LORDRE CACHÉ DE LART (2)
SOMMAIRE
III/ LA FRAGMENTATION DE LART MODERNE Avant lavènement de lart moderne Le dilemme auquel lart moderne est confronté L'action painting prise comme exemple dune composition consciente soumise à une disruption presque totale Précédant laction painting, le Cubisme vient sinscrire dans la démarche disruptrice Précédant le Cubisme, lImpresssionnisme français vient marquer le début de la disruption dans lart moderne
III/ LA FRAGMENTATION DE LART MODERNE Avant lavènement de lart moderne Avant cet avènement aucun conflit ouvert (dissociation) nopposait la sensibilité de surface à la sensibilité de profondeur, lintellect à lintuition. La gestalt consciente de surface gardait dans le passé, assez de souplesse pour accommoder, sans effort excessif, les contributions du processus primaire. On ne connaissait pas alors lexpérience du chaos ou de la disruption. Cependant, même dans lart ancien, la disruption se devine toute proche de la surface et éclate au grand jour, pour peu que nous refusions dabandonner la forme normale de notre sensibilité, qui est déterminée par la gestalt. Déjà, des forces de distorsion travaillaient luvre de Michel-Ange. Le dilemme auquel lart moderne est confronté Selon Ehrenzweig, lart moderne est tout intellect ou toute spontanéité, rarement les deux à la fois. Lartiste moderne attaque ses propres facultés rationnelles pour faire place à un développement spontané. Il sagit ici dun cercle vicieux : les facultés de surface attaquées, prennent les armes pour se défendre et, du jour au lendemain, la percée spontanée venue den-bas se transforme en nouveau procédé délibéré, maniériste ; celui-ci interdit à son tour toute spontanéité ultérieure et doit être détrôné par une nouvelle explosion venue des profondeurs. Il est bien difficile de décider laquelle de ces dispositions est à lorigine de ce cercle vicieux : sagit-il dune position défensive initiale du contrôle conscient, ou dune disruption des fonctions profondes. Elles se renforcent et se suscitent lune lautre. La croûte superficielle de maniérisme interdit aux fonctions spontanées des profondeurs de respirer librement, il faut donc la soumettre à une disruption totale ; et cette victoire totale des fonctions profondes provoque les fonctions de surface à une action défensive tout aussi énergique. Ehrenzweig se propose de revenir plus tard sur cette couleur nettement schizoïde de lart moderne, qui explique la dissociation parfois extrême des fonctions de surface et des fonctions profondes. L'action painting[1] prise comme exemple dune composition consciente soumise à une disruption presque totale L'action painting représenta, à l'époque, une éruption soudaine de la substructure inconsciente de l'art. Linterprétation des textures inarticulées comme produit de l'inconscient aurait pu servir à prouver que laction painting, plus que tout autre type de peinture, manifestait très directement les principes inconscients de la forme. On aurait pu le dire du moins tant que laction painting était un mouvement jeune et fruste. Mais il a suffi de quelques années pour que se mette en place l'inévitable réaction défensive du processus secondaire. L'action painting, qui est aujourdhui à la mode n'est guère plus qu'un exercice très délibéré de textures décoratives, assez fermé à la discipline inconsciente de forme qui l'animait à l'origine. Précédant laction painting, le Cubisme vient sinscrire dans la démarche disruptrice On avait déjà assisté auparavant à des éruptions d'éléments de forme inarticulés et impossibles à focaliser. Sir Herbert Read[2], dès les années 1930, signalait une incompatibilité entre une partie de l'art moderne et les enseignements de la psychologie de la forme. Les psychologues de la gestalt, en effet, avaient soutenu que l'art, plus que toute autre activité humaine, attestait le combat fondamental de l'esprit humain pour l'organisation stable, compacte et simple d'une « bonne » gestalt. Il suffit à Sir Herbert, pour réfuter cette assertion, d'attirer l'attention sur ce qu'il appelait l'effet de l'il baladeur que suppose le cubisme de Picasso. Le Cubisme en effet s'est lui-même dévoyé pour refuser à l'il les points de focalisation fixes qui pouvaient servir de pivot au reste de la composition. Au lieu de cela, on envoyait promener l'il. Dès qu'il se fixait sur un trait, les fragments cubistes composaient un nouveau pattern qui éclatait à son tour quand l'il, en poursuivant son chemin, se faisait accrocher par un nouveau trait. Le tableau se soulevait et se creusait sans cesse devant l'il qui s'efforçait d'introduire dans le pattern un peu de stabilité. Le Cubisme, dans son premier impact, attaquait la sensibilité consciente et le principe de la gestalt qui la règle. Si nous ne nous prêtons pas à cette attaque, nous ne pouvons prendre plaisir aux tableaux ni devenir réceptifs au nouvel espace, extrêmement mobile, créé par le Cubisme. Avec cette ondulation du plan pictural vers l'intérieur et l'extérieur, se manifeste peut-être pour la première fois le nouvel espace pictural que révélera pleinement la peintureplus tardive de Jackson Pollock[3] (ci-contre Pasiphaé 1943) et de son école. Notre tentative de focalisation doit le céder à !a vacuité de ce regard fixe qui embrasse tout et quEhrenzweig a décrit comme le signal conscient du scanning inconscient. Un tel type d'investigation profonde peut dominer l'impression superficielle de chaos et de disruption et apprécier la discipline formelle rigoureuse qui est sous-jacente. Cet ordre caché compense le caractère quasi schizoïde de l'excessive fragmentation quoffre, pour une bonne part, l'art moderne. Précédant le Cubisme, lImpresssionnisme français vient marquer le début de la disruption dans lart moderne La peinture classique avait accentué la cohérence de la ligne et de la surface pour s'épanouir dans les harmonies linéaires d'Ingres. Les Impressionnistes, eux, ont fait éclater toute cette cohérence de la ligne et de la surface pour accentuer la signification de chaque coup de pinceau, et ont usé librement de la fragmentation du plan pictural en éparpillant sur la toile ces coups de pinceau isolés. Nous ne ressentons plus aujourd'hui avec autant d'acuité la sévérité de leur attaque contre les facultés conscientes et nous ne pouvons qu'en deviner la violence, par la réaction des académiciens et de leur cercle. Au bout d'une dizaine d'années environ, avec le temps, et les bons offices de la critique qui soutint le mouvement, leur attaque perdit de sa virulence. Les Impressionnistes découvrirent qu'ils pouvaient regrouper les coups de pinceau épars et composer des patterns stables, en prenant du recul vis-à-vis de la toile et en laissant les coups de pinceau se figer à nouveau en surfaces et en contours fermes. Les critiques d'art déclarèrent alors que les Impressionnistes,loin de disperser la cohérence du plan pictural, avaient en fait construit un nouveau type d'espace atmosphérique qui valait largement en précision et en stabilité, l'espace jadis déterminé par les règles de la perspective propres à la Renaissance. Beaucoup de peintres postimpressionnistes se laissèrent aller à une construction délibérée de l'espace, mettant ainsi un terme au traitement spontané d'un plan pictural oscillant librement. Seul Monet, sur sa fin, sut faire céder la barrière et ressusciter dans ses derniers Nymphéas la vibration perdue de l'espace pictural. Une fois encore, on put voir les coups de pinceau, lâchés en constellations aérées, parcourir le tableau de leurs oscillations libres. Il n'est plus étonnant, dès lors, quon ait ensuite salué en Monet un des précurseurs de la sensibilité moderne. Nous avons vu que le Cubisme de Picasso, par l'usage qu'il faisait d'éléments quasi géométriques pour remplacer un travail spécifique au pinceau, repartit à l'attaque de notre sensibilité consciente. Le Cubisme dégénéra à son tour en un exercice académique de construction de l'espace. Durant les années vingt et trente, l'enseignement académique chercha à vérifier partout s'il était possible, selon la remarque de Cézanne, de voir la nature dans les éléments (cubistes) de sphères, cylindres, etc. Aujourd'hui encore, on attache de la valeur à ce type de nu qui convertit systématiquement les formes organiques en cylindres, cubes rigides, etc., exercice particulièrement ennuyeux qui consiste à construire un espace géométrique où manqueraient toute la fragmentation antérieure et les effets de l'il baladeur. Presque tous les peintres de l'entre-deux-guerres eurent leur phase de construction cubiste de l'espace. Cette décadence explique que Jackson Pollock ait donné une impression si vivifiante en pulvérisant une nouvelle fois le Cubisme académique solidifié, et en filant les rideaux arachnéens de son espace. Un va-et-vient incessant les animait devant l'il, errant une fois de plus à la recherche de points fixes de focalisation. Le processus secondaire réagit à la plus violente des attaques avec une brutalité tout aussi impitoyable et en peu d'années s'émoussa l'effet de brouillage. Les rideaux mobiles de son espace se fondirent sagement en une texture épaisse et ferme pour offrir à l'étalage d'un élégant mobilier l'arrière-plan le moins gênant. L'attaque du principe de la gestalt fut ensuite organisée en termes très explicites, presque scientifiques, par l'Op-art et ses effets de brouillage, qui interdisaient radicalement la focalisation sur un quelconque élément, fût-ce pour l'instant le plus bref. Aussi un critique d'art avança-t-il qu'on ne pourrait supporter un certain tableau de Bridget Riley, ci-dessus [LAutomne, 1963] aujourd'hui à la Tate Gallery, que dans un décor domestique, en lecachant derrière les rideaux. Je n'en crois rien. Le processus secondaire réussira sans aucun doute à surmonter jusqu'à cette ultime attaque contre la perception consciente de la gestalt et convertira ces tableaux en éléments décoratifs de tout repos. Une fois que le processus secondaire aura fait son uvre, nous aurons autant de mal à comprendre les effets produits en son temps par ce brouillage irritant que nous sommes surpris de la réaction de Kandinsky devant les Meules de foin de Monet : il en eut la vision brouillée au point d'être incapable de retrouver les meules de foin, dans la profusion des coups de pinceau. Le futur nous réserve-t-il une nouvelle vague dattaques contre notre sensibilité de surface ? Ehrenzweig, pour sa part, ny croit guère. Lart moderne se meurt.
[1]L'Action painting, traduit littéralement par peinture active, désigne aussi bien une technique qu'un mouvement pictural. C'est un art abstrait apparu au début des années cinquante à New-York. Ce terme a été proposé en 1952 par le critique américain, Harold Rosenberg, pour caractériser l'importance de la gestualité. Cette attitude artistique privilégie l'acte physique de peindre. Les suggestions figuratives sont écartées. Les artistes réalisent ces uvres abstraites en peignant, égouttant ou projetant de la couleur sur la toile. La structure du tableau résulte de l'intuition de l'artiste mais aussi des divers comportements de la couleur (coulures
). L'énergie vitale et la psyché qui animent le corps du peintre constituent le moteur, la ressource et le sens du travail. Peindre apparaît alors comme un moment d'existence irréfléchi et pulsionnel. L'uvre est un témoignage du corps vivant, en action et en mouvement dans l'instant. [2] Sir Herbert Read, (1893-1968) était poète et critique de la littérature et de l'art. Il fut l'un des premiers écrivains anglais à prendre connaissance de l'existentialisme. Read était (et reste) mieux connu comme un critique d'art. Il était lié à de nombreux artistes britanniques modernes comme Paul Nash , Ben Nicholson , Henry Moore et Barbara Hepworth . Il devint membre associé du groupe Nash Unit One et fut professeur de beaux-arts à l'Université d'Edimbourg (1931-1933). Sa nature idéaliste le conduisit à sintéresser àla psychanalyse. Read est devenu pionnier dans le monde anglo-saxon pour l'utilisation de la psychanalyse comme un outil pour l'art et la critique littéraire. Freudien à l'origine, il fit allégeance à la psychologie analytique de Carl Jung , devenant à la fois éditeur et rédacteur en chef de ses uvres complètes en anglais [3] Jackson Pollock (1912-1956), certainement la figure principale de lAction painting. Il en utilise une forme, celle la technique du « dripping », technique dans laquelle la couleur est projetée (par un bâton trempé dans la couleur) de manière contrôlée sur une toile posée à même le sol.
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