PHILOSOPHIES MÉDIÉVALES
PRÉSENTATION
Pour la défense des études médiévales, Rémi Brague, actuel professeur de philosophie médiévale à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne et simultanément à la LMU de Munich, est particulièrement bien placé.
Il a d’abord fait sa thèse sur des penseurs de la Grèce classique, les plus célèbres, Platon et Aristote. Il aurait pu exercer un enseignement sur ces bases si son violon d’Ingres ne l’avait encouragé à aborder un autre domaine. Étudiant « en son jardin secret » [ce sont ses propres termes] l’hébreu, puis l’arabe, il fut séduit par le Moyen Âge et les riches enseignements qu’il pouvait en tirer. Enseignant alors les philosophies médiévales et, leur consacrant un premier ouvrage intitulé « Au moyen du Moyen Âge, en chrétienté, judaïsme, et islam » (2008), il est devenu un éminent médiéviste. L’histoire de la philosophie médiévale, comme l’histoire en général, c’est selon ses propres termes, s’assigner à « remplacer un rapport naïf au passé par un rapport réfléchi. Elle implique l’intention de tordre le cou aux légendes ». Or, il se trouve que le Moyen Âge en abonde, de sorte que l’historien devra les attaquer de front. La représentation d’un Moyen Âge suppose une période brillante que serait venue interrompre une période d’obscurité, les « âges sombres », les « ténèbres ». Cette période qui concerne l’Europe, et elle seule, se serait opportunément close pour renouer avec la clarté initiale. Ce faisant, on aurait enjambé un âge que l’on nous enseigne généralement comme vide et qu’il suffit de définir par sa place intermédiaire, le « Moyen Âge ». La Renaissance devait donc nommer la fin de l’obscurité médiévale.
Suivons les écrits de Rémi brague au sujet des légendes
– Le noir…
Une légende venue de la Renaissance, puis des Lumières (Turgot et Condorcet), et prolongée dans un certain positivisme (Auguste Comte) voit dans le Moyen Âge un âge de ténèbres. Il finit de nos jours, en lieu commun pour mass media promptes à rappeler que « nous ne sommes plus au Moyen Âge enfin ! » ou à stigmatiser la résurgence, « en plein XXIe siècle, d’une barbarie toute médiévale ». – …et le doré
Une légende inverse voit dans le Moyen Âge un âge d’or. Elle constitue d’ailleurs une réponse à la première légende, et une réaction à celle-ci. Cette contre-image idéalisée se forme en gros à partir du Romantisme allemand et atteint son sommet avec la Restauration. Novalis, dans un essai de 1799, mais publié et lu dans le contexte de la Restauration (1826) identifie l’Europe et la chrétienté. Les romantismes européens suivent et lancent une véritable mode médiévale. Les exemples sont nombreux en littérature (notamment Ivanhoé de Walter Scott en 1819, Notre-Dame de Paris de Victor-Hugo en 1831) mais le chef d’œuvre appartient, selon Rémi Brague, à un citoyen qui n’a pas connu le Moyen Âge, l’historien et autobiographe américain Henry Adams : Mont Saint Michel and Chartres (1904). Sous la forme d’un récit de voyage et d’un guide pour un parcours peut-être initiatique à travers les chefs d’œuvre de l’architecture, Adams tente d’approcher le mystère de la Vierge, qui symbolise le monde médiéval comme la dynamo le XIXe siècle. Le féminin est le principe de la société médiévale, dans laquelle l’amour est loi, au-delà de la loi. L’histoire de la philosophie elle aussi est marquée par le rêve d’un âge d’or. Il n’est pas absent du néothomisme, qui a le vent en poupe pendant le XIXe siècle, et plus que jamais après l’encyclique Aeterni Patris[1] (1879). Au Moyen Âge, la pensée aurait miraculeusement coïncidé avec son objet et, avec saint Thomas d’Aquin, atteint la vérité, sinon dans la totalité de son contenu, du moins quant à la bonne méthode pour y parvenir. Mais cette apogée fut de courte durée. La pensée connut en effet une chute, un « péché originel », dont la responsabilité incombe au scotisme[2], puis au « nominalisme[3]». Elle n’aurait fait ensuite que décliner de décadence en décadence, en une pente accélérée, tombant de l’idéalisme[4] au subjectivisme[5], puis au nihilisme[6], etc. Crever les baudruches
Étudier la philosophie médiévale, « c’est ainsi dégonfler bien des baudruches et rétablir des vérités oubliées ».
– 1) Contre la première légende, celle d’un âge des ténèbres, Rémi Brague montrera qu’on n’a, au Moyen Âge, jamais cessé de penser, qu’on y a même beaucoup pensé, qu’on y a déployé des concepts d’une extrême finesse. La philosophie, entend-on dire, y était inséparable de la théologie. Mais en est-elle pour autant la servante ? Une étude plus précise montre que le rapport entre les deux disciplines est bien plus nuancé. Un seul exemple, mais il est massif : saint Thomas d’Aquin, au début de sa Somme théologique, ne se demande pas s’il est légitime de faire de la philosophie. Tout au contraire, il se pose la question de savoir s’il y a besoin d’une science qui vienne s’ajouter à la philosophie – il s’agit en l’occurrence, bien sûr, de la théologie. La philosophie est supposée indispensable. Qui plus est, c’est devant son tribunal que la théologie est convoquée, et qu’elle doit se justifier. – 2) Contre la seconde légende, celle d’un âge d’or, et d’une décadence qui l’aurait suivi, on montrera comment la pensée médiévale n’échappe pas aux phénomènes qui marquent la pensée en général. Le passage d’un penseur à l’autre provient d’une dynamique interne aux œuvres et aux problèmes. Le mouvement qui anime l’histoire de la philosophie n’est ni un progrès ni une chute, mais la recherche constante à des problèmes méthodiquement abordés et débordés, constamment reposés et précisés. Toutefois, il ne suffit pas de rappeler qu’une discipline permet de corriger des erreurs communes pour prouver qu’elle est digne d’intérêt, et donc pour en légitimer l’exercice. Car enfin, on peut vivre avec des erreurs. Certaines sont même inévitables, comme celle qui, des siècles après Copernic, nous fait voir le soleil se lever et se coucher. Et de toute façon ces erreurs, comme leur correction, n’affectent que les spécialistes et leur cercle étroit.
[1] Æterni Patris est une encyclique du pape Léon XIII sur la 'Philosophie chrétienne'. Elle a pour but de promouvoir l'étude de la philosophie. [2] La philosophie scotiste est très complexe. Duns Scot oppose à la doctrine thomiste de l'analogie de l'être sa propre doctrine de l'univocité : le concept d'étant se dit de la même manière pour tout ce qui est, y compris Dieu. La différence entre Dieu et les créatures n'est pas une différence d'être comme chez Thomas d'Aquin ou Maître Eckhart, elle tient à ce que Dieu est infini et la créature finie, sur un même plan ontologique. D'autre part, Duns Scot élabore une métaphysique de la singularité basée sur le concept d'individuation. [4] Le propre de l'idéalisme est de ne pas admettre que la réalité externe soit la cause de nos représentations, soit qu'il nie cette réalité externe (immatérialisme), soit qu'il en nie l'indépendance par rapport à l'esprit (Kant), soit qu'il affirme que sa cause est l'Idée (Platon). [5] Le subjectivisme est le principe philosophique que «notre propre activité mentale est le seul fait incontestable de notre expérience». Le succès de cette position est historiquement attribué à Descartes et son doute méthodique . Le subjectivisme accorde la primauté à l'expérience subjective comme fondamentale de toutes les mesures et le droit. [6]Le nihilisme est un point de vue philosophique d'après lequel le monde (et plus particulièrement l'existence humaine) est dénué de tout sens, de tout but, de toute vérité compréhensible ou encore de toutes valeurs. Cette notion est applicable à différents contextes : histoire, politique, littérature et philosophie.
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