LES NON-DITS SUR LE MOYEN ÂGE (2) SOMMAIRE D APRÈS « AU MOYEN DU MOYEN ÂGE » DE RÉMI BRAGUE Deux problématiques contemporaines et le modèle médiéval de la subjectivité Le Jihâd des philosophes Le transfert du savoir à travers les langues et les cultures Lentrée dAristote en Europe DEUX PROBLÉMATIQUES CONTEMPORAINES ET LE MODÈLE MÉDIÉVAL DE LA SUBJECTIVITÉ 1. Anthropoplogie Rémi Brague fait remarquer que ce serait une tâche fascinante que de raconter avec quelque détail comment les anges ont disparu au-delà de lhorizon de la conscience humaine, décrire lhistoire de lévanouissement des anges. Certes, saint Augustin déjà remarquait que faire lexpérience des anges nétait pas commode. Mais les Temps modernes ont fait un pas de plus ; les anges ne sont pas seulement difficilesde contact, mais ils nexistent tout simplement pas, ils nont pas de place dans notre vision du monde. Schopenhauer se moque de Kant qui, selon lui, aurait élargi la loi morale à tout être rationnel quel quil soit, justement pour pouvoir y englober les anges. Son sarcasme pourrait être la dernière page de lhistoire des anges chez les philosophes. Si lon reprend les définitions traditionnelles des êtres vivants et rationnels ou non, les uns para rapport aux autres, les conséquences de la disparition des anges est que nous sommes placés devant une alternative : ou bien lhomme est seul, ou bien lhomme et Dieu se font face, dans la possession exclusive de la rationalité. La modernité peut être définie comme la période pendant laquelle, nous autres hommes sommes ou à supposer que nous ne soyons plus modernes mais bien post-modernes , étions les seules créatures censées avoir part à la rationalité. Or, il nest pas indifférent de savoir si la seule différence spécifique, ou à tout le moins la seule différence la plus lourdement accentuée qui définit lhomme est la rationalité, ou si elle est aussi un certain style daffectivité. Faire porter laccent sur la première peut mener à exclure les autres êtres humains irrationnels de lhumanité proprement dite. On peut trouver des traces dune attitude de ce genre dès la pensée antique et médiévale. Mais la pensée moderne lui donne tout ce quil lui faut pour se justifier. La redécouverte de la chair est peut-être une tâche philosophique décisive pour notre époque. Dans ses uvres tardives, Maurice Merleau-Ponty a fait quelques pas vers la carnalité. Pour lui, la « chair » est de prime abord une traduction du mot allemand Leib, dont léquivalent français le plus courant est « corps propre ». Mais puisque le français, comme langlais, mais à la différence de lallemand, de litalien ou de lespagnol, distingue la chair vivante de la viande que lon mange, les réflexions du philosophe français sur la « chair » prennent une tournure originale qui le mène souvent à des formules qui, [dans « Le Visible et linvisible »] rappellent étrangement le Traité de lâme dAristote. On peut poursuivre cette réflexion et on la fait1. Il est intéressant de constater que cette entreprise de penser la chair, dans ses réalisations comme dans les tâches qui lui restent encore à remplir, est une entreprise médiévale. Pour les penseurs du Moyen Âge, limportance de la carnalité était une conséquence de lexistence dune réalité non charnelle dans la nature angélique, lhomme ne pouvait recevoir une définition complète que si lon considérait en lui non seulement sa rationalité, mais tout aussi décidément sa nature charnelle. Pouvons-nous retrouver le sentiment de cette importance ? Certes dans notre vision du monde, nous navons plus danges2. Mais nous avons des ordinateurs. Et les philosophes sinterrogent sur le statut exact à donner à ce quils appellent l « intelligence artificielle ». Lordinateur pourrait nous donner une occasion de recouvrer quelque peu le fait que la rationalité nest pas la seule différence spécifique de lhumain. Les ordinateurs possèdent, ou ne possèdent pas, au chois, quelque chose comme la « raison ». Mais, si lon remonte du mot « raison » à son étymologie, la capacité de compter (reor), il ne fait aucun doute que ces machines possèdent assez de ratio pour pouvoir compter. Ils sont matériels, mais même ce qui en eux est « soft » nest pas une chair. Le plus important est peut-être que le statut de la machine à penser a été évoqué au Moyen Âge par lauteur franciscain Pierre de Jean Olieu (Olivi) [qui a exercé une influence considérable sur les Franciscains du Languedoc et sur les Béguins qui les entouraient] (1248-1298)]. Celui-ci écrit que nier le libre-arbitre, ce serait nous retirer de ce que nous sommes proprement, à savoir la personnalité, pour ne nous donner rien de plus que dêtre des sortes de bêtes intellectuelles, cest-à-dire dotées dune intelligence (quaedam bestiae intellectuales seu intellectum habentes). Sil avait vécu à notre époque, il aurait certainement eu mille choses à dire sur les questions liées aux ordinateurs et à l« intelligence artificielle ». 2. Herméneutique Souvent, les historiens de lherméneutique [interprétation des textes philosophiques ou bibliques] recherchent des précurseurs de cette branche très contemporaine de la philosophie, qui nexiste guère comme discipline indépendante que depuis [lenseignant et pasteur] Schleiermacher (1760-1834). La plupart du temps, ils négligent le Moyen Âge, parfois non sans un certain mépris, pour sauter directement du De doctrina christiana de saint Augustin à Luther. Il vaudrait la peine de montrer que le problème herméneutique existait déjà dans la période médiévale. Dès lAntiquité, la possibilité de communiquer nallait pas naïvement de soi. Ainsi, Gorgias se demandait déjà, à supposer quil y ait quelque chose et à supposer que ce « quelque chose » puisse être connu, si lon pouvait le communiquer à autrui, question à laquelle il répondait par la négative : il serait incommunicable au voisin. Loin de toute naïveté, les penseurs antiques et médiévaux essayaient au contraire de garantir la possibilité dune communication, parce quils sentaient quelle avait besoin dêtre établie. Cest déjà le cas dans lAntiquité chez les deux fondateurs de la tradition classique de la philosophie, puis chez les commentateurs dAristote3. Mais le problème ne fut pas oublié non plus pendant le Moyen Âge. Thomas dAquin le traite explicitement dans le De lunité de lintellect. Le phénomène fondamental quil doit faire entrer en ligne de compte est que cet homme singulier intellige (hic homo singularis intelligit). Sa réponse audacieuse est que, de même que les autres fonctions de lâme, lintellect est la forme du corps, et dun corps physique, individuel. Comprendre est le fait de lindividu. Du coup, Thomas est le précurseur lointain de lidée romantique de lherméneutique. Celle-ci prend comme point de départ une formule qui sonne comme du latin scolatique, mais qui fut probablement frappée par Goethe dans une lettre à Lavater du 20 septembre 1780 : « lindividu est indicible (individuum est ineffabile) ». Si lacte par lequel je comprends nest pas le même que celui par lequel mon prochain comprend, et encore moins lacte de quelque principe impersonnel commun à lensemble de lhumanité, il nous faut, pour comprendre faire un effort spécial pour saisir ce que nous voulons connaître et pour lassimiler, un effort que chacun doit prendre sur soi et accomplir à sa façon absolument individuelle. De plus, le problème herméneutique tel que les penseurs médiévaux le voient est lié au problème du statut charnel de lhomme. Lhomme parle parce quil est charnel. Les anges, eux, ne parlent pas, parce quils nen ont pas besoin4. Ceci peut nêtre quune constatation purement négative : la grossièreté de notre chair nous empêche davoir un accès direct à la pensée dautrui. Mais elle renvoie en même temps à quelque chose de plus positif. Nous nous exprimons nous-mêmes à travers ce que nous disons à notre prochain. La connaissance est médiatisée à travers une chair sociale. La connaissance de soi nest possible que par la médiation de lami5. On a de la sorte une analogie entre lindividu et la société. La cité joue le même rôle que la chair. Les réalités sociales sont de nature charnelle. Maintenant, Thomas dAquin fait écho à Aristote quand il réfléchit sur ce qui est menacé par ses adversaires, pour lesquels tels en tout cas quil les comprend, lacte dintelliger est collectif. Cette idée menace ce quil appelle conversatio civilis, ce que nous traduisons sans doute par « la vie sociale ». Lexpression est intéressante, et encore plus du point de vue de lherméneutique moderne, à partir de la Dialectique de Schleiermacher, pour lequel la conversation est le modèle de la communication linguistique. Il faut que la conversation continue. Et cette conversation est civilis, de nature politique, voire, elle constitue la cité comme telle. Nous pouvons ainsi signaler la dimension politique de lherméneutique médiévale. Elle se situe au-delà des théories politiques explicites, telles quelles sont exprimées dans les divers commentaires à la Politique dAristote, alors fraîchement redécouverte. En dernière instance, la cité est possible et nécessaire parce que nous ne pouvons pas communiquer dune autre façon que par le langage, dans la mesure où nous sommes des individus incapables de communier dans la saisie intuitive dune seule et unique vérité, mais qui ont à la partager en échangeant leurs pensées. G. Conclusion Ainsi Rémi Brague a esquissé une approche possible de la subjectivité dans la pensée médiévale en se servant du concept de chair. Il a mis en relief quelques points de contact avec certains problèmes contemporains qui pourraient rendre ce concept pertinent, pour nos soucis daujourdhui. Ce faisant, il ne prétend nullement enrôler lhistoire de la philosophie au service de telle ou telle de nos modes intellectuelles. Il pense cependant que les réflexions les plus contemporaines ne doivent pas se limiter à dialoguer avec les penseurs antiques ou modernes, et que les auteurs médiévaux doivent être considérés comme des partenaires tout à fait dignes dêtre écoutés. LE JIHÂD DES PHILOSOPHES A. EN GUISE DINTRODUCTION Le thème du jihâd est devenu à la mode, le mot éveillant de sombres associations. Un tel phénomène relève du domaine de la psychopathologie. Rémi Brague, quant à lui, va se borner à la réalité qui peut être documentée historiquement. Il va non pas entrer dans le déroulement réel de lhistoire de lIslam, mais traiter uniquement de son reflet dans luvre des philosophes islamiques. Or, remarque-t-il, les philosophes ne sont pas les seuls à avoir pris le jihâd pour objet de réflexion. Un traitement adéquat du thème conduirait à une comparaison entre les philosophes et les autres courants de pensée en Islam, ce qui ne sera pas le cas. Il déclare pouvoir sépargner cela du fait quil existe à présent, sur la multiplicité des questions qui sont liées au jihâd une synthèse qui fait autorité. On la doit à Alfred Morabia6, bien que son livre, qui couvre un vaste champ, traite de manière prépondérante du droit islamique et néglige les philosophes. Ce nest pas le produit du hasard, souligne-t-il, étant donné que les philosophes nont jamais occupé plus quune place marginale dans le cadre de la civilisation islamique. Le thème du rapport des philosophes au jihâd a déjà été traité par Joël Kraemer, un savant américain qui a enseigné longtemps en Israël7. Rémi Brague tout en faisant de larges emprunts à un de ses articles va donc semparer à nouveau du thème, en faisant une dernière remarque : « En dépit du titre de Kraemer, le thème du jihâd passe à peine au centre. Il montre, dune façon convaincante que les philosophes, au lieu de demeurer dans le sillage de la théologie islamique, suivent leur propre chemin. Lexemple de la guerre y est seulement effleuré en passant. Sajoute à cela que seul Farabi est traité systématiquement ». Cela justifie une nouvelle approche du thème. B. UNE ANTINOMIE : CLÉMENCE OU DURETÉ DES PHILOSOPHES 1. Clémence du philosophe idéal-typique ? Comme point de départ, Rémi Brague a choisi une antinomie. Au XIe siècle, le poète et apologiste juif Jehuda Halévi met en scène une discussion entre le roi des Khazars et les représentants de différentes écoles de pensée : des adeptes des trois religions monothéistes et aussi un philosophe prennent la parole. Halévi place dans la bouche de ce caractère purement idéal-typique un résumé de la falsafa dalors. La falsafa ne coïncide pas totalement avec notre « philosophie ». Nous comprenons par « philosophie » surtout un programme, un effort vers la vérité qui nest rendu possible que par la libre recherche. Au contraire, la falsafa désigne plutôt un système de vérités disponibles. Celles-ci se trouvent de manière prépondérante dans luvre dAristote, de ses commentateurs et continuateurs dans la culture grecque, comme Alexandre dAphrodise ou Thémistius, et aussi chez les Arabes, comme Farabi, Avicenne ou Ibn Bâjja, contemporain et compatriote de Halévi. Au cours de la discussion avec le « philosophe », le roi mentionne le fait que les deux religions les plus importantes, cest-à-dire le christianisme et lislam, luttent lune contre lautre. Le philosophe remarque alors : « Dans la religion des philosophes, il ny a pas de meurtre de tous ces gens. Ils [les philosophes] sorientent en effet daprès lintellect (yaummûnal-aqla)8». On est en droit de se demander doù Halévi tient cette doctrine particulière quil met dans la bouche de son philosophe imaginaire. 2. Dureté des philosophes réels Mais cétait seulement le premier point. Le second est que les philosophes réels ne sont pas précisément tendres vis-à-vis de ceux qui pensent autrement. Lisons par exemple un passage de la réfutation de Ghazali par Averroès : seuls les hérétiques (zanâdiqa) en Islam nient les miracles dAbraham. Les sages parmi les philosophes ne se permettent pas de discuter les principes des lois religieuses (sharâi). Celui qui le fait mérite un dur châtiment. Averroès en donne la raison : on nest pas en droit de contester les principes des sciences, mais on doit les accepter. Cest bien aristotélicien. Dautant moins, poursuit-il, ceux des sciences pratiques de la législation religieuse (sinâa amaliyya shariyya). Se conformer aux vertus prescrites par la Loi est nécessaire, non pour lexistence de lhomme en tant que tel, mais dans la mesure où lhomme est sage. À cause de cela, tout homme est tenu dadmettre les principes de la Loi et de sy soumettre, et en outre destimer le législateur. Regimber ou se révolter contre les dispositions de la Loi signifie anéantir lexistence de lhomme. Par conséquent, on doit tuer les hérétiques9. Averroès approuve sans réserve le meurtre des dissidents. Il y a quelques siècles, Averroès était tenu pour une caricature de lincroyant, pour lauteur du Livre des trois imposteurs de sinistre réputation, mais qui était encore vraisemblablement plutôt imaginaire. Aujourdhui, il est loué comme le précurseur de lunique vertu qui nous reste, à nous qui sommes « éclairés », cest-à-dire la « tolérance ». Les deux jugements sont faux. Dominique Urvoy exprime très précisément le paradoxe. Dans sa biographie dAverroès, il écrit quIbn Rushd aurait condamné, bien plus aurait dû condamner son quasi-homonyme Salman Rushdie10 . Mais toute la question est de savoir sil agirait en tant que juge ou en tant que philosophe. En tant que juge conscient de son devoir, il doit de toute façon appliquer la loi. Or, Averroès a écrit cette phrase sur le meurtre des hérétiques dans un ouvrage dans lequel il ne soccupe absolument pas de questions juridiques, mais qui est entièrement de nature philosophique. La question qui se pose à ce propos est celle que Karl Popper a déjà posée il y a quelques années dans le cas de Platon et de Hegel : pourquoi y a-t-il entre la philosophie ou du moins certaines philosophies et la tyrannie un rapport équivoque ? Pourquoi dimportants philosophes sont-ils hostiles à la « société ouverte11 » ? Je vais laisser ici cette question à larrière-plan. Je vais seulement interroger trois philosophes au sujet de leur rapport à la guerre. Les trois philosophes qui demandent ici la parole sont Farabi, Avicenne et Averroès. En dehors de leur profession de foi en lislam et en la philosophie aristotélicienne, ils ont au moins un point commun. Pour les trois, le jihâd nest pas seulement une construction de pensée, mais une réalité de tous les jours. Pour Farabi et Averroès, la guerre était dirigée contre les chrétiens. Farabi vivait au IXe siècle en Irak et plus tard en Syrie. Là-bas, lennemi était lEmpire byzantin. Le chef militaire le plus élevé de la région du front, Sayf ad-Dawla, fut aussi le protecteur de Farabi. Averroès vivait en Espagne, cest-à-dire à lextrême ouest de lEmpire islamique, à la fin du XIIe siècle. LEspagne islamique, ce quon appelait al-Andalus, se trouvait sous la pression des royaumes chrétiens du Nord, qui grignotaient le territoire islamisé. Cest seulement quelques années après la mort dAverroès, en lannée 1212, queut lieu la bataille décisive de Las Navas de Tolosa. La victoire des chrétiens fut une ligne de partage des eaux. Avicenne, plus ancien, vivait à une époque, le début du XIe siècle, et en une région, la Perse, dans lesquelles un jihâd dirigé contre les « païens » était redevenu une réalité. Mahmud de Ghazna avait attaqué et ravagé en 1020 le Pendjab indien au nom de lIslam sunnite. Après avoir établi le cadre, Rémi Brague va à présent interroger les trois témoins, dans lordre chronologique. C. FARABI 1. Lhomme dÉtat idéal en tant que guerrier Farabi mentionne les choses militaires dans de nombreux contextes. Il le fait surtout, et ce nest pas étonnant, dans ses ouvrages politico-philosophiques, dans lesquels il tente délaborer un Etat parfait. La capacité de combattre relève des qualités nécessaires qui rendent capable de diriger cet Etat ; il est indifférent que ces qualités puissent être trouvées chez un seul, ou quelles soient dispersées parmi beaucoup on pense par exemple à un conseil parmi les membres duquel se trouve aussi un ministre de la Défense. Il décrit le combattant courageux12. Il peut se faire que le Chef premier nait pas pu achever sa législation, par manque de temps. Parmi les causes de cette précipitation, Farabi ne nomme quun exemple, les guerres13. La conduite de la guerre paraît donc dun côté être un obstacle, mais en même temps aussi une activité nécessaire du Chef premier. Deux textes méritent un traitement plus détaillé. 2. La guerre juste Dans un recueil daphorismes quil dit avoir extraits des ouvrages des Anciens, Farabi dresse une liste des raisons qui peuvent justifier une guerre14. Il avance sept raisons : a) En premier lieu, la défense contre un ennemi qui attaque lEtat de lextérieur. Jusquici, on na rien à redire. b) Mais aussitôt après vient quelque chose de plus douteux : on est en droit de conduire une guerre pour acquérir un bien que lEtat mérite de recevoir, mais qui se trouve en possession dautrui. Cela signifie en bon français : guerre de rapine et pillage. c) Le troisième cas est : pour contraindre les gens à accepter ce qui est meilleur et plus salutaire pour eux, sils ne le reconnaissent pas spontanément et sils ne se laissent pas conduire par quelquun qui connaît ce bien et le leur procure. Cela correspond plus ou moins au concept français de « mission civilisatrice ». Farabi insiste en effet expressément : le but est le bien du vaincu, non du vainqueur. d) Le quatrième cas est le combat contre des gens pour lesquels il est meilleur de servir, bien quils refusent le joug de lesclavage. Les cas suivants sont des combinaisons des quatre premiers. e) Le cinquième cas est le combat contre un groupe qui se refuse à restituer un bien que les citoyens de lEtat devraient recevoir à juste titre. Il se distingue du deuxième par la dimension de la justice. f) Dans le sixième cas, la guerre sert à châtier les malfaiteurs, de telle sorte quils ne puissent répéter leurs méfaits, et quainsi les autres qui auraient voulu attaquer lEtat soient intimidés. Il combine les justifications des quatre premiers cas. g) Le septième cas est lextermination et lanéantissement total des gens dont lexistence continuée pourrait nuire à lÉtat. Ceci tourne aussi lÉtat vertueux vers le bien et relève ainsi de la première catégorie. Dans sa Cité vertueuse, Farabi rejette pourtant une manière de voir daprès laquelle la fin la plus élevée de lÉtat serait de vaincre et dexploiter les autres États15 . La source du passage, au cas où il y en aurait une, est difficile à trouver. On peut penser par exemple à la critique de lidéal militaire de Sparte, quon peut lire au début des Lois de Platon, ouvrage dont Farabi a rédigé un résumé16. Il nest pas étonnant quil rejette tout aussi résolument les conséquences pratiques dune attitude aussi cruelle. Une guerre qui servirait seulement le désir de pouvoir ou lambition dun souverain tyrannique nest permise en aucun cas. 3. La guerre en tant que pédagogie Le texte le plus long sur la guerre se trouve dans un ouvrage que Farabi a intitulé LObtention de la félicité. Les vertus pratiques qui conduisent à la félicité sont acquises par lexercice, en répétant les actions en rapport. Cela se produit par deux moyens. Le premier est la persuasion : on emploie entre autres des discours qui excitent les passions. Ils produisent une soumission volontaire (tawan). Le second moyen est la contrainte (ikrâh)17. La contrainte est appropriée pour tous ceux qui ne se laissent inciter ni spontanément ni par linstruction à admettre le juste (sawâb). Et de même pour celui qui se refuse à communiquer son savoir dans les sciences spéculatives18. Il doit y avoir deux groupes de gens : lun emploie les spécialistes compétents pour linstruction de ceux qui apprennent de bon gré ; le second, pour linstruction de ceux qui ne sont éduqués que contre leur gré. Exactement comme procèdent les pères de famille et les maîtres décole. Le roi est léducateur des peuples. Par le moyen de léducation, lart militaire (mihna harbiyya) se surpasse19. Il sert à vaincre les nations et les Etats qui ne se soumettent pas, afin de faire ce par quoi lon atteint la félicité qui est la fin dernière pour laquelle lhomme est né. Les dirigeants idéaux de lÉtat devraient disposer des deux facultés, afin de pouvoir éduquer leurs concitoyens par la persuasion aussi bien que par la contrainte. Dans le cas où cette voie se révèle impossible, il faut imaginer un système par lequel chaque groupe de citoyens serait instruit par un groupe correspondant de fonctionnaires20. On ne peut sempêcher dêtre frappé par la ressemblance qui existe entre lesquisse de Farabi et nos expériences de lÉtat totalitaire, dans lequel chacun surveille chacun, et chacun inculque à chacun lidéologie officielle. Pour parler de « contrainte », Farabi emploie exactement le mot quon peut lire dans le Coran dans un passage à présent beaucoup cité, dans lequel il est dit : « Dans la religion, il ny a pas de contrainte »21 . Comme lindique le contexte coranique, il ne sagit pas & interdire lusage de la force, mais de constater quil nest pas efficace. Daprès Farabi, en tout cas, cette contrainte se manifeste par la guerre. Dans lÉtat idéal, il doit y aussi avoir des guerriers, exactement comme dans celui de Platon. Mais cela constitue une différence essentielle entre la Callipolis et lÉtat parfait daprès Farabi : les guerriers platoniciens constituent une caste de gouvernants qui défendent seulement lÉtat contre de possibles agressions extérieures. Daprès Farabi, la pédagogie est dirigée tout autant vers lextérieur que vers lintérieur. Il nest cependant pas question dune véritable guerre de religions. Ce qui doit aussi être atteint par la contrainte nest pas la soumission (arabe : islâm) des hommes, mais la transmission du savoir. D. AVICENNE 1. « Bien mal acquis ne profite jamais » Dans sa monumentale « Encyclopédie des sciences philosophiques », le Livre de la Guérison, en arabe Shifa, Avicenne consacre quelques pages à la théorie politique. Il le fait dans le cadre de sa métaphysique, à la fin. Nous lisons là un passage sur la guerre22. Le chef de la société idéale se tourne contre les ennemis et ceux qui se révoltent contre la sunna. La sunna, envers laquelle le chef se sent obligé, réclame le combat contre ses ennemis et même leur anéantissement (ifnâ) ; mais celui-ci ne peut se produire quaprès que les ennemis ont été appelés à la vérité. Leur fortune et leurs femmes (littéralement : leurs vulves) sont déclarées à cette occasion libre butin. Avicenne donne la raison : ces biens ne sont pas régis comme lEtat parfait le détermine ; par conséquent, ils ne tournent pas leurs possesseurs vers le bien, et même les conduisent vers la ruine et vers le mal. « Bien mal acquis ne profite jamais » signifie : celui qui nappartient pas à lEtat parfait (madîna fâdila) nest pas le possesseur légitime de ses propres biens23. Cela permet de légitimer les expéditions de pillage. Les hommes ont besoin de serviteurs. Les serviteurs possibles doivent être contraints à servir les membres de lEtat juste (madîna 'âdila). Cela sapplique aussi à ceux des hommes qui peuvent difficilement acquérir les vertus. Comme exemple, Avicenne mentionne les Turcs qui vivaient autrefois tout à fait au Nord comme nomades, ainsi que les nègres, et dune manière générale, tous ceux qui habitent sous des climats qui ne sont pas propices. Seuls les climats équilibrés produisent des peuples dont le tempérament est noble et dont les âmes sont saines24. Cela permet de fonder en raison lesclavage. 2. Prétention à labsolu Un long paragraphe prendra en vue des situations plus complexes. Si un autre État a des coutumes (sunna) dignes déloges, le chef de lÉtat parfait na pas le droit dattaquer sur-le-champ cet autre État. Il en a le droit seulement sil peut être annoncé à ce moment que seule sapplique la loi révélée (sunna nâzila). Mais si les peuples auxquels cette loi est prescrite sentêtent dans leur erreur (cest-à-dire la refusent), il est nécessaire de leur imposer cette loi par la force. La mise en vigueur totale de cette loi peut par conséquent présupposer loccupation du monde entier. Pourquoi ? Imaginons que les citoyens dun État qui mènent une vie irréprochable (ahlu madinatin hasanati s-sîra) reconnaissent cette nouvelle loi comme bonne et digne déloges, et même conviennent que lacceptation de cette loi aide les Etats corrompus à améliorer leur situation. Admettons en outre quils déclarent quils ne sont pas obligés dappliquer cette loi, sous le prétexte que lauteur de celle-ci avait tort de la considérer comme universellement valable. Ce cas serait pour la loi un danger ; Avicenne dit : une faiblesse (wahn), un défaut. Les opposants à la loi qui vivent à lintérieur de lÉtat pourraient faire valoir que dautres se sont déjà refusés à se soumettre à cette loi. Cela explique pourquoi la loi a un penchant à lextension, qui ne peut être tendanciellement satisfait que par la conquête de la terre entière. La question nest pas de savoir si lautre Etat est bien gouverné. Avicenne part de la supposition que les habitants de celui-ci vivent moralement de manière irréprochable. Le simple fait quil y ait des gens qui croient en autre chose ou, pour mieux dire, des gens qui appartiennent à dautres Etats, est intolérable. Malgré tout, le combat contre cet autre Etat ne doit pas être conduit comme le combat contre ceux qui sont absolument dans lerreur. Le combat est de nature pédagogique, il représente un châtiment (addaba). Lautre Etat a aussi le droit de choisir de payer un tribut, comme compensation de son opiniâtreté. Car il est établi quil doit être compté parmi les négateurs : comment pourrait-il en être autrement, étant donné quil se refuse tout de même à obéir à la direction (sharia) donnée par Dieu25 ? 3. Ambiguïté Il est assez difficile de se défendre contre limpression quAvicenne décrit en fait la pratique islamique de la guerre sainte. Ce faisant, ne fait-il que déduire cette pratique de principes élevés, auquel cas la philosophie servirait seulement à accorder à lIslam réel un vernis de respectabilité philosophique ? Cette même question ressort à la lecture de tout le chapitre sur la politique. On a de temps à autre limpression quAvicenne se contente de décrire de manière voilée lIslam réellement existant, en évitant le vocabulaire technique ou en le remplaçant par des périphrases ; mais les dispositions de la loi sont toutes présentes, comme par exemple le voile pour les femmes. Dun autre côté, il y a aussi des passages dans lesquels Avicenne présuppose des dispositions qui ont peu à voir avec lIslam, beaucoup probablement au contraire avec lÉtat platonicien, comme par exemple là où il divise, dès le début, lÉtat en trois classes : dirigeants, artisans, gardiens26 . Toute lentreprise dAvicenne est ambiguë : par exemple, on peut interpréter sa description de lhomme parfait comme un portrait du Prophète, mais tout autant comme lautoportrait dAvicenne. Cest du moins ce que son disciple immédiat Bahmanyar a compris. Avons-nous ici affaire à une description sophistiquée du jihâd, avec une longue discussion du cas particulier des membres de la communauté du Livre (ahl al-kitâb) ? Quoi quil en soit, les éléments de lexposé dAvicenne correspondent à des théories qui peuvent être lues aussi chez les théoriciens islamiques du jihâd. Un seul exemple : on peut trouver aussi chez dautres théoriciens comme entre autres strange bed-fellows chez Ibn Tay- miyya, qui cependant attaque Avicenne sans prendre de gants, lidée daprès laquelle les biens des autres communautés représentent au fond une possession illégitime27 . E. AVERROÈS Averroès traite de la guerre sainte en tant que juriste explicitement dans son manuel juridique 2. Il comprend celle-ci comme lislam le comprend à son époque, et dailleurs comme lislam tout entier la toujours comprise, à savoir comme une guerre très concrète. Seuls font exception quelques rares soufis, ceux-là mêmes qui ont inventé de toutes pièces et mis en circulation le trop fameux hadith sur le grand et le petit jihâds, dont je rappelle ici quil ne figure dans aucun des six recueils canoniques de déclarations du Prophète 3. Dans ce chapitre de luvre juridique dAverroès, il est en tout cas question, comme dans tout traité de fiqh, de choses militaires : quel sort faut-il réserver aux captifs ? de quelle façon convient-il de répartir le butin ? etc. Il lapprouve aussi en tant que musulman conscient de son devoir et chef de communauté considéré. Son biographe Al-Ansârî al-Marrâkushî, qui sappuie sur le témoignage dun disciple immédiat, Abû 1-Qâsim b. at- Taylisân (1179-1244), rapporte à ce sujet quAverroès, dans un prêche à la Grande Mosquée de Cordoue, a appelé à la guerre sainte contre les royaumes chrétiens du Nord 1. Il ny a là rien de surprenant ni de choquant : cétait la guerre. Juge-t-on Bergson sur ses discours antiboches de 1917, pendant quil cherchait à décider les Etats-Unis à se ranger du côté des alliés dans la Grande Guerre 2 ? Ou ses collègues allemands de la même période sur les brochures par lesquelles ils contribuaient à leffort de guerre de leur pays ? 1. Jihâd et équité Cest aussi en tant que philosophe quAverroès traite de la guerre sainte. Il lui consacre un court passage de son commentaire du livre V de l Éthique à Nicomaque dAristote28. Il sagit dune digression dans le chapitre X (14), sur léquité (epieikeia). Daprès Aristote, léquité est une amélioration de la loi. La loi doit être améliorée si elle se révèle par trop générale ; mais lamélioration de celle-ci doit se produire par le fait que lon se demande où le législateur voulait en venir à proprement parler, par conséquent, ce quil aurait dit dans tel ou tel cas concret. La raison pour laquelle tout nest pas réglé par une loi est simple : dans certains cas, il est impossible de promulguer une loi, et à cause de cela on doit prendre une décision particulière29. Averroès sattache à cela. Les lois sur le jihâd, dit-il, en sont un exemple éclatant. Dans la loi se trouve le commandement général dexterminer totalement les adversaires (mî she-hôleq imman ; qui diversi sunt ab eis). Il y a cependant des époques durant lesquelles la paix est préférable à la guerre. Or, la grande masse des musulmans simagine que ce principe est obligatoire dune manière générale, même si lextermination des adversaires est impossible. Cela conduit à un grand dommage. Elle fait cela parce quelle méconnaît lintention du législateur. En même temps, Averroès ne met en aucune manière en doute le caractère définitif du principe. Seule son application doit céder à un autre principe, à savoir le bien à long terme de la communauté islamique. Si celui-ci devait être mis en danger à cause de la stricte application de la loi, alors lapplication de celle-ci doit être suspendue ou limitée. Le but dernier est le bien de lIslam ; en elle- même la guerre danéantissement est un moyen parfaitement légitime pour cela. La guerre dune manière générale vient sur le tapis surtout dans la Paraphrase de la République de Platon dAverroès30. Son intention principale est toujours de comprendre Platon et de ladapter à ses propres fins. Je vais ici examiner plus en détail deux passages. 2. La guerre en tant que chemin vers Dieu Un long passage discute en détail la vertu de courage31. Averroès sattache à la doctrine de Farabi, à savoir la version quelle a dans un passage déjà examiné. Exactement comme son prédécesseur, Averroès distingue deux méthodes dinstruction. La seconde méthode est la contrainte. La guerre est une espèce de ce genre. Dans ce contexte, Averroès écrit : « Les nations de lextérieur (...) doivent être contraintes. Dans le cas de nations difficiles, cela ne peut se produire que par la guerre. Il en est ainsi dans les lois qui procèdent conformément aux lois humaines, comme dans notre loi divine. Car les chemins qui dans cette loi conduisent à Dieu (...) sont deux : le premier est par le discours, le second par la guerre32 ». Nous lisons non sans quelque étonnement : la guerre est un chemin vers Dieu. Lexpression nécessite un commentaire. Elle rappelle tout dabord le langage du Coran. Celui-ci connaît un « chemin de Dieu » qui peut même être interprété militairement : les adeptes de Mahomet combattent, mettent leur vie et leur avoir en jeu, et sont même tués « sur le chemin de Dieu » (fî sabîliLlah)33. La tournure peut simplement signifier « selon la volonté de Dieu ». Mais ce chemin conduit aussi à lhomme. Averroès parle des « lois qui procèdent conformément aux lois humaines ». Par « lois humaines », il veut vraisemblablement dire celles qui se conforment à la nature humaine, dans la mesure où cette nature est connue de la philosophie. « Humain » signifie dans ce contexte « bon », à savoir non au sens actuel dun traitement « humain » des animaux par exemple, mais au sens de « conforme à son essence ». Lhumain devient par là la mesure des lois34. La Loi islamique, qui est tenue pour divine, est à considérer comme humaine parce quelle suit pour ainsi dire les exigences de la philosophie. La loi qui exige la guerre est humaine par ce quelle aide à faire advenir ce qui est proprement humain dans lhomme. Comme chez Farabi, la fin dernière est la sagesse, non lIslam35. 3. Surenchère religieuse au sujet de la guerre Un second passage du même ouvrage est à considérer. Dans une déclaration fameuse, Platon explique que les guerres entre Grecs sont à proprement parler des guerres civiles. Par conséquent, il propose certaines règles pour la conduite de la guerre : il ne devrait pas être permis de mettre le feu aux maisons des ennemis, dabattre leurs arbres fruitiers, etc. Averroès compare de telles guerres aux discordes à lintérieur dune même famille36. Après avoir mentionné les règlements platoniciens, Averroès souligne que Platon se distingue de maints législateurs. En ce qui concerne le contenu des lois, on est en droit de supposer quil pensait à un épisode bien connu de la vie du Prophète. Mahomet avait en effet ordonné une fois de déraciner les palmiers de ses ennemis juifs, les Banû Nadîr, une action quAverroès mentionne ailleurs37. Avant lui, cétait tenu pour un crime grave38 . Or, daprès lIslam, les faits et gestes du Prophète sont le modèle du permis et de linterdit. Sur le sens de cette différence entre le philosophe grec et le prophète des Arabes, Averroès ne dit pratiquement rien. Une réponse se trouve cependant entre les lignes, là où il remarque que les ennemis, daprès Platon, devraient être tenus pour des gens qui sont dans lerreur, non pour des incroyants. Il emploie à cette occasion les mots « tôeh » et « kôfer ». En arabe se trouvaient vraisemblablement les mots « dâllun » et « kâfir », cest-à- dire des expressions techniques du droit islamique. Ce qui est suggéré ainsi, cest lempoisonnement des querelles par une dimension religieuse surajoutée une idée qui ne demeure pas sans parallèle chez les philosophes ou les esprits philosophiques39. E. CONCLUSION En conclusion, Rémi Brague résume ses résultats et avance quelques thèeses. 1) La doctrine des falâsifa correspond plus ou moins à celle de leurs sources grecques. Cela vaut pour les versions mesurées de cette doctrine, mais aussi pour les cas les plus scandaleux pour nous. Aristote, dejà, avait distingue trois cas dans lesquels il est juste de conduire une guerre ; premièrement, pour conserver sa propre liberté, deuxièmement pour acquérir un commandement (hègèmonia) qui contribue aux besoins de ceux qui sont commandes, troisièmement pour dominer (despozein) des gens qui méritent dêtre esclaves (axios douleuein)40. Cela correspond aux premier, troisième et quatrième cas dans la liste de Farabi. Aristote applique cette distinction au livre VII de la Politique, ouvrage qui selon toute vraisemblance na jamais été traduit en arabe. Mais il nest pas exclu que des fragments ou des notions en soient parvenus dans le monde islamique. Quoi quil en soit, on doit remarquer que les deux derniers cas nous paraissent hautement discutables. que cela nous plaise ou non, ni les philosophes grecs ni les philosophes arabes nétaient des pacifistes. 2) Dans lIslam en tant que réalité historique, et même contemporaine, les philosophes se trouvaient devant le fait de la guerre de conquête avec une dimension religieuse. De même, ils se trouvaient devant une doctrine déjà en cours de développement, qui devait limiter cette guerre par des normes et en même temps la justifier. Ils saccordent en de nombreux points avec cette théorie. 3) Cependant, on doit approuver Kraemer : les philosophes nont pas développé de théorie de la guerre islamique en tant que telle. Chez eux, le mot jihâd signifie, sil se présente, « guerre » en général. Ils évitent le plus souvent le mot technique en faveur dun mot neutre qui caractérise toute espèce de guerre, à savoir harb. Ceci a dautant plus de poids que, suivant la doctrine classique, après lapparition du Prophète aucune guerre « profane » ne peut plus avoir lieu41. Avicenne flirte quelque peu avec les expressions techniques de la théologie. Il le fait par ailleurs dans toute son uvre. Averroès lui a notoirement reproché de trahir lintérêt purement philosophique, pour se mettre au service des théologiens du Kalâm42. 4) Les philosophes ont choisi vis-à-vis du jihâd au sens propre une tactique particulière. On peut la décrire au moyen dune comparaison avec dautres solutions, comme par exemple celle des soufis. La mystique islamique transpose le combat en un combattimento spirituale de celui qui prie, contre lui-même, contre les inclinations, etc. Cela a conduit à des faux, comme par exemple la déclaration beaucoup citée du Prophète sur le petit et le grand jihâd. On ne peut lire cette invention pieuse dans aucun des six recueils classiques43. Les philosophes ont changé la fin ; mais les moyens demeurent résolument militaires. À légard de leffusion de sang, ils nont dune manière générale aucun remords. Contre le meurtre des hommes « bestiaux », Farabi na rien à redire. Avicenne suggère que lon devrait torturer le sceptique jusquà ce quil avoue que la différence entre le vrai et le non-vrai est bien pertinente44. Averroès prône lélimination des handicapés mentaux. Il se réfère à la proposition de Platon de fonder lEtat idéal en chassant les adultes sans même sourciller45. Ces penseurs médiévaux ne sont dailleurs ni plus cruels ni plus cléments que leurs maîtres antiques, et même que bon nombre de leurs collègues parmi les modernes. Au sujet des ufs quil faut casser pour faire une omelette, ou des petites fleurs innocentes quécrase en passant le char de lhistoire universelle, la philosophie moderne verse aussi à peine une larme. Dans son approbation de la guerre, la falsafa est encore plus radicale que la pratique islamique, non philosophique, ordinaire. Celle-ci a pour but la conquête et le contrôle de lEtat, non des esprits. Il sagit de semparer du pouvoir. Daprès la doctrine islamique ordinaire, la conversion à long terme des peuples conquis est hautement souhaitable, mais nest pas la fin première. Dans la pratique, elle na lieu de toute façon que dans une seconde étape. La fin principale est la paix (salâm), cest- à-dire la domination islamique sur un domaine « pacifié » (dâr as-salâm). Les philosophes développent une doctrine daprès laquelle la guerre sainte peut conduire à la philosophie, par quoi ils veulent conquérir aussi les âmes. Ainsi pouvons-nous revenir à notre antinomie du début. Le philosophe que met en scène Jehuda Halévi interdit seulement le meurtre des chrétiens ou des musulmans en tant que tels, cest-à-dire la guerre religieuse, non le meurtre des hommes en général46. Le philosophe rejette la guerre sainte, non la guerre en général. Ou, pour lexprimer encore plus précisément : pour lui, ce nest pas la religion, mais seulement la philosophie qui peut sanctifier la guerre. LE TRANSFERT DU SAVOIR À TRAVERS LES LANGUES ET LES CULTURES A. Un mouvement millénaire de transfert a) Le premier épisode est un passage de très longue durée du grec au latin. Il commença avec lapprentissage du grec par lélite romaine, au lendemain de la conquête du sud de lItalie, puis de la Grèce continentale par les armées de Rome, au IIe siècle avant J.-C. Cette acculturation nétait dailleurs que laspect linguistique dun mouvement de plus grande ampleur qui mena Rome à se repenser elle-même dans toutes ses dimensions47. Cet épisode a duré six bons siècles, de Cicéron ( 44 avant J.-C) à Boèce ( 524), en passant par les chrétiens de langue latine du IVe siècle. Ceux-ci ont traduit des auteurs chrétiens [notamment des Pères de lÉglise]. Ainsi Rufin, grâce auquel nous possédons plus que des lambeaux dOrigène. Mais ils ont aussi traduits des auteurs païens comme Marius Victorinus qui a peut-être traduit du Plotin. De ce mouvement densemble, on pourrait dire aussi quil a duré Presque un millénaire, si lon va jusquaux traductions de Némésios dÉmèse (que lon prenait pour Grégoire de Nysse), du Pseudo-Denys lAéropagite et de Maxime le Confesseur faites du grec au latin par Jean Scot Érigène ( 877) qui les intégra à son De la division de la nature. Jean, comme son double surnom lindique venait dIrlande. Le bout du monde, donc, que les bouleversements liés aux migrations (les prétendues « invasions barbares ») navaient pas troublé et où un peu de culture grecque avait survécu dans les couvents. Parallèlement on na pas traduit uniquement vers le latin, on a également traduit du grec vers les langues des chrétiens dOrient. Cest surtout le cas pour le syriaque, laraméen parlé par les chrétiens du Moyen-Orient parlé du VIe au VIIIe siècle. On a ainsi traduit vers les langues nationales dautres peuples chrétiens, comme larménien et le géorgien. Ainsi, il existe un texte dun grec, lévêque de Lyon saint Irénée, la Démonstration de la prédication apostolique, que nous ne possédons quen arménien et dans des traductions faites à partir de cette langue. b) Le second épisode de notre histoire, le premier à se situer incontestablement au Moyen Âge, est le mouvement des traductions faites vers larabe aux IXe et Xe siècles. Il ne sagira ici que des traductions du grec, fait massif, parce quelles concernent des uvres qui relèvent de la philosophie. Sur celles-ci, nous possédons de nombreux travaux monographiques, et déjà quelques synthèses48. Ces traductions sétalent sur une période qui dura un siècle et demi (800 à 950). La première serait de 782 la Topique dAristote. Le mouvement sarrête au moment où les Arabes en viennent à croire quils ont assimilé en sa totalité le savoir grec, voire quils lont prolongé et dépassé49. À la suite sera traité le troisième épisode qui verra lEurope sapproprier ou se réapproprier, notamment par des traductions lhéritage grec, mais aussi islamique. B. Le cadre Reconstitution du contexte densemble du mouvement des traductions vers larabe. Le cadre général, à long terme est la conquête arabe qui constitue un phénomène historique exceptionnel. Il nest pas rare que des peuples dune civilisation moins avancée conquièrent des civilisations plus avancées. Les Romains avaient de même conquis la, Grèce, les Francs la Gaule, etc. Mais habituellement les conquérants sassimilent aux conquis : les Francs ont oublié leur langue et leur religion dorigine ; ils ont appris le latin vulgaire que parlaient les Gaulois, et ont appris le christianisme que ceux-ci pratiquaient. Mais, si les conquérants arabes ont emprunté la culture des peuples vaincus, ils ont imposé leur langue et leur religion. Sétalant sur plusieurs siècles, il faut noter ensuite, comme condition favorable, un essor économique du monde conquis50. La conquête arabe sest emparée de régions de haute et vieille culture : le Moyen-Orient était dès lAntiquité un centre de gravité économique et culturel ; dans lEmpire romain, la moitié orientale était déjà la plus prospère. La conquête mit fin à la rivalité entre lEmpire byzantin et la Perse, au profit dun troisième larron qui engloba la seconde et la partie la plus riche du premier. Les routes commerciales se redéfinirent en fonction du nouvel Empire. Le pillage remit en circulation lor qui dormait dans les tombeaux égyptiens et sur les icônes, provoquant un appel dair économique. Une classe de marchands, mais aussi de fonctionnaires se développa. Elle disposait de loisirs, condition indispensable de la haute culture. Par ailleurs, elle maîtrisait larabe, langue dans laquelle elle commerçait et administrait. Elle put donc prolonger la tradition culturelle de la région, qui était déjà plusieurs fois centenaire. Le cadre le plus proche est la dynastie abbaside, au pouvoir depuis la révolution de 750. Celle-ci est sous influence persane plus quarabe. Or, daprès une hypothèse fascinante de Dimitri Gutas, la politique de traduction pourrait se replacer dans le contexte dune revendication de lhéritage zoroastrien de la Perse ancienne. La religion de Zoroastre avait été la religion nationale iranienne avant la conquête arabe. Elle supposait que la vérité religieuse était éparse dans f=différents livres et devait être recueillie dans un tout unique. Cest ce que les califes abbasides, héritiers des souverains persans, auraient voulu faire eux aussi, en étendant le projet au savoir philosophique grec51. Un autre élément est à mentionner, lui aussi lié à la nature de la nouvelle dynastie. Lislam omeyyade était resté la religion de la seule classe dirigeante issue de la conquête. En revanche, lislam abbaside est prosélyte. Il cherche donc à répondre aux objections des zoroastriens, en particulier de ceux qui navaient adopté lislam quen façade, ainsi que des théologiens chrétiens, formés à la logique aristotélicienne. En conséquence les gens du Kalâm52 ont besoin de manuels de controverse. Or, les uvres logiques dAristote peuvent remplir cette fonction. Un souci de ce genre explique pourquoi le premier texte qui sera traduit du Philosophe en fonction du service attendu de lui, à savoir les Réfutations sophistiques53. C. Que traduit-on quand on traduit ? La dogmatique musulmane a en effet résolu le problème posé par lincompatibilité du Coran et de la Bible en déclarant que les deux parties de celle-ci avaient été falsifiées par leurs possesseurs : Juifs pour la Torah, chrétiens pour lÉvangile. Ce dogme est connu sous le terme technique de tahrîf54. Il a pour conséquence que les textes bibliques ne sont à peu près pas étudiés par les musulmans, que leur lecture leur est interdite par certains adiths [principes de gouvernance personnelle et collective pour les musulmans], et quen tout cas il nen existe pas de traduction à lusage des musulmans. Il ny a pas déquivalent musulman de la Septante ou de la Vulgate. La Bible a été traduite en arabe par et pour des Juifs, comme Saadi Gaon , ou par ou pour des chrétiens. Il nest dailleurs pas totalement exclu quune traduction ait existé avant Mahomet, à lusage des tribus chrétiennes dArabie. Mais nous nen possédons aucun fragment. Ce quon traduit du grec est en gros du savoir utilisable. On ne rencontre pas de souci esthétique. Par suite, on na pas traduit de littérature, ni non plus dhistoire. Le nom dHomère est connu, mais son uvre est réduite à quelques sentences morales. Les tragiques, les lyriques, les historiens, etc. sont ignorés. Ce que lon traduit en revanche, et dabondance, ce sont des sciences et de la philosophie dans la mesure où lon peut distinguer les deux de façon tranchée à lépoque. Quant à ce que nous appelons « sciences », les traductions vers larabe ont permis lappropriation du savoir grec par le Moyen-Orient et lAndalousie islamisés. Ce savoir a été enrichi par lapport personnel des savants arabes, qui a permis des progrès notables en mathématiques, optique, astronomie, etc.55 D. Part de la traduction dans la constitution dune culture En islam, la ligne de démarcation ne passe pas entre le savoir et un autre domaine (foi, religion, etc.), mais entre deux types de savoir : sciences islamiques et sciences extérieures. Le mot arabe pour la « savoir » (ilm) possède demblée une connotation religieuse. Et réciproquement la religion représente un « savoir ». La période ayant précédé lislam est désigné classiquement comme « lignorance » (jâhiliyya). On répète à satiété un hadith faisant léloge du « savoir » : « cherchez le savoir, même en Chine ». Rien de tel pour propager limage dun islam ami des sciences, compatible avec la modernité, voire facteur de progrès, etc. En fait, lorsque le hadith fut mis en circulation, il ne sagissait nullement dune légitimation de la physique ou de la géographie. Le motilm ne signifie science que sil est employé en un rapport dannexion : « science de la nature », « science de la langue », etc. Employé absolument, il désigne le savoir religieux, plus précisément la connaissance révélée par Dieu des devoirs de lhomme. Le hadith en question fait partie dune série de déclarations mises dans la bouche de Mahomet et disant les mérites de ceux qui nhésitent pas à entreprendre de longs voyages pour aller recueillir de la bouche même des transmetteurs des traditions sur le Prophète56. Il sagit donc dun hadith apportant une légitimation du hadith lui-même , non du savoir en général. Une description de lExtrême-Orient à lusage des négociants le remarque avec surprise : les Chinois nont pas de ilm. Le traducteur français ajoute avec raison : »Les Chinois nont pas de science de la Loi ». Le savoir religieux, comme le fiqh, le hadith, lexégèse coranique avec ses sciences auxiliaires comme la grammaire, la poésie, etc., doit être dorigine interne. Dans la réalité, le droit vient soit des pratiques arabes antérieures, soit des peuples conquis, et il est attribué fictivement au Prophète. Le travail dinscription de lhéritage culturel affecte en premier lieu, et de façon paradoxale, la langue arabe elle-même, et ce dans son document censé normatif, le Coran. On pourrait parler, en exagérant un peu, dune arabisation de larabe lui-même. La langue du Coran était la langue quon parlait dans la Péninsule arabique du VIIe siècle : un mélange de dialectes, avec une forte injection de mots et de tournures empruntés à la langue de la haute culture, le syro-araméen (syriaque). Cest le travail des commentateurs coraniques et des grammairiens qui expliqua tout passage en se fondant sur les seules ressources dun arabe en grande partie postulé ad hoc. En revanche, le savoir profane a le droit dêtre dorigine étrangère. Il vient de Perse ou de Grèce. La Perse fonctionnait elle-même dailleurs souvent comme relais de lInde. Cest le cas par exemple pour les chiffres que nous appelons encore »arabes ». Ce savoir vient par des traducteurs. E. Place de lautre dans la constitution dun espace public Toute société se caractérise par une façon déterminée de négocier ses rapports avec les autres. La société islamique médiévale est issue de la conquête par une minorité guerrière arabe de vastes populations qui avaient déjà dautres religions. Elle a donc cette particularité que, en elle, lautre est déjà là. Mais si lon peut dire, tous les autres ne sont pas aussi autres que d autres. Dans lespace islamique, en principe, le païen na pas de place. En revanche, le Juif et le chrétien ont une place, régie par les règles de la dhimma ou « protection ». De même, dans le mouvement des traductions, les traducteurs ne sont jamais des musulmans. Ce sont pour la plupart des chrétiens, des trois dénominations dominantes, avec quelques Sabiens.57. La langue de culture pour les chrétiens est le syriaque, leur langue liturgique le grec. Les traducteurs connaissent déjà les langues à partir desquelles ils traduisent. Il y a certes des exemples de traducteurs allant faire des voyages détudes en Grèce pour se perfectionner. Mais il sagit de chrétiens pour lesquels le grec était déjà au moins langue liturgique. On retrouve ici, transposée au niveau de la culture, une structure fondamentale de la civilisation islamique. Celle-ci a pour particularité que létranger y est aussi à lintérieur. Cela correspond à une pratique courante des États musulmans : ce ne sont pas les musulmans, mais les « protégés » qui sont chargés des contacts avec leurs équivalents extérieurs, lorsque ceux-ci ne sont pas politiques ou militaires. Ce sont eux qui se chargent du commerce, etc. Ainsi, on connaît des familles chrétiennes entières qui furent de père en fils interprètes (dogman) auprès de la Sublime Porte. De même, parmi les traducteurs du Ixe siècle, il ny a pas de musulmans. Presque tous sont des chrétiens dOrient de diverses dénominations : jacobites, melkites, mais surtout nestoriens58. Les quelques autres à cette communauté religieuse dont lhistoire peut fasciner, les Sabiens dont les élites étaient peut-être les derniers héritiers des philosophes païens de lécole dAthènes59. Aucun musulman na appris le grec, encore moins le syriaque. Les chrétiens cultivés étaient souvent bilingues, voire trilingues : ils utilisaient larabe pour la vie quotidienne, le syriaque pour la liturgie, le grec pour la culture. Les traducteurs qui ont fait passer lhéritage grec vers larabe sont des artisans qui travaillent pour des personnes privées, sans soutien institutionnel60. F. Vocabulaire de lacte de traduction : interpréter, transporter Tarjama, « interpréter », est un vieux verbe araméen, puis hébraïque, sans doute formé sur le substantif akkadien pour « interprète ». Le mot arabe apparenté, turjuman a donné notre « truchement ». Mais on a aussi naqala, « transporter », effectuer une translation. Chez les traducteurs dAristote, cest la racine qui fut choisie pour rendre les trois genres du mouvement selon le lieu ou déplacement (phora). Les représentations véhiculées sont significatives : « transporter » implique que lon déplace un contenu qui reste identique ; « faire sortir » implique que seule la traduction fait sortir le texte de son trou, le fait accéder à un espace public. Tout est censé sêtre passé comme si le savoir était composé dobjets meubles, quil se serait agi dimporter dune région à lautre comme des denrées dans le négoce international. Le transport des manuscrits est relaté comme une mission dexploration rapportant des curiosités exotiques. Des textes reprennent ces représentations et les articulent. Lidée de translatio studiorum dAlexandrie à Bagdad se lit chez Farabi, avec laffirmation dune continuité parfaite de lenseignement de maître à étudiant. Il sagit pour le philosophe de se présenter comme lhéritier dun savoir quil aurait reçu sans déperdition depuis ses origines grecques. Ibn Khaldûn suppose implicitement que la traduction est un simple processus dépluchage de la coquille linguistique, celle-ci étant supposée indifférente au contenu. Il explique ainsi pourquoi les manuscrits traduits nont pas été conservés. La traduction ne saccompagne daucun sentiment de déperdition par rapport à loriginal. Ladage « traduttore tradittore » na pas cours. Au contraire, un texte de Biruni explique que la traduction en arabe ennoblit les textes traduits. G. Le rapport aux grecs dans chaque culture Le savoir est dorigine grecque. Il est censé très concrètement, être venu du pays des Grecs, ce qui veut dire lEmpire byzantin. Mais les auteurs arabes distinguent avec soin les Grecs à traduire des Grecs actuels. Cette attitude vérifie une sorte de loi historique selon laquelle les conquérants sapproprient éventuellement le passé des indigènes, mais méprisent les indigènes présents. Les Romains traduisaient les Grecs, mais méprisaient les graeculi. Les colonisateurs ont tendance à plaquer le pays colonisé sur son histoire passée. Octave Houdas imposa larabe littéral dans les medersas algériennes où les professeurs auraient souhaité enseigner en dialecte. On constate donc un double mouvement de valorisation des Grecs passés et de dévalorisation des Grecs présents, les gens de lEmpire romain dOrient (Byzantins), qui sont les adversaires directs des califes. Les Grecs anciens sont nivelés par le haut. Il faut dire que lorsquil est question des « Grecs », cela signifie en gros « les philosophes », voire « Aristote ». Ainsi, le médecin et libre-penseur Razi écrit que les Grecs étaient un peuple chaste. Il navait jamais entendu parler dAristophane, ou des romans damour grecs, encore moins des graffitis obscènes. Maïmonide distingue les « lois des Grecs » et les « folies des Sabiens ». Ces Grecs imaginaires sont censés navoir jamais ajouté aucune foi en lastrologie. En revanche, les Grecs présents, les gens de Byzance sont censés nêtre que des dégénérés. Le ton est dabord modéré, comme au IXe siècle, dans un texte de Jâhiz : les « Romains » de Byzance sont de grands savants ; comment donc peuvent-ils croire à lIncarnation, qui entraîne mille absurdités et inconvenances pour Dieu61 ? Il est remarquable que lhypothèse inverse, à savoir que le dogme chrétien sil enlève lacquiescement de gens très doués, pourrait ne pas être aussi absurde quil ne paraît, ne semble pas avoir effleuré lesprit du polémiste
Plus on avance dans le temps plus le ton monte. Ainsi, à la fin du XVe siècle, Suyuti raconte une anecdote selon laquelle les uvres des philosophes antiques auraient été enterrées par les Byzantins, qui sen seraient ensuite débarrassés avec joie lorsque les califes vinrent les leur demander. Le sens de ces calomnies est clair : les Grecs daujourdhui ne méritent plus lhéritage de leurs propres ancêtres. Les seuls héritiers légitimes des Grecs antiques ne sont pas leurs descendants corporels, mais bien les Arabes. H. Place de la traduction dans la culture étudiée Le monde islamique na montré à peu près aucun intérêt pour lautre en tant que tel. Cela dure jusquà lépoque ottomane [1299]. Ceux qui sont obligés de séjourner en pays chrétien, comme les ambassadeurs de la Sublime Porte ou les militaires faits prisonniers avant dêtre échangés, ne racontent guère leur expérience. À linverse, les populations des pays islamisés ont du mal à comprendre que des voyageurs puissent venir de loin pour les observer. Cest ce que le voyageur français Jean Chardin remarque encore à propos des Persans quil avait visités en 1686 : Pour ce qui est des voyages, ceux de simple curiosité sont encore plus inconcevables aux Persans que les promenades. Ils ne connaissent point la volupté que nous ressentons à voir des manières différentes des nôtres et à ouïr un langage quon nentend point (
). Mais ils sarrêtaient particulièrement sur ces mots de Gentilshommes curieux de voyages, ce quon navait pu traduire en leur langage, sans un air dabsurdité quont toutes les choses non pratiquées ou même inconnues. Ils me demandaient si cétait possible quil y eût des gens parmi nous qui voulussent prendre la peine de faire deux ou trois mille lieues avec tant de risque et dincommodité, pour voir seulement comment on était fait et comment on faisait en Perse, et sans autre dessein. Rémi Brague souligne quil faut donc prendre conscience dun fait qui constitue comme larrière-plan invisible de lentreprise de traduire. Il veut ainsi parler de leffort qui consiste à se traduire soi-même dans une autre culture, en essayant de la comprendre comme elle sétait comprise. Il semble que personne dans le monde islamique (les musulmans comme les Juifs et les chrétiens) ne soit allé au-delà de la traduction au sens le plus concret, le plus linguistique du terme. Personne na cherché à faire porter pour ainsi dire la traduction sur soi-même en se transportant dans un autre univers de pensée. Cest pourquoi on na pas traduit une vision du monde, on la bien plutôt transposée. Cela reposait sur lidée plus ou moins consciente selon laquelle chaque culture peut trouver dans une autre culture des équivalents terme à terme. Cest ce qui permettait par exemple à Hérodote de faire comprendre sans autre forme de procès les noms des dieux égyptiens à ceux des dieux de lOlympe62. Ainsi, lorsquil fallait traduire un texte grec qui parlait des dieux du Plotin arabe, les dieux devenaient des anges, les démons des djinns63. De même, les traducteurs de la Poétique dAristote qui vivaient dans une civilisation qui ignore le théâtre, rendent le mot « tragédie » par « poésie laudative » et « comédie » par « poésie satirique ». Averroès ne fait que les suivre, et ninnove en rien, contrairement à ce que raconte Jorge Luis Borges, qui a fait de la perplexité du Commentateur le sujet dune nouvelle célèbre [« La busca (recherche) de Averroès »]. Nattendons donc pas de la part de ces traducteurs quelque chose danalogue au sens historique moderne. I. Arabes et latins De la sorte, le monde islamique représente un cas symétrique à celui du monde latin. Les Romains ont adapté, mais très peu traduit. En revanche, ils ont appris le grec. Le monde islamique, lui, a beaucoup traduit, au point que les Arabes sont peut-être les inventeurs de la traduction. Mais les musulmans nont pas appris le grec. Ceux qui le connaissaient avaient été élevés bilingues, parce quils étaient fils dun père arabe et dune mère grecque64. Aucun musulman ne semble jamais avoir appris une langue étrangère pour des raisons théoriques et pas, par exemple, pour des raisons commerciales. La seule exception est peut-être Farabi. Un de ses biographes rapporte quil aurait passé sept ans en « Grèce » pour y étudier. Son témoignage est dautant plus intéressant que le mot employé nest pas « Rûm », qui désigne Constantinople, mais bien « Yunan » qui ne désigne que la Grèce. Or, on se demande où, vers quel centre denseignement de la Grèce de lépoque aurait bien pu aller un étudiant venu du monde musulman. Par ailleurs, le philosophe ne semble pas avoir fait preuve dune connaissance du grec très profonde. Il lui arrive de citer quelques mots de cette langue. Mais les explications étymologiques des titres des dialogues de Platon quil donne sont parfois tout à fit fantaisistes. Lunique véritable exception est Biruni. Mais elle confirme la règle : la langue quil avait apprise nétait pas le grec, mais bien le sanskrit. Biruni lavait appris au point de pouvoir traduire de cette langue à larabe et inversement. Il se servit de cette connaissance afin de donner de la religion des Hindous une présentation admirable dimpartialité. LENTRÉE DARISTOTE EN EUROPE LINTERMÉDIAIRE ARABE Les textes que les Arabes avaient traduits ont été à leur tour traduits vers le latin, soit directement à partir du grec, soit à partir des traductions qui étaient luvre des Arabes. Enfin, certains des textes philosophiques rédigés directement en arabe et qui prolongeaient lacquis grec, ont été aussi lobjet de traductions européennes. A. Un itinéraire espagnol Traduction en latin à partir du grec Jusquau XIe siècle, lEurope de culture latine ne connaît pas grand-chose dAristote : le début de luvre logique, les Catégories et le De linterprétation, dans la traduction de Boèce. Celui-ci, lun des derniers Romains qui ait été parfaitement bilingues, avait le projet de traduire et de commenter en latin tout Aristote, et dailleurs aussi tout Platon. Son exécution en 524 lempêcha daller très loin dans la réalisation de ce projet immense. Pendant six siècles, on en resta là. Au XIIIe siècle, Robert Grosseteste, évêque de Lincoln, traduisit lÉthique à Nicomaque vers 1246, et une partie du Traité du Ciel. Puis le dominicain flamand Guillaume de Moerbeke sattela systématiquement à traduire ou à réviser lensemble des uvres dAristote, ce quil fit entre 1260 et 1280. Ce sont les traductions que la scolastique65 et saint Thomas lui-même (1225-1274) ont utilisées. Ces traductions continueront à faire autorité jusquà ce que les humanistes italiens en critiquent le style, quils trouvaient mauvais daprès leurs critères. Ils d sefforceront de les concurrencer dans un latin plus cicéronien. Ainsi le [stoïcien] de Florence Leonardo Bruni [1369-1444] retraduisit lÉthique à Nicomaque. Ensuite, ce furent les langues modernes qui prirent le relais. Traduction en latin à partir de larabe Ce mouvement est issu lui-même des traductions à partir du grec et/ou du syriaque qui avaient été faites au IXe siècle à Bagdad. Cela sest passé en Espagne, à Tolède à partir de 1130 environ. Il concerna dabord des textes qui peuvent être classés plutôt dans la « science » que dans la « philosophie ». On mentionne souvent la mission de Jean de Vaudières (900-974) abbé de Gorze en Lorraine. Lempereur Otton III lavait envoyé en ambassade à Cordoue en 953, auprès du calife Abderrahman. Il y a rencontré des savants qui connaissaient larabe ; il a pu en rapporter des livres en cette langue, mais les sources dont on dispose nen disent rie. La présence de connaissances mathématiques et astronomiques dorigine arabe est en tout cas attestée dans la Lorraine de cette époque66. Les premières traces de linfluence dun savoir arabe, en astronomie, se trouvent chez Gerbert dAurillac (né vers 940), pape de 999 à 1003, sous le nom de Sylvestre II. Gerbert avait passé trois ansau couvent de Vich, en Catalogne chrétienne, où il a appris les mathématiques et lastronomie que lon cultivait de lautre côté de la frontière religieuse. Les premières traductions avaient un but tout pratique : on mettait en latin des manuels de médecine, darithmétique ou dastronomie. Cest ainsi que lécole médicale de Salerne, au sud de Naples, bénéficia des traductions de Constantin lAfricain. À Tolède, plus particulièrement, cest surtout à traduire des textes philosophiques que lon sattache. On connaît lactivité de certains traducteurs : Gérard de Crémone (1114-1187), qui traduit les Seconds Analytiques, complétant ainsi le corpus des écrits logiques dAristote, la Physique et le De la génération et de la corruption. Michel Scot traduit les uvres biologiques, rassemblées sous le titre De animalibus, avant 1220. Parallèlement, on traduit les philosophes arabes. Ainsi larchiduc Gundissalinus (Gonzales) traduit des uvres dAvicenne, avec laide de Johannes Avendehur, qui est sans doute Juif. B. Quelques réflexions Le choix des textes traduits est significatif. Selon Rémi Brague, la vague des traductions avait commencé avec des ouvrages techniques. On aurait très bien pu en rester là. Cest ce que montre lexemple de Byzance. On y a traduit de larabe que des traités de médecine, mais rien philosophie. Doù un paradoxe amusant : les noms des philosophes arabes napparaissent en grec byzantin que dans les traductions des uvres de Thomas dAquin effectuées au XIVe siècle. En revanche, la chrétienté latine, comme avant elle lislam irakien du IXe siècle, a connu, outre des traductions «pratiques », ce que lon pourrait appeler des traductions « théoriques ». Lexistence de ces dernières ne va pas de soi et doit être expliquée. Le contenu de telles traductions « théoriques » ne se limite pas au corpus aristotélicien, loin sen faut. Il comporte, avec Aristote, les commentateurs et les philosophes qui se placent dans son sillage. Luvre dAristote na jamais été séparée de la « sauce » qui aide à la comprendre, voire des uvres qui, dans toutes les sciences, témoignent des mêmes préoccupations intellectuelles. À la limite, cest lensemble du savoir grec qui entre en Europe, y compris à travers des auteurs postérieurs au Stagirite. La méthode suivie pour traduire est intéressante67. Elle est présentée dans le prologue du De lâme dAvicenne. Elle suppose la collaboration de deux personnes : un premier traducteur lit le texte arabe et le traduit oralement en langue vernaculaire. Nous ne savons pas sil sagissait dun dialecte espagnol ou peut-être de larabe dialectal. Puis, un second traduit ce quil entend vers le latin. Le premier traducteur est un Juif ou un chrétien mozarabe68 ; le second est un clerc chrétien. Les traductions faites à Tolède sont utiles en première approche, mais elles ne sont pas encore entièrement satisfaisantes. En effet, traduire une traduction multiplie les risques de distorsion. Leurs défauts eurent pour conséquence que lon y eut recours que faute de mieux, avant que des traductions directes fussent disponibles, ou là où celles-ci nétaient pas encore diffusées. On ne devra donc pas exagérer limportance des traductions arabo-latines dAristote. Il est une conséquence importante qui est moins dans le sillage des traductions tolédanes que parallèle à celles-ci. En effet, à côté de ce mouvement de traduction qui sadresse à des chrétiens, court un autre mouvement, daussi vaste ampleur, mais cette fois en milieu juif. Chassés dAndalousie musulmane par les Almohades69(1148), des familles juives sont remontées vers le Nord pour sinstaller en terre chrétienne, en Catalogne ou en Provence. Parmi eux, la famille Ibn Tibbon produisit trois générations de traducteurs en hébreu, dont chacune, le parallèle est significatif, correspond à une étape dans lappropriation du savoir arabe par les communautés juives : 1) Jehuda traduisit des textes de spiritualité ou dapologétique, rédigés en arabe mais par des auteurs juifs ; 2) son fils Samuel traduisit avant tout le Guide des Égarés de Maïmonide, uvre juive, certes, mais qui légitime létude du savoir profane ; il entame aussi la traduction des uvres dAristote, en commençant par les Météorologiques dont il avait besoin pour interpréter le récit de la création dans la Genèse selon la méthode de Maïmonide ; 3) Moïse, fils de Samuel, traduisit massivement les uvres scientifiques et/ou philosophiques de païens, dont Aristote et de musulmans, dont avant tout Averroès. Or, ce mouvement de traduction vers lhébreu chez les Juifs du nord de la Méditerranée, a été déclenché et est resté soutenu, au moins en partie, par un souci démulation : il sagissait dimiter les traductions latines faites par les chrétiens, voire de rivaliser avec celles-ci. C. Le rôle du monde arabe Comment apprécier le rôle des Arabes dans cette transmission du savoir ? Il faut tout dabord sentendre sur le sens de ladjectif « arabe ». On peut entendre par là, comme nous invite à le faire un contresens qui a la vie dure, les musulmans. Mais on peut aussi comprendre : les arabophones, gens de langue et de culture arabes, abstraction faire de leur appartenance religieuse. Auquel on peut englober dans cet adjectif les chrétiens qui vivaient sous domination musulmane, comme les Mozarabes dEspagne, ou les Juifs qui partageaient leur condition, ou encore quelques rares « Sabiens ». On peut exprimer ce rôle dans le cadre de la théorie antique et médiévale de quatre causes. 1) Les Arabes entendus comme arabophones ont été cause matérielle, puisque les manuscrits traduits étaient écrits dans leur langue. Ceci ne concerne quune petite partie de ce qui a été traduit dAristote vers le latin. 2) Les Arabes ont-ils été cause efficiente de la transmission de la culture grecque à lEurope ? Si lon entend par là les musulmans, leur rôle est nul. Ils nont pas transmis eux-mêmes de façon active, ni en traduisant, ni même en fournissant des textes. Dans lIrak des IXe-Xe siècles, les traducteurs avaient dailleurs été quasi exclusivement luvre de chrétiens. Si en revanche on entend par là des arabophones, à lévidence ce sont bien eux qui, de par leur connaissance de la langue de départ, ont rendu possibles les traductions tolédanes. 3) De façon plus décisive, les Arabes ont été cause formelle. LAristote que lon traduit de larabe, même sil ne constitue quune petite partie du corpus fait signe vers plus que lui-même. Au-delà dAristote, le philosophe de Stagire et de ses uvres, il y a en effet « Aristote », dont le nom sert de pavillon pour toute une tendance bien plus vaste. Cest dabord , quant au contenu de ce qui entra en Europe, tout un ensemble duvres dues à des philosophes arabes qui étaient en effet aristotéliciens : un peu de Kindi et de Farabi, beaucoup dAvicenne, plus tard à peu près tout dAverroès. Mais il y a plus : la place centrale accordée à Aristote est-elle aussi un fait arabe, plus précisément andalou. La renaissance aristotélicienne a bien commencé en Occident mais pas en terre chrétienne. Elle commence dans lAndalousie sous domination islamique. Laristotélisme comme fidélité à Aristote, à un Aristote « pur » ou supposé tel, est une spécialité de la région. Le premier philosophe que nous connaissions suffisamment et que lon puisse considérer comme « aristotélicien » est Ibn Bâjja (1085-1138). Ibn Bâjja a commenté les uvres logiques de Farabi, mais il ignore Avicenne qui est pourtant plus récent. Nous ne savons pas pourquoi. Il est possible quil ait choisi délibérément de nen pas tenir compte, de « lignorer » si lon veut. Mais il est tout à fait possible que luvre dAvicenne ne soit pas encore parvenue en Andalousie à lépoque où il vivait. Ainsi, lhistorien des sciences Sâid al-Andalusî (1070) dans son livre Génération des nations (Tabaqât al-umam), qui date de 1068, ne mentionne pas une seule fois Avicenne. On peut peut-être faire une conjecture sur la date dentrée dAvicenne en Andalousie. Le poète et apologète juif Jehuda Halévi (1075-1141), dans son Kuzari (1140), donne à deux reprises un exposé des thèses fondamentales de la philosophie. Au livre I, le modèle est Ibn Bâjja ; mais au livre V, cest e système dAvicenne qui est résumé. Il se peut donc que Halévi ait pris connaissance dAvicenne alors quil était déjà engagé dans la rédaction de son chef duvre, ce qui indiquerait que luvre dAvicenne a commencé à se diffuser en Andalousie dans les années 30 du XIIe siècle. Même après la réception de luvre dAvicenne dans lOccident musulman, on peut en tout cas y sentir la persistance dune sorte de réserve envers celle-ci. Certes le premier aristotélicien juif, Abraham Ibn Daoud, lauteur de la «Foi sublime » (Emunah Ramah) est avicénien. Mais Maïmonide dans sa lettre à son traducteur, Ibn Tibbon, ne place Avicenne quau second rang derrière Farabi. Quant à Averroès, il attribue à linfluence dAvicenne la corruption de la philosophie aristotélicienne quil entend restituer à sa pureté. 4) Les Arabes ont surtout, selon Rémi Brague, rempli un autre rôle pour lequel il lui faut remplacer la quatrième des causes aristotéliciennes, la cause finale, par une autre venue de Sénèque : la cause exemplaire. La transmission du savoir ne se fait pas dune façon purement hydraulique. Il nécessite un besoin, une demande. Or, ce besoin est formulé avant même que lon ne songe à le combler en empruntant au monde arabe. Un tel besoin est plus vaste, et englobe tout un mode de vie. Abélard, dans son Dialogue entre un philosophe, un Juif et un chrétien (probablement rédigé entre 1136 et 1140), met en scène un philosophe. Ce personnage anonyme est présenté comme un descendant dIsmaël, et comme circoncis. Il sagit donc indubitablement dun musulman. Il est remarquable que celui-ci cherche une éthique purement « laïque », un bonheur purement « philosophique ». Il nest pas exclu quAbélard ait construit ce modèle à partir des ragots sur Ibn Bâjja qui lui seraient parvenus alors quil se trouvait à Cluny, abbaye qui entretenait des contacts suivis avec lEspagne. Cest-à-dire, paradoxalement, à partir dun modèle qui existait déjà sur le point de seffacer dans le monde musulman qui lavait vu naître. Toujours est-il que le portrait du philosophe, comme type humain, précède ainsi de plusieurs dizaines dannées ses réalisations. Peu importe que celles-ci soient réelles, oniriques chez certains aristotéliciens radicaux de la Faculté des Arts de la Sorbonne du XIIIe siècle, oui cauchemardesques, chez les censeurs ecclésiastiques. Le modèle ne quittera pas lEurope et ne cessera pas de le hanter. Quand lEurope fera appel à larabisme, elle savait déjà ce quelle cherchait. 1 Voir par exemple D. Franck, Chair et Corps. Sur la phénoménologie de Husserl, Paris, Minuit, 1981. 2 Il en est encore pour René Char (Feuillets dHypnos -16 : « L'intelligence avec l'ange, notre principal souci. (Ange, ce qui à l'intérieur de l'homme, tient à l'écart du compromis religieux, la parole du plus haut silence, la signification qui ne s'évalue pas. Accordeur de poumons qui dore les grappes vitaminées de l'impossible. Connaît le sang, ignore le céleste. Ange : la bougie qui se penche au nord du cur) ». 3 Voir Platon, Parménide, 135 c 2 ; Aristote, Métaphysique, G, 4, 1006 b 8. 4 Voir Thomas dAquin qui admet une locutio, mais directe, non sonore, ST , Ia, q. 1017, a.1, ad.1 m. 5 Voir Aristote, Ethique à Nicomaque, IX, 9, 1169 b 33-34 et le commentaire de Thomas dAquin à lendroit, IX, x, § 1896, p. 496 a. 6 Morabia, GIM ; sur les philosophes, voir p. 106, 321 (Farabi), 312 (« Frères sincères »). 7 J.L. Kraemer, « The Jihâd of the Falâsifa, Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 10 (1987), p. 288-324. 8 Halévi, K, I, § 3, p. 6, 9-10. 9 Averroès, TT, XVII, 17, p. 527, 11 ; trad. Van den Bergh, p. 322. 10 Voir Urvoy, AAIM, p. 146. 11 K. Popper, La Société ouverte et ses ennemis, trad. franç. J. Bernard et Ph. Monod, Paris, Seuil, 1979. 12 Farabi, Fusûl muntazaa, éd. F. M. Najjar, Beyrouth, Dâr el-Machreq, 1971, § 59, p. 66; ibid.,§ 79, p. 85. 13 Farabi, Kitâb al-Mila, éd. Mahdi, Beyrouth, Dâr el-Machreq, 1971, § 7, p. 48, 10. 14 Farabi, Fusûl muntazaa, § 67, p. 76-77. 15 Farabi,, CV, VI, 18, § 1-3, p. 286-290. 16T.-A. Druart, « Le sommaire du livre des « Lois » de Platon (
) par Abu Nasr ai-Farabi. Edition critique et introduction », Bulletin dEtudes orientales, 50 (1998), p. 109-155, voir en particulier p. 126. 17 Farabi, TS, § 47, p. 168, 3-5, trad. Mahdi, p. 36. 18 Ibid, p. 168, 7-8 ; trad. Mahdi, p. 36. Lidée rappelle la République de Platon, mais annonce aussi le concept de « prêtre » de Condorcet dans son Esquisse dun tableau historique des progrès de lesprit humain (1794). 19 Farabi, TS, § 48, p. 170 ; leçon de Mahdi, voir p. 155. 20 Farabi, TS, § 52, p. 176-177 ; trad. Mahdi, p. 40-41. J.L. Kraemer emploie ladjectif « totalitaire », loc. cit., p. 304. 21 Coran II, 256. 22 Avicenne, SM, X, 5, p. 453, 2-454. 23Ibid., p. 453, 2-5. 24 Ibid., p. 453, 6-9. 25Ibid., p. 453, 17 et 19. 26 Ibid., X, 4, p.450, 16 puis 447, 5. 27 Voir Morabia, GIM, p. 237-238, p. 246 (Ibn Taymiiyya); pour une position semblable du problème, voir par exemple Thomas dAquin, ST, Ha Hae, q. 10. 28 Averroès, Commentaire sur lÉthique à Nicomaque, V (10, 1137 b) [latin], éd. Juntes, Venise, 1552, vol. 3, fol. 39 b. 29 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, x (14), 1137 b 27-29. 30 Averroès Commentary on Platon Republic, éd. Lerner, Ithaca/ Londres, Cornell University Press, 1974. 31 Averroès, CR, I, vii-viii, p. 25-27/118. 32 Ibid, I, vii, 11, p. 26, 14-18. 33 Coran II, 154 ; III, 146, 167, 169, etc. 34 Voir Averroès, CR, I, vii, 9, p. 26, 9. 35 Averroès, CR, I, vii, 10, p. 26, 14-15. 36 Ibid, I, xxvii, 3-xxix, 3, p. 60/173-175. 37 Voir Morabia, GIM, p. 18-19. 38 Voir M. Rodinson ; Mahomet, Paris, Seuil, 1994, p. 226. 39 Voir Maïmonide, G, I, 31, p.44, 29-45, 36 ; trad. Munk, p.107-109. 40 Aristote, Politique, VII, 14, 1333 b 38-1334 a 2. 41 Morabia, GIM, p. 175. 42 Averroès, Grand Commentaire de la Métaphysique, III, C 3, c,, p. 313, Bouyges. 43 Morabia, GIM, p. 297. 44 Avicenne, SM, I, 8, p. 53, 13-15. 45 Voir Averroès, CR, I, xvii, 8,p. 38, 16-17. 46 Voir L. Strauss, The Law of Reason in the Kuzari (1943) dans Persecution and the Art of Writing, p. 117. 47 Voir C. Moatti, La Raison de Rome. Naissance de lesprit critique à la fin de la République, Paris, Seuil, 1997, p. 57-95. 48 Gutas, GTAC, et dAncona Costa, CS. 49 Voir Gutas, GTAC, p. 151 s. 50 Voir la synthèse de M. Lombard, LIslam dans sa première grandeur (VIIIe-XIe siècle), Flammarion, 1971. 51 Voir Gutas, GTAC, p.36-45. 52Bien qu'inspirée par la méthode de raisonnement rationaliste de la philosophie antique, le kalâm s'en différencie sur plusieurs points, en particulier la nature de Dieu et celle de l'âme. Ainsi, Aristote cherche à démontrer l'Unité de Dieu, mais il considère qu'il ne peut être le créateur de l'univers. La connaissance de Dieu n'est alors qu'une extension de la connaissance de l'univers et par conséquent elle n'a nul besoin d'être le fruit d'une révélation ou prophétie. Elle peut-être le fruit de la seule raison et de la seule connaissance. Or cela est contraire aux enseignements du Coran, qui insiste sur l'idée de révélation de dieu aux hommes. Les philosophes péripatéticiens de la Grèce antique pensaient que l'âme était seulement une aptitude et une capacité naturelle, qui pouvait atteindre d'une façon passive la perfection. Cette capacité pouvait, à force de vertu et par la connaissance, être qualifiée pour une union avec l'intellect et ensuite seulement être unie à Dieu. Pour admettre cette théorie il est nécessaire de nier l'immortalité de l'âme. Ce point choque naturellement les Mutakallimins. 53 Voir Ibid, p. 61 s. 54 Voir H. Lazarus-Yafeh, Interwined Worlds. 55 Voir survol commode dans A. Djebbat, Une histoire de la science arabe. Entretiens avec J. Rosmorduc, Paris,Seuil, 2001. 56 Voir I. Goldziher, Études de la tradition islamique, trad. L. Bercher, Paris, Maisonneuve, 1952, p. 18. 58 Le nestorianisme trouve son origine dans une controverse entre le patriarche de Constantinople, Nestorius et celui d'Alexandrie, Cyrille. Ce dernier chercha et obtint le soutien de Rome. Le concile d'Éphèse de 431 condamne les thèses de Nestorius, qui perd la même année le patriarcat de Constantinople et finit exilé. 59 Voir M. Tardieu, « Sabiens coraniques et sabiens de Harran », Journal Asiatique, 274 (1986), p. 1-44. 60 Voir Gutas, GTAC, p. 139. 61 Gutas, GTAC, p. 85 s. 62 Hérodote, II, 53, et Platon, Critias, 113 a. 63 Voir par exemple, « Theologie dAristote », VI 53 dansA. Badawi, Plotinus apud arabes, p. 80. 64 Voir Gutas, GTAC, p. 125. 65 La scolastique désigne lenseignement dispensé au Moye Âge dans les écoles monastiques, dans les Universités, dans toutes les écoles placées sous la juridiction de lÉglise. Aristote servait de référence au même titre que la Bible. La scolastique comporte plusieurs formes : la lectio de textes, les commentaires, la quaestio, la disputatio ou question disputée, les questions quodlibétales et les sommes. La lectio consiste à expliquer les textes fondamentaux de l'enseignement (la Bible, Pierre Lombard, Aristote plus tard, etc.) quasiment mot à mot. Le texte est divisé en ses diverses parties, puis commenté dans le détail ; enfin les problèmes qu'il pose sont examinés. Les commentaires sont destinés à faire comprendre des uvres (de nature religieuse, philosophique, scientifique) considérées comme fondamentales. Elle permet de résoudre un problème selon un schéma rigoureusement réglé, des problèmes de théologie ou de philosophie. La quaestio apparaît au début du xiie siècle. La technique en est parfaitement mise au point au xiiie siècle. La quaestio est le fait du maître seul. Quand y sont mêlés d'autres acteurs, elle prend la forme de la disputatio, soumise à des règlements universitaires précis. La disputatio représente une compétition, une joute verbale entre deux docteurs et leurs étudiants sur un sujet de théologie, de philosophie ou de droit. À Paris, elle se déroule sur la place de la Sorbonne, ou sur tout autre lieu circulaire, devant des spectateurs qui ont été avertis de la joute oratoire par des « placards », affichés entre autres sur la porte des églises. Le déroulement de ces joutes est très strict, et parfaitement codifié. Une somme est le résumé systématique d'un ensemble doctrinal, résumé qui peut être fort long. C'est sur l'aspect formaliste de la disputatio que se concentrera la critique rationaliste et moderne de la scolastique. Sa méthode est en effet une pure spéculation intellectuelle, fondée exclusivement sur le commentaire de textes ou le commentaire de commentaires, s'interdisant tout regard direct sur le réel. Cette logique formelle ne peut se prévaloir daucune validité en ce qui concerne la compréhension et lextension dun prédicat. Cest lattitude que Platon a combattue chez les sophistes. 66 Pour lhypothèse, voir J. W. Thomson , Introduction of Arabie Science into Lorraine in the Tenth Century, Isis, 12 (1929), p. 188-190. 67 Voir M.-T. dAlverny, « Les traductions à deux interprètes, darabe en langue vernaculaire, et de langue vernaculaire en latin », dans Traductions et traducteurs, p. 193-201. 68 Nom donné aux chrétiens vivant sur le territoire connu comme Al-Andalus, sur le sud de la péninsule ibérique. Les mozarabes avaient dans la société arabe le statut de dhimmi quils partageaient avec les juifs comme non-croyants à lislam et dans les faits leur culture, organisation politique et leur pratique religieuse étaient tolérées avec une certaine protection légale. Cependant ils versaient un impôt decapitation, la djizya, en compensation de la zakat, aumône aux pauvres obligatoire et un des piliers de l'islam. 69 Dynastie berbère qui se substitua à celle des Almoravides et régna sur l'Afrique septentrionale et la moitié de l'Espagne de 1147 à 1269. |