LES NON-DITS SUR LE MOYEN ÂGE (3)
SOMMAIRE D APRÈS « AU MOYEN DU MOYEN ÂGE » DE RÉMI BRAGUE Les sources extra- européennes de la philosophie Quelques mythes méditerranéens Le Dialogue interreligieux D APRÈS « MODÉRÉMENT MODERNE » DE RÉMI BRAGUE La signification originelle de la théocratie Lidée islamique de loi divine La Bible et le Coran La revendication islamique Une hypothétique démocratie en terre dislam LES SOURCES EXTRA-EUROPÉENNES DE LEUROPE PHILOSOPHIQUE A. OÙ EST LEUROPE ? LEurope, au Moyen Âge, cest lOccident de langue culturelle latine. Les gens de Constantinople en appelle parfois les habitants des « Européens », plus souvent encore des Francs. Les gens de Bagdad les appellent plutôt des Francs (Ifranj). Le mot « européen » nest guère fréquent à cette époque, en arabe. En aucun cas, ni les gens de Constantinople, ni ceux de Bagdad ne penseraient quils ont quelque chose de commun avec ces gens mal dégrossis et sanguinaires et qui sont, pour les uns, des schismatiques, voire des hérétiques, pour les autres tout bonnement des mécréants. Si donc on se représente lEurope comme on le faisait au Moyen Âge, la Grèce, aussi bien la Grèce antique que lEmpire romain dOrient, que nous appelons byzantin, est en dehors de celle-ci. Auquel cas il faudrait mettre parmi les sources extra-européennes de notre philosophie toute la philosophie grecque, quelle soit luvre de Grecs continentaux comme Platon, de Macédoniens comme Aristote, de Phéniciens comme Zénon, le fondateur du stoïcisme, de Grecs dEgypte comme Plotin, pour ne nommer que quelques personnalités particulièrement importantes. Il ne resterait comme sources de la philosophie européenne que les philosophes romains. Par exemple, deux Italiens comme Lucrèce et Cicéron, ou un Espagnol de Cordoue, Sénèque, cest-à-dire des gens qui ont soit adapté et versifié Epicure, un penseur grec, soit pillé sans vergogne les penseurs hellénistiques, et donné une version un peu déclamatoire de léthique stoïcienne. Il ny aurait donc aucune source européenne de lEurope philosophique ? Cest en tout cas lavis de Rémi Brague, mais ce serait, selon lui, le sujet dun autre exposé. B. Les traductions de larabe Le présent sujet se replace dans le cadre de réflexions sur le rapport de lEurope à lIslam. Dans le cas qui nous intéresse ici, cela signifiera le monde arabe, ce qui nest quune approximation. Arabe, islam, cela fait deux choses. En effet, lislam affecte aussi, depuis le VIIesiècle, donc depuis le début, des populations de langue non pas arabe, mais persane, turque, berbère. Au Moyen Âge, il est déjà introduit en Afrique et, depuis les campagnes de Mahmud de Ghazna, au début du XIesiècle, il a fait irruption avec violence dans le sous-continent indien. Et pourtant : dune part, larabe est encore la langue dominante de la culture islamique, et dautre part, cest de toute façon le monde arabe qui est au contact de la chrétienté occidentale, en Espagne ou en Sicile. Vers lEst, Byzance, lEmpire romain dOrient, sinterpose encore entre lEurope et les Turcs. Le contact philosophique avec les sources arabes se concrétise en un mouvement de traductions qui a traversé lEurope chrétienne et juive. Cest ce mouvement que Rémi Brague va tenter desquisser ici en répondant à une série de questions. Quand a-t-on traduit ? Pas très longtemps, à léchelle de lhistoire du monde : au XIIe et au XIIIesiècles. Puis, la fente sest refermée. Elle na laissé passer quun aérolithe, le roman philosophique Hayy ibn Yaqzân dIbn Tufayl ( 1185), titre évidemment symbolique, quil faudrait traduire « Vital, fils de Grégoire » ou « Le Vivant, fils de lEveillé ». Il fut traduit en latin en 1671, puis deux fois en anglais, une fois en allemand, une fois en néerlandais et pas en français. Il nest pas impossible quil ait inspiré Daniel Defoe pour son Rohinson Crusoé.Il sagit en effet de lhistoire dun solitaire élevé sur une île et qui redécouvre, par la seule force de son esprit, tout le système philosophico-théologique de lépoque. Traduction de larabe vers le latin Après cette rapide exception, il a fallu attendre ce que lon pourrait appeler lère philologique, à partir du XVIIIe siècle. Cest alors seulement que lon se mit à rechercher les manuscrits, à les imprimer et à les traduire dune manière scientifiquement satisfaisante. Par exemple, le fameux Discours décisif dAverroès fut imprimé et traduit pour la première fois à Munich Rémi Brague qui y enseigne, à juste titre, en est fier par quelquun qui sappelait évidemment Müller, au milieu du XIXesiècle. Bien des versions imprimées de ce texte sont des piratages faits dans les pays arabes au moment du réveil arabe de la fin du XIXe,ce que lon appelle la Nahda. Depuis lâge philologique, on na pas arrêté, on continue de traduire. Où a-t-on traduit ? Pour la médecine, à Salerne, au sud de Naples. Pour la philosophie, dans la Tolède fraîchement reconquise (1085), en Sicile, à la cour de lempereur Frédéric II. Mais ceci ne vaut que pour le mouvement de traduction de larabe vers le latin. Traduction de larable vers lhébreu En effet, le mouvement de traduction de larabe vers le latin se double dun vaste mouvement de traduction de larabe vers lhébreu. Il seffectue là où les Juifs, avant tout les Juifs espagnols, se sont réfugiés pour échapper à la persécution des Almohades à partir de 1148. Ces gens sont remontés vers le Nord, mais ils sont restés sur les rives de la Méditerranée et se sont installés dans la Catalogne chrétienne ou en Provence, par exemple à Montpellier, à Narbonne, à Lunel. Et ils ont emporté sous leur bras des manuscrits arabes dont ils vont singénier à faire passer le contenu en hébreu. Qui a traduit ? Quels sont les traducteurs ? Parmi les chrétiens, il y a des gens venus dun peu partout, même dEcosse, qui nest pas vraiment méditerranéenne. Chez les Juifs, il vient dêtre répondu à la question. Signalons le cas de la célèbre famille des Ibn Tibbon, qui a fourni trois générations de traducteurs. On remarque que dans certains cas, par exemple à Tolède, la traduction de larabe au latin est une uvre commune qui associe un Juif qui traduit de larabe au vernaculaire local (catalan, provençal, etc.) et un clerc chrétien qui traduit du vernaculaire au latin. Vers quelle langue a-t-on traduit ? Comme on traduit des textes savants, on le fait vers la langue des gens instruits : le latin chez les chrétiens, lhébreu chez les Juifs. On ne traduit pas vers les langues vernaculaires qui, soit nont rien à voir avec le latin, soit, dans le cas des langues romanes, sen sont déjà fort éloignées. Doù les textes traduits sont-ils venus ? Ils sont matériellement présents sur le territoire de la culture destinataire, dans le sud de lItalie pour le grec, en Espagne pour larabe. Lorigine est perçue de toute évidence comme arabe, et donc islamique. Mais cette origine islamique nest pas une origine musulmane, en ce sens que laffiliation religieuse des auteurs que lon traduit entre peu en ligne de compte. Rémi Brague sest dailleurs rendu compte récemment, non sans quelque surprise, quil est très rare quun philosophe médiéval mentionne explicitement le fait que quelquun quil cite ou quil critique appartient à une religion déterminée. Le savoir qui entre en Europe est donc un savoir soit religieusement neutre, soit très peu marqué ; il est considéré comme un savoir tout court. Son entrée déclenche un engouement qui tourne au mépris envers le savoir que le monde latin possédait jusqualors, et qui fait pâle figure par rapport au savoir grec et arabisé que lOccident redécouvre ou découvre enrichi. Cest ce dont témoignent des remarques cinglantes dAdélard de Bath ou de Platon de Tivoli. C. LE CONTEXTE TRANSFÉRÉ Qua-t-on traduit ? Pas les sources religieuses comme cela vient dêtre suggéré : le Coran a été traduit pour la première fois à Tolède, au milieu du XIIe siècle, sous limpulsion de labbé de Cluny, Pierre le Vénérable. Mais la traduction na quasiment pas circulé avant dêtre imprimée, au XVIe siècle, par lhumaniste Bibliander (Buchmann). Un hadith, celui sur le voyage nocturne de Mahomet a été adapté, à cause de son aspect merveilleux, sous la forme de L'Echelle de Mahomet. Très peu de littérature a été traduit : tout au plus quelques contes, grâce au Juif converti Pierre Alphonsi (début du XIIe siècle). Le gros des traductions est constitué de textes scientifiques, médicaux comme luvre de Razi, et nous y voilà philosophiques. Parmi les philosophes grecs, essentiellement Aristote. Un peu ses commentateurs. Pas de Platon. Le Moyen Âge dans son ensemble est passé carrément à côté de Platon. Au XIIIe siècle, Henri Aristippe, actif à la cour sicilienne de lempereur Frédéric II, a certes traduit le Ménon et le Phédon, mais les manuscrits de ces versions nont à peu près pas circulé. Le Moyen Âge ne possède que le début du Timée et des morceaux du Paraménide, à travers le commentaire de Proclus. Il faudra attendre lenthousiasme des Florentins du XVe siècle pour le « divin Platon » qui poussera Marsile Ficin à traduire intégralement les dialogues en latin. Signalons quelques aérolithes, comme les Hypotyposes de Sextus Empiricus : on en possède une traduction latine du XIIIe siècle, mais personne ne semble lavoir utilisée à lépoque. Doit aussi être signalé un phénomène surprenant, datant du XVe siècle, et qui est la traduction latine du Corpus Hermeticum, cest-à-dire des écrits attribués au prétendu « Hermès Trismégiste ». Cette quinzaine de traités grecs, de longueur inégale, nous paraît un fatras indigeste de néoplatonisme populaire, mêlé de mysticisme avec quelques traces de sagesse égyptienne. Seul avait été traduit en latin, dans lAntiquité, lAsclepius, que citent certains Pères de lEglise latine comme saint Augustin. Et le nom dHermès était resté connu de certains scolastiques comme Abélard, Albert ou Bradwardine . Or, au moment où parvient à Florence un manuscrit complet du Corpus, Marsile Ficin, qui était en train de traduire Platon, plante là son travail et se met en toute hâte à traduire le Pseudo-Hermès en latin. Ce qui pour nous semble monstrueux sexplique à partir des croyances de lépoque. On simaginait en effet que le Corpus Hermeticum était le plus ancien livre du monde, antérieur à Platon et peut-être même à Moïse, considéré comme auteur du Pentateuque. La démonstration de son caractère tardif ne sera faite quen 1614 par Isaac Casaubon, et elle ne sera acceptée que peu à peu. Parmi les philosophes arabes, qui traduit-on ? Prenons-les dans lordre devenu traditionnel des histoires de la philosophie. Kindi est le premier, même si les philosophes arabes postérieurs lignorent purement et simplement, ne le citent jamais, ne le nomment même pas. Kindi, donc, a été très peu traduit : deux ou trois petits traités. Farabi a été assez malchanceux. Peut-être est-il le plus grand, le vrai fondateur de la philosophie arabe. Or, deux uvres de lui, seulement, passent au latin, et elles sont plutôt en marge de sa production. En hébreu, il a eu un peu plus de chance : certaines de ses uvres logiques ont été traduites. Avicenne est traduit un bon siècle après sa mort (1037). Notamment, sa métaphysique a été traduite, bien avant celle dAristote, ainsi que sa psychologie. Averroès est le vrai chanceux. Il a été à peu près oublié en terre arabe, donc dans la langue qui était la sienne, quasiment après sa mort. Il y représentait une étoile filante, voire peut-être un bouquet final. En revanche, on a commencé à le traduire aussi bien vers lhébreu que vers le latin, une vingtaine dannées après sa mort. Cest à peu près le temps quil faut, de nos jours, pour quune uvre passe dAllemagne en France. Ce que lon traduit dAverroès, cest avant tout, à cause de la prédominance des uvres dAristote dans le monde intellectuel médiéval, ses commentaires sur Aristote, que lon traduit aussi bien en hébreu quen latin. Plus tard, on traduisit sa réponse aux critiques de Ghazali contre la philosophie. Mais on ne traduisit pas ses traités juridiques, et encore moins le célèbre, le trop célèbre Discours décisif. Il sera traduit en hébreu et laissera quelques traces chez deux penseurs juifs italiens du XVe siècle, mais aucune trace en latin. D. POURQUOI A-T-ON TRADUIT ? Généralement, on traduit un texte parce quil est intéressant, parce quil est beau. Pour le Moyen Âge, ce nest pas si simple. Comment expliquer le besoin de traductions ? Il faut rompre avec le modèle naïvement hydraulique du supérieur qui sécoulerait automatiquement vers linférieur. Même le mot « influence », de par son étymologie, fomente ce genre de représentation. Mais elle est très superficielle. En réalité, on ne traduit pas parce que les auteurs seraient intéressants, parce quon en ressentirait la supériorité culturelle. On les traduit parce quon en a besoin. Mais invoquer un besoin nest pas donner une explication. La demande précède la présence du produit sur le marché. Cest la demande même quil faut expliquer. Il est donc possible de dire : la renaissance intellectuelle européenne est antérieure aux traductions de larabe. Celles-ci nen sont pas la cause, mais leffet. Cette renaissance, comme tout fait historique, a des aspects économiques (nouveaux défrichages, nouvelles techniques agricoles, etc.) et sociaux (naissance de villes libres, etc.). Tout a commencé au XIe siècle Au niveau de la vie intellectuelle, elle se comprend à partir dun mouvement commencé à cette période et dont le point de départ est sans doute la réforme grégorienne de lÉglise, que certains historiens appellent la « Révolution papale ». Elle a entraîné un conflit avec lEmpire que lon appelle classiquement la « Querelle des investitures ». Il témoigne dune réorientation du christianisme vers la transformation du monde temporel, quil avait jusqualors plus ou moins laissé à lui-même, se réfugiant dans une attitude apocalyptique selon laquelle, le monde étant sur le point de finir, point nétait besoin de le transformer. Leffort de lEglise pour se constituer en une entité autonome en se forgeant un droit qui lui serait propre, le Droit canon, provoqua un besoin intense doutillage intellectuel. Il fallait des concepts plus fins, que lon navait pas alors sur le marché. On fit donc appel aux uvres logiques dAristote, que lon traduisit du grec vers le latin en passant par larabe ou sans passer par lui, et lon se réappropria lhéritage aristotélicien. Cest ce que montre un ouvrage passionnant, celui du juriste américain Harold J. Berman, Droit et Révolution, paru en 1983 et récemment traduit. On remarquera pour finir que ces faits illustrent à merveille ce qui constitue un trait structurel de la culture européenne, et que Rémi Brague a appelé ailleurs 1« identité excentrique » : cest intrinsèquement que lEurope repose sur ce qui lui est extérieur. Le rapport à lextérieur lui est intérieur. QUELQUES MYTHES MÉDITERRANÉENS Le reflux des « utopies de coexistence » La Méditerranée est lobjet de toute une série de légendes. Elles sont pour la plupart roses. Cela va du meilleur au pire, de Paul Valéry ou Albert Camus à Gilbert Trigano, de l«esprit méditerranéen» au Club Med. «Dialogue», «métissage», «multiculturalisme », tous les slogans à la mode trouvent un point dancrage dans lespace méditerranéen. A. UNE EXPÉRIENCE DISSUASIVE : le multiculturalisme Les exemples de cités ou de régions multiculturelles nont pas eu un sort historique très positif. Si lon considère le passé comme une série dexpériences pouvant servir à montrer la possibilité de solutions données à certains problèmes sociaux, alors lexpérience nest guère concluante. Toutes les régions qui furent multiculturelles ont tendance à cesser de lêtre. Et le mouvement nest pas dhier. Sur les rivages nord de la Méditerranée, la Sicile a été prise par les Normands à la fin du XIe siècle[1], et lAndalousie reconquise par le Nord chrétien à la fin du XVe siècle. Et les derniers musulmans dEspagne (morisques) ont été expulsés, un peu plus dun siècle plus tard, en 1610. Est-il vraiment nécessaire de parler encore de la Bosnie ? Sur ses rivages sud, Alexandrie, peuplée dès sa fondation par une bigarrure de peuples où Grecs et Italiens sajoutaient aux Egyptiens, est depuis quelques décennies devenue à peu près exclusivement arabo-musulmane. En Algérie, la plus grande partie des Espagnols, des Italiens, des Maltais et des Français installés comme colons, ainsi que des Juifs qui étaient là depuis toujours et avaient en grande majorité accepté la nationalité française que leur offrait la loi Crémieux (1870), sont remontés vers la métropole avec lindépendance. B. UN PASSÉ PAS SI ROSE Généralement des rapports de dominateurs à dominés Faut-il regretter ce passé ? Il ne faudrait pas le peindre de couleurs roses. La coexistence nétait jamais égalité. Elle nétait pas toujours respect mutuel, ni même toujours connaissance réciproque. La colonisation moderne de lAlgérie na pas produit une société dans laquelle ces valeurs régnaient exclusivement. Plus loin dans le passé, Alexandrie est aussi le lieu de linvention de lantisémitisme, depuis le pamphlet dApion auquel répondit Flavius Josèphe. Cette ville est même au risque dun anachronisme dans lexpression le lieu de naissance du pogrom, et ce, bien avant que le christianisme ait acquis une influence politique. Les premières émeutes anti-juives de lhistoire datent en effet de lan 38 de notre ère. Cordoue, elle aussi abondamment chantée, est quand même aussi la ville doù ses deux plus grands penseurs, le juif Maïmonide et le musulman Averroès ont été exilés. Nous ne savons pas trop pourquoi le second le fut. Sans doute était-il simplement tombé en disgrâce. Le premier a dû, encore enfant, fuir devant les Almohades qui avaient en 1148, chose exceptionnelle en Islam, placé les non musulmans devant le choix entre la conversion, lexil ou la mort. Cordoue est une de ces villes qui récupèrent après leur mort ceux qui ny ont guère été heureux de leur vivant : ainsi Salzbourg pour Mozart, ou Vienne pour Freud et Wittgenstein. Dune manière générale, dans lAndalousie médiévale, il y avait des dominateurs et des dominés. juifs et chrétiens restaient desahl al-dhimma, des sujets de seconde zone, donc, soumis par la sharia musulmane à toutes sortes de restrictions. Lapplication de ces conditions humiliantes nétait pas toujours ni partout aussi stricte. mais elle était exercée par les dominateurs avec une parfaite bonne conscience : il sagissait de faire comprendre aux dominés lintérêt quils auraient à rejoindre la vraie religion. pour ceux qui sy refusaient, une telle situation développait toute une psychologie dhumiliation. ibn khaldûn en a finalement esquissé la description dès le XVe siècle. Des exceptions cependant Elles sont parfois spectaculaires ; on cite sans cesse samuel ibn nagrila, dit « al- nagid » ( 1056), juif devenu vizir du royaume de grenade, un des petits royaumes (taifas) issus de la décomposition du califat omeyyade, et connu en particulier par les attaques dibn hazm. mais en gros, la situation des tributaires nest pas essentiellement différente de celles de leurs homologues dOrient : leur travail fait vivre une classe dirigeante dont les loisirs peuvent lui permettre un développement culturel. Signalons un fait historique intéressant, parce quexceptionnel : les communautés chrétiennes ont disparu du Maghreb vers le XIesiècle, alors quen Orient, elles se sont maintenues, minoritaires, jusquà nos jours. Cest le cas des Coptes dEgypte (« copte » étant le même mot qu « égyptien »). Cest aussi le cas des divers groupes chrétiens de Syrie, du Liban, dIrak, dIran. C. LA MÉDITERRANÉE COMME RÉALITÉ PASSÉE Son rôle central avec lEmpire romain On peut se consoler de cette image dégrisée de lespace méditerranéen en soutenant un paradoxe : les Européens ne sont quà peine méditerranéens. Il est nécessaire, en effet, pour commencer, en rabattre sur limportance de la Méditerranée dans le dialogue des cultures, qui est censé être un thème méditerranéen. La Méditerranée a joué un rôle central tant quil ny avait quune seule culture autour de ses rivages. Cela ne fut réalisé quavec lEmpire romain. On peut dater le début de celui-ci quelques dizaines dannées avant le changement du système politique, passant de la république au principat. La date décisive est sans doute celle à partir de laquelle Rome contrôle sans exception le commerce méditerranéen : 67 avant le Christ, lorsque Pompée réduit les derniers pirates dIllyrie. Fin de lunité culturelle. Avec la conquête arabe de ses rivages méridionaux, cette unité culturelle cesse. Cette conquête marque, selon une thèse célèbre formulée par lhistorien belge Henri Pirenne dans les années 1920, la véritable fin du monde antique. La rupture de lunité méditerranéenne aurait eu pour conséquence un double recentrage des deux moitiés ainsi obtenues, un peu comme les deux cellules issues dune mitose se refont chacune un noyau. La capitale de lEmpire arabe passa de Damas à Bagdad ; le centre de gravité de lEmpire romain dOccident remonta vers Aix-la-Chapelle. Certes, la recherche historique nen est pas restée à Pirenne, et lon a souligné que la recomposition de lespace mondial effectuée par la conquête arabe a eu des effets bénéfiques pour le commerce méditerranéen, auquel elle a permis un second souffle après les invasions barbares . Quon songe au destin des ports du nord de la Méditerranée, et en particulier de Venise. Mais si ladite reprise a bien la Méditerranée pour scène, son moteur, ou, si lon veut, son épicentre, nest pas méditerranéen. D. TROIS SORTIES DE LA MÉDITERRANÉE On pourrait en effet samuser, en tout amateurisme, à raconter lhistoire du monde médiéval et moderne comme celle de trois sorties successives de la Méditerranée. Ce sont, quant à la géographie, des sorties de lespace que forme le bassin méditerranéen. Ce sont aussi, quant à lhistoire, des sorties de la culture antique. Ces trois sorties successives se sont fixées sur trois régions qui prolongent, et aussi séloignent de la Méditerranée : a) Byzance, qui ouvre la Méditerranée en direction de la Mer Noire par le Bosphore (sur lequel se trouve Constantinople elle-même) ; b) lIslam, qui louvre en direction de lOcéan Indien par le détroit dOrmuz (le port-clé est ici Bassorah) ; c) lEurope moderne, qui louvre en direction de lAtlantique par le détroit de Gibraltar et la Manche (Séville, Londres, Amsterdam). Ces civilisations sont comme des abcès de fixation sur des goulots de la Méditerranée. On peut distinguer des mondes-détroits et des mondes-isthmes : Byzance est un monde-détroit, lEurope médiévale et lEmpire islamique sont des mondes-isthmes. LEmpire islamique est lensemble des isthmes entre la Méditerranée, lOcéan indien ---et les grandes mers enclavées, Mer Noire, Mer Caspienne. LEurope est lensemble des isthmes entre la Méditerranée et lAtlantique. Or, lhistoire a donné raison aux mondes-isthmes : Byzance, prise en tenaille entre les deux mondes-isthmes, sest finalement laissée absorber par lEmpire islamique. Celui de lEmpire arabe est peut-être dabord Médine, puis à coup sûr Damas, puis Bagdad cet Empire devenant, dailleurs, avec les Abbassides (750), au moins aussi persan quarabe. Et les deux mondes médiévaux qui ont gagné dans le struggle for life sont tous deux des mondes dont le centre de gravité sest déplacé loin de la Méditerranée. Le centre de lEmpire romain dOrient nest plus Rome, mais Constantinople, laquelle nest méditerranéenne quà lextrême limite. Le centre de lEmpire romain dOccident, esquissé par Charlemagne, puis réalisé à partir des Ottoniens, nest plus Rome, mais Aix-la- Chapelle, qui est fort loin de la Méditerranée E. LA MÉDITERRANÉE COMME RÊVE RÉTROSPECTIF DE LEUROPE LEurope est lanti-Méditerranée par excellence LEurope, en tant que telle, nest pas méditerranéenne, Elle est le lieu de la percée la plus décisivehors de lespace méditerranéen. Cest delle en effet quest partie la réorientation du commerce mondial dabord directement vers lAsie en contournant lAfrique, puis en direction de lAtlantique, enfin vers le monde entier. On pourrait rattacher à ceci la présence de la Méditerranée dans limaginaire européen, présence qui est celle dune nostalgie, éventuellement dun traumatisme. Cest sans doute justement à cause de ce statut onirique que sa valeur affective est si puissante. Pour le dire en une phrase peut-être un peu trop connue de Proust, « les vrais paradis sont les paradis quon a perdus ». Dans lhistoire des sensibilités européennes, ces nostalgies sont successives, car elles se fixent sur des pays différents selon les époques. Ceux-ci sont perçus comme conservant, embaumés, les mondes dépassés par la civilisation : lItalie est ainsi pour le Moyen Âge et la Renaissance le conservatoire de lhéritage romain ; quant à Venise, elle est pour tous les Européens le souvenir merveilleux dun centre délaissé de la première économie capitaliste, une coquille splendide et nacrée abandonnée par un mollusque capable de sadapter à toutes les formes la Grèce est pour lAllemagne classique le conservatoire du paganisme (Schiller, Hölderlin) ; lEspagne, pour lEurope industrialisée, est le conservatoire des murs médiévales (Mérimée, Bizet). le Maroc, la Tunisie, voire lEgypte, pour les Européens daujourdhui, sont perçus comme les conservatoires dun monde qui contenait tant de choses quil a fallu refouler depuis la rationalisation moderne des conditions de vie un monde de sensations oubliées, bigarré, sonore et odoriférant, un monde de rapports humains fondés sur lhommage, lhospitalité, etc. Doù le rêve orientaliste de bien des écrivains et des peintres. On pourrait citer ici, dans les registres les plus divers, les noms de Flaubert, dIgnace Goldziher, de Lyautey, de Th. E. Lawrence, de Paul Klee, etc. Sans parler de ce que promettent les agences de voyage... F.YA-T-ILEUUNDIALOGUEDESCIVILISATIONSMÉDITERRANÉENNES ? Dans une littérature qui est presque devenue un genre littéraire en soi, on se plaît à souligner les échanges culturels dont le Moyen Age méditerranéen a été le cadre. Il y a là une réalité incontestable. Mais il faut sentendre. Les emprunts déléments culturels entre civilisations sont des réalités. Ils sont dailleurs la règle depuis fort longtemps, en Méditerranée comme partout dans le monde. Dans le domaine de la culture, notamment, les emprunts, au Moyen Age sont à sens unique. Le Nord chrétien emprunte beaucoup au Sud musulman, mais celui-ci ne connaît à peu près rien du Nord, auquel il ne sintéresse dailleurs guère. Cela ne veut donc pas dire « dialoque ». Pour deux rasons, le dialogue est un partenariat Dabord parce quun dialogue doit être à deux directions. Les seuls exemples médiévaux dinfluences réciproques sont à lintérieur du Nord chrétien, entre Latins et Byzantins. Et ils sont tardifs. Cest seulement au XVe siècle que les Byzantins se mettent à traduire Augustin, Boèce, Thomas dAquin. Ensuite, plus radicalement, parce que les partenaires dun dialogue doivent au moins être contemporains. Or, ce nest pas le cas. Thomas dAquin est né vingt-sept ans après la mort dAverroès, et vingt-et-un après celle de Maïmonide. Nous avons un seul exemple de dialogue au sens authentique de ce mot, et le succès en est plutôt mitigé. Il sagit du traité dans lequel Ibn Sabîn, de Murcie (1217-1270), répond entre 1237 et 1242 à des questions philosophiques posées par lempereur Frédéric II. Le mystique espagnol y traite de haut lempereur chrétien, corrigeant ses questions de façon pédante, comme sil sagissait dun petit garçon - et lui faisant dailleurs des réponses qui ne brillent pas par leur originalité. G. LE MAUVAIS CÔTÉ DE LHISTOIRE On attribue à Marx une phrase selon laquelle « lhistoire avance par son mauvais côté ». La phrase authentique est plus pâteuse : « cest le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait lhistoire en constituant la lutte ». Elle reprend lidée hégélienne dune ruse de la raison. En tout cas, la phrase de Marx nest pas sans plausibilité. Car, de fait, les guerres, et même les croisades, ont peut-être plus contribué au progrès de la culture que le « dialogue » et autres mots à la mode. Les influences culturelles sont souvent la conséquence dinvasions. Trois exemples, dans lordre chronologique peuvent être donnés : Les traductions du grec à larabe, dans la Bagdad du IXe siècle, nauraient pas été possibles sans la conquête arabe du VIIe et la constitution dun empire qui englobait des populations de culture plus avancée que les dirigeants. Ensuite, les traductions de lécole de Tolède au XIIe siècle supposent la conquête de cette ville par les Castillans en 1085. Avec les manuscrits sont aussi conquis ceuxquipeuventleslire,à savoirles Juifs restés sur place. Il faut deux conditions : être là et être cultivé. Or, les musulmans restés sur place ne sont pas ceux des milieux cultivés. Les Juifs sont plus ou moins neutres entre christianisme et islam. Cela leur joue dailleurs des tours, chaque camp les accusant facilement dêtre les complices de ladversaire. En tout cas, ils restent, et permettent de traduire. Enfin, on souligne à juste titre la façon dont lhéritage culturel islamique est passé aux communautés juives de Catalogne et de Provence, puis de lEurope entière. On rappelle limportance de la famille Ibn Tibbon, qui a fourni trois générations de traducteurs de larabe à lhébreu. Mais cela ne se serait pas produit, ou en tout cas pas si tôt, si certaines familles juives navaient décidé de fuir devant les Almohades, arrivés en 1148, et de sétablir au Nord, du côté chrétien de la frontière. Rémi Brague termine par un bel exemple, mais quelque peu grinçant, de la façon dont les choses se passent réellement. La bibliothèque du couvent-palais de lEscorial, non loin de Madrid, contient, comme on le sait, un riche fonds de manuscrits arabes. Rien de plus normal, se dit- on, et lon pense encore à lAndalousie. En réalité, ce fonds nest nullement constitué de manuscrits trouvés par les royaumes chrétiens au moment de la conquête de lAndalousie. Il est venu par bateau. Et nous voilà à nouveau à rêver de la Méditerranée... Mais cest parce que le bateau, celui dun libraire, a fait naufrage sur les côtes dEspagne ! Il nétait nullement en route vers celle-ci. Et son contenu, sil fut confisqué, ne fut dailleurs guère exploité avant le XVIIe siècle. H. CONCLUSION En conclusion, il nest pas inutile de rappeler que le dialogue des civilisations, ou quel que soit le nom quon lui donne, ne relève pas du passé, mais de lavenir. Il nest pas un fait de la mémoire, mais de la volonté. Nous navons pas de modèles. Le constater pourrait nous permettre de voir en face les problèmes actuels, là où ils sont. Cela serait déjà un premier pas pour tenter de les résoudre. LE DIALOGUE INTERELIGIEUX A. LE CADRE HISTORIQUE Rémi Brague souligne que, des débuts de lislam, nous ne savons à peu près rien (de ce qui sappelle savoir). Les plus anciennes uvres historiques écrites par des musulmans ne furent composées quau IXe siècle, cest-à-dire deux siècles après les événements quils sont censés rapporter. Les témoignages proches ne sont pas moins orientés que les historiens musulmans, ils sont de plus maigres et incomplets, et ils nous donnent une toute autre image de « ce qui sest vraiment passé ». On a essayé décrire lhistoire de lislam primitif en décidant d?ignorer systématiquement, par souci de méthode, tout ce que lon ne pouvait pas dater. On a aussi réuni les témoignages des chroniqueurs, etc. non musulmans, de toute langue, pour les traduire en anglais et les soumettre à un examen critique. Sans parler de tentatives quelque peu risquées, mais passionnantes, pour donner des événements du VIIe siècle une vision renouvelée et fort différente de celle que donne lhistoire traditionnelle. Le plus ancien événement pour lequel on puisse indiquer une date certaine est la conquête arabe. Ce fait historique installe la scène sur laquelle la rencontre de lislam et du christianisme a eu lieu. Notre plus ancien document est un papyrus, un reçu qui fut établi en 643 par un fonctionnaire arabe pour un paysan égyptien à qui lon donnait quittance de limpôt foncier versé aux conquérants. Cette guerre de conquête semble sêtre déroulée comme toute autre guerre. Les Arabes nont été ni plus doux ni plus sanguinaires que les conquérants antérieurs, des Assyriens à Alexandre le Grand. La conquête concerne le Moyen-Orient et lEgypte, qui se trouvaient sous domination romaine nous devrions dire « byzantine » , la Perse qui avait sa dynastie nationale, les rives méridionales du bassin méditerranéen, et lEspagne qui était dominée par les Wisigoths. Hormis la Perse, qui avait sa religion nationale, celle de Zoroastre, la majorité de la population nous ne pouvons guère nous faire une idée précise de son nombre était de religion chrétienne. Les conquérants arabes ne pouvaient ni massacrer ces gens ni les convertir en masse et dun coup. Ils navaient dailleurs lintention de faire aucune des deux choses. Cette cruauté aurait tué la poule aux ufs dor. Selon une formule attribuée à Ali, les protégés sont « la matière des musulmans ». De même, le calife Omar aurait écrit à Abu Obeyda : « Si nous prenions ceux qui y sont assujettis et que nous nous les partagions, que resterait-il aux musulmans qui viendront après nous ? Ils ne trouveraient, pardieu, plus personne à qui parler ni du travail de qui profiter ! » Cest ainsi que naquit une situation qui contribua de façon essentielle à déterminer la possibilité et le déroulement dun dialogue entre religions. Elle est caractérisée par une asymétrie. Il y a dans lespace musulman des chrétiens. Ils possèdent dans la cité islamique une place définie par le droit. En revanche, il ny a en terre de chrétienté, en théorie du moins, que des chrétiens et des Juifs. Pour le monde islamique, les chrétiens sont donc aussi bien « dedans » que « dehors ». Pour le monde chrétien, à lopposé, les musulmans ne sont que « dehors ». Ce nest que de façon exceptionnelle et provisoire que des musulmans vivent en terre chrétienne. Cela se produit là où des armées chrétiennes occupent des régions qui étaient sous domination musulmane. Ceci ne concerne guère, cependant, que les musulmans de base, paysans ou artisans ; les « intellectuels » ne restaient généralement pas sous domination chrétienne : liés au pouvoir, ils partaient avec lui. On a quelques exemples de ce genre de situation. La frontière entre lIslam et lEmpire romain dOrient nest pas stable. Dans la guerre entre celui-ci et les califes, la ligne de front se déplace en Syrie, parfois assez vite. Au Xe siècle, les byzantins ont à nouveau le vent en poupe. Des villes comme Alep passent tour à tour sous domination chrétienne et musulmane. En Europe, on peut citer certaines régions dEspagne, après la conquête, ce quon appelle la reconquista du Sud islamique par les royaumes chrétiens du Nord. Cest le cas de Tolède sous le règne dAlphonse le Sage. Même cas de figure en Sicile à partir de la seconde moitié du XIe siècle, moment où les Normands prennent dabord Messine (1061) et un peu plus tard Palerme (1072). Les Croisades, à partir de 1096, nont éveillé dans le monde musulman quun écho faible et tardif. Ainsi, le plus grand intellectuel de lislam médiéval, et peut-être de lislam tout court, Ghazali ( 1111), qui vivait pourtant dans la région, ny fait nulle part allusion et semble ne pas les avoir remarquées. Ce nest que bien plus tard, pas avant le XIXe siècle, quelles furent montées en épingle comme symbole de la rencontre manquée entre Orient et Occident. B. LE CONTEXTE SOCIAL À lintérieur des deux domaines, le contexte des rencontres entre religions est lui aussi asymétrique. Dans chacun deux, une religion déterminée est la religion dominante, celle que lon pourrait appeler, non sans anachronisme, la religion de « lEtat ». Les gouvernants se réclament de cette religion comme à un des principes de leur légitimation. Il ne peut donc être question de permettre ce que nous appelons la « liberté de penser ». En chercher léquivalent au Moyen Âge serait parfaitement anachronique. La seule exception, celle qui confirme la règle, le seul cas de neutralité de la puissance politique vis-à-vis des religions, est présentée par la situation qui sétait créée dans une partie du monde musulman, entre 1258 et 1290. La première date est celle de la prise de Bagdad par les Mongols. Les vainqueurs étaient bigarrés en matière de religion : il y avait parmi eux des musulmans, mais aussi des chrétiens dobédience nestorienne, des bouddhistes, des chamanistes. Les khans navaient pas de religion déterminée à imposer aux vaincus, et nen imposèrent donc aucune non plus. Une telle atmosphère permit notamment luvre du médecin juif Ibn Kammuna : il mena entre les trois religions une comparaison qui, pour lépoque, faisait preuve dune grande objectivité. Cela dura jusquen 1290, lorsque le Grand Khan de lépoque décida dadopter la religion qui était déjà devenue celle de la majorité de ses nouveaux sujets, cest- à-dire lislam. Le système islamique de la dhimma consiste à tolérer des communautés non musulmanes, pourvu quelles possèdent un livre saint. Les « païens », en revanche, nont en principe que le choix entre la conversion ou la mort. Juifs et chrétiens sont soumis à diverses mesures explicitement destinées à leur faire comprendre, en les humiliant, lintérêt quils auraient à adopter lislam. Cest ainsi quils doivent payer un impôt spécial, se vêtir de couleurs spécifiques bleu pour les chrétiens, jaune pour les Juifs , monter des ânes et non des chevaux, pour les chrétiens : ne pas construire de nouvelles églises, éviter de faire sonner leurs cloches ou de chanter lhymne trop fort, etc. Quant à ses conséquences sociales, ce système fonctionne un peu comme une nasse où lentrée est libre et la sortie interdite. On est en droit dadopter la religion des souverains, voire, on y est encouragé. Il est en revanche strictement défendu, en principe sous peine de mort, de la quitter en faveur dune autre. Le christianisme médiéval appliquait dailleurs des règles analogues aux Juifs, les unes dès avant lislam, certaines inspirées de lui, comme la rouelle de couleur jaune. Au Moyen Âge, sauf rares exceptions, la conversion vient den haut. Les chefs prennent des décisions en matière de religion, cest-à-dire aussi en matière de politique ; le peuple suit en bloc la classe dirigeante. Cest de cette façon que les tribus dites « barbares » se laissaient baptiser comme un seul homme, une fois que leur chef sétait déclaré prêt à adopter le christianisme. Cela se passa ainsi pour Clovis, et plus tard dans lEst pour les Lituaniens. Des phénomènes analogues se produisirent plus tard quand par exemple lIndonésie adopta lislam : le rajah local se faisait musulman, son peuple suivait en masse. La conscience dune valeur indépendante de lindividu était à lépoque plutôt une exception quune règle. On a un exemple dune telle exception dans un récit sur la conquête arabe : un général musulman, passant en revue une tribu victorieuse, constata quelle était chrétienne. Il exigea quelle passât à lislam, qui devait être lunique religion des Arabes. Tous acceptèrent, sauf un certain Layth, qui subit le martyre. Sans cet acte de courage, nous ignorerions tout des faits. C. LE CONTEXTE INTELLECTUEL Entre la situation de la chrétienté et celle du monde islamique, on observe une différence capitale. Dans le premier cas, chaque communauté religieuse possède sa langue de culture, qui est selon les régions le grec ou le latin. Dans le second, même si les communautés chrétiennes gardent longtemps une langue liturgique bien à elles, comme le copte ou le syriaque, il se met en place assez rapidement une langue de culture commune, qui est larabe. Celui-ci est la langue de ladministration depuis 685. Quant à la possibilité dun dialogue entre religions, le fait entraîne des conséquences positives et négatives. Dans le monde islamique, la présence dune langue commune permet, cest laspect positif, une intercommunication très facile. En revanche, les non musulmans peuvent être compris sans trop de difficulté de leurs souverains musulmans et doivent donc prendre leurs précautions. Lusage dun alphabet différent ne suffit que jusquà un certain point. Une attaque frontale contre la religion dominante est à peu près impensable. On voit bien les conséquences quand on compare la situation des Juifs en chrétienté et en terre dislam. En terre chrétienne, les Juifs emploient, dans la vie quotidienne, la même langue que les chrétiens, à savoir le vernaculaire local. Mais si lon se place au niveau du savoir religieux et, socialement, dans le milieu des clercs de chaque religion, les conditions du dialogue intérieur avec le judaïsme deviennent analogues à celles qui déterminent le dialogue extérieur entre Islam et chrétienté. Les rabbins et les clercs chrétiens nécrivent pas la même langue, mais, respectivement, lhébreu et le latin ou le grec. Les ulémas écrivent larabe, alors que leurs adversaires chrétiens sexpriment en grec ou en latin. Doù un dialogue de sourds. Par ailleurs, écrire sa propre langue offre une protection qui permet aux hétérodoxes de dire ce quils ont sur le cur. Les Juifs peuvent par exemple mettre en circulation les Toledot Yeshu, qui offrent une version antichrétienne de lhistoire du Christ. Les choses ne senvenimèrent que lorsque des transfuges mirent en garde leurs nouveaux coreligionnaires contre le contenu des livres de la religion de leurs pères. À lintérieur même de la chrétienté, il y a des différences entre lOrient et lOccident. Byzance connaît lislam relativement bien, et relativement tôt, avant même que la dogmatique islamique ne se cristallise. Ainsi, la polémique de saint Jean Damascène, peu avant le milieu du VIIIe siècle, nous présente un état des questions disputées dans lislam de lépoque. Le Coran est traduit en grec dès le IXe siècle, dailleurs pour pouvoir être réfuté plus efficacement. En revanche, les Européens connaissent lislam assez mal. Pour eux, les musulmans sont simplement des païens. Cette façon de voir a aussi des raisons concrètes. Le premier contact avec des musulmans ouvrit en effet un second front au Sud, alors que lEurope était déjà assiégée au Nord par les Normands. Comme lEurope croyait elle-même représenter la chrétienté, elle considéra ses ennemis comme étant, globalement, des païens. Dans une situation durgence, des nuances plus subtiles navaient guère leur place. Doù la caricature que lon trouve encore dans la Chanson de Roland: le « sarrasin » est un idolâtre, qui adore trois divinités, parmi lesquelles figure aussi Mahomet. Ce nest quà partir du XIIe siècle que le portrait-charge naïf le céda à une vision plus nuancée de ladversaire. Pierre le Vénérable, abbé de Cluny ( 1156), fît traduire en latin le Coran ainsi que dautres uvres donnant une idée plus juste et plus précise de lislam. Ce dossier produit par des érudits réunis à Tolède forme ce que lon appelle la collectio toletana. Mais le manuscrit qui le contient na à peu près pas circulé, et son contenu ne fut imprimé quau XVIesiècle. Au XIIIe siècle, le besoin se fît sentir dune meilleure connaissance de lislam. Le franciscain Roger Bacon ( 1292) fit figurer parmi lambitieux programme de réformes quil soumit au pape la fondation décoles de langues qui devraient enseigner entre autres larabe. Raymond Martin, un dominicain catalan, se familiarisa suffisamment avec larabe et lhébreu pour pouvoir écrire son célèbre Pugio fidei adversus mauros et judicas (1278), dont le titre indique bien lintention polémique. Raymond Lulle (1233-1315), Catalan originaire de Majorque qui avait été reconquise peu avant sa naissance, se donna la peine dapprendre larabe pour composer en cette langue des présentations du christianisme à lusage des arabophones, lesquelles semblent malheureusement avoir été toutes perdues. D. LE CONTEXTE AFFECTIF La connaissance de chacune des deux religions par lautre est souvent assez mauvaise. Mais ce nest pas pour les mêmes raisons. Il importe de se rendre compte des obstacles. Ils sont symétriques, mais inversés. Pour le dire en une formule évidemment sommaire : les chrétiens savent quils ne connaissent pas lislam ; les musulmans croient quils connaissent le christianisme. Pour le christianisme, lislam est quelque chose qui naurait pas dû exister. Lislam est un imprévu, quelque chose de nouveau et dinattendu, et donc de paradoxal. Les chrétiens en tant que tels savent, ou croient savoir, ce que cest que le judaïsme et ce que cest que le paganisme. Or, les musulmans ne se laissent pas classer dans une catégorie préexistante : lislam nest pas païen en tout cas il est monothéiste ; il nest pas non plus juif ; il est encore moins chrétien. Cest ce qui explique une surprise quon na pas de mal à sentir chez les Pères de lÉglise qui ont eu à faire avec lislam. Ainsi Jean Damascène, déjà cité, considère lislam comme une hérésie chrétienne. Rien de tel pour lislam. Pour lui, le christianisme est quelque chose de bien connu, une vieille histoire. Le Coran contient des renseignements sur les chrétiens : ils adorent à côté du Dieu unique dautres entités, comme Jésus et sa mère. Le christianisme est quelque chose de dépassé. Les chrétiens se sont refusés à reconnaître le prophète définitif qui devait parachever leur religion. Ils ont manqué le coche. De plus, ceux des chrétiens concrets qui sont présents sous domination musulmane, divisés en sectes qui sanathématisent réciproquement, et maintenus dans une humiliation commune, ne semblent pas avoir grand-chose dintéressant à enseigner. De telles façons de voir ont des conséquences quant aux affects fondamentaux de chaque religion envers les autres. Nous néprouvons pas face à linconnu les mêmes affects quenvers ce qui nous est familier. Quand les choses se passent bien entre les deux religions, lislam est aux yeux des chrétiens un objet de curiosité qui peut fasciner, une sorte denfant terrible que lon regarde avec une tendresse indulgente ; quand au contraire les choses vont mal, il devient un objet de haine et de crainte. Réciproquement, quand les choses vont bien, le christianisme est pour lislam un objet de sympathie, cette sympathie condescendante que lon a envers un vieil oncle un peu gâteux et qui rabâche toujours les mêmes histoires. Mais il nest en aucun cas un objet de curiosité. La curiosité envers lautre est dailleurs une attitude typiquement européenne, rare hors dEurope, et exceptionnelle en Islam. Quand les choses vont mal, lislam éprouve envers le christianisme beaucoup moins de la haine que du mépris. En dernière instance, cette attitude dépend directement de la place que les deux religions occupent dans lhistoire. Très platement : lune vient avant lautre. Mais cet ordre nest pas que chronologique. Il a été lobjet dune réflexion. Très tôt, à vrai dire dès quil sest constitué comme une dogmatique indépendante, lislam sest compris comme un postchristianisme : les plus anciens textes de style coranique que lon puisse dater sont les inscriptions du Dôme du Rocher, à Jérusalem (691), qui attaquent la Trinité. Lislam se voit comme la dernière religion, la religion définitive, celle qui relève le judaïsme comme le christianisme, au sens de la « relève » telle que le concevait Hegel (Aufhebung), laquelle tout à la fois abolit et assume ce qui la précède et la prépare. E. ESQUISSE DE LA LITTÉRATURE APOLOGÉTIQUE Rémi Brague se propose de ne jeter ici quun coup dil rapide et pour lessentiel de seconde main sur la littérature polémique et apologétique. Elle sadresse avant tout à ceux qui partagent la religion de leur auteur. Elle est à usage interne. Il ne sagit pas de convaincre lautre de se convertir en montrant les beautés de sa propre religion. Il sagit bien plutôt de décourager ses coreligionnaires dabandonner leur foi en faveur dune autre religion, dont on devra donc faire ressortir les absurdités. Cela nencourage guère lobjectivité, encore moins leffort pour comprendre avec sympathie la position de lautre. La situation nest pas la même pour le christianisme et pour lislam. Le christianisme a dû se séparer du judaïsme, du paganisme, de la gnose, de ses propres hérésies ; en revanche, il na bien évidemment pas eu à se définir en se distinguant de lislam qui nexistait pas encore. Alors que celui-ci entre en scène, la dogmatique chrétienne est en place depuis des siècles. En revanche, lislam a dû se définir contre un christianisme qui était déjà là. La polémique contre le christianisme (et déjà contre le judaïsme) nest pas pour lislam secondaire, elle est constitutive. Le premier livre de polémique antichrétienne de lislam nest autre que son tout premier livre en général, cest le Coran. Plus tard, la polémique fut rendue nécessaire non pas malgré les conversions à lislam, mais, paradoxalement, par le mouvement même de ces conversions. Se faire musulman est très facile. Il suffit de prononcer devant témoins une courte formule de confession de foi (sha hâda). Le catéchisme auquel on adhère est bref et assez plausible. Et les musulmans nont pas lhabitude de mettre à lépreuve la conviction du néophyte. Une telle attitude ne manque pas davantages évidents. Mais elle fomente un danger, celui du syncrétisme chez des gens qui ne se sont convertis que pour la forme ou sans vraiment savoir à quoi ils sengageaient, et qui cherchent à introduire dans lislam le plus possible du contenu de leur religion précédente. Lislam craint donc de se dissoudre dans une vague religiosité composite. La polémique sert à immuniser les musulmans contre le christianisme. Les contenus de cette polémique sont toujours les mêmes et roulent sur les grands thèmes de la christologie et de la Trinité, de la Bible : a-t-elle été corrompue par ses porteurs ou gardée intacte ? Mahomet y a-t-il été prédit ? De temps en temps, elle prend une allure sociale, et les musulmans se plaignent de la trop grande influence des chrétiens, médecins par exemple, dans la société. Le thème dune corruption historique du christianisme mise au débit de saint Paul napparaît quau XIIIe siècle avec Abd al-Jabbâr, qui a peut-être utilisé des textes judéo- chrétiens. Les arguments sont eux aussi récurrents. Ainsi ceux des chrétiens : comment une religion est-elle venue au pouvoir, pacifiquement, ou par la force des armes ? À quoi reconnaît-on lauthenticité de la mission dun prophète ? Est-elle corroborée par des miracles ? Le prophète se distingue-t-il par un mode de vie particulièrement édifiant ? Ces questions dallure purement historique sont biaisées : il sagit de faire ressortir le caractère militaire de lexpansion de lislam, labsence de miracles chez Mahomet, sa vie sexuelle agitée. Dans ce genre de littérature, tous les arguments sont bons, pourvu quils frappent ladversaire. On comprend que la lecture de ces textes ne donne pas une idée très positive de la nature humaine... Lattitude desprit que nous considérons aujourdhui comme le strict minimum pour un dialogue interreligieux consiste en une ouverture desprit, en un effort pour bien connaître la position de linterlocuteur, voire pour la comprendre de lintérieur, éventuellement pour se « mettre à sa place » en essayant de regarder sa propre tradition dorigine avec les yeux de lautre. Une telle attitude est excessivement rare au Moyen Âge. Parmi le peu dexemples cités par Rémi Brague, il y a celui de Pierre Abélard, dans son Dialogue entre un philosophe, un Juif et un chrétien (C. 1140). Dans une réplique, le Juif se plaint de la situation dhumiliation dans laquelle vit son peuple sous la domination des chrétiens. Ce qui est remarquable nest pas le contenu de cette tirade, mais bien le fait quelle fut écrite par un chrétien. On peut citer également une uvre dHonoré Bouvet, dans laquelle lauteur, un moine de la fin du XIVe siècle, place dans la bouche dun Juif et dun musulman une satire cruelle des murs des chrétiens de son temps. F. DIALOGUES ? En fait de dialogues, nous possédons avant tout des uvres littéraires qui se présentent comme si elles reproduisaient des discussions réelles entre les représentants de diverses religions. Mais il sagit de fictions. Cest le cas du dialogue dAbélard, qui vient dêtre cité, et dans lequel le philosophe est un musulman, peu orthodoxe il est vrai, puisquil se contente de la loi naturelle. Cest aussi le cas du Livre du gentil est des trois sages de Raymond Lulle (c. 1276). Il en est de même de La Paix de la foi écrit par le cardinal Nicolas de Cuse au lendemain de la prise de Constantinople (1453), et où interviennent une multitude non seulement de religions, mais aussi de nations. Cest enfin le cas du Colloquium Heptaplomeres que le juriste français Jean Bodin écrivit probablement vers 1593 et qui, comme son titre lindique, met en scène sept personnages. De véritables dialogues entre des personnages réels où chacun exprimerait dans son vocabulaire à lui ses convictions authentiques, restent une exception. On cite partout une disputation de ce genre, censée avoir eu lieu à Bagdad au IXe siècle. Les représentants de chaque opinion, même les moins admises, y auraient pu sexprimer librement, tous se seraient mis daccord pour sabstenir dargumenter sur la base dun texte scripturaire, etc. II nen faut pas plus pour enflammer limagination « multiculti » des belles âmes. Lanecdote provient en fait dun orthodoxe des plus étroits, qui ne la rapporte que pour dire son scandale devant un laxisme aussi abominable. Naurait-il pas, sinon tout inventé, du moins considérablement forcé le trait ? La plupart du temps, le contexte des dialogues est polémique. On peut signaler la disputatio tenue le 30 mai 1254 à Karakorum, en présence du khan des Mongols Môngke. Chez les Mongols, on la vu, plusieurs religions coexistaient. Prirent part aux débats le franciscain flamand Guillaume de Ruysbroek (Rubruquis), envoyé de Louis IX et du pape, des chrétiens nestoriens, des bouddhistes et des musulmans. Mais la seule source est le franciscain lui-même, qui sest sans doute, et bien naturellement, donné le beau rôle. Entre Juifs et chrétiens, les disputations (wikkuah) sont institutionnalisées. La plus connue est la grande disputation de Tortosa (1414-1416). Dans ces joutes, les Juifs sont contraints à disputer, la plupart du temps pour répondre aux accusations dun de leurs coreligionnaires passé au christianisme. Cela ne se fait pas sans une certaine équité. Ainsi, le roi de Catalogne, pourtant chrétien, déclara vainqueur le rabbin de Gérone Nahmanide dans la polémique qui, à Barcelone, en 1263, lopposait au converti Pablo Cristiani, et lui décerna même une récompense en argent. Reste que latmosphère de tels débats est dans lensemble fort désagréable, la pression sociale sexerçant en sens unique. Elle ira dailleurs en saccentuant et prendra la forme démeutes, jusquà lexpulsion finale de 1492. Entre chrétiens et musulmans, les disputes publiques nont pas de caractère institutionnel et sont plus rares. Les légendes ne manquent pas, par exemple à propos de saint François. Le « petit pauvre » dAssise aurait rencontré en 1219, pendant la cinquième Croisade, le sultan dEgypte al-Malik al-Kamil. Lévénement a été en Occident lobjet de nombreuses interprétations quun gros livre a récemment recensées. Mais les sources arabes nen disent rien. Raymond Lulle fit une tentative de ce genre à Bougie, et y fut lapidé. On a peut-être un cas, mais notre seule source à ce sujet est un poème espagnol, La Disputa que fue fecha en la çibdad de Feç delante del Rey e de sus sabios, supposé écrit à Nicosie (Chypre) en 1469, et rapportant une dispute tenue à Fez en 1394. Elle se serait terminée par la conversion du principal docteur de la Loi musulmane (faqih) de Fez. On peut y voir, pour dire le moins, une certaine stylisation... Il est en tout cas intéressant que la dispute pût sêtre déroulée à propos dun livre sur la Trinité et lIncarnation, écrit en arabe, intitulé Condus (peut-être Quddûs, « très saint »), et uvre de Raymond Lulle. Par ailleurs, le climat global de tolérance semble correspondre assez bien à la réalité de lépoque. Enfin, on peut signaler ce qui est peut-être le seul cas dune uvre littéraire qui reflète un dialogue ayant réellement eu lieu. Il sagit de lEntretien avec un musulman de lEmpereur byzantin Manuel II Paléologue. Un livre parmi les vingt-six que compte cette uvre volumineuse a été édité. Il a récemment attiré la plus vive attention, puisque cest une phrase de celui-ci, citée par la Pape Benoît XVI dans son discours de Ratisbonne (12 septembre 2006), qui a provoqué de violentes réactions dans certains pays musulmans. À lépoque de la rédaction du dialogue, à la fin du XIVe siècle, les conditions initiales nétaient pas des plus favorables, puisque lEmpereur était retenu comme otage par celui qui devint son partenaire. Il semble cependant que les deux points de vue aient pu sexprimer assez franchement ; et les minutes de lentretien, que nous ne possédons que dans la version de linterlocuteur chrétien, sont en tout cas écrites sur un ton paisible, lune des rares exceptions étant le passage que le Pape a cité. G. CONCLUSION : « PRÊCHER DES CONVERTIS » Ainsi, au Moyen Âge, les véritables dialogues entre islam et christianisme sont des plus rares, et, si lon entend par là des dialogues tels que ceux qui semblent souhaitables, simplement inexistants. La littérature polémique sadresse à des gens déjà convaincus. Le dialogue est plutôt un genre littéraire quune réalité. Les essais de traiter lautre avec équité, et, déjà, de bien le comprendre, restent une exception. On a certes le droit de rêver à de tels dialogues entre religions pour lavenir. Mais rien ne nous autorise à projeter ce rêve dans le passé médiéval. Notre entreprise, selon Rémi Brague, est peut-être noble, mais elle ne doit pas sa noblesse à de quelconques ancêtres. LA SIGNIFICATION ORIGINELLE DE LA THÉOCRATIE De nos jours, telle quelle se trouve référée à lIran, la « théocratie » na pas bonne presse. Après Khomeiny, on caractérise le « gouvernement du légiste » (wilaya-e faqih) comme une « théocratie » parce que les clercs chiites (mollahs) détiennent le pouvoir, soit directement, soit indirectement par lintermédiaire du « Conseil de la Révolution » qui vérifie la conformité à lislam de chaque loi proposée par le gouvernement et contrôle lorthodoxie de tout candidat à de hautes fonctions. Une telle théocratie est en recherche au Moyen Orient et au Maghreb, sous le nom de sharia, mais les auteurs islamiques, surtout sunnites nont en revanche que mépris pour les régimes dans lesquels une caste de prêtres est au pouvoir. Pourtant, à lorigine, « théocratie » était un terme élogieux qui naquit au premier siècle de notre ère sous la plume de lhistorien juif Flavius Josèphe. Celui-ci avait combattu les Romains et fait prisonnier par eux, avait changé de camp ; alors adopté par la famille de lempereur Vespasien, il eut le loisir décrire une défense du judaïsme en réponse à luvre polémique de légyptien Apion. Dans cette apologie, Josèphe fait léloge de luvre législative de Moïse, en faisant valoir que, seul parmi les nations, le peuple juif, qui respecte cette loi, ne vit pas sous lun des types de régime politique qui ont été définis par les philosophes grecs, mais directement sous les commandements de Dieu. La cité fondée ainsi par Moïse est appelée par Josèphe, theokratia, le pouvoir de Dieu[2]. Le seul souverain dIsraël est la Loi de Dieu. LIDÉE ISLAMIQUE DE LOI DIVINE Selon lislam établir la loi, « légiférer », signifie que lon attribue aux actions une valeur (hukm) qui est inséparablement juridique et morale. Les juristes soutiennent que, en principe, notre action humaine sans exception se laisse ranger dans lune des cinq cases : strictement obligatoire, louable mais non obligatoire, blâmable mais non interdit, strictement interdit. Or, le seul pouvoir qui puisse attribuer une valeur aux actions humaines, cest Dieu. En conséquence, le seul législateur (hảkim) qui puisse exister est Dieu. Cest ainsi que sexprime le juriste al Ghazali, à la fin du XIe siècle, dans un traité de la Loi islamique, ce par quoi il ne représente rien de plus que lopinion commune. Il existe certains cas, pas très nombreux, où Dieu émet de façon explicite des décisions dordre juridique dans le Coran lui-même, comme à propos du mariage, de lhéritage ou du droit pénal. Cependant, dans limmense majorité des cas, les dispositions juridiques (sunna[3]) doivent être déduites soit du Livre saint (Coran) soit du corpus des Traditions sur Mahomet (Hadith[4]), soit de la combinaison des deux ensembles auxquels sajoutent dautres sources de droit, dont le dosage diffère selon les quatre écoles juridiques (parfois appelées « rites ») communément acceptées par les croyants. Le système de règles qui se fonde en dernière instance sur ces sources divines et humaines est la loi unique la sharia. Il na jamais existé de sharia unifiée. Ce qui existe est une pluralité de systèmes juridiques, qui proposent des sources coraniques et autres, diverses interprétations qui sont toutes dorigine humaine. En revanche, une idée est présente partout et toujours dans lislam, celle selon laquelle Dieu exerce une fonction législatrice et est le seul à avoir le droit de le faire. En deçà de la pluralité des sharias, il y a ce quon pourrait appeler le ar, le fait pour Dieu dimposer à ses créatures une loi positive exigeant lobéissance comme condition du salut. En toute hypothèse, et même pour certains auteurs dits modernistes, la conscience humaine, sans laide de la volonté révélée de Dieu, ne suffit jamais pour distinguer adéquatement entre le bien et le mal. Largument des partisans de la sharia ne manque pas de force contraignante. Le principe selon lequel « on nobéit pas à la créature au prix dune désobéissance envers le Créateur », rejoint la formule de saint Pierre devant le Sanhédrin : « Il vaut mieux obéir à Dieu quaux hommes » (Actes, V, 29). Mais en Chrétienté, dès le XVIIe siècle, Hobbes a assuré un fondement à la philosophie politique moderne en prenant comme cible implicite de sa critique la déclaration même de saint Pierre, qui vient dêtre citée et que, pourtant il ne cite que rarement[5]. Selon Hobbes, tant que nous pouvons prétendre quil existe une autorité plus élevée que lÉtat séculier, par exemple lÉglise, tant que nous pouvons redouter des sanctions pires que la mort, cest-à-dire lenfer, la vie politique manque de toute base ferme. Hobbes sest efforcé de montrer quil ny a aucune autre façon dobéir à Dieu que dobéir à lautorité temporelle sous laquelle nous vivons, en arguant que nous ne sommes jamais sûr que notre inspiration provienne de Dieu et que la Bible peut toujours sinterpréter de différentes manières. La même opération serait très difficile en islam. En effet, si Dieu en personne a parlé, plus précisément, sIl a dicté un livre à Mahomet, son envoyé, et si, de plus, Il a choisi et « purifié » (mustaphả) ledit Envoyé de telle façon que sa vie entière ait la valeur dun bel exemple (Coran, XXXIII, 23) pour la conduite des hommes , pourquoi devrions-nous faire confiance à nos propres pouvoirs ? Cest dautant moins vraisemblable que tout le monde reconnaît que les capacités de la raison humaine sont limitées. En conséquence, on peut voir plus clairement sur quel point lOccident et lIslam sopposent. Ils saccordent sur lorigine dernière de la législation, puisque les deux se fondent en dernière instance sur le divin. En revanche, ils sopposent sur la manière dont la loi est divine. Les façons dont les deux civilisations conçoivent la loi et le rôle que Dieu joue par rapport à celle-ci sont, et ont toujours été, à cent lieues lune de lautre ? Cela dépend en dernière analyse de la façon dont les deux religions conçoivent la parole de Dieu : dune part, dans les deux religions bibliques, Dieu parle à travers lhistoire, à travers la voix de la conscience et, selon les chrétiens, dans la vie de Jésus comme Verbe incarné (Jean, I, 1,14) ; dautre part, dans lislam, Dieu parle dans la parole écrite du Livre. Cette différence de représentations de la Parole se Dieu existe depuis le début. LOccident et lIslam nont jamais été daccord sur ces points fondamentaux, même pas au Moyen Âge, lequel est peut-être lépoque où ils ont été le plus profondément en désaccord. On pourrait même pousser le paradoxe jusquà dire que certains aspects des idées politiques modernes sont davantage en harmonie avec les idées islamiques que ne létaient les théories de lOccident médiéval. Quon songe par exemple à la façon dont Rousseau approuve Mahomet qui, à la fois Prophète et chef dÉtat, na pas pratiqué la distinction chrétienne entre le spirituel et le temporel, funeste à lunité des sociétés[6]. En conséquence, il nous faut prendre congé de la supposition paresseuse et répandue selon laquelle lIslam ne serait rien de plus que quelque chose de « moyenâgeux » qui, simplement, naurait pas (encore) pu négocier le virage que lOccident a pris à lépoque moderne. LA BIBLE ET LE CORAN La notion de Parole de Dieu (logos) est très nette dans le Nouveau Testament où le mot grec y figure en toutes lettres, spécialement dans les écrits de Jean. Mettre laccent sur cette seconde partie de la Bible oblige à placer au centre la comparaison entre christianisme et lislam, ce qui peut mener et amener à des malentendus. Pour parer ces erreurs, il serait peut être plus adroit de se placer en- deçà de la séparation entre judaïsme et christianisme, et à plus forte raison entre christianisme et islam. On pourrait ainsi comparer la Bible hébraïque avec le Coran et du coup comparer le modèle biblique et le modèle coranique de la Révélation[7]. Bien des éléments sont communs aux deux livres, dont la représentation de la création par une seule parole. Il suffit à Dieu de dire : « Sois ! » pour que quelque chose naisse. Lidée se trouve très souvent dans le Coran, là où il est question de la création (XVI, 40) notamment ainsi que, dune façon intéressante, lorsquil sagit dexpliquer la création de Jésus (XIX, 35). Alors que les penseurs chrétiens identifient la Parole avec la deuxième hypostase de la Sainte Trinité, le Coran considère Jésus comme une créature posée dans lêtre par une parole divine, bien quun passage isolé appelle Jésus, « la parole de Dieu » elle-même (IV, 171). Nombre de penseurs de lislam ont pris la représentation dune parole (kalimah) créatrice de Dieu comme point de départ de leur réflexion, et lont développée, non sans se laisser influencer par des pensées dorigine grecque comme le concept néoplatonicien dintellect (nűs). Outre cela, on ne trouve dans le Coran à peu près aucune contrepartie des passages de lAncien Testament cité par Rémi Brague[8]. On a une intéressante exception dans les versets sur la proximité de Dieu, qui ont leurs équivalents dans le Coran, dans le contexte de la prière et de la façon dont Dieu lécoute : Dieu est « proche » (qarib) de celui qui Linvoque (II, 186 ; XI, 61 et al). Dans dautres cas, les textes bibliques et coraniques sont presque opposés. Cela vaut évidemment pour le Nouveau Testament et avant tout pour le verset qui vient dêtre cité sur la création de Jésus, avec lequel nous touchons à la différence la plus manifeste entre islam et christianisme. Mais on pourrait aussi prendre un exemple dans lAncien Testament, telle que la scène où Abraham négocie avec Dieu sur le sort de Sodome. Le rapprochement avec le Coran est riche denseignements. On nu trouve quune très brève allusion à la scène, dans laquelle Dieu rejette de façon abrupte lintercession dAbraham : elle est vaine, car la décision danéantir la ville est déjà prise (XI, 74). Si le Coran se replace donc dans le sillage de la Bible en ce qui concerne la nature impérative et créatrice de la parole divine, il sen écarte là où la parole prend une dimension de dialogue. LA REVENDICATION ISLAMIQUE Elle ne porte pas tout spécialement sur les questions politiques mais sétend à lensemble du champ de ce que nous appelons la « normativité », à toutes les règles de comportement : éthique, rapports familiaux, droit, tous domaines sur lesquels lislam indique la bonne démarche à suivre. Lislam comme tel, lislam comme idée, na rien à reprocher à lidée de démocratie, tant que la démocratie est un système défini de gouvernement, quil convient de distinguer de laristocratie et de la monarchie. Certes, lislam primitif, tel que lhistoriographie islamique ne cesse de le raconter et de lexalter comme un modèle dun passé idéal, était une monarchie absolue où Mahomet régnait seul. Ou plutôt, où Dieu seul régnait à travers lui. Cest ce que voulurent faire également les califes qui lui succédèrent. En outre, le monde islamique aujourdhui consiste principalement en régimes monarchiques, quel que soit le nom dont ils se parlent. On peut espérer que le « printemps arabe » y changera quelque chose, sans trop se bercer dillusions. Dun autre côté ;de nombreux penseurs musulmans, et pas seulement ceux qui se disent « modernistes » ou « réformateurs », font remarquer à juste titre que le Coran ne contient aucune indication claire sur le type de régime qui a la faveur de Dieu et se borne à demander quon obéisse « au Prophète et à ceux qui commandent » (IV, 59). Quelques uns soulignent le fait que certains califes furent élus par un comité (űrả), voire quil arriva à Mahomet lui-même de demander conseil à autrui, faits dont ils déduisent, non sans audace, une préférence de lislam pour la démocratie représentative, de type parlementaire[9]. De plus, les mêmes auteurs aiment à mettre fortement laccent sur certains traits de la vision islamique que lon peut caractériser comme égalitaires et les prennent comme points de départ pour développer lidée démocratique. Quelques anachronismes sont pardonnables dans leur argumentation. On peut regretter que lon oppose souvent légalitarisme islamique à des caricatures du christianisme, par exemple, sur la signification de la vie monastique et sur le rôle des clercs dans lÉglise. Quoi quil en soit, de tels traits démocratiques sont bel et bien présents dans lislam : chaque être humain est responsable devant Dieu sans la médiation dun quelconque dirigeant ou prêtre. Rien nempêche de les prendre comme pierres dattente pour un régime politique en faveur du peuple. Mais encore faut-il dire à quel type de peuple on a affaire en chaque cas. UNE HYPOTHÉTIQUE DÉMOCRATIE EN TERRE DISLAM : LUMMACRATIE Rémi Brague poursuivant sa réflexion sur la démocratie se tourne maintenant vers le peuple islamique. Il le fait à partir du concept arabe dumma, la « nation [de lislam] » qui englobe et transcende les ethnies particulières (ab). Le peuple ainsi envisagé est constitué par lappel de Dieu (dawa) et par la réponse à cet appel qui consiste à prendre sur soi le joug de la loi (.aria), à lappliquer et à la faire appliquer par des mesures contraignantes ou incitatives appropriées. La métaphore maternelle qui est létymologie du mot (umma de umm, mère) fait écho à la loi islamique selon laquelle tout homme naît musulman et fait donc en droit partie de lumma, de telle sorte que ladhésion explicite ne fait que ratifier une situation considérée comme quasiment « naturelle ». Par la réalisation dun nouveau néologisme, Rémi Brague est amené à dire quune démocratie islamique, à supposer quelle puisse exister, serait une ummacratie.
Outre le manque de terre, on peut citer comme raisons de cette émigration, le besoin de s'exiler pour fuir lautorité du pouvoir ducal, « le désir de tenter la fortune par le service des armes », ou encore des raisons propres au pays conquis comme ses richesses et ressources naturelles ainsi que ses faiblesses politiques et institutionnelles. Figurent également des pélerins qui revenaient dOrient). [2] Voir Flavius Josèphe, Contre Apion, T. Reinach (éd.), Paris , Les Belles Lettres, 1930, p. 186. [3]Le terme sunna signifie « cheminement » ou « pratique(s) ». Dans le Coran, le terme sunna est employé pour désigner « loi immuable » de Dieu sous lexpression sunna Allah qui signifie « règles de Dieu ». Ce concept s'apparente à ceux antérieurs de Voie (Tao en chinois) ou de loi telle le Talmud juif. La sunna, selon le Coran, englobe les règles ou « lois » de Dieu qui ont été prescrites à tous les prophètes, y compris le prophète Mahomet. Une des caractéristiques de cette sunna est que : - elle appartient exclusivement à Dieu ;
- elle nest pas interchangeable avec une quelconque autre loi ;
- elle nest pas transférable à un tiers ni même à un prophète ;
- elle est unique et immuable à tous les humains et tous les êtres.
L'acception sunnite de ce terme est, généralement, « tradition prophétique ». Il désigne le comportement que le prophète de l'islam a eu durant sa vie. [4]Le hadith englobe tout l'enseignement du prophète, en particulier : - ses dires ;
- ses actes ;
- ses approbations explicites ou implicites ;
- ses qualités morales personnelles (selon certains savants du hadith comme Boukhari ou Muslim) ;
- ses désapprobations ;
- ses délaissements de certains actes.
[5] Hobbes, Léviathan III, chap. XXXIX, M. Oakeshott (éd.), Oxford, Blackwell, 1960, p. 206. [6] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, IV, 8. [7] Voir la traduction de Danielle Masson, Monothéisme coranique et monothéisme biblique, Paris, Desclée de Brouwer, 1976. [8] Notamment ce que le prophète fait dire au Dieu dIsraël (Isaïe, XLV, 19-20) : « Car ceci est la parole du Seigneur qui a créé les cieux il est Dieu ! , qui a formé la terre et la faite ; il la établie solidement ; il ne la pas créé comme un chaos (tohu), il la formée pour quelle soit habitée : » Je suis le Seigneur et il nen est point dautre. Je nai jamais parlé en secret, dans quelque endroit du pays des ténèbres, je nai jamais dit aux enfants de Jacob : « Cherchez dans le vide (tohu) « Moi, le Seigneur, je dis la vérité, je déclare ce qui est droit ». [9] Voir par exemple Henri Laoust, Le califat dans la doctrine de Rashid Rida, Beyrouth, s.n. ,1938, p.126.
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