LA LIBERTÉ DANS LA CIVILISATION EUROPÉENNE
Les générations qui auront encore à connaître de la Constitution européenne doivent être informées des conditions dans lesquelles les origines judéo-chrétiennes de lacivilisation européenne qui devaient y être évoquées, ont été repoussées par un certain nombre de rédacteurs dont les représentants français. Aveuglés par un laïcisme militant, ils nont pas su discerner que cette notion judéo-chrétienne« pouvait être posée, ainsi que Rosenzweig lavait vu de longue date, comme surgissant, dans léconomie de lêtre, au niveau même où surgit lapensée philosophique ». Sagissant pour la France de son approbation par un voteréférendaire, la présence de cette notion dans la Constitution risquait, selon eux daccroître les partisans du non ; les nonistes, malheureusement, nont pas eu besoin de cela pour se retrouver majoritaires. Toujours est-il que ce non-dit a entraîné de nombreuses réactions. Jean-Paul II, précisément, plus en fonction de ses convictions philosophiques quau regard de son statut de chef de lEglise catholique, na pas manqué de faire part de son indignation à plusieurs chefs dEtats. Il y a, en effet, dans cette occultation, plus quun reniement si lon est vraiment conscient que le leit-motiv judéo-chrétien est totalement centré sur la LIBERTÉ, et que les généreuses résistances aux atteintes qui lui ont été portées par le marxisme dabord, puis par lhitlérisme, se sont trouvées ipso facto comme frappées de négationisme. Ces oublieux rédacteurs ont fait preuve dune inconscience coupable. La parole dEmmanuel Lévinas qui suit1, peut, mieux que toute autre, la leur faire mesurer : « Au lendemain des exterminations hitlériennes qui ont pu se produire dans une Europe évangélisée depuis plus de quinze siècles, le judaïsme se tourna vers ses textes antiques. Cest le christianisme qui lavait jusqualors habitué en Occident, à considérer ces sources comme taries ou submergées par des eaux plus vives. Se retrouver juif après les massacres nazis, signifiait donc prendre à nouveau position à légard du christianisme, sur un autre plan. Mais le retour aux sources sordonna aussitôt à un thème plus haut et moins polémique. Lexpérience hitlérienne a été pour bien des juifs le contact des personnes chrétiennes qui leur ont apporté tout leur cur, cest-à-dire ont risqué tout pour eux. Devant la montée du tiers monde, ce souvenir demeure précieux.Non pas pour se complaire dans les émotions quil suscite. Mais il nous rappelle un long voisinage à travers lhistoire, lexistence dun langagecommunet duneaction où nos destins antagonistes se révèlent complémentaires ». Le leit-motiv judéo-chrétien de la LIBERTÉ2 Les libertés politiques népuisent pas le contenu de lesprit de LIBERTÉ qui, pour la civilisation européenne, signifie une conception de la destinée humaine. Elle est un sentiment de la LIBERTÉ absolue de lhomme vis-à-vis du monde et despossibilités qui sollicitent son action. Lhomme se renouvelle éternellement devant lUnivers. A parler absolument, il na pas dhistoire. Car lhistoire est la limitation la plus profonde, la limitation fondamentale. Le temps, condition de lexistence humaine, est surtout condition de lirréparable. Le fait accompli, emporté par un présent qui fuit, échappe à jamais à lemprise de lhomme, mais pèse sur son destin. Derrière la mélancolie de léternel écoulement des choses, de lillusoire présent dHéraclite, il y a la tragédie de linamovibilitédun passé ineffaçable qui condamne linitiative à nêtre quune continuation. La vraie LIBERTÉ, le vrai commencement exigerait un vrai présent qui, toujours à lapogée dune destinée, le recommence éternellement. Le judaïsme apporte ce message magnifique. Le remords expression douloureuse de limpuissance radicale de réparer lirréparable annonce le repentir générateur du pardon qui répare. Lhomme trouve dans le présent de quoi modifier, de quoi effacer le passé. Le temps perd son irréversibilité même. Il saffaisse énervé aux pieds de lhomme comme une bête blessée. Et il le LIBÈRE. Le sentiment cuisant de limpuissance naturelle de lhomme devant le temps fait tout le tragique de la Moïra3 grecque, toute lacuité de lidée du péché et toute la grandeur de la révolte du Christianisme. Aux Atrides4qui se débattent souslétreinte dun passé, étranger et brutal comme une malédiction, le Christianismeoppose un drame mystique. La Croix affranchit ; et par lEucharistie qui triomphedu temps cet affranchissement est de chaque jour. Le salut que le Christianismeveut apporter vaut par la promesse de recommencer le définitif que lécoulementdes instants accomplit, de dépasser la contradiction absolue dun passésubordonné au présent, dun passé toujours en cause, toujours remis en question. Par là, il proclame la LIBERTÉ, par là il la rend possible dans toute sa plénitude. Non seulement le choix de la destinée est LIBRE. Le choix accompli ne devient pas une chaîne. Lhomme conserve la possibilité surnaturelle, certes, mais saisissable, mais concrète de résilier le contrat par lequel il sest LIBREMENT engagé. Il peut recouvrer à chaque instant sa nudité des premiers jours de la création. La reconquête nest pas facile. Elle peut échouer. Elle nest pas leffet du capricieux décret dune volonté placée dans un monde arbitraire. Mais la profondeur de leffort exigé ne mesure que la gravité de lobstacle et souligne loriginalité delordre nouveau promis et réalisé qui triomphe en déchirant les couches profondes de lexistence naturelle Cette LIBERTÉ infinie à légard de tout attachement, par laquelle, en somme, aucun attachement nest définitif, est à la base de la notion chrétienne de lâme. Tout en demeurant la réalité suprêmement concrète, exprimant le fond dernier de lindividu, elle a laustère pureté dun souffle transcendant. A travers les vicissitudes de lhistoire réelle du monde, le pouvoir du renouvellement donne à lâme comme une nature nouménale, à labri des atteintes dun monde où cependant lhomme concret est installé. Le paradoxe nest quapparent. Ledétachement de lâme nest pas une abstraction, mais un pouvoir concret et positif de se détacher, de sabstraire. La dignité égale de toutes les âmes, indépendamment de la condition matérielle ou sociale des personnes, ne découle pas dune théorie qui affirmerait sous les différences individuelles une analogie de « constitution psychologique ». Elle est due au pouvoir donné à lâme de se LIBÉRER de ce qui a été, de tout ce qui la liée, de tout ce qui la engagée pour retrouver sa virginité première. Si le LIBÉRALISME des derniers siècles escamote laspect dramatique de cette libération il en conserve un élément essentiel sous forme de LIBERTÉ souveraine de la raison. Toute la pensée philosophique et politique des temps modernes tend à placer lesprit humain sur un plan supérieur au réel, creuse un abîme entre lhomme et le monde. Rendant impossible lapplication des catégories du monde physique à la spiritualité de la raison, elle met le fond dernier de lesprit en dehors du monde brutal et de lhistoire implacable de lexistence concrète. Elle substitue, au monde aveugle du sens commun, le monde reconstruit par la philosophie idéaliste, baigné de raison et soumis à la raison. A la place de la libération par la grâce, il y a lautonomie, mais le leit-motiv judéo-chrétien de la LIBERTÉ la pénètre. Les écrivains français du XVIIIème siècle, précurseurs de lidéologie démocratique et de la Déclaration des droits de lhomme, ont, malgré leur matérialisme, avoué le sentiment dune raison exorcisant la matière physique, psychologique et sociale. La lumière de la raison suffit pour chasser les ombres de lirrationnel. Que reste-t-il du matérialisme quand la matière est toute pénétrée de raison ?Lhomme du monde LIBÉRALISTE ne choisit-il pas son destin sous le poids dune Histoire. Il ne connaît pas ses possibilités comme des pouvoirs inquiets qui bouillonnent en lui, et qui déjà lorientent vers une voie déterminée. Elles ne sont pour lui que possibilités logiques soffrant à une sereine raison qui choisit en gardant éternellement ses distances. 1 Avant-Propos de , Albin Michel, édit. 1963 et 1976.Difficile liberté 2 Chapitre I de Quelques réflexions sur la philosophie de lhitlérisme dE. Lévinas, pp. 8 à 13. Cetouvrage a été réédité en août 1997 par Rivages poche ; il comporte un essai dAbensour qui a pu être reproduit sur le site (espacethique) à la rubrique « Outils pédagogiques »-Textes en ligne. 3 Myth. Grecque : Le Destin. Nest pas une divinité anthropomorphique mais une Loi, inconnue et incompréhensible. Fille de Nyx et dErèbe, sortie du chaos, elle en a laveuglement. Au-dessus de la volonté des dieux, elle symbolise un destin impersonnel et inflexible. A Delphes, on vénérait deux Moïrai. 4 Descendants dAtrée, tels Agamemnon et Ménélas. Lassassinat, le parricide, ladultère et lincesteleur ont donné une tragique célébrité.
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