditionaliste est celui qui veut revenir au passé, ou à tout le moins le conserver. Son argument nest pas sans plausibilité : le passé a fait ses preuves, létat de choses quil représentait était possible, puisquil était réel, alors que lavenir sera probablement pire que le passé. Et de toute façon, il est incertain, aussi bien quant à son contenu que quant à son existence, puisque nous ne savons pas sil y aura un avenir. Quelque catastrophe, naturelle ou artificielle, une grosse météorite ou une guerre nucléaire, pourraient très bien mettre fin à laventure humaine. « Traditionnel » aura alors la nuance de « digne de confiance ». Vérité du révolutionnaire : le phénomène de la naissance Le révolutionnaire part dun trait fondamental de ce qui est humain. Cest un des grands mérites de Hannah Arendt que de lavoir mis en lumière et davoir forgé, pour lui donner un nom, le mot de « natalité », comme contrepartie de la « mortalité » sur laquelle les philosophes sont beaucoup plus diserts. Dès son premier livre en anglais, elle écrit ainsi : « Le pouvoir de commencer (beginning), avant de devenir un événement historique, est la plus haute capacité de lhomme, il est identique à la liberté de lhomme. [...] Ce commencement est garanti par chaque naissance ; il est en fait chaque homme. » Lidée a reçu une forme plus aboutie dans ce qui est, me semble-t-il, le chef-duvre de la philosophe : « Laction a la relation la plus étroite avec la condition humaine de la natalité ; si le nouveau commencement inhérent à la naissance peut se manifester dans le monde, cest seulement parce que le nouveau venu possède la capacité de commencer quelque chose de nouveau, cest-à-dire dagir. Dans ce sens de linitiative, un élément daction, et donc de natalité, est inhérent à toutes les activités humaines. » Chaque être humain apporte en naissant une nouveauté que lon peut appeler absolue, au sens étymologique de ce terme : délié, détaché, libéré de ce qui le précède. La liberté est spontanéité, capacité dintroduire dans le tissu des faits un événement nouveau, imprévisible. Bergson a écrit là-dessus des pages qui me semblent décisives Or, ce nouveau commencement implique que ce qui existait déjà est laissé derrière, oublié. Loubli nest pas nécessairement un processus négatif, dû à un manque dattention. Il peut être le « vaillant oubli » dont parle Hölderlin : « Lesprit aime la colonie et le vaillant oubli. » Dans sa seconde Considération intempestive, Nietzsche a médité sur les inconvénients de la recherche historique pour la vie. Il faut oublier ce qui a déjà été fait pour pouvoir créer. Et plus dun siècle avant le philosophe allemand, un Français [François-Jean de Chastellux] écrivait que « les hommes, pour être heureux, ont encore plus besoin doublier que dapprendre ». Erreur du révolutionnaire Cependant, le nouveau-né ne peut se développer, ni même survivre sans recevoir de son milieu. Déjà au niveaubiologique, nous avons besoin de respirer et de nous nourrir. Lexpérience des « enfants-loups » montre que lhumanisation ne se déploie complètement que dans un milieu déjà humain. Lenfant encore incapable de parler, linfans au sens latin de ce terme reçoit, déjà, le langage comme véhicule de la quasi-totalité de la tradition. Ce langage, lindividu pourra lutiliser dune façon singulière, chacun aura son style, et cette singularité sera portée à lincandescence chez le grand écrivain. De plus, le révolutionnaire est lui-même tout autre chose quun sujet qui serait capable de prendre position par rapport au passé tel un juge qui regarderait de lextérieur. Le sujet présent est lui-même le produit du passé. Même sil se veut novateur, il se peut quil ne fasse que répéter des postures archaïques. La tentative pour rompre avec le passé se paye souvent par un « retour du refoulé » qui refait surface sous une forme archaïque. Chez les protagonistes de la Révolution française, la référence obsessionnelle à lAntiquité, romaine en particulier, telle quils la rêvaient à travers leur lecture de Plutarque ou de Tacite à leur collège doratoriens ou de jésuites le montre à lévidence. Loubli ne peut être quinconscient et subi. On ne peut pas vouloir oublier. Certes, nous pouvons souhaiter oublier certains événements, surtout quand ils sont de nature traumatique. Mais nous ne pouvons pas décider doublier. Une tentative de ce genre aboutirait au contrairede leffet recherché. Pour décider doublier, il faut savoir quoi exactement doit être oublié, et avoir un souvenir très vivace de ce quil faudrait effacer. La volonté doublier aboutit donc à une exacerbation de la mémoire. On pourrait appeler cela « leffet Érostrate » : Érostrate fut immortalisé, non pas par son crime imbécile, incendier le temple de Diane à Éphèse, lune des sept merveilles du monde, mais par lordre encore plus stupide du souverain local, qui avait commandé de ne jamais plus prononcer son nom. Faire table rase du passé en simaginant que cela va faire place nette pour que surgisse le nouveau : malheureusement, lexpérience a été tentée dans lhistoire récente. Ces tentatives aboutissent à détruire maintes traces de ce qui a existé auparavant, y compris les cerveaux humains qui étaient les supports de ces souvenirs. Mais rien ne surgit à sa place. Au cours des quelques années quil a passées à la tête de lUnion soviétique nouvellement créée, Lénine put détruire bien des choses. Staline qui en hérita en mit en exécution les plans sur une plus grande échelle, comme le firent aussi Mao, puis Pol Pot, et dautres. Mais rien na jamais été créé. Où est la « société socialiste » ? Il ne reste que le désert, et les charniers. Quant à la nécessité dun oubli préalable à la création, dune destruction qui serait en même temps créatrice, on pourrait renverser la perspective et se risquer à dire que, au contraire, il faut créer pour pouvoir oublier. Commençons par créer, et voyons ensuite si le nouveau est de taille à se mesurer à lancien, voire à le faire oublier. Le poète polonais Czeslaw Milosz, prix Nobel de littératureen 1980, la dit magnifiquement : « Ce ne sont ni la critique, ni des manifestes théoriques, cest une existence plus pleine qui vient à bout dexistences délavées.» Erreur du traditionaliste : l'invention de la tradition Le traditionaliste se trompe dans sa tendance à exagérer la distance qui le sépare du passé. Il néglige les éléments communs qui subsistent, et qui sont souvent lécrasante majorité de ce qui compose notre monde. Partant, il attribue aux ruptures dans le continuum historique un poids plus grand que celui quelles possèdent réellement. Ce qui en fait un compagnon involontaire du révolutionnaire. Le traditionaliste cherche, sinon à retourner au passé, ce qui est impossible, du moins à le maintenir. Mais ce passé est le résultat dun travail de sélection opéré par le sujet présent, individuel ou collectif, qui se donne le passé dont il rêve. Ce que nous prenons pour une tradition est pour une large part inventé. Lhistorien anglais Eric Hobsbawm, mort il y a peu, avait édité en 1983 un livre vite devenu un classique quil avait intitulé LInvention de la tradition. Il réussit à montrer comment nombre déléments du folklore que lon croit traditionnel ont été inventés lorsque les nations se sont efforcées de fonder leurs revendications à lidentité sur une histoire prétendument ancienne, ce qui sest produit la plupart du temps au XIXe siècle. Le livre a été suivi par une inondation de livresintitulés LInvention de... ou Comment on a fabriqué... (The Makingof..)quand ce nest pas La Construction sociale de..., titre dont lorigine est parfaitement légitime, mais qui fut tellement exploité quon a pu sen moquer. Nous retenons du passé ce qui nous semble pertinent pour aujourdhui, en fonction de nos intérêts présents. Ce nest pas le passé qui nous dicte ce que nous devons faire. Au contraire, cest nous qui, au moins dans une certaine mesure, décidons de ce que le passé a été en le récapitulant constamment. Nous en décidons à partir des projets que nous formons pour lavenir. Dans nos vies personnelles, nous ne cessons de relire et de revoir notre propre passé et de le réinterpréter en fonction de nos décisions présentes. Telle est la vérité que contiennent les analyses de Jean-Paul Sartre sur lexistence humaine comme projet. Cette observation nous mène à une conclusion plus radicale, qui nous oblige à nuancer ce qui semble une évidence, et qui fut exprimé dans lenseignement dAristote. Le philosophe grec suggère un parallèle qui fait correspondre aux trois dimensions du temps trois facultés de lâme : le présent serait lobjet de la perception, le passé celui du souvenir, le futur celui de 1« anticipation » (elpis). Que la mémoire ait accès au passé, rien ne sembleplus clair. Mais Heidegger a fait remarquer, oralement au moins, que, paradoxalement, lattitude dans laquelle le passé est donné en tant que tel nest pas le souvenir, mais au contraire loubli. En effet, le souvenir rend le passé présent, le « représente », et manque donc la caractéristique essentielle qui le fait ce quil est. La vérité du traditionalisme Qui respecte la tradition est souvent étiqueté comme « conservateur », un adjectif qui est aussi un terme technique du vocabulaire médical. Une intervention chirurgicale est dite « conservatrice » quand elle sefforce de retirer le moins possible des organes lésés. Le philosophe allemand contemporain OdoMarquard (né en 1928), à qui Rémi Brague emprunte cette réflexion, donne un argument en faveur du conservatisme. Toutes choses étant égales par ailleurs, la balance penche en la faveur de celui-ci parce que nous sommes des êtres temporels et finis. Descartes nous recommande de tout remettre en question. Mais nous naurons jamais le temps de réexaminer tout à nouveaux frais avant de prendre les décisions nécessaires pour continuer à vivre. Il est donc prudent de ne pas trop sécarter de ce qui sest fait jusquà présent. Demême, avant Marquard, le philosophe anglais George E. Moore, bien quil ait renouvelé la réflexion éthique de façon très originale, plaide dans le concret pour une morale tout à fait traditionnelle : « On peut en toute confiance recommander à lindividu de se conformer toujours aux règles qui sont à la fois dune utilité générale et généralement mises en pratique. » Lattitude juste envers le passé consiste à le laisser être ce quil fut, et à le laisser produire ses effets. La question « que faire ? » est sans doute aussi vieille que lhumanité, mais elle a pris un tour sinistre depuis que Lénine, réutilisant très consciemment le titre dun roman de Tchernychevsky, en fit celui dune brochure quil publia en 1902. Les conséquences des solutions léninistes savérèrent plus « douloureuses » que les « problèmes » auxquels le sous- titre fait allusion. La réponse que je suggérerais quant à moi serait : « Mais, rien du tout ! ou alors, des réformes précises pour mettre fin aux injustices ; et en tout cas pas dessai global pour changer la société, encore moins pour créer un homme nouveau en commençant par liquider lancien. » Le point capital consiste à noter que le respect du passé nempêche pas de préparer lavenir. Au contraire, il est ce qui permet quil y ait un avenir. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce quil faut savoir que nous avons été lavenir de notre passé pour pouvoir devenir le passé de notre avenir. Cette règle abstraite a un exemple tout à fait concret, unexemple qui est plus quun simple exemple, mais le fondement même de toute lhistoire : il nous faut nous rendre compte que nous sommes les enfants de nos parents pour engendrer des enfants et devenir leurs parents. La tradition nest pas autre chose que la démocratie étendue à travers le temps. [...] La tradition signifie que lon donne un bulletin de vote à la plus obscure des classes, nos ancêtres. Elle est la démocratie des morts. La tradition refuse de se soumettre à loligarchie étroite et arrogante de ceux qui ne font rien de plus que se trouver en vie. Tous les démocrates protestent contre le fait que des gens soient disqualifiés par un accident, leur naissance ; la tradition proteste contre le fait que des gens soient disqualifiés par un accident, leur mort. La démocratie nous demande de ne pas négliger lopinion de quelquun de bien, même si cest notre valet ; la tradition nous demande de ne pas négliger lopinion de quelquun de bien, même si cest notre père. En tout cas, Rémi Brague hésite à séparer les deux idées de démocratie et de tradition ; il lui semble évident quil sagit dune seule et même idée. La pietas comme vertu de l'existence temporelle Sil fallait donner un nom à lattitude juste, la vertu, qui porte sur lexistence temporelle en tant que telle, Rémi Brague propose le terme latin, presque intraduisible, de pietas. Ilsinspire ici dun livre devenu classique deRichard Weaver, dont le dernier chapitre développe cette idée.Sur létymologie du substantif pietas, qui est très évidemment ladjectif latin pius, nos meilleurs guides nous laissent un peu tomber. Le mot latin semble avoir quelque rapport avec lidée de pureté et de purification, doù le verbe « expier ». En tout cas, il renvoie le plus souvent aux devoirs des enfants envers leurs parents, et encore plus envers le parent de chaque citoyen, la patria, à laquelle la piété filiale elle-même doit le céder. La pietas est loin de se réduire à une crispation sur le passé dont on voudrait ralentir linexorable disparition. En témoigne Énée, le héros paradigmatique de lexpérience romaine, celui que Virgile ne se lasse dappeler piusAeneas, et pas seulement pour des raisons métriques. Il ne fait jamais preuve de plus de piété que lorsquil transfère ses pénates de Troie en flammes au Latium, selon la légende sur les origines de la gens Iulia et, dans son sillage, de lEmpire romain. Certes, il lui faut porter sur ses épaules son père paralysé, scène qui inspira de nombreux artistes. Mais ce fardeau nest pas écrasant, contrairement à ce que comprit Jean-Paul Sartre dans un passage de ses souvenirs denfance. La piété dÉnée envers ses propres origines culmine lorsquil enterre le vieil Anchise. Le résultat final de sa piété nest pas la conservation, mais, tout aucontraire, une nouvelle fondation, louverture dun nouvel espace de possibilités. Le latin pietas survit dans les langues romanes et dans les mots anglais dorigine française comme létymologie non seulement de « piété », mais de « pitié ». Les deux termes se sont dailleurs séparés assez tard dans lhistoire de la langue française. La parenté entre les deux trahit une proximité entre leurs significations : il faut faire preuve dune certaine indulgence envers le passé pour pouvoir accepter den subir linfluence. Non pas lindulgence envers les erreurs et les méfaits que le passé contient presque toujours, lesquels doivent être avoués et peuvent être pardonnés, mais plutôt ce pardon plus profond envers le fait que le passé est passé, et irréversiblement passé. Cest ce que Nietzsche appelait le ressentiment envers le passé et son « il était », celui qui nourrit 1« esprit de vengeance », ce dernier étant « la mauvaise volonté de la volonté envers le temps et son il était ». Le philosophe allemand proposait comme remède contre cet esprit sa propre vision du monde, et en particulier la doctrine de léternel retour. Rémi Brague, quant à lui,suggère que la pietas pourrait être un spécifique tout aussi efficace. De tout ceci, nous avons une contre-épreuve : une civilisation qui, comme la nôtre, se veut impie ne peut plus expier. Certes, nous sommes tout le contraire de « gens sans aveu ». Ne passons-nous pas notre temps à accuser, et en particulier à accuser nos ancêtres de tous les crimes, réels ou imaginaires ? Une bonne partie de la production historique occidentale salimente aujourdhui à la haine de soi : des auteurs distingués montrent que le passé est uneconstruction arbitraire, doù la prolifération de titres signalée plus haut, et qui impliquent que ce qui a été « fait » ou « construit » peut être défait ou « déconstruit » ; les publicistes plus vulgaires réduisent notre passé à une longue suite de crimes et dinjustices. Cette analyse nest certainement pas entièrement fausse, car quelle civilisation, quel groupe humain qui pouvait user de la force envers les autres sest-il jamais abstenu dy recourir ? Il est de fait que cest lEurope qui a découvert le reste du monde et qui la dominé et colonisé. Elle le doit à ses avancées techniques. Elle est la seule culture qui ait eu la possibilité physique dintervenir sur les autres. Les autres cultures, innocentes victimes ? À y regarder de près, la prétendue innocence provient de la dénégation et du travestissement du passé. De toute façon, cette innocence serait celle du manchot, innocent de tout larcin, du muet, innocent de toute calomnie, ou de leunuque, innocent de tout viol. Et à quoi bon ces confessions perverses qui ne débouchent jamais sur une absolution ? Elles ne peuvent que nous inoculer un poison paralysant. Deux rapports à la tradition Rémi Brague revient à présent sur lambivalence quil a signalée au début et léclairer dun jour nouveau. Nous nous imaginons que ce que nous naimons pas dans la tradition est le lien aupassé, et que nous lui préférons lavenir. Cest ainsi que nous nous rêvons « progressistes». En réalité, la ligne qui sépare la tradition que nous aimons, dans le cas dune baguette de pain, et celle que nous naimons pas, par exemple dans la « famille traditionnelle », passe par ailleurs. Et la distinction quil faut ici pratiquer est beaucoup moins à notre honneur, car ici aussi sapplique la distinction pratiquée par saint Augustin entre deux optiques, lucens et redarguens[3]. La tradition que nous aimons est celle qui fait apparaître le passé comme ce qui aboutit à nous, et dont nous pouvons jouir. Ainsi la baguette que nous mangeons, et détruisons de ce fait en lassimilant. Celle que nous naimons pas est celle qui permet le passage même du passé à lavenir et exige que nous lui laissions la voie libre. Nous aimons la tradition comme réception ; nous naimons pas la tradition comme transmission. Cest de ce point de vue quapparaît une caractéristique fort importante du passé. Le passé, notre passé, a peut-être bien des aspects sombres. Il a été le lieu de bien des crimes et de bien des sottises. Mais il a, à tout le moins, un double mérite : dune part, il a existé, alors que nul ne sait si le futur existera ; dautre part, ce qui est plus important : il nous a produits, nous qui nous plaçons à son égard en position de juges. Nous pouvons dire rétrospectivement que le passé était gros de ce qui pour lui était encore lavenir, et qui est aujourdhui notre présent. En revanche, rien ne nous garantit que notre présent contienne autre chose que lui- même, quil ouvre à un avenir. Lavenir ne surviendra pastout seul, il faut le faire venir. Il y a des décisions qui empêchent lavenir de venir. Celles qui le rendront possible doivent se prendre aujourdhui.
[1] Karl Marx, Der achtzehnte Brumaire von Louis Bonaparte [1852],1,début. [2]Edmund Husserl, [Der Ursprung der Geometrie], Beilage III, in Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie, W. Biemel(éd.), La Haye. [3] Voir le fichier « La vérité dans ses différents contextes ».
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