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Philosophies médiévales - Les non-dits sur le moyen âge (2)



LES NON-DITS SUR LE MOYEN ÂGE (2)
 
 
 
SOMMAIRE
 
D’ APRÈS «  AU MOYEN DU MOYEN ÂGE » DE RÉMI BRAGUE
 
 
Deux problématiques contemporaines et le modèle médiéval de la subjectivité
 
Le Jihâd des philosophes
 
Le transfert du savoir à travers les langues et les cultures
 
L’entrée d’Aristote en Europe
 
 
 
DEUX PROBLÉMATIQUES CONTEMPORAINES
ET LE MODÈLE MÉDIÉVAL DE LA SUBJECTIVITÉ
 
1. Anthropoplogie
 
Rémi Brague fait remarquer que ce serait une tâche fascinante que de raconter avec quelque détail comment les anges ont disparu au-delà de l’horizon de la conscience humaine, d’écrire l’histoire de l’évanouissement des anges. Certes, saint Augustin déjà remarquait que faire l’expérience des anges n’était pas commode. Mais les Temps modernes ont fait un pas de plus ; les anges ne sont pas seulement difficilesde contact, mais ils n’existent tout simplement pas, ils n’ont pas de place dans notre vision du monde. Schopenhauer se moque de Kant qui, selon lui, aurait élargi la loi morale à tout être rationnel quel qu’il soit, justement pour pouvoir y englober les anges. Son sarcasme pourrait être la dernière page de l’histoire des anges chez les philosophes.
Si l’on reprend les définitions traditionnelles des êtres vivants et rationnels ou non, les uns para rapport aux autres, les conséquences de la disparition des anges est que nous sommes placés devant une alternative : ou bien l’homme est seul, ou bien l’homme et Dieu se font face, dans la possession exclusive de la rationalité. La modernité peut être définie comme la période pendant laquelle, nous autres hommes sommes ou – à supposer que nous ne soyons plus modernes mais bien post-modernes –, étions les seules créatures censées avoir part à la rationalité. Or, il n’est pas indifférent de savoir si la seule différence spécifique, ou à tout le moins la seule différence la plus lourdement accentuée qui définit l’homme est la rationalité, ou si elle est aussi un certain style d’affectivité. Faire porter l’accent sur la première peut mener à exclure les autres êtres humains irrationnels de l’humanité proprement dite. On peut trouver des traces d’une attitude de ce genre dès la pensée antique et médiévale. Mais la pensée moderne lui donne tout ce qu’il lui faut pour se justifier.
La redécouverte de la chair est peut-être une tâche philosophique décisive pour notre époque. Dans ses œuvres tardives, Maurice Merleau-Ponty a fait quelques pas vers la carnalité. Pour lui, la « chair » est de prime abord une traduction du mot allemand Leib, dont l’équivalent français le plus courant est « corps propre ». Mais puisque le français, comme l’anglais, mais à la différence de l’allemand, de l’italien ou de l’espagnol, distingue la chair vivante de la viande que l‘on mange, les réflexions du philosophe français sur la « chair » prennent une tournure originale qui le mène souvent à des formules qui, [dans « Le Visible et l’invisible »] rappellent étrangement le Traité de l’âme d’Aristote. On peut poursuivre cette réflexion et on l’a fait1.
Il est intéressant de constater que cette entreprise de penser la chair, dans ses réalisations comme dans les tâches qui lui restent encore à remplir, est une entreprise médiévale. Pour les penseurs du Moyen Âge, l’importance de la carnalité était une conséquence de l’existence d’une réalité non charnelle dans la nature angélique, l’homme ne pouvait recevoir une définition complète que si l’on considérait en lui non seulement sa rationalité, mais tout aussi décidément sa nature charnelle. Pouvons-nous retrouver le sentiment de cette importance ? Certes dans notre vision du monde, nous n’avons plus d’anges2. Mais nous avons des ordinateurs. Et les philosophes s’interrogent sur le statut exact à donner à ce qu’ils appellent l’ « intelligence artificielle ». L’ordinateur pourrait nous donner une occasion de recouvrer quelque peu le fait que la rationalité n’est pas la seule différence spécifique de l’humain. Les ordinateurs possèdent, ou ne possèdent pas, au chois, quelque chose comme la « raison ». Mais, si l’on remonte du mot « raison » à son étymologie, la capacité de compter (reor), il ne fait aucun doute que ces machines possèdent assez de ratio pour pouvoir compter. Ils sont matériels, mais même ce qui en eux est « soft » n’est pas une chair.
Le plus important est peut-être que le statut de la machine à penser a été évoqué au Moyen Âge par l’auteur franciscain Pierre de Jean Olieu (Olivi) [qui a exercé une influence considérable sur les Franciscains du Languedoc et sur les Béguins qui les entouraient] (1248-1298)]. Celui-ci écrit que nier le libre-arbitre, ce serait nous retirer de ce que nous sommes proprement, à savoir la personnalité, pour ne nous donner rien de plus que d’être des sortes de bêtes intellectuelles, c’est-à-dire dotées d’une intelligence (quaedam bestiae intellectuales seu intellectum habentes). S’il avait vécu à notre époque, il aurait certainement eu mille choses à dire sur les questions liées aux ordinateurs et à l’« intelligence artificielle ».
 
2. Herméneutique
Souvent, les historiens de l’herméneutique [interprétation des textes philosophiques ou bibliques] recherchent des précurseurs de cette branche très contemporaine de la philosophie, qui n’existe guère comme discipline indépendante que depuis [l’enseignant et pasteur] Schleiermacher (1760-1834). La plupart du temps, ils négligent le Moyen Âge, parfois non sans un certain mépris, pour sauter directement du De doctrina christiana de saint Augustin à Luther. Il vaudrait la peine de montrer que le problème herméneutique existait déjà dans la période médiévale. Dès l’Antiquité, la possibilité de communiquer n’allait pas naïvement de soi. Ainsi, Gorgias se demandait déjà, à supposer qu’il y ait quelque chose et à supposer que ce « quelque chose » puisse être connu, si l’on pouvait le communiquer à autrui, question à laquelle il répondait par la négative : il serait incommunicable au voisin. Loin de toute naïveté, les penseurs antiques et médiévaux essayaient au contraire de garantir la possibilité d’une communication, parce qu’ils sentaient qu’elle avait besoin d’être établie. C’est déjà le cas dans l’Antiquité chez les deux fondateurs de la tradition classique de la philosophie, puis chez les commentateurs d’Aristote3.
Mais le problème ne fut pas oublié non plus pendant le Moyen Âge. Thomas d’Aquin le traite explicitement dans le De l’unité de l’intellect. Le phénomène fondamental qu’il doit faire entrer en ligne de compte est que cet homme singulier intellige (hic homo singularis intelligit). Sa réponse audacieuse est que, de même que les autres fonctions de l’âme, l’intellect est la forme du corps, et d’un corps physique, individuel. Comprendre est le fait de l’individu. Du coup, Thomas est le précurseur lointain de l’idée romantique de l’herméneutique. Celle-ci prend comme point de départ une formule qui sonne comme du latin scolatique, mais qui fut probablement frappée par Goethe dans une lettre à Lavater du 20 septembre 1780 : « l’individu est indicible (individuum est ineffabile) ». Si l’acte par lequel je comprends n’est pas le même que celui par lequel mon prochain comprend, et encore moins l’acte de quelque principe impersonnel commun à l’ensemble de l’humanité, il nous faut, pour comprendre faire un effort spécial pour saisir ce que nous voulons connaître et pour l’assimiler, un effort que chacun doit prendre sur soi et accomplir à sa façon absolument individuelle.
De plus, le problème herméneutique tel que les penseurs médiévaux le voient est lié au problème du statut charnel de l’homme. L’homme parle parce qu’il est charnel. Les anges, eux, ne parlent pas, parce qu’ils n’en ont pas besoin4. Ceci peut n’être qu’une constatation purement négative : la grossièreté de notre chair nous empêche d’avoir un accès direct à la pensée d’autrui. Mais elle renvoie en même temps à quelque chose de plus positif. Nous nous exprimons nous-mêmes à travers ce que nous disons à notre prochain. La connaissance est médiatisée à travers une chair sociale. La connaissance de soi n’est possible que par la médiation de l’ami5. On a de la sorte une analogie entre l’individu et la société. La cité joue le même rôle que la chair. Les réalités sociales sont de nature charnelle.
Maintenant, Thomas d’Aquin fait écho à Aristote quand il réfléchit sur ce qui est menacé par ses adversaires, pour lesquels tels en tout cas qu’il les comprend, l’acte d’intelliger est collectif. Cette idée menace ce qu’il appelle conversatio civilis, ce que nous traduisons sans doute par  « la vie sociale ». L’expression est intéressante, et encore plus du point de vue de l’herméneutique moderne, à partir de la Dialectique de Schleiermacher, pour lequel la conversation est le modèle de la communication linguistique. Il faut que la conversation continue. Et cette conversation est civilis, de nature politique, voire, elle constitue la cité comme telle.
Nous pouvons ainsi signaler la dimension politique de l’herméneutique médiévale. Elle se situe au-delà des théories politiques explicites, telles qu’elles sont exprimées dans les divers commentaires à la Politique d’Aristote, alors fraîchement redécouverte. En dernière instance, la cité est possible et nécessaire parce que nous ne pouvons pas communiquer d’une autre façon que par le langage, dans la mesure où nous sommes des individus incapables de communier dans la saisie intuitive d’une seule et unique vérité, mais qui ont à la partager en échangeant leurs pensées.
 
G. Conclusion
 
Ainsi Rémi Brague a esquissé une approche possible de la subjectivité dans la pensée médiévale en se servant du concept de chair. Il a mis en relief quelques points de contact avec
certains problèmes contemporains qui pourraient rendre ce concept pertinent, pour nos soucis d’aujourd’hui. Ce faisant, il ne prétend nullement enrôler l’histoire de la philosophie au service de telle ou telle de nos modes intellectuelles. Il pense cependant que les réflexions les plus contemporaines ne doivent pas se limiter à dialoguer avec les penseurs antiques ou modernes, et que les auteurs médiévaux doivent être considérés comme des partenaires tout à fait dignes d’être écoutés.
 
 
LE JIHÂD DES PHILOSOPHES
 
A. EN GUISE D’INTRODUCTION
 
Le thème du jihâd est devenu à la mode, le mot éveillant de sombres associations. Un tel phénomène relève du domaine de la psychopathologie. Rémi Brague, quant à lui, va se borner à la réalité qui peut être documentée historiquement. Il va non pas entrer dans le déroulement réel de l’histoire de l’Islam, mais traiter uni­quement de son reflet dans l’œuvre des philosophes isla­miques.
Or, remarque-t-il, les philosophes ne sont pas les seuls à avoir pris le jihâd pour objet de réflexion. Un traitement adéquat du thème conduirait à une comparaison entre les philo­sophes et les autres courants de pensée en Islam, ce qui ne sera pas le cas. Il déclare pouvoir s’épargner cela du fait qu’il existe à présent, sur la multiplicité des questions qui sont liées au jihâd une synthèse qui fait autorité. On la doit à Alfred Morabia6, bien que son livre, qui couvre un vaste champ, traite de manière prépondérante du droit islamique et néglige les philosophes. Ce n’est pas le produit du hasard, souligne-t-il, étant donné que les philosophes n’ont jamais occupé plus qu’une place marginale dans le cadre de la civilisation islamique.
Le thème du rapport des philosophes au jihâd a déjà été traité par Joël Kraemer, un savant amé­ricain qui a enseigné longtemps en Israël7. Rémi Brague tout en faisant de larges emprunts à un de ses articles va donc s’emparer à nouveau du thème, en faisant une dernière remarque : «  En dépit du titre de Krae­mer, le thème du jihâd passe à peine au centre. Il montre, d’une façon convaincante que les philosophes, au lieu de demeurer dans le sillage de la théologie islamique, suivent leur propre chemin. L’exemple de la guerre y est seulement effleuré en passant. S’ajoute à cela que seul Farabi est traité systématiquement ». Cela justifie une nou­velle approche du thème.
 
B. UNE ANTINOMIE : CLÉMENCE OU DURETÉ DES PHILOSOPHES
 
1. Clémence du philosophe idéal-typique ?
 
Comme point de départ, Rémi Brague a choisi une antinomie. Au XIe siècle, le poète et apologiste juif Jehuda Halévi met en scène une discussion entre le roi des Khazars et les représentants de différentes écoles de pensée : des adeptes des trois religions monothéistes et aussi un philosophe prennent la parole. Halévi place dans la bouche de ce caractère purement idéal-typique un résumé de la falsafa d’alors. La falsafa ne coïncide pas totalement avec notre « philosophie ». Nous comprenons par « philosophie » surtout un programme, un effort vers la vérité qui n’est rendu possible que par la libre recherche. Au contraire, la falsafa désigne plutôt un système de vérités disponibles. Celles-ci se trouvent de manière prépondérante dans l’œuvre d’Aristote, de ses commentateurs et continuateurs dans la culture grecque, comme Alexandre d’Aphrodise ou Thémistius, et aussi chez les Arabes, comme Farabi, Avicenne ou Ibn Bâjja, contemporain et compatriote de Halévi.
Au cours de la discussion avec le « philosophe », le roi mentionne le fait que les deux religions les plus impor­tantes, c’est-à-dire le christianisme et l’islam, luttent l’une contre l’autre. Le philosophe remarque alors : « Dans la religion des philosophes, il n’y a pas de meurtre de tous ces gens. Ils [les philosophes] s’orientent en effet d’après l’intellect (ya’ummûna’l-aqla)8». On est en droit de se demander d’où Halévi tient cette doctrine particulière qu’il met dans la bouche de son philosophe imaginaire.
 
2. Dureté des philosophes réels
 
Mais c’était seulement le premier point. Le second est que les philosophes réels ne sont pas précisément tendres vis-à-vis de ceux qui pensent autrement. Lisons par exemple un passage de la réfutation de Ghazali par Averroès : seuls les hérétiques (zanâdiqa) en Islam nient les miracles d’Abraham. Les sages parmi les philosophes ne se permettent pas de discuter les principes des lois religieuses (sharâ’i’). Celui qui le fait mérite un dur châti­ment. Averroès en donne la raison : on n’est pas en droit de contester les principes des sciences, mais on doit les accepter. C’est bien aristotélicien. D’autant moins, pour­suit-il, ceux des sciences pratiques de la législation reli­gieuse (sinâ’a ‘amaliyya shar‘iyya). Se conformer aux vertus prescrites par la Loi est nécessaire, non pour l’exis­tence de l’homme en tant que tel, mais dans la mesure où l’homme est sage. À cause de cela, tout homme est tenu d’admettre les principes de la Loi et de s’y sou­mettre, et en outre d’estimer le législateur. Regimber ou se révolter contre les dispositions de la Loi signifie anéan­tir l’existence de l’homme. Par conséquent, on doit tuer les hérétiques9.
Averroès approuve sans réserve le meurtre des dissi­dents. Il y a quelques siècles, Averroès était tenu pour une caricature de l’incroyant, pour l’auteur du Livre des trois imposteurs de sinistre réputation, mais qui était encore vraisemblablement plutôt imaginaire. Aujourd’hui, il est loué comme le précurseur de l’unique vertu qui nous reste, à nous qui sommes « éclairés », c’est-à-dire la « tolérance ». Les deux jugements sont faux. Dominique Urvoy exprime très précisément le paradoxe. Dans sa biographie d’Averroès, il écrit qu’Ibn Rushd aurait condamné, bien plus aurait dû condamner son quasi-homonyme Salman Rushdie10 . Mais toute la question est de savoir s’il agirait en tant que juge ou en tant que philosophe. En tant que juge conscient de son devoir, il doit de toute façon appliquer la loi. Or, Averroès a écrit cette phrase sur le meurtre des hérétiques dans un ouvrage dans lequel il ne s’occupe absolument pas de questions juridiques, mais qui est entièrement de nature philosophique.
La question qui se pose à ce propos est celle que Karl Popper a déjà posée il y a quelques années dans le cas de Platon et de Hegel : pourquoi y a-t-il entre la philosophie – ou du moins certaines philosophies – et la tyrannie un rapport équivoque ? Pourquoi d’importants philosophes sont-ils hostiles à la « société ouverte11 » ?
Je vais laisser ici cette question à l’arrière-plan. Je vais seulement interroger trois philosophes au sujet de leur rapport à la guerre. Les trois philosophes qui demandent ici la parole sont Farabi, Avicenne et Averroès. En dehors de leur profession de foi en l’islam et en la philosophie aristotélicienne, ils ont au moins un point commun. Pour les trois, le jihâd n’est pas seulement une construction de pensée, mais une réalité de tous les jours. Pour Farabi et Averroès, la guerre était dirigée contre les chrétiens. Farabi vivait au IXe siècle en Irak et plus tard en Syrie. Là-bas, l’ennemi était l’Empire byzantin. Le chef militaire le plus élevé de la région du front, Sayf ad-Dawla, fut aussi le protecteur de Farabi. Averroès vivait en Espagne, c’est-à-dire à l’extrême ouest de l’Empire islamique, à la fin du XIIe siècle. L’Espagne islamique, ce qu’on appelait al-Andalus, se trouvait sous la pression des royaumes chrétiens du Nord, qui grignotaient le territoire islamisé. C’est seulement quelques années après la mort d’Averroès, en l’année 1212, qu’eut lieu la bataille décisive de Las Navas de Tolosa. La victoire des chrétiens fut une ligne de partage des eaux. Avicenne, plus ancien, vivait à une époque, le début du XIe siècle, et en une région, la Perse, dans lesquelles un jihâd dirigé contre les « païens » était redevenu une réalité. Mahmud de Ghazna avait attaqué et ravagé en 1020 le Pendjab indien au nom de l’Islam sunnite. Après avoir établi le cadre, Rémi Brague va à présent interroger les trois témoins, dans l’ordre chrono­logique.
 
C. FARABI
 
1. L’homme d’État idéal en tant que guerrier
 
Farabi mentionne les choses militaires dans de nom­breux contextes. Il le fait surtout, et ce n’est pas éton­nant, dans ses ouvrages politico-philosophiques, dans lesquels il tente d’élaborer un Etat parfait. La capacité de combattre relève des qualités nécessaires qui rendent capable de diriger cet Etat ; il est indifférent que ces qua­lités puissent être trouvées chez un seul, ou qu’elles soient dispersées parmi beaucoup – on pense par exemple à un conseil parmi les membres duquel se trouve aussi un ministre de la Défense. Il décrit le combattant coura­geux12. Il peut se faire que le Chef premier n’ait pas pu achever sa législation, par manque de temps. Parmi les causes de cette précipitation, Farabi ne nomme qu’un exemple, les guerres13. La conduite de la guerre paraît donc d’un côté être un obstacle, mais en même temps aussi une activité nécessaire du Chef premier. Deux textes méritent un traitement plus détaillé.
 
2. La guerre juste
 
Dans un recueil d’aphorismes qu’il dit avoir extraits des ouvrages des Anciens, Farabi dresse une liste des rai­sons qui peuvent justifier une guerre14. Il avance sept raisons :
a) En premier lieu, la défense contre un ennemi qui attaque l’Etat de l’extérieur. Jusqu’ici, on n’a rien à redire.
b) Mais aussitôt après vient quelque chose de plus dou­teux : on est en droit de conduire une guerre pour acqué­rir un bien que l’Etat mérite de recevoir, mais qui se trouve en possession d’autrui. Cela signifie en bon fran­çais : guerre de rapine et pillage.
c) Le troisième cas est : pour contraindre les gens à accepter ce qui est meilleur et plus salutaire pour eux, s’ils ne le reconnaissent pas spontanément et s’ils ne se laissent pas conduire par quelqu’un qui connaît ce bien et le leur procure. Cela correspond plus ou moins au concept français de « mission civilisatrice ». Farabi insiste en effet expressément : le but est le bien du vaincu, non du vainqueur.
d) Le quatrième cas est le combat contre des gens pour lesquels il est meilleur de servir, bien qu’ils refusent le joug de l’esclavage.
Les cas suivants sont des combinaisons des quatre pre­miers.
e) Le cinquième cas est le combat contre un groupe qui se refuse à restituer un bien que les citoyens de l’Etat devraient recevoir à juste titre. Il se distingue du deuxième par la dimension de la justice.
f) Dans le sixième cas, la guerre sert à châtier les mal­faiteurs, de telle sorte qu’ils ne puissent répéter leurs méfaits, et qu’ainsi les autres qui auraient voulu attaquer l’Etat soient intimidés. Il combine les justifications des quatre premiers cas.
g) Le septième cas est l’extermination et l’anéantisse­ment total des gens dont l’existence continuée pourrait nuire à l’État. Ceci tourne aussi l’État vertueux vers le bien et relève ainsi de la première catégorie.
Dans sa Cité vertueuse, Farabi rejette pourtant une manière de voir d’après laquelle la fin la plus élevée de l’État serait de vaincre et d’exploiter les autres États15 . La source du passage, au cas où il y en aurait une, est difficile à trouver. On peut penser par exemple à la critique de l’idéal militaire de Sparte, qu’on peut lire au début des Lois de Platon, ouvrage dont Farabi a rédigé un résumé16. Il n’est pas étonnant qu’il rejette tout aussi résolument les conséquences pratiques d’une attitude aussi cruelle. Une guerre qui servirait seulement le désir de pouvoir ou l’ambition d’un souverain tyrannique n’est permise en aucun cas.
 
3. La guerre en tant que pédagogie
 
Le texte le plus long sur la guerre se trouve dans un ouvrage que Farabi a intitulé L’Obtention de la félicité. Les vertus pratiques qui conduisent à la félicité sont acquises par l’exercice, en répétant les actions en rapport. Cela se produit par deux moyens. Le premier est la persuasion : on emploie entre autres des discours qui excitent les pas­sions. Ils produisent une soumission volontaire (taw‘an). Le second moyen est la contrainte (ikrâh)17. La contrainte est appropriée pour tous ceux qui ne se laissent inciter ni spontanément ni par l’instruction à admettre le juste (sawâb). Et de même pour celui qui se refuse à communi­quer son savoir dans les sciences spéculatives18.
Il doit y avoir deux groupes de gens : l’un emploie les spécialistes compétents pour l’instruction de ceux qui apprennent de bon gré ; le second, pour l’instruction de ceux qui ne sont éduqués que contre leur gré. Exactement comme procèdent les pères de famille et les maîtres d’école. Le roi est l’éducateur des peuples. Par le moyen de l’éducation, l’art militaire (mihna harbiyya) se sur­passe19. Il sert à vaincre les nations et les Etats qui ne se soumettent pas, afin de faire ce par quoi l’on atteint la félicité qui est la fin dernière pour laquelle l’homme est né.
Les dirigeants idéaux de l’État devraient disposer des deux facultés, afin de pouvoir éduquer leurs concitoyens par la persuasion aussi bien que par la contrainte. Dans le cas où cette voie se révèle impossible, il faut imaginer un système par lequel chaque groupe de citoyens serait instruit par un groupe correspondant de fonctionnaires20. On ne peut s’empêcher d’être frappé par la ressemblance qui existe entre l’esquisse de Farabi et nos expériences de l’État totalitaire, dans lequel chacun surveille chacun, et chacun inculque à chacun l’idéologie officielle.
Pour parler de « contrainte », Farabi emploie exacte­ment le mot qu’on peut lire dans le Coran dans un pas­sage à présent beaucoup cité, dans lequel il est dit : « Dans la religion, il n’y a pas de contrainte »21 . Comme l’indique le contexte coranique, il ne s’agit pas & interdire l’usage de la force, mais de constater qu’il n’est pas effi­cace. D’après Farabi, en tout cas, cette contrainte se manifeste par la guerre. Dans l’État idéal, il doit y aussi avoir des guerriers, exactement comme dans celui de Pla­ton. Mais cela constitue une différence essentielle entre la Callipolis et l’État parfait d’après Farabi : les guerriers platoniciens constituent une caste de gouvernants qui défendent seulement l’État contre de possibles agressions extérieures. D’après Farabi, la pédagogie est dirigée tout autant vers l’extérieur que vers l’intérieur. Il n’est cependant pas question d’une véritable guerre de religions. Ce qui doit aussi être atteint par la contrainte n’est pas la soumission (arabe : islâm) des hommes, mais la transmis­sion du savoir.
 
D. AVICENNE
 
1. « Bien mal acquis ne profite jamais »
 
Dans sa monumentale « Encyclopédie des sciences phi­losophiques », le Livre de la Guérison, en arabe Shifa, Avi­cenne consacre quelques pages à la théorie politique. Il le fait dans le cadre de sa métaphysique, à la fin. Nous lisons là un passage sur la guerre22. Le chef de la société idéale se tourne contre les ennemis et ceux qui se révoltent contre la sunna. La sunna, envers laquelle le chef se sent obligé, réclame le combat contre ses ennemis et même leur anéantissement (ifnâ’) ; mais celui-ci ne peut se pro­duire qu’après que les ennemis ont été appelés à la vérité. Leur fortune et leurs femmes (littéralement : leurs vulves) sont déclarées à cette occasion libre butin. Avicenne donne la raison : ces biens ne sont pas régis comme l’Etat parfait le détermine ; par conséquent, ils ne tournent pas leurs possesseurs vers le bien, et même les conduisent vers la ruine et vers le mal. « Bien mal acquis ne profite jamais » signifie : celui qui n’appartient pas à l’Etat parfait (madîna fâdila) n’est pas le possesseur légitime de ses propres biens23. Cela permet de légitimer les expéditions de pillage.
Les hommes ont besoin de serviteurs. Les serviteurs possibles doivent être contraints à servir les membres de l’Etat juste (madîna 'âdila). Cela s’applique aussi à ceux des hommes qui peuvent difficilement acquérir les vertus. Comme exemple, Avicenne mentionne les Turcs qui vivaient autrefois tout à fait au Nord comme nomades, ainsi que les nègres, et d’une manière générale, tous ceux qui habitent sous des climats qui ne sont pas propices. Seuls les climats équilibrés produisent des peuples dont le tempérament est noble et dont les âmes sont saines24.
Cela permet de fonder en raison l’esclavage.
 
2. Prétention à l‘absolu
 
Un long paragraphe prendra en vue des situations plus complexes. Si un autre État a des coutumes (sunna) dignes d’éloges, le chef de l’État parfait n’a pas le droit d’attaquer sur-le-champ cet autre État. Il en a le droit seulement s’il peut être annoncé à ce moment que seule s’applique la loi révélée (sunna nâzila). Mais si les peuples auxquels cette loi est prescrite s’entêtent dans leur erreur (c’est-à-dire la refusent), il est nécessaire de leur imposer cette loi par la force. La mise en vigueur totale de cette loi peut par conséquent présupposer l’occupation du monde entier. Pourquoi ?
Imaginons que les citoyens d’un État qui mènent une vie irréprochable (ahlu madinatin hasanati ’s-sîra) recon­naissent cette nouvelle loi comme bonne et digne d’éloges, et même conviennent que l’acceptation de cette loi aide les Etats corrompus à améliorer leur situation. Admettons en outre qu’ils déclarent qu’ils ne sont pas obligés d’appliquer cette loi, sous le prétexte que l’auteur de celle-ci avait tort de la considérer comme universelle­ment valable. Ce cas serait pour la loi un danger ; Avicenne dit : une faiblesse (wahn), un défaut. Les opposants à la loi qui vivent à l’intérieur de l’État pourraient faire valoir que d’autres se sont déjà refusés à se soumettre à cette loi.
Cela explique pourquoi la loi a un penchant à l’exten­sion, qui ne peut être tendanciellement satisfait que par la conquête de la terre entière. La question n’est pas de savoir si l’autre Etat est bien gouverné. Avicenne part de la supposition que les habitants de celui-ci vivent moralement de manière irréprochable. Le simple fait qu’il y ait des gens qui croient en autre chose ou, pour mieux dire, des gens qui appartiennent à d’autres Etats, est intolé­rable.
Malgré tout, le combat contre cet autre Etat ne doit pas être conduit comme le combat contre ceux qui sont absolument dans l’erreur. Le combat est de nature péda­gogique, il représente un châtiment (‘addaba). L’autre Etat a aussi le droit de choisir de payer un tribut, comme compensation de son opiniâtreté. Car il est établi qu’il doit être compté parmi les négateurs : comment pour­rait-il en être autrement, étant donné qu’il se refuse tout de même à obéir à la direction (sharia) donnée par Dieu25 ?
 
3. Ambiguïté
 
Il est assez difficile de se défendre contre l’impression qu’Avicenne décrit en fait la pratique islamique de la guerre sainte. Ce faisant, ne fait-il que déduire cette pra­tique de principes élevés, auquel cas la philosophie servi­rait seulement à accorder à l’Islam réel un vernis de respectabilité philosophique ? Cette même question res­sort à la lecture de tout le chapitre sur la politique. On a de temps à autre l’impression qu’Avicenne se contente de décrire de manière voilée l’Islam réellement existant, en évitant le vocabulaire technique ou en le remplaçant par des périphrases ; mais les dispositions de la loi sont toutes présentes, comme par exemple le voile pour les femmes. D’un autre côté, il y a aussi des passages dans lesquels Avicenne présuppose des dispositions qui ont peu à voir avec l’Islam, beaucoup probablement au contraire avec l’État platonicien, comme par exemple là où il divise, dès le début, l’État en trois classes : dirigeants, artisans, gardiens26 . Toute l’entreprise d’Avicenne est ambiguë : par exemple, on peut interpréter sa description de l’homme parfait comme un portrait du Prophète, mais tout autant comme l’autoportrait d’Avicenne. C’est du moins ce que son disciple immédiat Bahmanyar a compris.
Avons-nous ici affaire à une description sophistiquée du jihâd, avec une longue discussion du cas particulier des membres de la communauté du Livre (ahl al-kitâb) ? Quoi quil en soit, les éléments de l’exposé d’Avicenne correspondent à des théories qui peuvent être lues aussi chez les théoriciens islamiques du jihâd. Un seul exemple : on peut trouver aussi chez d’autres théoriciens comme entre autres – strange bed-fellows – chez Ibn Tay- miyya, qui cependant attaque Avicenne sans prendre de gants, l’idée d’après laquelle les biens des autres communautés représentent au fond une possession illégitime27 .
 
E. AVERROÈS
 
Averroès traite de la guerre sainte en tant que juriste explicitement dans son manuel juridique 2. Il comprend celle-ci comme l’islam le comprend à son époque, et d’ailleurs comme l’islam tout entier l’a toujours comprise, à savoir comme une guerre très concrète. Seuls font exception quelques rares soufis, ceux-là mêmes qui ont inventé de toutes pièces et mis en circulation le trop fameux hadith sur le grand et le petit jihâds, dont je rap­pelle ici qu’il ne figure dans aucun des six recueils cano­niques de déclarations du Prophète 3. Dans ce chapitre de l’œuvre juridique d’Averroès, il est en tout cas question, comme dans tout traité de fiqh, de choses militaires : quel sort faut-il réserver aux captifs ? de quelle façon convient-il de répartir le butin ? etc.
Il l’approuve aussi en tant que musulman conscient de son devoir et chef de communauté considéré. Son bio­graphe Al-Ansârî al-Marrâkushî, qui s’appuie sur le témoignage d’un disciple immédiat, Abû 1-Qâsim b. at- Taylisân (1179-1244), rapporte à ce sujet qu’Averroès, dans un prêche à la Grande Mosquée de Cordoue, a appelé à la guerre sainte contre les royaumes chrétiens du Nord 1. Il n’y a là rien de surprenant ni de choquant : c’était la guerre. Juge-t-on Bergson sur ses discours anti­boches de 1917, pendant qu’il cherchait à décider les Etats-Unis à se ranger du côté des alliés dans la Grande Guerre 2 ? Ou ses collègues allemands de la même période sur les brochures par lesquelles ils contribuaient à l’effort de guerre de leur pays ?
 
1. Jihâd et équité
 
C’est aussi en tant que philosophe qu’Averroès traite de la guerre sainte. Il lui consacre un
court passage de son commentaire du livre V de l’ Éthique à Nicomaque d’Aristote28. Il s’agit d’une digression dans le chapitre X (14), sur l’équité (epieikeia). D’après Aristote, l’équité est une amélioration de la loi. La loi doit être améliorée si elle se révèle par trop générale ; mais l’amélioration de celle-ci doit se produire par le fait que l’on se demande où le législateur voulait en venir à proprement parler, par conséquent, ce qu’il aurait dit dans tel ou tel cas concret. La raison pour laquelle tout n’est pas réglé par une loi est simple : dans certains cas, il est impossible de promulguer une loi, et à cause de cela on doit prendre une décision particulière29. Averroès s’attache à cela. Les lois sur le jihâd, dit-il, en sont un exemple éclatant. Dans la loi se trouve le commandement général d’exterminer totale­ment les adversaires (mî she-hôleq ‘imman ; qui diversi sunt ab eis). Il y a cependant des époques durant lesquelles la paix est préférable à la guerre. Or, la grande masse des musulmans s’imagine que ce principe est obligatoire d’une manière générale, même si l’extermination des adversaires est impossible. Cela conduit à un grand dom­mage. Elle fait cela parce qu’elle méconnaît l’intention du législateur.
En même temps, Averroès ne met en aucune manière en doute le caractère définitif du principe. Seule son application doit céder à un autre principe, à savoir le bien à long terme de la communauté islamique. Si celui-ci devait être mis en danger à cause de la stricte application de la loi, alors l’application de celle-ci doit être suspendue ou limitée. Le but dernier est le bien de l’Islam ; en elle- même la guerre d’anéantissement est un moyen parfaite­ment légitime pour cela.
La guerre d’une manière générale vient sur le tapis sur­tout dans la Paraphrase de la République de Platon d’Aver­roès30. Son intention principale est toujours de comprendre Platon et de l’adapter à ses propres fins. Je vais ici examiner plus en détail deux passages.
 
2. La guerre en tant que chemin vers Dieu
 
Un long passage discute en détail la vertu de courage31. Averroès s’attache à la doctrine de Farabi, à savoir la ver­sion qu’elle a dans un passage déjà examiné. Exactement comme son prédécesseur, Averroès distingue deux méthodes d’instruction. La seconde méthode est la contrainte. La guerre est une espèce de ce genre. Dans ce contexte, Averroès écrit : « Les nations de l’extérieur (...) doivent être contraintes. Dans le cas de nations difficiles, cela ne peut se produire que par la guerre. Il en est ainsi dans les lois qui procèdent conformément aux lois humaines, comme dans notre loi divine. Car les chemins qui dans cette loi conduisent à Dieu (...) sont deux : le premier est par le discours, le second par la guerre32 ».
Nous lisons non sans quelque étonnement : la guerre est un chemin vers Dieu. L’expression nécessite un com­mentaire. Elle rappelle tout d’abord le langage du Coran. Celui-ci connaît un « chemin de Dieu » qui peut même être interprété militairement : les adeptes de Mahomet combattent, mettent leur vie et leur avoir en jeu, et sont même tués « sur le chemin de Dieu » (fî sabîli’Llah)33. La tournure peut simplement signifier « selon la volonté de Dieu ».
Mais ce chemin conduit aussi à l’homme. Averroès parle des « lois qui procèdent conformément aux lois humaines ». Par « lois humaines », il veut vraisemblable­ment dire celles qui se conforment à la nature humaine, dans la mesure où cette nature est connue de la philoso­phie. « Humain » signifie dans ce contexte « bon », à savoir non au sens actuel d’un traitement « humain » des animaux par exemple, mais au sens de « conforme à son essence ». L’humain devient par là la mesure des lois34. La Loi islamique, qui est tenue pour divine, est à considérer comme humaine parce qu’elle suit pour ainsi dire les exi­gences de la philosophie. La loi qui exige la guerre est humaine par ce quelle aide à faire advenir ce qui est proprement humain dans l’homme. Comme chez Farabi, la fin dernière est la sagesse, non l’Islam35.
 
3. Surenchère religieuse au sujet de la guerre
 
Un second passage du même ouvrage est à considérer. Dans une déclaration fameuse, Platon explique que les guerres entre Grecs sont à proprement parler des guerres civiles. Par conséquent, il propose certaines règles pour la conduite de la guerre : il ne devrait pas être permis de mettre le feu aux maisons des ennemis, d’abattre leurs arbres fruitiers, etc. Averroès compare de telles guerres aux discordes à l’intérieur d’une même famille36. Après avoir mentionné les règlements platoniciens, Averroès souligne que Platon se distingue de maints législateurs. En ce qui concerne le contenu des lois, on est en droit de supposer qu’il pensait à un épisode bien connu de la vie du Prophète. Mahomet avait en effet ordonné une fois de déraciner les palmiers de ses ennemis juifs, les Banû Nadîr, une action qu’Averroès mentionne ailleurs37. Avant lui, c’était tenu pour un crime grave38 . Or, d’après l’Islam, les faits et gestes du Prophète sont le modèle du permis et de l’interdit. Sur le sens de cette différence entre le philosophe grec et le prophète des Arabes, Averroès ne dit pratiquement rien. Une réponse se trouve cependant entre les lignes, là où il remarque que les ennemis, d’après Platon, devraient être tenus pour des gens qui sont dans l’erreur, non pour des incroyants. Il emploie à cette occa­sion les mots « tôeh » et « kôfer ». En arabe se trouvaient vraisemblablement les mots « dâllun » et « kâfir », c’est-à- dire des expressions techniques du droit islamique. Ce qui est suggéré ainsi, c’est l’empoisonnement des querelles par une dimension religieuse surajoutée — une idée qui ne demeure pas sans parallèle chez les philosophes ou les esprits philosophiques39.
 
E. CONCLUSION
 
En conclusion, Rémi Brague résume ses résultats et avance quelques thèeses.
1) La doctrine des falâsifa correspond plus ou moins à celle de leurs sources grecques. Cela vaut pour les versions mesurées de cette doctrine, mais aussi pour les cas les plus scandaleux pour nous. Aristote, dejà, avait distingue trois cas dans lesquels il est juste de conduire une guerre ; pre­mièrement, pour conserver sa propre liberté, deuxième­ment pour acquérir un commandement (hègèmonia) qui contribue aux besoins de ceux qui sont commandes, troisièmement pour dominer (despozein) des gens qui méritent d’être esclaves (axios douleuein)40. Cela corres­pond aux premier, troisième et quatrième cas dans la liste de Farabi. Aristote applique cette distinction au livre VII de la Politique, ouvrage qui selon toute vraisemblance n’a jamais été traduit en arabe. Mais il n’est pas exclu que des fragments ou des notions en soient parvenus dans le monde islamique. Quoi qu’il en soit, on doit remarquer que les deux derniers cas nous paraissent hautement dis­cutables. que cela nous plaise ou non, ni les philosophes grecs ni les philosophes arabes n’étaient des pacifistes.
2) Dans l’Islam en tant que réalité historique, et même contemporaine, les philosophes se trouvaient devant le fait de la guerre de conquête avec une dimension reli­gieuse. De même, ils se trouvaient devant une doctrine déjà en cours de développement, qui devait limiter cette guerre par des normes et en même temps la justifier. Ils s’accordent en de nombreux points avec cette théorie.
3) Cependant, on doit approuver Kraemer : les philo­sophes n’ont pas développé de théorie de la guerre isla­mique en tant que telle. Chez eux, le mot jihâd signifie, s’il se présente, « guerre » en général. Ils évitent le plus souvent le mot technique en faveur d’un mot neutre qui caractérise toute espèce de guerre, à savoir harb. Ceci a d’autant plus de poids que, suivant la doctrine classique, après l’apparition du Prophète aucune guerre « profane » ne peut plus avoir lieu41. Avicenne flirte quelque peu avec les expressions techniques de la théologie. Il le fait par ailleurs dans toute son œuvre. Averroès lui a notoirement reproché de trahir l’intérêt purement philosophique, pour se mettre au service des théologiens du Kalâm42.
4) Les philosophes ont choisi vis-à-vis du jihâd – au sens propre – une tactique particulière. On peut la décrire au moyen d’une comparaison avec d’autres solutions, comme par exemple celle des soufis. La mystique isla­mique transpose le combat en un combattimento spirituale de celui qui prie, contre lui-même, contre les inclinations, etc. Cela a conduit à des faux, comme par exemple la déclaration beaucoup citée du Prophète sur le petit et le grand jihâd. On ne peut lire cette invention pieuse dans aucun des six recueils classiques43.
Les philosophes ont changé la fin ; mais les moyens demeurent résolument militaires. À l’égard de l’effusion de sang, ils n’ont d’une manière générale aucun remords. Contre le meurtre des hommes « bestiaux », Farabi n’a rien à redire. Avicenne suggère que l’on devrait torturer le sceptique jusqu’à ce qu’il avoue que la différence entre le vrai et le non-vrai est bien pertinente44. Averroès prône l’élimination des handicapés mentaux. Il se réfère à la proposition de Platon de fonder l’Etat idéal en chassant les adultes sans même sourciller45. Ces penseurs médié­vaux ne sont d’ailleurs ni plus cruels ni plus cléments que leurs maîtres antiques, et même que bon nombre de leurs collègues parmi les modernes. Au sujet des œufs qu’il faut casser pour faire une omelette, ou des petites fleurs innocentes qu’écrase en passant le char de l’histoire uni­verselle, la philosophie moderne verse aussi à peine une larme.
Dans son approbation de la guerre, la falsafa est encore plus radicale que la pratique islamique, non philoso­phique, ordinaire. Celle-ci a pour but la conquête et le contrôle de l’Etat, non des esprits. Il s’agit de s’emparer du pouvoir. D’après la doctrine islamique ordinaire, la conversion à long terme des peuples conquis est haute­ment souhaitable, mais n’est pas la fin première. Dans la pratique, elle n’a lieu de toute façon que dans une seconde étape. La fin principale est la paix (salâm), c’est- à-dire la domination islamique sur un domaine « pacifié » (dâr as-salâm). Les philosophes développent une doctrine d’après laquelle la guerre sainte peut conduire à la philo­sophie, par quoi ils veulent conquérir aussi les âmes.
Ainsi pouvons-nous revenir à notre antinomie du début. Le philosophe que met en scène Jehuda Halévi interdit seulement le meurtre des chrétiens ou des musul­mans en tant que tels, c’est-à-dire la guerre religieuse, non le meurtre des hommes en général46. Le philosophe rejette la guerre sainte, non la guerre en général. Ou, pour l’exprimer encore plus précisément : pour lui, ce n’est pas la religion, mais seulement la philosophie qui peut sanctifier la guerre.
 
LE TRANSFERT DU SAVOIR À TRAVERS
LES LANGUES ET LES CULTURES
 
A. Un mouvement millénaire de transfert
 
a) Le premier épisode est un passage de très longue durée du grec au latin. Il commença avec l’apprentissage du grec par l’élite romaine, au lendemain de la conquête du sud de l’Italie, puis de la Grèce continentale par les armées de Rome, au IIe siècle avant J.-C. Cette acculturation n’était d’ailleurs que l’aspect linguistique d’un mouvement de plus grande ampleur qui mena Rome à se repenser elle-même dans toutes ses dimensions47.
Cet épisode a duré six bons siècles, de Cicéron († 44 avant J.-C) à Boèce († 524), en passant par les chrétiens de langue latine du IVe siècle. Ceux-ci ont traduit des auteurs chrétiens [notamment des Pères de l’Église]. Ainsi Rufin, grâce auquel nous possédons plus que des lambeaux d’Origène. Mais ils ont aussi traduits des auteurs païens comme Marius Victorinus qui a – peut-être – traduit du Plotin. De ce mouvement d’ensemble, on pourrait dire aussi qu’il a duré
Presque un millénaire, si l’on va jusqu’aux traductions de Némésios d’Émèse (que l’on prenait pour Grégoire de Nysse), du Pseudo-Denys l’Aéropagite et de Maxime le Confesseur faites du grec au latin par Jean Scot Érigène († 877) qui les intégra à son De la division de la nature. Jean, comme son double surnom l’indique venait d’Irlande. Le bout du monde, donc, que les bouleversements liés aux migrations (les prétendues  « invasions barbares ») n’avaient pas troublé et où un peu de culture grecque avait survécu dans les couvents.
Parallèlement on n’a pas traduit uniquement vers le latin, on a également traduit du grec vers les langues des chrétiens d’Orient. C’est surtout le cas pour le syriaque, l’araméen parlé par les chrétiens du Moyen-Orient parlé du VIe au VIIIe siècle. On a ainsi traduit vers les langues nationales d’autres peuples chrétiens, comme l’arménien et le géorgien. Ainsi, il existe un texte d’un grec, l’évêque de Lyon saint Irénée, la Démonstration de la prédication apostolique, que nous ne possédons qu’en arménien et dans des traductions faites à partir de cette langue.
b) Le second épisode de notre histoire, le premier à se situer incontestablement au Moyen Âge, est le mouvement des traductions faites vers l’arabe aux IXe et Xe siècles. Il ne s’agira ici que des traductions du grec, fait massif, parce qu’elles concernent des œuvres qui relèvent de la philosophie. Sur celles-ci, nous possédons de nombreux travaux monographiques, et déjà quelques synthèses48. Ces traductions s’étalent sur une période qui dura un siècle et demi (800 à 950). La première serait de 782 la Topique d’Aristote. Le mouvement s’arrête au moment où les Arabes en viennent à croire qu’ils ont assimilé en sa totalité le savoir grec, voire qu’ils l’ont prolongé et dépassé49.
À la suite sera traité le troisième épisode qui verra l’Europe s’approprier ou se réapproprier, notamment par des traductions l’héritage grec, mais aussi islamique.
 
B. Le cadre
 
Reconstitution du contexte d’ensemble du mouvement des traductions vers l’arabe.
Le cadre général, à long terme est la conquête arabe qui constitue un phénomène historique exceptionnel. Il n’est pas rare que des peuples d’une civilisation moins avancée conquièrent des civilisations plus avancées. Les Romains avaient de même conquis la, Grèce, les Francs la Gaule, etc. Mais habituellement les conquérants s’assimilent aux conquis : les Francs ont oublié leur langue et leur religion d’origine ; ils ont appris le latin vulgaire que parlaient les Gaulois, et ont appris le christianisme que ceux-ci pratiquaient. Mais, si les conquérants arabes ont emprunté la culture des peuples vaincus, ils ont imposé leur langue et leur religion.
S’étalant sur plusieurs siècles, il faut noter ensuite, comme condition favorable, un essor économique du monde conquis50. La conquête arabe s’est emparée de régions de haute et vieille culture : le Moyen-Orient était dès l’Antiquité un centre de gravité économique et culturel ; dans l’Empire romain, la moitié orientale était déjà la plus prospère. La conquête mit fin à la rivalité entre l’Empire byzantin et la Perse, au profit d’un troisième larron qui engloba la seconde et la partie la plus riche du premier. Les routes commerciales se redéfinirent en fonction du nouvel Empire. Le pillage remit en circulation l’or qui dormait dans les tombeaux égyptiens et sur les icônes, provoquant un appel d’air économique. Une classe de marchands, mais aussi de fonctionnaires se développa. Elle disposait de loisirs, condition indispensable de la haute culture. Par ailleurs, elle maîtrisait l’arabe, langue dans laquelle elle commerçait et administrait. Elle put donc prolonger la tradition culturelle de la région, qui était déjà plusieurs fois centenaire.
Le cadre le plus proche est la dynastie abbaside, au pouvoir depuis la révolution de 750. Celle-ci est sous influence persane plus qu’arabe. Or, d’après une hypothèse fascinante de Dimitri Gutas, la politique de traduction pourrait se replacer dans le contexte d’une revendication de l’héritage zoroastrien de la Perse ancienne. La religion de Zoroastre avait été la religion nationale iranienne avant la conquête arabe. Elle supposait que la vérité religieuse était éparse dans f=différents livres et devait être recueillie dans un tout unique. C’est ce que les califes abbasides, héritiers des souverains persans, auraient voulu faire eux aussi, en étendant le projet au savoir philosophique grec51.
Un autre élément est à mentionner, lui aussi lié à la nature de la nouvelle dynastie. L’islam omeyyade était resté la religion de la seule classe dirigeante issue de la conquête. En revanche, l’islam abbaside est prosélyte. Il cherche donc à répondre aux objections des zoroastriens, en particulier de ceux qui n’avaient adopté l’islam qu’en façade, ainsi que des théologiens chrétiens, formés à la logique aristotélicienne. En conséquence les gens du Kalâm52 ont besoin de manuels de controverse. Or, les œuvres logiques d’Aristote peuvent remplir cette fonction. Un souci de ce genre explique pourquoi le premier texte qui sera traduit du Philosophe en fonction du service attendu de lui, à savoir les Réfutations sophistiques53.
 
C. Que traduit-on quand on traduit ?
 
La dogmatique musulmane a en effet résolu le problème posé par l’incompatibilité du Coran
et de la Bible en déclarant que les deux parties de celle-ci avaient été falsifiées par leurs possesseurs : Juifs pour la Torah, chrétiens pour l’Évangile. Ce dogme est connu sous le terme technique de tahrîf54. Il a pour conséquence que les textes bibliques ne sont à peu près pas étudiés par les musulmans, que leur lecture leur est interdite par certains adiths [principes de gouvernance personnelle et collective pour les musulmans], et qu’en tout cas il n’en existe pas de traduction à l’usage des musulmans. Il n’y a pas d’équivalent musulman de la Septante ou de la Vulgate. La Bible a été traduite en arabe par et pour des Juifs, comme Saadi Gaon , ou par ou pour des chrétiens. Il n’est d’ailleurs pas totalement exclu qu’une traduction ait existé avant Mahomet, à l’usage des tribus chrétiennes d’Arabie. Mais nous n’en possédons aucun fragment. Ce qu’on traduit du grec est en gros du savoir utilisable. On ne rencontre pas de souci esthétique. Par suite, on n’a pas traduit de littérature, ni non plus d’histoire. Le nom d’Homère est connu, mais son œuvre est réduite à quelques sentences morales. Les tragiques, les lyriques, les historiens, etc. sont ignorés. Ce que l’on traduit en revanche, et d’abondance, ce sont des sciences et de la philosophie – dans la mesure où l’on peut distinguer les deux de façon tranchée à l’époque.
Quant à ce que nous appelons « sciences », les traductions vers l’arabe ont permis l’appropriation du savoir grec par le Moyen-Orient et l’Andalousie islamisés. Ce savoir a été enrichi par l’apport personnel des savants arabes, qui a permis des progrès notables en mathématiques, optique, astronomie, etc.55
 
D. Part de la traduction dans la constitution d’une culture
 
En islam, la ligne de démarcation ne passe pas entre le savoir et un autre domaine (foi, religion, etc.), mais entre deux types de savoir : sciences islamiques et sciences extérieures.
Le mot arabe pour la « savoir » (’ilm) possède d’emblée une connotation religieuse. Et réciproquement la religion représente un « savoir ». La période ayant précédé l’islam est désigné classiquement comme « l’ignorance » (jâhiliyya). On répète à satiété un hadith faisant l’éloge du « savoir » : « cherchez le savoir, même en Chine ». Rien de tel pour propager l’image d’un islam ami des sciences, compatible avec la modernité, voire facteur de progrès, etc. En fait, lorsque le hadith fut mis en circulation, il ne s’agissait nullement d’une légitimation de la physique ou de la géographie. Le mot’ilm ne signifie science que s’il est employé en un rapport d’annexion : « science de la nature », « science de la langue », etc. Employé absolument, il désigne le savoir religieux, plus précisément la connaissance révélée par Dieu des devoirs de l’homme. Le hadith en question fait partie d’une série de déclarations mises dans la bouche de Mahomet et disant les mérites de ceux qui n’hésitent pas à entreprendre de longs voyages pour aller recueillir de la bouche même des transmetteurs des traditions sur le Prophète56. Il s’agit donc d’un hadith apportant une légitimation du hadith lui-même , non du savoir en général. Une description de l’Extrême-Orient à l’usage des négociants le remarque avec surprise : les Chinois n’ont pas de ’ilm. Le traducteur français ajoute avec raison : »Les Chinois n’ont pas de science ‘de la Loi’ ».
Le savoir religieux, comme le fiqh, le hadith, l’exégèse coranique avec ses sciences auxiliaires comme la grammaire, la poésie, etc., doit être d’origine interne. Dans la réalité, le droit vient soit des pratiques arabes antérieures, soit des peuples conquis, et il est attribué fictivement au Prophète. Le travail d’inscription de l’héritage culturel affecte en premier lieu, et de façon paradoxale, la langue arabe elle-même, et ce dans son document censé normatif, le Coran. On pourrait parler, en exagérant un peu, d’une arabisation de l’arabe lui-même. La langue du Coran était la langue qu’on parlait dans la Péninsule arabique du VIIe siècle : un mélange de dialectes, avec une forte injection de mots et de tournures empruntés à la langue de la haute culture, le syro-araméen (syriaque). C’est le travail des commentateurs coraniques et des grammairiens qui expliqua tout passage en se fondant sur les seules ressources d’un arabe en grande partie postulé ad hoc.
En revanche, le savoir profane a le droit d’être d’origine étrangère. Il vient de Perse ou de Grèce. La Perse fonctionnait elle-même d’ailleurs souvent comme relais de l’Inde. C’est le cas par exemple pour les chiffres que nous appelons encore »arabes ». Ce savoir vient par des traducteurs.
 
E. Place de l’autre dans la constitution d’un espace public
 
Toute société se caractérise par une façon déterminée de négocier ses rapports avec les autres. La société islamique médiévale est issue de la conquête par une minorité guerrière arabe de vastes populations qui avaient déjà d’autres religions. Elle a donc cette particularité que, en elle, l’autre est déjà là. Mais si l’on peut dire, tous les autres ne sont pas aussi autres que d’ autres. Dans l’espace islamique, en principe, le païen n’a pas de place. En revanche, le Juif et le chrétien ont une place, régie par les règles de la dhimma ou « protection ».
De même, dans le mouvement des traductions, les traducteurs ne sont jamais des musulmans. Ce sont pour la plupart des chrétiens, des trois dénominations dominantes, avec quelques Sabiens.57. La langue de culture pour les chrétiens est le syriaque, leur langue liturgique le grec. Les traducteurs connaissent déjà les langues à partir desquelles ils traduisent. Il y a certes des exemples de traducteurs allant faire des voyages d’études en Grèce pour se perfectionner. Mais il s’agit de chrétiens pour lesquels le grec était déjà au moins langue liturgique. On retrouve ici, transposée au niveau de la culture, une structure fondamentale de la civilisation islamique. Celle-ci a pour particularité que l’étranger y est aussi à l’intérieur. Cela correspond à une pratique courante des États musulmans : ce ne sont pas les musulmans, mais les « protégés » qui sont chargés des contacts avec leurs équivalents extérieurs, lorsque ceux-ci ne sont pas politiques ou militaires. Ce sont eux qui se chargent du commerce, etc. Ainsi, on connaît des familles chrétiennes entières qui furent de père en fils interprètes (dogman) auprès de la Sublime Porte.
De même, parmi les traducteurs du Ixe siècle, il n’y a pas de musulmans. Presque tous sont des chrétiens d’Orient de diverses dénominations : jacobites, melkites, mais surtout nestoriens58. Les quelques autres à cette communauté religieuse dont l’histoire peut fasciner, les Sabiens dont les élites étaient peut-être les derniers héritiers des philosophes païens de l’école d’Athènes59. Aucun musulman n’a appris le grec, encore moins le syriaque. Les chrétiens cultivés étaient souvent bilingues, voire trilingues : ils utilisaient l’arabe pour la vie quotidienne, le syriaque pour la liturgie, le grec pour la culture.
Les traducteurs qui ont fait passer l’héritage grec vers l’arabe sont des artisans qui travaillent pour des personnes privées, sans soutien institutionnel60.
F. Vocabulaire de l’acte de traduction : interpréter, transporter
 
Tarjama, « interpréter », est un vieux verbe araméen, puis hébraïque, sans doute formé sur le substantif akkadien pour « interprète ». Le mot arabe apparenté, turjuman a donné notre « truchement ». Mais on a aussi naqala, « transporter », effectuer une translation. Chez les traducteurs d’Aristote, c’est la racine qui fut choisie pour rendre les trois genres du mouvement selon le lieu ou déplacement (phora).
Les représentations véhiculées sont significatives : « transporter » implique que l’on déplace un contenu qui reste identique ; « faire sortir » implique que seule la traduction fait sortir le texte de son trou, le fait accéder à un espace public.
Tout est censé s’être passé comme si le savoir était composé d’objets meubles, qu’il se serait agi d’importer d’une région à l’autre comme des denrées dans le négoce international. Le transport des manuscrits est relaté comme une mission d’exploration rapportant des curiosités exotiques. Des textes reprennent ces représentations et les articulent.
L’idée de translatio studiorum d’Alexandrie à Bagdad se lit chez Farabi, avec l’affirmation d’une continuité parfaite de l’enseignement de maître à étudiant. Il s’agit pour le philosophe de se présenter comme l’héritier d’un savoir qu’il aurait reçu sans déperdition depuis ses origines grecques.
Ibn Khaldûn suppose implicitement que la traduction est un simple processus d’épluchage de la coquille linguistique, celle-ci étant supposée indifférente au contenu. Il explique ainsi pourquoi les manuscrits traduits n’ont pas été conservés. La traduction ne s’accompagne d’aucun sentiment de déperdition par rapport à l’original. L’adage « traduttore tradittore » n’a pas cours. Au contraire, un texte de Biruni explique que la traduction en arabe ennoblit les textes traduits.
 
G. Le rapport aux grecs dans chaque culture
 
Le savoir est d’origine grecque. Il est censé très concrètement, être venu du pays des Grecs, ce qui veut dire l’Empire byzantin. Mais les auteurs arabes distinguent avec soin les Grecs à traduire des Grecs actuels. Cette attitude vérifie une sorte de loi historique selon laquelle les conquérants s’approprient éventuellement le passé des indigènes, mais méprisent les indigènes présents. Les Romains traduisaient les Grecs, mais méprisaient les graeculi. Les colonisateurs ont tendance à plaquer le pays colonisé sur son histoire passée. Octave Houdas imposa l’arabe littéral dans les medersas algériennes où les professeurs auraient souhaité enseigner en dialecte.
On constate donc un double mouvement de valorisation des Grecs passés et de dévalorisation des Grecs présents, les gens de l’Empire romain d’Orient (Byzantins), qui sont les adversaires directs des califes.
Les Grecs anciens sont nivelés par le haut. Il faut dire que lorsqu’il est question des « Grecs », cela signifie en gros « les philosophes », voire « Aristote ». Ainsi, le médecin et libre-penseur Razi écrit que les Grecs étaient un peuple chaste. Il n’avait jamais entendu parler d’Aristophane, ou des romans d’amour grecs, encore moins des graffitis obscènes. Maïmonide distingue les « lois des Grecs » et les « folies des Sabiens ». Ces Grecs imaginaires sont censés n’avoir jamais ajouté aucune foi en l’astrologie.
En revanche, les Grecs présents, les gens de Byzance sont censés n’être que des dégénérés. Le ton est d’abord modéré, comme au IXe siècle, dans un texte de Jâhiz : les « Romains » de Byzance sont de grands savants ; comment donc peuvent-ils croire à l’Incarnation, qui entraîne mille absurdités et inconvenances pour Dieu61 ? Il est remarquable que l’hypothèse inverse, à savoir que le dogme chrétien s’il enlève l’acquiescement de gens très doués, pourrait ne pas être aussi absurde qu’il ne paraît, ne semble pas avoir effleuré l’esprit du polémiste…Plus on avance dans le temps plus le ton monte. Ainsi, à la fin du XVe siècle, Suyuti raconte une anecdote selon laquelle les œuvres des philosophes antiques auraient été enterrées par les Byzantins, qui s’en seraient ensuite débarrassés avec joie lorsque les califes vinrent les leur demander.
Le sens de ces calomnies est clair : les Grecs d’aujourd’hui ne méritent plus l’héritage de leurs propres ancêtres. Les seuls héritiers légitimes des Grecs antiques ne sont pas leurs descendants corporels, mais bien les Arabes.
 
H. Place de la traduction dans la culture étudiée
 
Le monde islamique n’a montré à peu près aucun intérêt pour l’autre en tant que tel. Cela dure jusqu’à l’époque ottomane [1299]. Ceux qui sont obligés de séjourner en pays chrétien, comme les ambassadeurs de la Sublime Porte ou les militaires faits prisonniers avant d’être échangés, ne racontent guère leur expérience.
À l’inverse, les populations des pays islamisés ont du mal à comprendre que des voyageurs puissent venir de loin pour les observer. C’est ce que le voyageur français Jean Chardin remarque encore à propos des Persans qu’il avait visités en 1686 :
 
Pour ce qui est des voyages, ceux de simple curiosité sont encore plus inconcevables aux Persans que les promenades. Ils ne connaissent point la volupté que nous ressentons à voir des manières différentes des nôtres et à ouïr un langage qu’on n’entend point (…). Mais ils s’arrêtaient particulièrement sur ces mots de Gentilshommes curieux de voyages, ce qu’on n’avait pu traduire en leur langage, sans un air d’absurdité qu’ont toutes les choses non pratiquées ou même inconnues. Ils me demandaient si c’était possible qu’il y eût des gens parmi nous qui voulussent prendre la peine de faire deux ou trois mille lieues avec tant de risque et d’incommodité, pour voir seulement comment on était fait et comment on faisait en Perse, et sans autre dessein.
 
Rémi Brague souligne qu’il faut donc prendre conscience d’un fait qui constitue comme l’arrière-plan invisible de l’entreprise de traduire. Il veut ainsi parler de l’effort qui consiste à se traduire soi-même dans une autre culture, en essayant de la comprendre comme elle s’était comprise. Il semble que personne dans le monde islamique (les musulmans comme les Juifs et les chrétiens) ne soit allé au-delà de la traduction au sens le plus concret, le plus linguistique du terme. Personne n’a cherché à faire porter pour ainsi dire la traduction sur soi-même en se transportant dans un autre univers de pensée. C’est pourquoi on n’a pas traduit une vision du monde, on l’a bien plutôt transposée. Cela reposait sur l’idée plus ou moins consciente selon laquelle chaque culture peut trouver dans une autre culture des équivalents terme à terme. C’est ce qui permettait par exemple à Hérodote de faire comprendre sans autre forme de procès les noms des dieux égyptiens à ceux des dieux de l’Olympe62. Ainsi, lorsqu’il fallait traduire un texte grec qui parlait des dieux du Plotin arabe, les dieux devenaient des anges, les démons des djinns63. De même, les traducteurs de la Poétique d’Aristote qui vivaient dans une civilisation qui ignore le théâtre, rendent le mot « tragédie » par « poésie laudative » et « comédie » par « poésie satirique ». Averroès ne fait que les suivre, et n’innove en rien, contrairement à ce que raconte Jorge Luis Borges, qui a fait de la perplexité du Commentateur
le sujet d’une nouvelle célèbre [« La busca (recherche) de Averroès »].
N’attendons donc pas de la part de ces traducteurs quelque chose d’analogue au sens historique moderne.
 
I. Arabes et latins
 
De la sorte, le monde islamique représente un cas symétrique à celui du monde latin. Les Romains ont adapté, mais très peu traduit. En revanche, ils ont appris le grec.
Le monde islamique, lui, a beaucoup traduit, au point que les Arabes sont peut-être les inventeurs de la traduction. Mais les musulmans n’ont pas appris le grec. Ceux qui le connaissaient avaient été élevés bilingues, parce qu’ils étaient fils d’un père arabe et d’une mère grecque64. Aucun musulman ne semble jamais avoir appris une langue étrangère pour des raisons théoriques et pas, par exemple, pour des raisons commerciales.
La seule exception est peut-être Farabi. Un de ses biographes rapporte qu’il aurait passé sept ans en « Grèce » pour y étudier. Son témoignage est d’autant plus intéressant que le mot employé n’est pas « Rûm », qui désigne Constantinople, mais bien « Yunan » qui ne désigne que la Grèce. Or, on se demande où, vers quel centre d’enseignement de la Grèce de l’époque aurait bien pu aller un étudiant venu du monde musulman. Par ailleurs, le philosophe ne semble pas avoir fait preuve d’une connaissance du grec très profonde. Il lui arrive de citer quelques mots de cette langue. Mais les explications étymologiques des titres des dialogues de Platon qu’il donne sont parfois tout à fit fantaisistes.
L’unique véritable exception est Biruni. Mais elle confirme la règle : la langue qu’il avait apprise n’était pas le grec, mais bien le sanskrit. Biruni l’avait appris au point de pouvoir traduire de cette langue à l’arabe et inversement. Il se servit de cette connaissance afin de donner de la religion des Hindous une présentation admirable d’impartialité.
 
L’ENTRÉE D’ARISTOTE EN EUROPE
 
L’INTERMÉDIAIRE ARABE
 
Les textes que les Arabes avaient traduits ont été à leur tour traduits vers le latin, soit directement à partir du grec, soit à partir des traductions qui étaient l’œuvre des Arabes. Enfin, certains des textes philosophiques rédigés directement en arabe et qui prolongeaient l’acquis grec, ont été aussi l’objet de traductions européennes.
 
A. Un itinéraire espagnol
 
Traduction en latin à partir du grec
Jusqu’au XIe siècle, l’Europe de culture latine ne connaît pas grand-chose d’Aristote : le début de l’œuvre logique, les Catégories et le De l’interprétation, dans la traduction de Boèce. Celui-ci, l’un des derniers Romains qui ait été parfaitement bilingues, avait le projet de traduire et de commenter en latin tout Aristote, et d’ailleurs aussi tout Platon. Son exécution en 524 l’empêcha d’aller très loin dans la réalisation de ce projet immense. Pendant six siècles, on en resta là.
Au XIIIe siècle, Robert Grosseteste, évêque de Lincoln, traduisit l’Éthique à Nicomaque vers 1246, et une partie du Traité du Ciel. Puis le dominicain flamand Guillaume de Moerbeke s’attela systématiquement à traduire ou à réviser l’ensemble des œuvres d’Aristote, ce qu’il fit entre 1260 et 1280. Ce sont les traductions que la scolastique65 et saint Thomas lui-même (1225-1274) ont utilisées.
Ces traductions continueront à faire autorité jusqu’à ce que les humanistes italiens en critiquent le style, qu’ils trouvaient mauvais d’après leurs critères. Ils d s’efforceront de les concurrencer dans un latin plus cicéronien. Ainsi le [stoïcien] de Florence Leonardo Bruni [1369-1444] retraduisit l’Éthique à Nicomaque. Ensuite, ce furent les langues modernes qui prirent le relais.
Traduction en latin à partir de l’arabe
Ce mouvement est issu lui-même des traductions à partir du grec et/ou du syriaque qui avaient été faites au IXe siècle à Bagdad. Cela s’est passé en Espagne, à Tolède à partir de 1130 environ. Il concerna d’abord des textes qui peuvent être classés plutôt dans la « science » que dans la « philosophie ». On mentionne souvent la mission de Jean de Vaudières (900-974) abbé de Gorze en Lorraine. L’empereur Otton III l’avait envoyé en ambassade à Cordoue en 953, auprès du calife Abderrahman. Il y a rencontré des savants qui connaissaient l’arabe ; il a pu en rapporter des livres en cette langue, mais les sources dont on dispose n’en disent rie. La présence de connaissances mathématiques et astronomiques d’origine arabe est en tout cas attestée dans la Lorraine de cette époque66. Les premières traces de l’influence d’un savoir arabe, en astronomie, se trouvent chez Gerbert d’Aurillac (né vers 940), pape de 999 à 1003, sous le nom de Sylvestre II. Gerbert avait passé trois ansau couvent de Vich, en Catalogne chrétienne, où il a appris les mathématiques et l’astronomie que l’on cultivait de l’autre côté de la frontière religieuse.
Les premières traductions avaient un but tout pratique : on mettait en latin des manuels de
médecine, d’arithmétique ou d’astronomie. C’est ainsi que l’école médicale de Salerne, au sud de Naples, bénéficia des traductions de Constantin l’Africain.
À Tolède, plus particulièrement, c’est surtout à traduire des textes philosophiques que l’on s’attache. On connaît l’activité de certains traducteurs : Gérard de Crémone (1114-1187), qui traduit les Seconds Analytiques, complétant ainsi le corpus des écrits logiques d’Aristote, la Physique et le De la génération et de la corruption. Michel Scot traduit les œuvres biologiques, rassemblées sous le titre De animalibus, avant 1220. Parallèlement, on traduit les philosophes arabes. Ainsi l’archiduc Gundissalinus (Gonzales) traduit des œuvres d’Avicenne, avec l’aide de Johannes Avendehur, qui est sans doute Juif.
 
B. Quelques réflexions
 
Le choix des textes traduits est significatif. Selon Rémi Brague, la vague des traductions avait commencé avec des ouvrages techniques. On aurait très bien pu en rester là. C’est ce que montre l’exemple de Byzance. On y a traduit de l’arabe que des traités de médecine, mais rien philosophie. D’où un paradoxe amusant : les noms des philosophes arabes n’apparaissent en grec byzantin que dans les traductions des œuvres de Thomas d’Aquin effectuées au XIVe siècle. En revanche, la chrétienté latine, comme avant elle l’islam irakien du IXe siècle, a connu, outre des traductions «pratiques », ce que l’on pourrait appeler des traductions « théoriques ». L’existence de ces dernières ne va pas de soi et doit être expliquée.
Le contenu de telles traductions « théoriques » ne se limite pas au corpus aristotélicien, loin s’en faut. Il comporte, avec Aristote, les commentateurs et les philosophes qui se placent dans son sillage. L’œuvre d’Aristote n’a jamais été séparée de la « sauce » qui aide à la comprendre, voire des œuvres qui, dans toutes les sciences, témoignent des mêmes préoccupations intellectuelles. À la limite, c’est l’ensemble du savoir grec qui entre en Europe, y compris à travers des auteurs postérieurs au Stagirite.
La méthode suivie pour traduire est intéressante67. Elle est présentée dans le prologue du De l’âme d’Avicenne. Elle suppose la collaboration de deux personnes : un premier traducteur lit le texte arabe et le traduit oralement en langue vernaculaire. Nous ne savons pas s’il s’agissait d’un dialecte espagnol ou peut-être de l’arabe dialectal. Puis, un second traduit ce qu’il entend vers le latin. Le premier traducteur est un Juif ou un chrétien mozarabe68 ; le second est un clerc chrétien.
Les traductions faites à Tolède sont utiles en première approche, mais elles ne sont pas encore entièrement satisfaisantes. En effet, traduire une traduction multiplie les risques de distorsion. Leurs défauts eurent pour conséquence que l’on y eut recours que faute de mieux, avant que des traductions directes fussent disponibles, ou là où celles-ci n’étaient pas encore diffusées. On ne devra donc pas exagérer l’importance des traductions arabo-latines d’Aristote.
Il est une conséquence importante qui est moins dans le sillage des traductions tolédanes que parallèle à celles-ci. En effet, à côté de ce mouvement de traduction qui s’adresse à des chrétiens, court un autre mouvement, d’aussi vaste ampleur, mais cette fois en milieu juif. Chassés d’Andalousie musulmane par les Almohades69(1148), des familles juives sont remontées vers le Nord pour s’installer en terre chrétienne, en Catalogne ou en Provence. Parmi eux, la famille Ibn Tibbon produisit trois générations de traducteurs en hébreu, dont chacune, le parallèle est significatif, correspond à une étape dans l’appropriation du savoir arabe par les communautés juives : 1) Jehuda traduisit des textes de spiritualité ou d’apologétique, rédigés en arabe mais par des auteurs juifs ; 2) son fils Samuel traduisit avant tout le Guide des Égarés de Maïmonide, œuvre juive, certes, mais qui légitime l’étude du savoir profane ; il entame aussi la traduction des œuvres d’Aristote, en commençant par les Météorologiques dont il avait besoin pour interpréter le récit de la création dans la Genèse selon la méthode de Maïmonide ; 3) Moïse, fils de Samuel, traduisit massivement les œuvres scientifiques et/ou philosophiques de païens, dont Aristote et de musulmans, dont avant tout Averroès.
Or, ce mouvement de traduction vers l’hébreu chez les Juifs du nord de la Méditerranée, a été déclenché et est resté soutenu, au moins en partie, par un souci d’émulation : il s’agissait d’imiter les traductions latines faites par les chrétiens, voire de rivaliser avec celles-ci.
 
C. Le rôle du monde arabe
 
Comment apprécier le rôle des Arabes dans cette transmission du savoir ? Il faut tout d’abord s’entendre sur le sens de l’adjectif « arabe ». On peut entendre par là, comme nous invite à le faire un contresens qui a la vie dure, les musulmans. Mais on peut aussi comprendre : les arabophones, gens de langue et de culture arabes, abstraction faire de leur appartenance religieuse. Auquel on peut englober dans cet adjectif les chrétiens qui vivaient sous domination musulmane, comme les Mozarabes d’Espagne, ou les Juifs qui partageaient leur condition, ou encore quelques rares « Sabiens ».
On peut exprimer ce rôle dans le cadre de la théorie antique et médiévale de quatre causes.
1) Les Arabes – entendus comme arabophones – ont été cause matérielle, puisque les manuscrits traduits étaient écrits dans leur langue. Ceci ne concerne qu’une petite partie de ce qui a été traduit d’Aristote vers le latin.
2) Les Arabes ont-ils été cause efficiente de la transmission de la culture grecque à l’Europe ? Si l’on entend par là les musulmans, leur rôle est nul. Ils n’ont pas transmis eux-mêmes de façon active, ni en traduisant, ni même en fournissant des textes. Dans l’Irak des IXe-Xe siècles, les traducteurs avaient d’ailleurs été quasi exclusivement l’œuvre de chrétiens. Si en revanche on entend par là des arabophones, à l’évidence ce sont bien eux qui, de par leur connaissance de la langue de départ, ont rendu possibles les traductions tolédanes.
3) De façon plus décisive, les Arabes ont été cause formelle. L’Aristote que l’on traduit de l’arabe, même s’il ne constitue qu’une petite partie du corpus fait signe vers plus que lui-même. Au-delà d’Aristote, le philosophe de Stagire et de ses œuvres, il y a en effet « Aristote », dont le nom sert de pavillon pour toute une tendance bien plus vaste. C’est d’abord , quant au contenu de ce qui entra en Europe, tout un ensemble d’œuvres dues à des philosophes arabes qui étaient en effet aristotéliciens : un peu de Kindi et de Farabi, beaucoup d’Avicenne, plus tard à peu près tout d’Averroès.
Mais il y a plus : la place centrale accordée à Aristote est-elle aussi un fait arabe, plus précisément andalou. La renaissance aristotélicienne a bien commencé en Occident mais pas en terre chrétienne. Elle commence dans l’Andalousie sous domination islamique. L’aristotélisme comme fidélité à Aristote, à un Aristote « pur » ou supposé tel, est une spécialité de la région. Le premier philosophe que nous connaissions suffisamment et que l’on puisse considérer comme « aristotélicien » est Ibn Bâjja (1085-1138).
Ibn Bâjja a commenté les œuvres logiques de Farabi, mais il ignore Avicenne qui est pourtant plus récent. Nous ne savons pas pourquoi. Il est possible qu’il ait choisi délibérément de n’en pas tenir compte, de « l’ignorer » si l’on veut. Mais il est tout à fait possible que l’œuvre d’Avicenne ne soit pas encore parvenue en Andalousie à l’époque où il vivait. Ainsi, l’historien des sciences Sâ’id al-Andalusî (†1070) dans son livre Génération des nations (Tabaqât al-umam), qui date de 1068, ne mentionne pas une seule fois Avicenne. On peut peut-être faire une conjecture sur la date d’entrée d’Avicenne en Andalousie. Le poète et apologète juif Jehuda Halévi (1075-1141), dans son Kuzari (1140), donne à deux reprises un exposé des thèses fondamentales de la philosophie. Au livre I, le modèle est Ibn Bâjja ; mais au livre V, c’est e système d’Avicenne qui est résumé. Il se peut donc que Halévi ait pris connaissance d’Avicenne alors qu’il était déjà engagé dans la rédaction de son chef d’œuvre, ce qui indiquerait que l’œuvre d’Avicenne a commencé à se diffuser en Andalousie dans les années 30 du XIIe siècle.
Même après la réception de l’œuvre d’Avicenne dans l’Occident musulman, on peut en tout cas y sentir la persistance d’une sorte de réserve envers celle-ci. Certes le premier aristotélicien juif, Abraham Ibn Daoud, l’auteur de la «Foi sublime » (Emunah Ramah) est avicénien. Mais Maïmonide dans sa lettre à son traducteur, Ibn Tibbon, ne place Avicenne qu’au second rang derrière Farabi. Quant à Averroès, il attribue à l’influence d’Avicenne la corruption de la philosophie aristotélicienne qu’il entend restituer à sa pureté.
4) Les Arabes ont surtout, selon Rémi Brague, rempli un autre rôle pour lequel il lui faut remplacer la quatrième des causes aristotéliciennes, la cause finale, par une autre venue de Sénèque : la cause exemplaire. La transmission du savoir ne se fait pas d’une façon purement hydraulique. Il nécessite un besoin, une demande. Or, ce besoin est formulé avant même que l’on ne songe à le combler en empruntant au monde arabe. Un tel besoin est plus vaste, et englobe tout un mode de vie. Abélard, dans son Dialogue entre un philosophe, un Juif et un chrétien (probablement rédigé entre 1136 et 1140), met en scène un philosophe. Ce personnage anonyme est présenté comme un descendant d’Ismaël, et comme circoncis. Il s’agit donc indubitablement d’un musulman. Il est remarquable que celui-ci cherche une éthique purement « laïque », un bonheur purement « philosophique ». Il n’est pas exclu qu’Abélard ait construit ce modèle à partir des ragots sur Ibn Bâjja qui lui seraient parvenus alors qu’il se trouvait à Cluny, abbaye qui entretenait des contacts suivis avec l’Espagne. C’est-à-dire, paradoxalement, à partir d’un modèle qui existait déjà sur le point de s’effacer dans le monde musulman qui l’avait vu naître.
Toujours est-il que le portrait du philosophe, comme type humain, précède ainsi de plusieurs dizaines d’années ses réalisations. Peu importe que celles-ci soient réelles, oniriques chez certains aristotéliciens radicaux de la Faculté des Arts de la Sorbonne du XIIIe siècle, oui cauchemardesques, chez les censeurs ecclésiastiques. Le modèle ne quittera pas l’Europe et ne cessera pas de le hanter. Quand l’Europe fera appel à l’arabisme, elle savait déjà ce qu’elle cherchait.
 
 
 
1 Voir par exemple D. Franck, Chair et Corps. Sur la phénoménologie de Husserl, Paris, Minuit, 1981.
2 Il en est encore pour René Char (Feuillets d’Hypnos -16 : « L'intelligence avec l'ange, notre principal souci.
(Ange, ce qui à l'intérieur de l'homme, tient à l'écart du compromis religieux, la parole du plus haut silence, la signification qui ne s'évalue pas. Accordeur de poumons qui dore les grappes vitaminées de l'impossible. Connaît le sang, ignore le céleste. Ange : la bougie qui se penche au nord du cœur) ».
3 Voir Platon, Parménide, 135 c 2 ; Aristote, Métaphysique, G, 4, 1006 b 8.
4 Voir Thomas d’Aquin qui admet une locutio, mais directe, non sonore, ST , Ia, q. 1017, a.1, ad.1 m.
5 Voir Aristote, Ethique à Nicomaque, IX, 9, 1169 b 33-34 et le commentaire de Thomas d’Aquin à l’endroit, IX, x, § 1896, p. 496 a.
6 Morabia, GIM ; sur les philosophes, voir p. 106, 321 (Farabi), 312 (« Frères sincères »).
7 J.L. Kraemer, « The Jihâd of the Falâsifa”, Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 10 (1987), p. 288-324.
8 Halévi, K, I, § 3, p. 6, 9-10.
9 Averroès, TT, XVII, 17, p. 527, 11 ; trad. Van den Bergh, p. 322.
10 Voir Urvoy, AAIM, p. 146.
11 K. Popper, La Société ouverte et ses ennemis, trad. franç. J. Bernard et Ph. Monod, Paris, Seuil, 1979.
12 Farabi, Fusûl muntaza’a, éd. F. M. Najjar, Beyrouth, Dâr el-Machreq, 1971, § 59, p. 66; ibid.,§ 79, p. 85.
13 Farabi, Kitâb al-Mila, éd. Mahdi, Beyrouth, Dâr el-Machreq, 1971, § 7, p. 48, 10.
14 Farabi, Fusûl muntaza’a, § 67, p. 76-77.
15 Farabi,, CV, VI, 18, § 1-3, p. 286-290.
16T.-A. Druart, « Le sommaire du livre des « Lois » de Platon (…) par Abu Nasr ai-Farabi. Edition critique et introduction », Bulletin d‘Etudes orientales, 50 (1998), p. 109-155, voir en particulier p. 126.
17 Farabi, TS, § 47, p. 168, 3-5, trad. Mahdi, p. 36.
18 Ibid, p. 168, 7-8 ; trad. Mahdi, p. 36. L’idée rappelle la République de Platon, mais annonce aussi le concept de « prêtre » de Condorcet dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1794).
19 Farabi, TS, § 48, p. 170 ; leçon de Mahdi, voir p. 155.
20 Farabi, TS, § 52, p. 176-177 ; trad. Mahdi, p. 40-41. J.L. Kraemer emploie l’adjectif « totalitaire », loc. cit., p. 304.
21 Coran II, 256.
22 Avicenne, SM, X, 5, p. 453, 2-454.
23Ibid., p. 453, 2-5.
24 Ibid., p. 453, 6-9.
25Ibid., p. 453, 17 et 19.
26 Ibid., X, 4, p.450, 16 puis 447, 5.
27 Voir Morabia, GIM, p. 237-238, p. 246 (Ibn Taymiiyya); pour une position semblable du problème, voir par exemple Thomas d’Aquin, ST, Ha Hae, q. 10.
28 Averroès, Commentaire sur l’Éthique à Nicomaque, V (10, 1137 b) [latin], éd. Juntes, Venise, 1552, vol. 3, fol. 39 b.
29 Aristote, Éthique à Nicomaque, V, x (14), 1137 b 27-29.
30 Averroès Commentary on Platon Republic, éd. Lerner, Ithaca/ Londres, Cornell University Press, 1974.
31 Averroès, CR, I, vii-viii, p. 25-27/118.
32 Ibid, I, vii, 11, p. 26, 14-18.
33 Coran II, 154 ; III, 146, 167, 169, etc.
34 Voir Averroès, CR, I, vii, 9, p. 26, 9.
35 Averroès, CR, I, vii, 10, p. 26, 14-15.
36 Ibid, I, xxvii, 3-xxix, 3, p. 60/173-175.
37 Voir Morabia, GIM, p. 18-19.
38 Voir M. Rodinson ; Mahomet, Paris, Seuil, 1994, p. 226.
39 Voir Maïmonide, G, I, 31, p.44, 29-45, 36 ; trad. Munk, p.107-109.
40 Aristote, Politique, VII, 14, 1333 b 38-1334 a 2.
41 Morabia, GIM, p. 175.
42 Averroès, Grand Commentaire de la Métaphysique, III, C 3, c,, p. 313, Bouyges.
43 Morabia, GIM, p. 297.
44 Avicenne, SM, I, 8, p. 53, 13-15.
45 Voir Averroès, CR, I, xvii, 8,p. 38, 16-17.
46 Voir L. Strauss,  “The Law of Reason in the Kuzari” (1943) dans Persecution and the Art of Writing, p. 117.
47 Voir C. Moatti, La Raison de Rome. Naissance de l’esprit critique à la fin de la République, Paris, Seuil, 1997, p. 57-95.
48 Gutas, GTAC, et d’Ancona Costa, CS.
49 Voir Gutas, GTAC, p. 151 s.
50 Voir la synthèse de M. Lombard, L’Islam dans sa première grandeur (VIIIe-XIe siècle), Flammarion, 1971.
51 Voir Gutas, GTAC, p.36-45.
52Bien qu'inspirée par la méthode de raisonnement rationaliste de la philosophie antique, le kalâm s'en différencie sur plusieurs points, en particulier la nature de Dieu et celle de l'âme.
Ainsi, Aristote cherche à démontrer l'Unité de Dieu, mais il considère qu'il ne peut être le créateur de l'univers. La connaissance de Dieu n'est alors qu'une extension de la connaissance de l'univers et par conséquent elle n'a nul besoin d'être le fruit d'une révélation ou prophétie. Elle peut-être le fruit de la seule raison et de la seule connaissance. Or cela est contraire aux enseignements du Coran, qui insiste sur l'idée de révélation de dieu aux hommes. Les philosophes péripatéticiens de la Grèce antique pensaient que l'âme était seulement une aptitude et une capacité naturelle, qui pouvait atteindre d'une façon passive la perfection. Cette capacité pouvait, à force de vertu et par la connaissance, être qualifiée pour une union avec l'intellect et ensuite seulement être unie à Dieu. Pour admettre cette théorie il est nécessaire de nier l'immortalité de l'âme. Ce point choque naturellement les Mutakallimins.
53 Voir Ibid, p. 61 s.
54 Voir H. Lazarus-Yafeh, Interwined Worlds.
55 Voir survol commode dans A. Djebbat, Une histoire de la science arabe. Entretiens avec J. Rosmorduc, Paris,Seuil, 2001.
56 Voir I. Goldziher, Études de la tradition islamique, trad. L. Bercher, Paris, Maisonneuve, 1952, p. 18.
57 Les sabiens ou sabéens semblent être un groupe religieux baptistemonothéiste antérieur à la conquête musulmane du Proche-Orient. Ils font l'objet de recherches récentes, en particulier pour éclairer les rapports de l'islam avec les sectes judéo-chrétiennes araméennes et syriaques au début de son existence, mais aussi pour éclaircir la naissance des « mouvement de Jésus » (les Nazôréens ou Nazaréens) et de Jean le Baptiste.
58 Le nestorianisme trouve son origine dans une controverse entre le patriarche de Constantinople, Nestorius et celui d'AlexandrieCyrille. Ce dernier chercha et obtint le soutien de Rome. Le concile d'Éphèse de 431 condamne les thèses de Nestorius, qui perd la même année le patriarcat de Constantinople et finit exilé.
59 Voir M. Tardieu, « Sabiens coraniques et sabiens de Harran », Journal Asiatique, 274 (1986), p. 1-44.
60 Voir Gutas, GTAC, p. 139.
61 Gutas, GTAC, p. 85 s.
62 Hérodote, II, 53, et Platon, Critias, 113 a.
63 Voir par exemple, « Theologie d’Aristote », VI 53 dansA. Badawi, Plotinus apud arabes, p. 80.
64 Voir Gutas, GTAC, p. 125.
65 La scolastique désigne l’enseignement dispensé au Moye Âge dans les écoles monastiques, dans les Universités, dans toutes les écoles placées sous la juridiction de l’Église. Aristote servait de référence au même titre que la Bible.
La scolastique comporte plusieurs formes : la lectio de textes, les commentaires, la quaestio, la disputatio ou question disputée, les questions quodlibétales et les sommes.
La lectio consiste à expliquer les textes fondamentaux de l'enseignement (la Bible, Pierre Lombard, Aristote plus tard, etc.) quasiment mot à mot. Le texte est divisé en ses diverses parties, puis commenté dans le détail ; enfin les problèmes qu'il pose sont examinés. Les commentaires sont destinés à faire comprendre des œuvres (de nature religieuse, philosophique, scientifique) considérées comme fondamentales. Elle permet de résoudre un problème selon un schéma rigoureusement réglé, des problèmes de théologie ou de philosophie.
La quaestio apparaît au début du xiie siècle. La technique en est parfaitement mise au point au xiiie siècle. La quaestio est le fait du maître seul. Quand y sont mêlés d'autres acteurs, elle prend la forme de la disputatio, soumise à des règlements universitaires précis.
La disputatio représente une compétition, une joute verbale entre deux docteurs et leurs étudiants sur un sujet de théologie, de philosophie ou de droit. À Paris, elle se déroule sur la place de la Sorbonne, ou sur tout autre lieu circulaire, devant des spectateurs qui ont été avertis de la joute oratoire par des « placards », affichés entre autres sur la porte des églises. Le déroulement de ces joutes est très strict, et parfaitement codifié. Une somme est le résumé systématique d'un ensemble doctrinal, résumé qui peut être fort long.
C'est sur l'aspect formaliste de la disputatio que se concentrera la critique rationaliste et moderne de la scolastique. Sa méthode est en effet une pure spéculation intellectuelle, fondée exclusivement sur le commentaire de textes ou le commentaire de commentaires, s'interdisant tout regard direct sur le réel. Cette logique formelle ne peut se prévaloir d’aucune validité en ce qui concerne la compréhension et l’extension d’un prédicat. C’est l’attitude que Platon a combattue chez les sophistes.
66 Pour l’hypothèse, voir J. W. Thomson , Introduction of Arabie Science into Lorraine in the Tenth Century”, Isis, 12 (1929), p. 188-190.
67 Voir M.-T. d’Alverny, « Les traductions à deux interprètes, d’arabe en langue vernaculaire, et de langue vernaculaire en latin », dans Traductions et traducteurs, p. 193-201.
68 Nom donné aux chrétiens vivant sur le territoire connu comme Al-Andalus, sur le sud de la péninsule ibérique. Les mozarabes avaient dans la société arabe le statut de dhimmiqu’ils partageaient avec les juifs – comme non-croyants à l’islam et dans les faits leur culture, organisation politique et leur pratique religieuse étaient tolérées avec une certaine protection légale. Cependant ils versaient un impôt decapitation, la djizya, en compensation de la zakat, aumône aux pauvres obligatoire et un des piliers de l'islam.
69 Dynastie berbère qui se substitua à celle des Almoravides et régna sur l'Afrique septentrionale et la moitié de l'Espagne de 1147 à 1269.
 

Date de création : 14/06/2014 @ 09:23
Dernière modification : 14/06/2014 @ 10:15
Catégorie : Philosophies médiévales
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