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L'art et la science - L'ordre caché de l'art 3



L’ORDRE CACHÉ DE L’ART (3)
 
 
 
SOMMAIRE
 
 
IV/ L’ENVELOPPEMENT DE L’ESPACE PICTURAL
L’absence de schèmes traditionnels dans l’art moderne n’altère pas sa cohérence profonde
L’illusion d’extériorité conférée au réalisme traditionnel par ces jeux conventionnels (schèmes) a été révélée par Gombrich dans les années 1970
La « correspondance » de l'art avec la réalité a souvent exigé une grande part de compromis arbi­traire entre plusieurs conventions conflictuelles
La couleur libre des Impressionnistes
La combinaison des couleurs arbitraires des Fauves
Les distorsions signifiantes de Cézanne
La grande différence entre le réalisme traditionnel et l'art moderne, c'est que les schèmes traditionnels étaient malléables et « ouverts »
Par où a commencé ce cercle vicieux qui joue dans l’œuvre d’art moderne ?
L’irrationnalité délibérée des distorsions cubistes de Picasso
La qualité quasi mystique d’unebonnepartiedel'artmoderne
 
V/ L’ABSTRACTION
Le haut niveau d’abstraction de l’art et de la science modernes
Notre art abstrait présente un court-circuit dramatique
L'humanité trouva son premier art abstrait avec l'art néolithique
Il est manifeste que cette fantasmatique néolithique de la nature eut un pouvoir tenace
La contemplation de la nature favorise un retrait libidinal par rapport à la réalité concrète
Un même phénomène de dédifférenciation s’étend de la science à l’art moderne
Un concept abstrait, s'il est doué d'une puissance réelle, présente la même vacuité pleine
 II y a des siècles, en fait, que l'art a commencé à fuir la réalité concrète
L'objet qui présente pour nous la plus grande importance libidinale est d’évidence un autre être humain
 
VI/ L’EXERCICE DE LA SPONTANÉITÉ PAR LA MÉDIATION DE L’INTELLECT
Aujourd’hui, l’artiste s’implique dans la réalité objective pour atteindre son propre soi
Le conflit de la forme et de la couleur
 
 
IV/ L’ENVELOPPEMENT DE L’ESPACE PICTURAL
 
L’absence de schèmes traditionnels dans l’art moderne n’altère pas sa cohérence profonde
 
Prendre un plaisir plus intellectuel à l’art n’est pas forcément en attendre un sens littéraire précis. L’essentiel de la communication se place à un niveau psychique plus profond, au lieu même de la conversation de l’artiste avec son œuvre, au lieu du scanning inconscient et de l’intégration, qu’un examen intellectuel trouverait facilement chaotique et dépourvu de sens. 
Force est de reconnaître que l’absence de contenu intellectuel dans l’art moderne est une anomalie. La disruption périodique de sa surface rationnelle a empêché l’émergence de schèmes » (Gombrich) traditionnels susceptibles d’extension et de raffinement progressifs. Le caractère révolutionnaire de l’art moderne tient aussi à cette destruction de ses propres enfants qu’ont opérée ses bouleversements périodiques. Les styles naissants et les idées autofécondantes se virent abandonnés dès leur apparition. Ces attaques périodiques de l’art contre sa propre imagerie ont un caractère presque pathologique et schizoïde. Mais sa cohérence profonde, enfouie, compense la lacération de la surface rationnelle et le protège d’une affection vraiment pathologique.
 
L’illusion d’extériorité conférée au réalisme traditionnel par ces jeux conventionnels (schèmes) a été révélée par Gombrich dans les années 1970
 
Le réalisme traditionnel était plus sain. Dans L’Art et l’illusion[1], Gombrich a montré comment le développement du réalisme traditionnel avait préservé une continuité ininterrompue pendant des siècles. Celui-ci reposait en effet sur la création de « schèmes » conventionnels qu'une puissanteillusionartistique[Ehrenzweigapuparlerdel'illu­sion d’  « extériorité » qu'offrait le réalisme[2]] faisait accepter comme des descriptions précises de la réalité. C'est le grand mérite de Gombrich que d'avoir finalement rompu cette illusion d' « extériorité » qui avait investi d'une validité objective les schèmes conventionnels du réalisme occiden­tal. (On peut se demander si Wittgenstein aurait cherché à donner une validité objective à la structure logique du langage, s'il n'avait pas admis – non sans naïveté – que les éléments d'un tableau ont la structure objective désirée, qu'ils n'ont évidemment pas.) Selon Gombrich, la cohérence d'un tableau repose sur des schèmes entièrement conventionnels que l'artiste a appris à lire comme s'ils étaient aussi objectifs et réels (réalistes) que la réalité elle-même. Com­poser un tableau réaliste revenait donc à jouer un jeu en observant des conventions qui se modifiaient constamment comme le font les règles d'un jeu. Si Wittgenstein avait connu les idées de Gombrich, il aurait pu faire la synthèse de sa première « théorie picturale » du langage logique avec sa dernière théorie du langage, la  « théorie du jeu ». Il n'y a rien d'autre dans l'objectivité des images, qu’il s'agisse des arts visuels ou du langage, quel’assimilation de règles modifiables et l'apprentissage du jeu qui s'y conforme.
L'histoire de l'art réaliste occidental nous offre un tableau particulièrement net des modifications successives de ces règles du jeu. Gombrich évoque la guerre que mena Constable[3] contre un schème vénérable qui représentait la proxi­mité et la distance dans un paysage par de chaudes couleurs dorées au premier plan, et des bleus atmosphériques froids en arrière-plan. Dans un tel schème, la végétation qui occu­pait le premier plan virait forcément au brun doré d'un violon. Une anecdote raconte que Constable plaça un vio­lon sur une tache d'herbe verte pour faire la preuve de la différence de couleur. Le rejet du vieux schème permit à Constable d'introduire la couleur locale du vert aussi bien au premier plan de ses paysages, et d'accomplir ainsi une innovation très audacieuse. On courait alors le risque d'une uniformité fastidieuse de la couleur locale verte et à une perte de la profondeur. Les peintures vert « salade » qu'ont produites depuis les innombrables paysagistes amateurs sont venues le prouver ad nauseara, et Constable en porte une grande responsabilité. Cette anecdote permet à Gombrich de montrer la difficulté que rencontra Constable pour réconcilier la couleur locale avec les gradations conven­tionnelles de ton et de couleur qu'exigeait la représentation de la profondeur.
 
La « correspondance » de l'art avec la réalité a souvent exigé une grande part de compromis arbi­traire entre plusieurs conventions conflictuelles
 
Des deux formes de correspondance, le vieux schème qui représentait la profondeur par une gradation allant des bruns chauds aux bleus froids est peut-être la plus profonde. Il demande au spectateur de balayer le champ total de la couleur tandis que la correspondance de la couleur locale peut facilement devenir, comme le suggère son nom, une comparaison isolée purement locale.
Selon les expériences récentes de Land, la correspon­dance de la couleur dépend de la structure du champ total de vision. Il projeta, par exemple, sur un écran deux diapositives de la même photographie, prises avec des filtres de couleur différente. En les surimposant, il mélan­geait ces deux couleurs selon des proportions différentes à plusieurs endroits de l'image. Si limité qu'il fût, ce registre de lumière colorée pouvait cependant produire un registre spectral de couleurs complet. Selon toute évidence, la distribution de la couleur dans le champ de vision est presque aussi importante pour la correspondance qu'une imitation laborieuse de la couleur, qui procéderait tache après tache. Il suffît d'en prendre pour preuve les Impres­sionnistes et la réussite incroyable de leur révolution de la couleur.
 
La couleur libre des Impressionnistes
 
Celle-ci est syncrétique d'esprit, car aucune correspondance analytique – tache après tache et coup de pinceau après coup de pinceau – ne pourrait faire « cor­respondre » ses couleurs aux perceptions spécifiques. Seule une vision syncrétique globale, fondée sur le scanning inconscient d'interrelations de couleurs complexes, produit la correspondance désirée. Ce maniement totalement libre et spontané de la couleur se cristallise à l'occasion en une nouvelle « palette » impressionniste, nouveau schème conventionnel de couleur qui passa pour aussi réaliste et fidèle à la nature que les autres schèmes réalistes qui l'avaient précédé. Ehrenzweig a rapporté ailleurs que le physicien allemand W. Ostwald[4] avait offert à des artistes avertis des problèmes de la couleur des instruments qui devaient leur permettre une correspondance précise des couleurs locales. Son offre indiscrète rencontra un silence gêné, révélant ainsi le désintérêt de l'artiste pour une analyse  réellement scientifique de la couleur locale. D'un point de vue psychologique, ce qui importe ici est qu'une tra­dition réaliste moribonde ait pu tout aussi bien absorber l'assaut disrupteur féroce du syncrétisme impressionniste dans le domaine de la couleur.
 
La combinaison des couleurs arbitraires des Fauves
 
Cette assimilation connut pourtant, dans l'histoire de l'art moderne, un point de rupture irrévocable : la reprise par les Fauves de l'attaque originelle contre un usage analytique de la couleur, qui tirèrent des résultats probants des combinaisons de couleur les plus arbitraires. Mais leur liberté dégénéra bientôt en un jeu décoratif de couleurs éclatantes. Sir Herbert Read[5] a prouvé, contre les propres propos de Matisse, que ses libres distorsions du trait et de la couleur représentaient véritablement la réalité, telle qu'on la voit en un acte instantané (non analytique) de compréhension totale. R. Arnheim[6] demandait de même qu'on reconnaisse aux distorsions de Picasso le pouvoir de rendre la réalité à un autre niveau de perception.
 
Les distorsions signifiantes de Cézanne
 
Mais la vision svncrétique totale avait rompu toutes les règles conventionnelles. Il n'était plus question de l'intégrer dans la vieille tradition intacte des schèmes. Une analyse rationnelle est ici impossible. Comme l’a souligné Ehrenzweig, il faut croire Cézanne lorsqu'il affirme qu'il avait le sentiment de s'inscrire dans la vieille tradition réaliste, et qu'il avait la nature pour seul guide. En appui à cette croyance, il a tenté de montrer que ses distorsions sont signifiantes, si elles donnent l'impression de faire partie du champ visuel total (indifférencié) plutôt que d'être un point errant de vision focale précise. La vision périphérique qui remplit de très loin la plus grande partie du champ de vision peut facilement distordre les gestalt stables de notre perception ordinaire : c'est ainsi que Cézanne renflait ses pommes, chavirait ses plateaux de tables, et en brisait les bords. Vue sous cet angle, la peinture de Cézanne était réaliste. Mais l'art moderne était déjà dans l'air. Le climat artistique avait changé; il était mûr pour les cycles antitraditionnels de gauchisse­ments et de disruptions constantes qui en ont toujours marqué depuis la progression discontinue.
 
La grande différence entre le réalisme traditionnel et l'art moderne, c'est que les schèmes traditionnels étaient malléables et « ouverts »
 
Ils permettaient l'analyse ration­nelle et satisfaisaient ainsi les exigences du processus secondaire, sans être pour autant rigides et défensifs. Ils étaient susceptibles de distension et de modifications quand la fantasmatique du processus primaire exigeait une croissance spontanée et une invention nouvelles. Le besoin ne se faisait pas sentir d’une disruption. En d’autres termes, on ne connaissait pas encore cette dissociation fatale de la sensibilité qui anéantit les traditions réalistes de la Renaissance et mena à ce conflit de l’intellect et de l’intuition (processus secondaire et processus primaire) qui caractérise l’art moderne. Les schèmes malléables et l’innovation progressive firent place à des maniérismes défensifs et rigides que seule la catastrophe d’une disruption périodique pouvait faire céder.
Si le climat esthétique est favorable, la répétition la moins imaginative, l’imitation et les clichés rigides eux-mêmes ne viennent pas forcément entraver comme des carcans, le jeu de l’imagination. Les traditions artistiques qui contraignent l’artiste à la fois pour le contenu et pour la forme peuvent lui donner plus de liberté que l’hyper-originalité forcée de notre époque. Les icônes byzantines par exemple, sont fixes et de forme et de contenu. On peut voir au Musée byzantin d’Athènes, la même icône répétée à de nombreux exemplaires, qui ont tous l’air d’une copie du précédent.
Et pourtant, quelle différence en puissance ! comme nous en découvrons le schéma de composition, la plus légère déviation n’en devient que plus parlante et plus expressive. Les icônes de Macédoine et de Crête par exemple, manquent de la sérénité classique et distendent parfois la convention presque jusqu’au point de rupture ; la tension interne s’y love en elle-même comme un ressort. Le schéma, cependant, ne connaît jamais de ordrecache3fig1.jpgdisruption véritable. Ehrenzweig déclare avoir appris, non sans surprise, des moines cultivés du mont Athos, qu’ils considéraient le style contorsionné et étiré du Greco comme un prolongement fidèle de cette tradition byzantine, – ce qui éclaire d’un nouveau jour les efforts des historiens de l’art occidentaux pour expliquer ces distorsions exclusivement en termes de maniérisme italien. Nous savons que les peintres hollandais du XVIe siècle ont été, eux aussi, absorbés par les influences maniéristes italiennes. Mais dans leur maturité et dans leur vieillesse, ils se firent « naïfs » et jetèrent aux orties leurs plumes d'emprunt. Le Greco, qui était grec, a certainement commencé par se plier à l'élégance italienne, mais en vieillissant il revint à la spiritualité des icônes crétoises qu'il avait peintes dans sa jeunesse. Les clichés byzantins avaient donc, à leur tour, percé à travers la surface maniériste – nouvel exemple d'un schème ou d'un cliché qui se heurte à un autre cliché tout aussi intraitable – avec un effet créateur (ci-contre « Adoration des bergers »).
L'acceptation générale de schèmes et de clichés contribue sans aucun doute à une communication plus effective. Ceux qui critiquent l'art moderne se réfèrent à la théorie de la communication pour prouver que l'art moderne, faute de tradition et de convention, ne peut pas commu­niquer. C'est peut-être vrai. Mais il y a lieu de penser que le mal de l'art moderne est plus profond. Ehrenzweig a parlé des cercles vicieux qui jouent dans l'œuvre d'art. L'innovation chasse tous les schèmes existants pour permettre un départ radicalement nouveau; lequel est immédiatement soli­difié par un processus secondaire tout aussi vicieux, qui en fait une fois de plus un cliché rigide. Il étouffe à ce titre toute spontanéité ultérieure, rendant inévitable une nouvelle éruption surgie des profondeurs.
 
Par où a commencé ce cercle vicieux qui joue dans l’œuvre d’art moderne ?
 
Fut-ce par le refus du public de lire dans les distorsions syncrétiques de la forme chez Cézanne, ou celles de la couleur chez Matisse, un nouveau schème réaliste qui prolongerait la tradition de la Renaissance? Il aurait pu le faire, s'il l'avait voulu. Il nous semble étrange aujourd'hui que les contemporains espagnols du Greco aient pu accepter ses distorsions bien plus extrêmes, en les trouvant assez réalistes, et fidèles à l'esprit de la tradition byzantine qui leur était bien plus étrangère. Il n'y eut pas alors de tollé public comparable à celui qui accueillit l’œuvre prétendument réaliste de Cézanne. J'imagine que si Cézanne avait remporté la victoire de son vivant, on aurait accepté son maniement syncrétique de la forme libre comme une extension logique des expériences que les Impressionnistes avaient faites auparavant avec la couleur libre. On aurait très bien pu éviter toute disruption catas­trophique de la sensibilité consciente. Les temps étaient pourtant mûrs pour une irrationalité ouverte, autodes­tructrice.
 
L’irrationnalité délibérée des distorsions cubistes de Picasso
 
La fragmentation systématique de l'espace pictural à laquelle il s'est livré au plus fort de ses expériences cubistes, s'approche dangereusement de la fragmentation schizophrène, et de ses attaques autodes­tructrices sur le moi. Le schizophrène en effet attaque litté­ralement sa propre fonction du langage et sa capacité à fabriquer des images. Il imprime aux mots les mêmes déviations et gauchissements bizarres qu'à ses dessins, ou aux images qu'il peint. Il attaque presque physiquement ses propres fonctions du moi, et projette les parties de son soi fragmenté dans le monde extérieur, qui devient à son tour fragmenté et persécuteur. Quelle raison pousse Picasso (qui incarne le mieux, aux yeux d’Ehrenzweig, l'esprit de l'art moderne) à attaquer sauvagement sa peinture, à démembrer littéralement son imagerie et à en disperser les fragments dans le plan du tableau et l'espace pictural ?
ordrecache3fig2.jpgL'expérience consciente de son œuvre reste très marquée des thèmes de l'attaque, de la destruction et de la mort. Ce qui le sépare, évidemment, de l'agressivité schizoïde, c'est la cohérence d'un espace pictural solide, car il reste, chez Picasso, une intégration profonde, à un niveau indiffé­rencié, inconscient. Bion affirmait que l'éclatement schizoïde de la fonction du langage n'empêche pas qu'on en fasse un usage créateur, si les liaisons inconscientes sont pré­servées. Le langage éclaté de James Joyce est de ce type[7].
Avec ses conglomérats fantastiques de mots, il ne se borne pas à comprimer brutalement des éclats de langage, mais il établit des contrepoints de fantasmes oniriques qui courent sous la surface et relient les constel­lations de mots en un courant hypnotique ininterrompu[8].
C'est une pulsion dynamique semblable qui maintient et anime le plan fragmenté, brutalement condensé d'un tableau cubiste accompli- Les fragments y sont rassemblés en un cocon lâche mais résistant qui happe le spectateur. Cette impression spatiale se révèle, ici encore, douée d'une qualité hypnotique, presque mystique (ci-contre le portrait d’Ambroise Vollard).
 
La qualité quasi mystique d’unebonnepartiedel'artmoderne
 
On assiste ici, comme Ehrenzweig l'a mentionné, au sommet de ce long mouvement d'éclatement qu'inaugura probablement l'Impressionnisme français. Mais une fois de plus, le plan du tableau résiste à l'attaque. Sa continuité, renforcée, forme des rides qu'une pulsion unitaire communique à la surface entière. On attribuait le choc initial de la peinture de Jackson Pollock au sentiment qu'éprouvait le spectateur d'être aspiré et enveloppé dans le plan du tableau, – ce qui est un nouvel exemple de cette qualité hypnotique de l'art fragmenté.
Les esthéticiens parlent de l'ambiguïté de la « distance esthétique » entre le spectateur et l'œuvre d'art. On la trouve dans presque tous les types d'art. Il existe des cas extrêmes où l'art moderne « enveloppe » au point d'annihiler finalement cette distance. Adrian Stokes, artiste distingué, et auteur d'ouvrages sur la psy­chologie des profondeurs appliquée à l'art, insiste à juste titre sur la qualité quasi mystique d'une bonne partie de l'art moderne, qui nous donne souvent l'impression d'être « enveloppé ». L'artiste a le sentiment de ne faire qu'un avec son œuvre, dans une union océanique mystique, comme le nourrisson sur la poitrine de sa mère a le senti­ment de ne faire qu'un avec elle. Stokes oppose à cette expérience enveloppante (maniaque) de 1'« unicité » l'expérience plus adulte de l1 « altérité » [3o]. L'artiste y éprouve l'œuvre comme un organisme autonome qui échappe à son contrôle et reste à une distance déterminée de lui. Stokes estime à juste titre que l'expérience de l'unicité et celle de l'altérité sont présentes dans toute expérience créatrice à des degrés différents; seuls les exem­ples extrêmes de l'art moderne donnent un tel sentiment d'enveloppement qu'ils ont pratiquement évincé le senti­ment plus adulte d'altérité. Ce qui revient à dire que l'art moderne présente une troisième phase de créativité à l'état rudimentaire. L'enveloppement maniaque dû à l’ « unicité » et le détachement dépressif dû à l’« altérité » caractérisent deux stades différents de l'œuvre créatrice.
 
V/ L’ABSTRACTION
 
Le haut niveau d’abstraction de l’art et de la science modernes
 
Il existe une connexion étroite entre le pouvoir d’abstraction et la capacité créatrice à dédifférencier le caractère concret de la pensée de surface. L’art et la science modernes ont atteint tous deux un très haut niveau d’abstraction. Voilà qui suffirait, si le besoin s’en faisait sentir, à prouver la santé mentale supérieure de la civilisation hautement créatrice qui est la nôtre. Bien qu’aujourd’hui l’art abstrait dégénère déjà en maniérisme, il est hors de doute qu’il prend son origine dans les couches profondément inconscientes de l’esprit Gombrich[9] a tenté de dégonfler le prestige de l’abstraction revendiqué par l’art moderne en faisant remarquer qu’il entretient une ressemblance frappante avec l’insuffisance de l’enfant à différencier la réalité. Quand Picasso rogne la forme naturaliste d’un taureau jusqu’au zéro parfait, il se comporte en gros comme un enfant dont la vision syncrétique fait l’équivalence ‘entre un bout de bois et un dada’. C’est ainsi que le concept psychanalytique de sublimation créatrice implique que la plus haute réussite humaine soit reliée très directement à ce qui, en nous-mêmes, est le plus bas et le plus primitif[10]. Il a déjà été remarqué que l’imagerie créatrice ne cesse de se couper de sa matrice – dans l’inconscient profond – et se transforme en maniérisme conscient et en cliché. On pourrait bien alors interpréter cette dissociation de la sensibilité qu’offre souvent l’art moderne, et son besoin périodique d’en disrupter les maniérismes et les clichés, non pas comme un caractère pathologique mais comme le prix qu’il faut payer pour l’énorme tension que crée sa conjonction des fonctions extrêmes du moi.
La coopération étroite qui se fait aujourd’hui entre un raisonnement précisément focalisé et une intuition presque totalement indifférenciée, est de nature à expliquer la profusion créatrice de notre époque, qu’il s’agisse de l’art ou de la science.
  
Notre art abstrait présente un court-circuit dramatique
 
Court-circuit qui existe entre son haut-degré d’élaboration et son amour de la géométrie d’un côté et l’absence de différenciation presque océanique qui règne dans sa matrice, au niveau inconscient de l’esprit. Le vide « plein » du grand art abstrait dépend peut-être de sa liaison étroite avec la constellation d’images incompatibles (structures sérielles) qui se pressent autour de lui, au niveau de la vision inconsciente. Ces images conflictuelles s’annulent réciproquement en montant à la conscience, produisant ainsi l'impression superficielle de vide et d'abstraction qui induit en erreur.
L'abstraction deviënt vide à proprement parler lorsqu'elle est dissociée de sa matrice inconsciente. Elle prend alors la forme d'une « généralisation » vide. Si l'on peut si facilement manier ces généralisations vides, c'est qu'elles ont coupé leurs amarres et ne s'ancrent plus dans les profondeurs.
 
L'humanité trouva son premier art abstrait avec l'art néolithique
 
Cet art qui coïncide avec les deux plus grandes acquisitions de la civilisation humaine : l'invention de l'agricul­ture et ordrecache3fig3.jpgla sédentarité. La géométrie stricte de sa poterie reste toujours très proche d'une vision indifférenciée qui projetait la forme humaine dans le matériel abstrait le moins suggestif. Un vase lisse pouvait, par exemple, faire pointer tout à coup deux petits seins, révélant ainsi qu'il prenait son origine dans une vision qui mêlait sans discernement un vase avec le corps d'une femme (planche ci-dessus).
Si on en faisait un usage funéraire, il devait alors accueillir dans son « utérus » les corps des morts en attendant leur renais­sance.
L'homme du néolithique projetait ainsi la forme et les opérations humaines dans presque tous les événements ordrecache3fig4.jpgnaturels. Ses religions de la nature nous font l'effet d'une fantasmatique ininterrompue de métaphores poétiques. Elles ne relèvent ni d'une conception animiste de la réalité qui soit particulière, ni d'un soudain jaillissement poétique – ce qui serait une explication trop spécifique –, mais plutôt de cette vision indifférenciée qui brouille les frontières des mondes du dehors et du dedans. Ainsi une mon­tagne triangulaire, une pyramide ou une dalle de pierre pouvaient donner une représentation parfaitement réaliste de la grande déesse (planche ci-contre). La terre elle même accueillait dans son grand utérus les morts et la semence éparpillée du blé.
Le professeur Gilbert Murray a spéculé sur les pouvoirs d'une forme triangulaire abstraite à symboliser la grande déesse Mère et son utérus. Il suggérait que sa forme pyra­midale évoque une femme accroupie sur ses hanches corpu­lentes. Nous ne pouvons nous en tenir là, tout en étant bien obligés de reconnaître qu'une idée aussi peu séduisante pouvait bien être l'une des nombreuses images indifféren­ciées que n'importe quelle forme géométrique stricte peut suggérer, si tel est le désir de la fantasmatique inconsciente.
 
 
 
 
Il est manifeste que cette fantasmatique néolithique de la nature eut un pouvoir tenace
 
. Quand les moines grecs cherchèrent pieusement au Moyen Age un sanctuaire à consacrer à la Mère de Dieu, ils furent séduits par l'énorme pyramide blanche du mont Athos, dont la falaise de marbre triangu­laire se dresse à pic au bout d'une longue péninsule étroite. La montagne sainte représentait déjà par elle-même un autel pour la Grande Mère. Ehrenzweig a aussi visité l'autre sanc­tuaire grec de la Madone, l'île de Tinos, qui ne le cède en importance qu'au mont Athos : quelle ne fut pas sa surprise quand il vit, au sommet de l'île, une autre petite falaise grossièrement triangulaire. Bien entendu, un triangle peut aussi bien évoquer le phallus avec ses deux testicules, et bien d'autres choses encore. Cette multiplicité même de symbolismes appartient à l'essence de la Grande Mère dont l'utérus renferme le monde entier des choses en une fusion océanique. Elle-même bisexuée, elle peut avoir une progéniture sans l'aide d'un époux. Les représentations naturalistes, très crues, de la déesse lui attribuent des seins et des fesses énormes, mais se contentent en général d'une petite tête dépourvue de traits, sur un cou allongé. On a reconnu depuis longtemps déjà qu'elle représente ainsi la mère phallique; sa petite tête sur ce long cou pousse de sa poitrine comme un pénis. Tous ces amalgames d'images renvoient à un comble d'indifférenciation que seul un art semi-abstrait peut présenter. Les images de la Grande Mère et de son fils-amant .mourant touchent au travail le plus intime de l'esprit créateur, là où cesse de faire sens la différenciation des sexes, de la mort et de la naissance, de l'amour et de l'agression. Les religions néolithiques de la nature, vouées au culte de la terre mère, expriment cette fusion entre le monde du dedans et le monde du dehors.
 
La contemplation de la nature favorise un retrait libidinal par rapport à la réalité concrète
 
ordrecache3fig5.jpg       Cette remarque faite par Adrian Stokes[11] dans une de ses conférences, amène Ehrenzweig à penser que la déshumanisation de l'art occidental commença le jour où la contemplation du paysage remplaça la représentation du corps humain.
L'arrière-plan indifférencié effaça alors les acteurs humains et prit à leur place le rôle dominant. Il ne restait plus dès lors, jusqu'à l'abstraction totale de l'art moderne qu’un pas relativement négligeable à franchir (Paysage d’Adrian Stokes ci-contre).
 
Un même phénomène de dédifférenciation s’étend de la science à l’art moderne
 
Si l'abstraction de la pensée scientifique moderne évoque l'abstraction de l'art moderne, ce n'est pas une pure associa­tion psychologique : elle est due au même phénomène de dédifférenciation. Il faut répéter ici que sa « blancheur » et son absence d'imagerie précise apparentes viennent uniquement de la grossièreté de la focalisation consciente, incapable de rendre justice à la richesse des images qui fourmillent autour d'un concept scientifique abstrait. Ici encore, leurs contradictions mutuelles s'annuleront réciproquement et deviendront « blanches » dès que nous dirigerons sur elles le foyer d'une attention consciente. C'est un phénomène semblable qu'on peut aussi observer dans l'élaboration secondaire d’un rêve « blanc ». Nous nous rappelons le rêve originel comme net et bien délimité. Mais, pour peu qu'en passant du sommeil à la veille nous cherchions à nous accrocher à cette vision, nous voyons apparaître, avec un sentiment de gêne, certaines contradictions et percevons que son cadre trop vaste renfermait plusieurs éléments incompatibles entre eux, qui se refusent maintenant à se laisser saisir dans un foyer étroit. À mesure que nous accommodons le foyer d'une attention pleinement éveillée sur l'image vague, celle-ci recule pour disparaître éventuelle­ment dans un brouillard blanc. Si, cependant, après des essais avortés de mémorisation précise, nous relâchons notre attention, en ne laissant qu'une petite ouverture à son foyer étroit, alors, comme venu de nulle part, le rêve narquois, un peu mieux délimité dans ses contours, nous offre parfois une brève apparition pour s'évanouir à nouveau dans la « blancheur », au moment même où, repris par l'espoir, nous accommodons sur lui notre œil intérieur.
 
Un concept abstrait, s'il est doué d'une puissance réelle, présente la même vacuité pleine
 
Henri Bergson a décrit l'intuition comme la faculté de visualiser plusieurs images incompatibles occupant le même point dans l'espace. Dans la véritable intuition, la différenciation normale du temps et de l'espace est suspendue, permettant une interpénétration libre des événements et des objets. Une telle intui­tion est nécessaire pour surmonter toutes les contradictions et les inconséquences que présentent encore nos images frag­mentées du monde. Ainsi pour créer l'ordre dans le chaos, le savant extrait des choses ou des concepts fragmentés, éventuellement incompatibles, une propriété ou un dénominateur communs et les transforme en un concept abstrait unifiant. Tandis que se poursuit cette recherche d'une unification de l'incompatible, le penseur doit maintenir en une unique vue compréhensive les entités incompatibles. Cette' « vision d'ensemble » d'une constellation d'images et de concepts fragmentés implique un haut degré de dédifférenciation presque océanique, de la même manière que l'abstraction dans l'art exige une matrice indifférenciée: Un nouveau concept abstrait semble à première vue vide de toute imagerie mentale, mais vide uniquement, comme peut apparaître vide un rêve « blanc », d’être fait d’une image subliminale, alors qu’il est en fait tout plein d’une fantasmatique inconscience.
Ehrenzweig s’est plu àexpliquer que les portraitistes ont leurs propres astuces pour corriger l'effet régularisant du principe conscient de la gestalt : il leur arrive, par exemple, de pro­jeter des formes animales dans un visage humain et même des paysages entiers qui ont une « physionomie » définie. C'est une façon d'avoir recours à la vision syncrétique jusque-là négligée, et à sa plus grande sensibilité à l'unique et à l'individuel. Dessiner des patterns de gestalt abstraite va à l'encontre de notre intérêt libidinal, qui se porte habituellement sur la forme individuelle des objets réels et tend vers une généralisation non caractéristique.
 
 II y a des siècles, en fait, que l'art a commencé à fuir la réalité concrète
 
C’est par cet extrême retrait libidinal que l'art abstrait a entraîné, et qui ne se déclare ouvertement qu'aujour­d'hui. Dans son livre, The Psycho-analysis of Artistic Vision and Hearing, Ehrenzweig a suggéré que le réalisme de la Renaissance ne portait pas un intérêt réel aux propriétés objectives des objets individuels. L'ancienne peinture égyptienne, elle, représentait les objets avec leurs propriétés exactes, par exemple des bras et des jambes d'une égale longueur, ou leurs couleurs locales naturelles, etc. Mais les peintres de la Renaissance se retirèrent de la réalité objec­tive pour se réfugier dans une introspection narcissique (regard intérieur) de leurs sensations subjectives. L'objet individuel ne les intéressait plus guère pour ses propriétés, mais pour ses effets de perspective, quand on le regardait d'un point particulier; ou encore pour les distorsions de sa couleur locale, provoquées par des accidents d'éclairage, qui en plongeaient à l'occasion la plus grande partie dans une ombre profonde et impénétrable. Au siècle dernier, l’Impressionnisme s'attaqua enfin à la constance de la couleur locale au profit d'un libre jeu de la couleur qui dissolvait toute frontière précise entre les objets.
Si l'on veut étudier ses propres sensations subjectives, on doit oublier son intérêt pour la     forme, le ton et la cou­leur réels, et regarder la scène extérieure comme s'il s'agis­sait déjà d'une toile à deux dimensions. Faute de quoi, ce qu'on appelle les constances perceptives normales vien­dra contrebalancer les distorsions accidentelles de la perspective, du clair-obscur et de l'éclairage de plein jour, pour nous donner une conscience immédiate des dimensions, du ton et de la couleur vrais. Par exemple, nous savons immédiatement que toutes les assiettes à soupe qui figurent sur la table sont en réalité circulaires, même si leur projec­tion les réduit à des ellipses de toutes sortes. Nous ne doutons pas davantage que les deux bras d'une silhouette aient la même longueur, dût la perspective faire paraître plus court l'un des deux. Seul un détachement émotionnel, ce qui revient pratiquement à une dépersonnalisation, nous permettra de surmonter cette constance des objets et d'y voir des patterns à deux dimensions en perpétuel change­ment. En ce sens, on peut dire que la Renaissance avait déjà inauguré cette tendance à l'abstraction. Il y avait, d'ailleurs, d'autres symptômes inquiétants.
 
L'objet qui présente pour nous la plus grande importance libidinale est d’évidence un autre être humain
 
Ainsi, dans l'art, l'humanisme ne cesse d'exalter l'importance de l'apparence humaine. Or, la récession progressive de cette importance au travers des siècles préfigurait l'anti­humanisme de l'art moderne, et en particulier de l'art abstrait. La montée du « paysage » avait déjà remplacé l'humanisme comme sujet principal de l'art.
C'est une de mes amies, Mme 0. M. Bell, qui m'a suggéré que Wordsworth, qui était contemporain de Constable, avait besoin de la contemplation de la nature pour échap­per à l'attachement qu'il éprouvait pour sa sœur Dorothée. Il arrive dans ses poèmes – c'est le cas dans « On Nature's invitation do I come» – que la beauté de la nature et celle de sa sœur deviennent indiscernables. Avec son mariage, il trouva une autre échappatoire à son attachement; son génie poétique commença dès lors à se flétrir pour aboutir au prosaïsme de ses vieux jours. Sa tragédie personnelle se trouva coïncider avec une phase particulière du long processus de retrait libidinal qui a affecté l'objet. Arnheim écrivit un jour qu'un peintre du xixe siècle qui pouvait choisir pour sujet, sans préférence particulière, une Madone ou un chou – pourvu qu'il y trouvât matière à exercer ses dons picturaux – était déjà, en fait, un artiste abstrait. Pour ma part, je déteste le terme impersonnel de « modèle » pour décrire un corps humain; modèle de quoi? de dessin? Dans les écoles, il est proscrit d'associer la nudité du modèle à une personne individuelle. L'étudiant doit s'élever au-dessus de toute implication émotionnelle dans la femme nue en tant que personne; on l'encourage à en étudier la forme abstraite avec le détachement dépersonnalisé d'un artiste véritable. Quelle dégradation pour un être humain vivant! Voilà pourquoi il faut aujourd'hui supprimer le nu de nos écoles des beaux-arts. C'est devenu un exercice sans âme où la séduction du modèle n'intervient guère. On suppo­sait jusqu'ici qu'il améliorait la technique de l'étudiant. La raison en est bien difficile à percevoir. On prétend, bien sûr, que l'intérêt émotionnel que porte un être humain à l'un de ses semblables aiguisera sa sensibilité formelle. Ce qui a dû être vrai dans des temps très anciens. Mais aujourd'hui, notre détachement émotionnel vis-à-vis de la réalité est allé trop loin et tous les modèles vivants du monde auront bien du mal à ressusciter une implication véritable dans la réalité. L'attaque sans merci qu’a menée l'art contre notre implication libidinale dans la réalité a fini par aboutir à l'attaque autodestructrice de nos propres onctions de surface, celles qui assurent notre lien avec la réalité extérieure. S'il veut fuir cette impasse, l'art doit trouver d'une manière ou d'une autre une reconnexion avec l'intellect dissocié, et aussi une implication dans les objets réels qui peuvent susciter en nous l'amour ou la haine.
On peut penser que seul le désir naïf de saisir la ressem­blance permanente d'un objet cher et de le préserver pour l'éternité serait assez fort pour venir à bout de ce dessin désert qui s'inspire de modèles et de natures mortes; il n'y faudrait rien de moins que l'indifférence du jeune enfant pour le détail esthétique, et sa précipitation impul­sive vers la totalité syncrétique. Nous devrions en être capables sans avoir à passer par une disruption des patterns, et en faire plutôt la recherche positive, constructive, d'un équivalent syncrétique fidèle. L'histoire de l'art moderne compte ainsi un certain nombre de tentatives syncrétiques diverses. Picasso, par exemple, pouvait détruire toute ressemblance analytique du détail formel abstrait, tout en obtenant par l'imbroglio de ses portraits une bonne ressemblance syncrétique. Matisse dans sa première période fauve, distordait librement la couleur locale sans rien perdre d'une couleur naturaliste, dans un tout global syncrétique. Mais – et c'en est le point faible – nous continuons à ressentir douloureusement le gauchissement imprimé à notre forme abstraite et analytique de sensibilité. La distorsion de la forme abstraite blesse encore et, comme une caricature, attaque l'objet, au lieu de le préserver. Il est regrettable que Dubuffet ait lui-même donné le nom d' « art brut » à son premier art syncrétique, terme qui évoque la signification du mot « Fauves » – bêtes. Être bestial et brut, attaquer et fragmenter la beauté de la forme et de la couleur, voilà donc qui coïncide encore avec l'esprit authentique de cette autodestruction que déchaîne l'art moderne.
 
VI/ L’EXERCICE DE LA SPONTANÉITÉ PAR LA MÉDIATION DE L’INTELLECT
 
Aujourd’hui, l’artiste s’implique dans la réalité objective pour atteindre son propre soi
 
Expressionnisme abstrait, en dépit de son nom romantique a commencé par être une implication impersonnelle dans les effets objectifs de la peinture, qu’elle tombe en gouttes, se répande, éclabousse, s’étale en taches, coule, s’étende, opaque ou transparente. Il ne cherchait à rien exprimer au-delà. Le terme d’action painting a introduit un mouvement nouveau de détachement, un désir d’agir au lieu de contempler un sens intérieur. Le Constructivisme, bien qu’il lui soit diamétralement opposé dans l’art, peut contribuer à la même distanciation. L’artiste se soumet aux règles apparemment distancières du nombre et de la géométrie de sorte que l’absence apparente de relation entre les facteurs objectifs – mathématiques ou physiques – et toute forme préconçue mettra en branle le scanning inconscient pour traiter des facteurs aussi complexes et imprévisibles. Si ce prospect se confirme, la tendance qui se dessine aujourd'hui vers l'objectivité et la distancia­tion, ne constituerait qu'une partie d'une réorientation plus générale de l'art : quittant l'introspection pour la réalité, il ne s'occuperait plus désormais d'étudier les sensations subjec­tives internes, mais s'inspirerait d'un intérêt libidinal tout nouveau pour l'objectivité du monde extérieur, pour les choses et les concepts qui nous concernent réelle­ment et non plus seulement pour le pittoresque de leur apparence subjective et de leurs patterns. Nos facultés syncrétiques, qui vont droit- à l'objet sans égard à son pattern abstrait, trouveraient enfin à s'employer dans cette réorientation générale. Le regard que nous fixons sur tel pattern à deux dimensions suppose de sacrifier ses propriétés objectives réelles, sa forme et son sens. Inversement, notre intérêt croissant pour son sens et son contenu objectifs peuvent l'emporter sur la conscience du pattern abstrait de gestalt. Toute distorsion formelle est virtuelle­ment « réaliste » si notre intérêt syncrétique pour l'objet concret est assez puissant.
Il s’avère donc possible de développer nos facultés syncrétiques étiolées par un effort intellectuel délibéré en nous exerçant notamment sur des travaux qui n'ont rien à voir avec le pattern, mais tout à voir au contraire avec le contenu et le sens. Il se présente heureuse­ment des situations conventionnelles qui requièrent davan­tage d'attention au sens et au contenu que d'attention au pattern. Tout passage d'un médium à un autre, tout chan­gement de dimensions, exigent ainsi de nous l'invention d'un pattern nouveau pour pouvoir garder identique l'ancien contenu. Pour exécuter, par exemple, en sculpture à trois dimensions un dessin qui était conçu à deux dimen­sions, il faut en changer radicalement le pattern pour préserver l'idée qui l'inspire. On ne peut s'en tirer en interpré­tant en projection photographique un dessin réellement conçu pour les deux dimensions. Ainsi, à l'état de patterns abstraits, les sculptures et les peintures de Giacometti ont un aspect très différent (planches ci-dessous).
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Ses sculptures sont filiformes, comme si l'espace environnant les comprimait étroitement; ses peintures et ses dessins, en revanche, ont bien plus de volume. Ils sont pourtant également limités, mais cette fois par un réseau de lignes villeuses.
 
Le conflit de la forme et de la couleur
 
Une forme et un espace puissants inhibent l'interaction de la couleur tandis qu'une interaction puis­sante de la couleur oblitère la forme et l'espace. Il est important de saisir intellectuellement ce conflit béné­fique. Une interaction trop stridente des couleurs doit être contrebalancée par la création d'une forme et d'un espace fortement inhibants. L'interaction assez évidente qui existe entre des complémentaires, ou des quasi-complémentaires' appelle une telle inhibition. Par exemple, quand on groupe; des complémentaires, on n'accentue l'interaction de la couleur que dans un grésillement très local. Les complé­mentaires se rejoindront en une étreinte très ferme et, tel un couple d'amants dissimulé, refuseront de tenir compte de leur entourage. Le renforcement local de la couleur se fait aux dépens de l'interaction totale de la couleur. Et à la grande surprise de l'artiste qui a réuni le plus de complémentaires possibles, l'effet d'ensemble est assez terne. Il vaut mieux, en général, séparer les complémentaires, ou les quasi-complémentaires. Albers interposait souvent entre ces couleurs une bande de séparation, d'une couleur neutre, grisâtre ou brunâtre. Chacune des couleurs saturées cher­chera à se gagner l'âme de la couleur neutre, essayant de la teinter de son interaction spécifique. Et à mesure que nous focalisons d'abord sur une couleur, puis sur l'autre, la couleur induite de la bande neutre change en conséquence.
Van Gogh ne se contentait pas de faire fond sur le heurt déclaré de couleurs complémentaires ou quasi complémen­taires, – par exemple un ciel bleu-violet contre des champs d'un jaune chaud. Il se préoccupait davantage de les rendre hermétiques l'une à l'autre et d'augmenter entre elles la tension dramatique. Harry Thubron aimait à dire que les imitateurs de Van Gogh s'étaient simplement précipités sur son ciel bleu et ses champs jaunes, en négligeant les couleurs plus subtiles de ses clôtures, de ses chemins, de ses maisons, etc., qui maintenaient l'écart entre le ciel et les champs, et augmentaient ainsi, paradoxalement, l'atti­rance dynamique qu'ils exerçaient l'un sur l'autre.
Van Gogh était passé maître dans l'art de séquestrer et d'emprisonner les couleurs trop fortes. Parfois, il réservait aux contours les couleurs les plus actives. De toutes les surfaces, la prison la plus sévère pour y cantonner la couleur est peut-être le ruban étroit d'un contour. C'est à peine, de toute façon, si nous consentons à traiter une ligne comme une surface. Dans ses Tournesols qui sont exposés à la Natio­nal Gallery, Van Gogh n'accentue pas l'interaction de la couleur en donnant aux jaunes sales des têtes de fleurs le fond complémentaire d'un violet bleuâtre, par exemple. Le fond est en fait un vert-jaune non saturé, assez faible, qui ne réussit pas à mettre les fleurs en valeur. Mais le secours n'est pas loin. On peut découvrir le violet bleuâtre qui manque, caché dans les contours du plateau de la table et du vase. Ainsi emprisonné, il envoie un reflet discordant dans le fond vert, et lui donne le tranchant qui lui manque pour renforcer les fleurs.
L'inhibition de la couleur par l'emprisonnement des couleurs aboutit en général à leur débordement. Ce « débordement » d’une couleur emprisonnée fait partie d’un phénomène général qui est aussi mal compris que le renforcement mutuel de la couleur.
L’effet de débordement est exactement l’opposé de l’interaction de la couleur. L’interaction de la couleur accentue en effet la différence entre deux couleurs et les pousse vers leurs complémentaires. L’effet de débordement appartient en propre aux couleurs emprisonnées, enfermées et incapables, de ce fait d’interaction.


[1] Gallimard (1971).
[2] In  “The Psycho-analysis of Artistic Vision and Hearing” ”, New-York, Geo. Braziller, 1965.
[3] John Constable (1776-1837) est né dans le Suffolk. Il a été en grande partie autodidacte. En 1799, il était stagiaire, et en 1800, étudiant dans les écoles de la Royal Academy. Il exposa en 1802 à la Royal Academy de Londres, et plus tard au Salon de Paris. Il a influencé l'école de Barbizon et les Français du mouvement romantique. Il a fait beaucoup de croquis en plein air, les utilisant comme base pour ses grandes peintures d'exposition, qui ont été travaillées en studio. Ses images sont très populaires aujourd'hui, mais elles n'ont pas été particulièrement bien reçues en Angleterre au cours de sa vie. Elles ont eu un succès considérable à Paris.
[4]W. Ostwald, germano-balte (1853-1932), physicien et chimiste (Nobel de chimie en 1909). À partir de 1901, il s’intéressa à la théorie des couleurs, et il eut pour objectif de fonder scientifiquement le système chromatique tout en rendant possible une théorie de l'harmonie des couleurs qui puisse servir de base à l'esthétique et à l'art de la peinture.
[5] Voir la deuxième Partie intitulée « La fragmentation de l’art moderne ».
[6] R. Arnheim (1904-2007), théoricien allemand de l’art, auteur de « La pensée visuelle », éd. Flammarion.
[7] Pierre Ancery à propos d’Ulysse de Joyce écrit ceci : Chez Joyce, le temps du récit et le temps de l'action (c'est-à-dire les pensées elles-mêmes) coïncident parfaitement. Et comme les pensées, par essence, sont chaotiques et inachevées, le texte ressemble le plus souvent à ceci:
«Marchant fièrement. Qui essayais-tu d'imiter? Oublie: un être spolié. Le mandat de ma mère à la main, huit shillings, la porte de la poste qui se referme, claquée sous ton nez par l'huissier. Faim mal aux dents. Encore deux minutes. Regarde l'heure. Faut que je. Fermé. Chien de valet! Éclate-le en charpie à coups de pétard, débris humains murs éclaboussés tous les boutons de cuivre.
[8] Il semble vraisemblable que l'état hypnotique dédifférencie aussi le moi, et peut-être aussi le surmoi.
 
[9] Op. cit p.1
[10] Le plaisir que nous prenons, par exemple, à la musique, si l’on en croit Freud, se nourrit de la jouissance infantile que nous prenons à ‘émission de vents.
[11] Adrian Stokes (1854-1935) peintre britannique de la fin de l’époque victorienne spécialisé dans les paysages.




Date de création : 10/01/2014 @ 18:13
Dernière modification : 10/01/2014 @ 18:43
Catégorie : L'art et la science
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