UN ENSEIGNEMENT DANS LA DROITE
LIGNE SOCRATIQUE
RÉFÉRENCE FAITE À SOCRATE
Dans sa préface à l’édition de 1668, La Fontaine a délibérément placé ses FABLES dans la lignée des enseignements socratiques.
Voici ce que l’on peut en retenir :
« Après tout, je n’ai entrepris la chose que sur l’exemple, je ne veux pas dire des anciens, qui ne tire point à conséquence pour moi, mais sur celui des modernes. C’est de tout temps, et chez tous les peuples qui font profession de poésie que le Parnasse a jugé ceci de son apanage. A peine les fables qu’on attribue à Esope virent le jour que Socrate trouva à propos de les habiller des livrées des Muses. Ce que Platon en rapporte (Phédon : 60 d-61 c) est si agréable que je ne puis m’empêcher d’en faire un des ornements de cette préface. Il dit que Socrate étant condamné au denier supplice, l’on remit l’exécution de l’arrêt à cause de certaines fêtes. Le disciple de Socrate, Cébès, l’alla voir le jour de sa mort. Socrate lui dit que les dieux l’avaient averti plusieurs fois, pendant son sommeil qu’il devait s’appliquer à la « musique » (tous travaux présidés par les Muses) avant qu’il mourût. Il n’avait pas entendu d’abord ce que ce songe signifiait ; car, comme la musique ne rend pas l’homme meilleur, à quoi bon s’y attacher ?
Il fallut qu’il y ait du mystère là-dessous, d’autant plus que les dieux ne se lassaient point de lui adresser la même inspiration. Elle lui était encore venue une de ces fêtes. Si bien qu’en songeant aux choses que le ciel pouvait exiger de lui, il s’était avisé que la musique et la poésie ont tant de rapport que possible était-ce de la dernière qu’il s’agissait. Il n’y a point de bonne poésie sans harmonie : mais il n’y en a point non plus sans fiction ; et Socrate ne savait que dire la vérité. Enfin il avait trouvé un moyen terme (tempérament) : c’était de choisir des fables qui continssent quelque chose de véritable, telles que sont celles d’Esope. Il employa donc de les mettre en vers les derniers moments de sa vie.
Socrate n’est pas le seul qui ait considéré comme sœurs la poésie et nos fables. [Le fabuliste latin du siècle d’Auguste], Phèdre, a témoigné qu’il était de ce sentiment ; et, par l’excellence de son ouvrage, nous pouvons juger de celui du prince des philosophes. Après Phèdre, Avianus Flavius, fabuliste latin du IIe ou du IIIe siècle après J.C., dit Aviénus, a traité le même sujet. Enfin les modernes les ont suivis : nous en avons des exemples non seulement chez les étrangers mais chez nous…Cela ne m’a point détourné de mon entreprise ; au contraire, je me suis flatté de l’espérance que si je ne courais dans cette carrière avec succès, on me donnerait au moins la gloire de l’avoir ouverte... Des fables, j’ai choisi véritablement les meilleures, c’est-à-dire celles qui m’ont semblé telles : mais, outre que je puis m’être trompé dans mon choix, il ne sera pas bien difficile de donner un autre tour à celles-là même que j’ai choisies ; et si ce tour est moins long, il sera sans doute plus approuvé… »
PRÉSENTATION SYNTHÈTIQUE DES FABLES SÉLECTIONNÉES
À partir du logiciel qui a été élaboré et de l’application qui en a été faite à toutes les fables de La Fontaine on est donc parvenu à obtenir un catalogue de recommandations « prudentielles » pour nous bien comporter dans l’existence. Reste à fournir au lecteur le texte des fables qui correspondent à ces différentes recommandations.
PREMIER RECUEIL
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Pages | Titres des fables | Comportements recommandés |
51 | Le chêne et le roseau | Adaptabilité |
143 | La jeune veuve | Attachement |
94 | Le geai paré des plumes du paon | Authenticité |
125 | L’ours et les deux compagnons | Bienséance |
89 | Le jardinier et son seigneur | Circonspection |
35 | La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf | Clairvoyance |
123 | La poule aux œufs d’or | Discernement |
121 | Le laboureur et ses enfants | Courage |
50 | L’enfant et le maître d’école | Efficience |
141 | Le cheval et l’âne | Équité |
82 | Le lion devenu vieux | Humanité |
63 | Le lion et le rat | Humilité |
38 | La besace | Impartialité |
75 | Le renard et le bouc | Loyauté |
34 | Le corbeau et le renard | Méfiance |
124 | L’âne portant des reliques | Objectivité |
129 | Phébus et Borée | Perspicacité |
31 | La cigale et la fourmi | Prévoyance |
113 | Le renard ayant la queue coupée | Probité |
44 | Le loup et l’agneau | Réalisme |
138 | Le villageois et le serpent | Rectitude |
104 | L’alouette et ses petits avec le maître d’un champ | Sagesse |
36 | Le loup et le chien | Sélectivité |
70 | Le loup devenu berger | Sincérité |
53 | Contre ceux qui ont le goût difficile | Tempérance |
61 | Le lion et le moucheron | Vigilance |
FAIRE PREUVE D’ADAPTABILITÉ
Adaptabilité-souplesse : action de s’adapter aux circonstances et aux personnes
Le chêne et le roseau
Le chêne un jour dit au roseau :
« Vous avez bien sujet d’accuser la nature ;
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau ;
Le moindre vent qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau
Vous oblige à baisser la tête ;
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d’arrêter les rayons du soleil,
Brave l’effort de la tempête.
Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.
Encor si vous naissiez à l’abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n’auriez pas tant à souffrir,
Je vous défendrais de l’orage :
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
– Votre compassion lui répondit l’arbuste,
Part d’un bon naturel ; mais quittez ce souci :
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables ;
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
Contre leurs coups redoutables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin. » Comme il disait ces mots,
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût porté jusque-là dans ses flancs.
L’arbre tient bon, le roseau plie.
Le vent redouble ses efforts
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.
Enseignement : Le plus fort n’est pas toujours le plus résistant !
FAIRE PREUVE D’ATTACHEMENT
La perte d’un être cher est marque indélébile, en ce que chaque être est sans équivalent
La jeune veuve
La perte d'un époux ne va point sans soupirs :
On fait beaucoup de bruit, et puis on se console.
Sur les ailes du Temps la tristesse s'envole :
Le Temps ramène les plaisirs.
Entre la veuve d'une année
Et la veuve d'une journée
La différence est grande : on ne croirait jamais
Que ce fût la même personne.
L'une fait fuir les gens, et l'autre a mille attraits :
Aux soupirs vrais ou faux celle-là s'abandonne ;
C'est toujours même note et pareil entretien.
On dit qu'on est inconsolable :
On le dit; mais il n'en est rien,
Comme on verra par cette fable,
Ou plutôt par la vérité.
L'époux d'une jeune beauté
Partait pour l'autre monde.
A ses côtés sa femme
Lui criait : « Attends-moi, je te suis ; et mon âme,
Aussi bien que la tienne, est prête à s'envoler. »
Le mari fit seul le voyage.
La belle avait un père, homme prudent et sage;
Il laissa le torrent couler.
A la fin, pour la consoler :
« Ma fille, lui dit-il, c'est trop verser de larmes :
Qu'a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes?
Puisqu'il est des vivants, ne songez plus aux morts.
Je ne dis pas que tout à l'heure
Une condition meilleure
Change en des noces ces transports ;
Mais après certain temps, souffrez qu'on vous propose
Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose
Que le défunt. – Ah ! dit-elle aussitôt,
Un cloître est l'époux qu'il me faut. »
Le père lui laissa digérer sa disgrâce.
Un mois de la sorte se passe ;
L'autre mois on l'emploie àchanger tous les jours
Quelque chose àl'habit, au linge, à la coiffure :
Le deuil enfin sert de parure,
En attendant d'autres atours.
Toute la bande des Amours
Revient au colombier : les jeux, les ris, la danse
Ont aussi leur tour àla fin ;
On se plonge soir et matin
Dans la fontaine de Jouvence.
Le père ne craint plus ce défunt tant chéri ;
Mais comme il ne parlait de rien ànotre belle :
« Où donc est le jeune mari
Que vous m'avez promis? » dit-elle.
Enseignement :La perte d’un être cher est marque indélébile, en ce que chaque être est sans équivalent !
FAIRE PREUVE D’AUTHENTICITÉ
Ce qui mérite d’être cru
Le geai paré des plumes du paon
Un Paon muait : un Geai prit son plumage ;
Puis après se l'accommoda;
Puis parmi d'autres Paons tout fier se panada,
Croyant être un beau personnage.
Quelqu'un le reconnut : il se vit bafoué,
Berné, sifflé, moqué, joué,
Et par Messieurs les Paons plumé d'étrange sorte.
Même vers ses pareils s'étant réfugié,
Il fut par eux mis à la porte.
II est assez de geais à deux pieds comme lui
Qui se parent souvent des dépouilles d'autrui,
Et que l'on nomme plagiaires.
Je m'en tais, et ne veux leur causer nul ennui :
Ce ne sont pas là mes affaires.
Enseignement : Le plagiaire est deux fois décrié, par les siens et par le plagié
FAIRE PREUVE DE BIENSÉANCE
En raison de ce qui convient en général
L’ours et les deux compagnons
Deux Compagnons, pressés d'argent,
A leur voisin fourreur vendirent
La peau d'un Ours encor vivant,
Mais qu'ils tueraient bientôt ; du moins à ce qu'ils dirent.
C'était le roi des Ours au compte de ces gens.
Le marchand à sa peau devait faire fortune,
Elle garantirait des froids les plus cuisants :
On en pourrait fourrer plutôt deux robes qu'une.
Dindenaut prisait moins ses moutons qu'eux leur ours :
Leur, à leur compte, et non à celui de la bête.
S'offrant de la livrer au plus tard dans deux jours,
Ils conviennent de prix, et se mettent en quête,
Trouvent l'Ours qui s'avance et vient vers eux au trot.
Voilà mes gens frappés comme d'un coup de foudre.
Le marché ne tint pas, il fallut le résoudre.
D'intérêts contre l'Ours, on n'en dit pas un mot.
L'un des deux Compagnons grimpe au faîte d'un arbre ;
L'autre, plus froid que n'est un marbre,
Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent,
Ayant quelque part ouï dire
Que l'ours s'acharne peu souvent
Sur un corps qui ne vit, ne meut, ni ne respire.
Seigneur Ours, comme un sot, donna dans ce panneau :
Il voit ce corps gisant, le croit privé de vie;
Et de peur de supercherie,
Le tourne, le retourne, approche son museau,
Flaire aux passages de l'haleine.
« C'est, dit-il, un cadavre ; ôtons-nous, car il sent. »
A ces mots, l'Ours s'en va dans la forêt prochaine.
L'un de nos deux marchands de son arbre descend,
Court à son Compagnon, lui dit que c'est merveille
Qu'il n'ait eu seulement que la peur pour tout mal.
« Eh bien, ajouta-t-il, la peau de l'animal ?
Mais que t'a-t-il dit à l'oreille ?
Car il s'approchait de bien près,
Te retournant avec sa serre.
– Il m'a dit qu'il ne faut jamais
Vendre la peau de l'ours qu'on ne l'ait mis par terre. »
Enseignement : Le marché conclu sur une éventualité est un marché de dupes concrètement dénoncé !
FAIRE PREUVE DE CIRCONSPECTION
Surveillance prudente exercée sur ses paroles pour éviter des erreurs ou des dommages
Le jardinier et son seigneur
Un amateur de jardinage,
Demi-bourgeois, demi-manant,
Possédait en certain village
Un jardin assez propre, et le clos attenant.
II avait de plant vif fermé cette étendue.
Là croissait à plaisir l'oseille et la laitue,
De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet,
Peu de jasmin d'Espagne et force serpolet.
Cette félicité par un lièvre troublée
Fit qu'au Seigneur du bourg notre homme se plaignit.
« Ce maudit animal vient prendre sa goulée
Soir et matin, dit-il, et des pièges se rit;
Les pierres, les bâtons y perdent leur crédit :
Il est sorcier, je crois.– Sorcier ? je l'en défie;
Repartit le Seigneur : fût-il diable, Miraut,
En dépit de ses tours, l'attrapera bientôt.
Je vous en déferai, bonhomme, sur ma vie.
– Et quand? – Et dès demain, sans tarder plus longtemps. »
La partie ainsi faite, il vient avec ses gens.
« Çà, déjeunons, dit-il : vos poulets sont-ils tendres?
La fille du logis, qu'on vous voie, approchez :
Quand la marierons-nous, quand aurons-nous des gendres?
Bon homme, c'est ce coup qu'il faut, vous m'entendez,
Qu'il faut fouiller à l'escarcelle. »
Disant ces mots, il fait connaissance avec elle,
Auprès de lui la fait asseoir,
Prend une main, un bras, lève un coin du mouchoir ;
Toutes sottises dont la belle
Se défend avec grand respect :
Tant qu'au père à la fin cela devient suspect.
Cependant on fricasse, on se rue en cuisine.
« De quand sont vos jambons? ils ont fort bonne mine.
– Monsieur, ils sont à vous.
– Vraiment, dit le Seigneur,
Je les reçois, et de bon cœur. »
II déjeune très bien; aussi fait sa famille,
Chiens, chevaux, et valets, tous gens bien endentés :
Il commande chez l'hôte, y prend des libertés,
Boit son vin, caresse sa fille.
L'embarras des chasseurs succède au déjeuné.
Chacun s'anime et se prépare :
Les trompes et les cors font un tel tintamarre
Que le bonhomme est étonné.
Le pis fut que l'on mit en piteux équipage
Le pauvre potager : adieu planches, carreaux ;
Adieu chicorée et porreaux,
Adieu de quoi mettre au potage.
Le lièvre était gîté dessous un maître chou.
On le quête, on le lance, il s'enfuit par un trou,
Non pas trou, mais trouée, horrible et large plaie
Que l'on fit à la pauvre haie
Par ordre du Seigneur ; car il eût été mal
Qu'on n'eût pu du jardin sortir tout à cheval.
Le bonhomme disait : « Ce sont là jeux de prince. »
Mais on le laissait dire : et les chiens et les gens
Firent plus de dégâts en une heure de temps
Que n'en auraient fait en cent ans
Tous les lièvres de la province.
Petits princes, videz vos débats entre vous :
De recourir aux rois vous seriez de grands fous.
II ne les faut jamais engager dans vos guerres,
Ni les faire entrer sur vos terres.
Enseignement : Recourir à haute autorité pour un petit dommage, conduit à grands dégâts faits par ses équipages
FAIRE PREUVE DE CLAIRVOYANCE
Pour tenir compte de sa propre réalité
La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf
Une Grenouille vit un Bœuf
Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n'était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille
Pour égaler l'animal en grosseur,
Disant : « Regardez bien, ma sœur;
Est-ce assez ? dites-moi ; n'y suis-je point encore ?
– Nenni. – M'y voici donc ? – Point du tout. – M'y voilà ?
– Vous n'en approchez point. » La chétive pécore [animal]
S'enfla si bien qu'elle creva.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.
Enseignement : L’homme sans cesse accablé du désir d’imiter (mimèsis)
FAIRE PREUVE DE COURAGE
En raison de ce qui est difficile à atteindre (action pénible et soutenue)
Le laboureur et ses enfants
Travaillez, prenez de la peine :
C'est le fonds qui manque le moins.
Un riche Laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses Enfants, leur parla sans témoins.
« Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l'héritage
Que nous ont laissé nos parents :
Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l'endroit; mais un peu de courage
Vous le fera trouver : vous en viendrez à bout.
Remuez votre champ dès qu'on aura fait l'oût
Creusez, fouillez, bêchez, ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse. »
Le Père mort, les Fils vous retournent le champ,
Deçà, delà, partout ; si bien qu'au bout de l'an
II en rapporta davantage.
D'argent, point de caché. Mais le Père fut sage
De leur montrer, avant sa mort,
Que le travail est un trésor.
Enseignement : Le trésor n’a rien à voir avec la mansuétude mais avec la poursuite d’un effort
FAIRE PREUVE DE DISCERNEMENT
Orienter son action pour éviter les déconvenues
La poule aux œufs d’or
L'avarice perd tout en voulant tout gagner.
Je ne veux, pour le témoigner,
Que celui dont la Poule, à ce que dit la fable,
Pondait tous les jours un œuf d'or.
II crut que dans son corps elle avait un trésor :
Il la tua, l'ouvrit, et la trouva semblable
A celles dont les œufs ne lui rapportaient rien,
S'étant lui-même ôté le plus beau de son bien.
Belle leçon pour les gens chiches !
Pendant ces derniers temps, combien en a-t-on vus
Qui du soir au matin sont pauvres devenus,
Pour vouloir trop tôt être riches !
Enseignement : Si chaque jour la Fortune vous sourit, ne cherchez pas à quérir l’origine, elle pourrait brutalement vous manquer.
FAIRE PREUVE D’EFFICIENCE
Orienter son action vers ce qui a une capacité de rendement
L’enfant et le maître d’école
Dans ce récit je prétends faire voir
D'un certain sot la remontrance vaine.
Un jeune enfant dans l'eau se laissa choir
En badinant sur les bords de la Seine.
Le ciel permit qu'un saule se trouva,
Dont le branchage, après Dieu, le sauva.
S'étant pris, dis-je, aux branches de ce saule,
Par cet endroit passe un maître d'école;
L'enfant lui crie : « Au secours! je péris! »
Le magister, se tournant à ses cris,
D'un ton fort grave à contretemps s'avise
De le tancer : « Ah ! le petit babouin !
Voyez, dit-il, où l'a mis sa sottise!
Et puis prenez de tels fripons le soin !
–Que les parents sont malheureux, qu'il faille
Toujours veiller à semblable canaille!
Qu'ils ont de maux! et que je plains leur sort! »
Ayant tout dit, il mit l'enfant à bord.
Je blâme ici plus de gens qu'on ne pense.
Tout babillard, tout censeur, tout pédant,
Se peut connaître au discours que j'avance.
Chacun des trois fait un peuple fort grand :
Le Créateur en a béni l'engeance.
En toute affaire ils ne font que songer
Au moyen d'exercer leur langue.
Hé! mon ami, tire-moi de danger ;
Tu feras, après, ta harangue.
Enseignement : Action vaut beaucoup mieux que parole étendue !
FAIRE PREUVE D’ÉQUITÉ
Orienter son action en conformité avec le droit naturel
Le cheval et l’âne
En ce monde il se faut l'un l'autre secourir :
Si ton voisin vient à mourir,
C'est sur toi que le fardeau tombe.
Un Âne accompagnait un Cheval peu courtois,
Celui-ci ne portant que son simple harnois,
Et le pauvre baudet si chargé qu'il succombe.
Il pria le cheval de l'aider quelque peu;
Autrement il mourrait devant qu'être à la ville.
« La prière, dit-il, n'en est pas incivile :
Moitié de ce fardeau ne vous sera que jeu. »
Le cheval refusa, fît une pétarade ;
Tant qu'il vit sous le faix mourir son camarade,
Et reconnut qu'il avait tort.
Du baudet en cette aventure
On lui fit porter la voiture
Et la peau par-dessus encor.
Enseignement : L’indifférence, à prix fort, peut se répercuter
FAIRE PREUVE D’HUMANITÉ
En raison de ce qui touche à la bienveillance envers ses semblables
Le lion devenu vieux
Le Lion, terreur des forêts,
Chargé d'ans et pleurant son antique prouesse,
Fut enfin attaqué par ses propres sujets,
Devenus forts par sa faiblesse.
Le Cheval s'approchant lui donne un coup de pied;
Le Loup, un coup de dent ; le Bœuf, un coup de corne.
Le malheureux Lion, languissant, triste et morne,
Peut à peine rugir, par l'âge estropié.
Il attend son destin sans faire aucunes plaintes ;
Quand voyant l'Âne même à son antre accourir :
« Ah! c'est trop, lui dit-il ; je voulais bien mourir ;
Mais c'est mourir deux fois que souffrir tes atteintes. »
Enseignement : La déchéance a ses limites !
FAIRE PREUVE D’HUMILITÉ
Ce qui convient à la faiblesse humaine, en l’absence de tout orgueil
Le lion et le rat
Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde :
On a souvent besoin d’un plus petit que soi.
De cette vérité deux fables feront foi,
Tant la chose en preuves abonde.
Entre les pattes d’un Lion
Un Rat sortit de terre assez à l’étourdie,
Le roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu’il était et lui donna la vie.
Ce bienfait ne fut pas perdu.
Quelqu’un aurait-il jamais cru
Qu’un Lion d’un Rat eût affaire ?
Cependant il advint qu’au sortir des forêts
Ce lion fut pris dans des rets,
Dont ses rugissements ne le purent défaire.
Sire Rat accourut et fit tant par ses dents
Qu’une maille rongée emporta tout l’ouvrage.
Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.
Enseignement : On a souvent besoin d’un plus petit que soi !
FAIRE PREUVE D’IMPARTIALITÉ
Pour éviter le parti pris
La besace
Jupiter dit un jour : « Que tout, ce qui respire
S'en vienne comparaître aux pieds de ma grandeur :
Si dans son composé quelqu'un trouve à redire,
Il peut le déclarer sans peur ;
Je mettrai remède à la chose.
Venez, Singe; parlez le premier, et pour cause.
Voyez ces animaux, faites comparaison
De leurs beautés avec les vôtres.
Êtes-vous satisfait? – Moi, dit-il, pourquoi non?
N'ai-je pas quatre pieds aussi bien que les autres?
Mon portrait jusqu'ici ne m'a rien reproché :
Mais pour mon frère l'Ours, on ne l'a qu'ébauché ;
Jamais, s'il me veut croire, il ne se fera peindre. »
L'Ours venant là-dessus, on crut qu'il s'allait plaindre.
Tant s'en faut : de sa forme il se loua très fort,
Glosa sur l'Éléphant, dit qu'on pourrait encor
Ajouter à sa queue, ôter à ses oreilles ;
Que c'était une masse informe et sans beauté.
L'Éléphant étant écouté,
Tout sage qu'il était, dit des choses pareilles :
Il jugea qu'à son appétit
Dame Baleine était trop grosse.
Dame Fourmi trouva le Ciron trop petit,
Se croyant, pour elle, un colosse.
Jupin les renvoya, s'étant censurés tous,
Du reste contents d'eux. Mais parmi les plus fous
Notre espèce excella : car tout ce que nous sommes,
Lynx envers nos pareils, et taupes envers nous,
Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes :
On se voit d'un autre œil qu'on ne voit son prochain.
Le fabricateur souverain
Nous créa besaciers tous de même manière,
Tant ceux du temps passé que du temps d'aujourd'hui :
Il fit pour nos défauts la poche de derrière,
Et celle de devant pour les défauts d'autrui.
Enseignement : Une paille en notre œil, une poutre en celui du voisin !
FAIRE PREUVE DE LOYAUTÉ
En raison de ce qui touche à ‘honneur
Le renard et le bouc
Capitaine Renard allait de compagnie
Avec son ami Bouc des plus haut encornés ;
Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez;
L'autre était passé maître en fait de tromperie.
La soif les obligea de descendre en un puits :
Là, chacun d'eux se désaltère.
Après qu'abondamment tous deux en eurent pris,
Le Renard dit au Bouc : « Que ferons-nous, compère?
Ce n'est pas tout de boire, il faut sortir d'ici.
Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi ;
Mets-les contre le mur : le long de ton échine
Je grimperai premièrement ;
Puis sur tes cornes m'élevant,
A l'aide de cette machine,
De ce lieu-ci je sortirai,
Après quoi je t'en tirerai.
– Par ma barbe, dit l'autre, il est bon; et je loue
Les gens bien sensés comme toi.
Je n'aurais jamais, quant à moi,
Trouvé ce secret, je l'avoue. »
Le Renard sort du puits, laisse son compagnon
Et vous lui fait un beau sermon
Pour l'exhorter à patience.
« Si le ciel t'eût, dit-il, donné par excellence
Autant de jugement que de barbe au menton,
Tu n'aurais pas, à la légère,
Descendu dans ce puits. Or adieu; j'en suis hors ;
Tâche de t'en tirer, et fais tous tes efforts ;
Car, pour moi, j'ai certaine affaire
Qui ne me permet pas d'arrêter en chemin. »
En toute chose il faut considérer la fin.
Enseignement : La ruse à ce point est grandement dommageable !
FAIRE PREUVE DE MÉFIANCE
Pour se prémunir des mauvaises intentions de quelqu’un
Le corbeau et le renard
Maître corbeau, sur son arbre perché
Tenait en son bec un fromage.
Maître renard, par l’odeur alléché, Lui tint à peu près ce langage :
« Hé bonjour, Monsieur du Corbeau,
Que vous êtes joli ! Que vous me semblez beau !
Vous êtes le phénix (le champion) des hôtes (habitants) de ces bois. »
A ces mots, le corbeau ne se sent plus de joie ;
Il ouvre un large bec, et laisse tomber sa proie.
Le renard s’en saisit, et dit : « Mon bon Monsieur,
« Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.»
Le Corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard qu’on ne l’y prendrait plus.
Enseignement : Des cajoleurs, il faut sans cesse prendre garde !
FAIRE PREUVE D’OBJECTIVITÉ
Pour éviter de se fier aux apparences
L’âne portant des reliques
Un Baudet chargé de reliques
S'imagina qu'on l'adorait :
Dans ce penser il se carrait,
Recevant comme siens l'encens et les cantiques.
Quelqu'un vit l'erreur, et lui dit :
« Maître Baudet, ôtez-vous de l'esprit
Une vanité si folle. Ce n'est pas vous, c'est l'idole
A qui cet honneur se rend,
Et que la gloire en est due. »
D'un magistrat ignorant
C'est la robe qu'on salue.
Enseignement : Les gens ne peuvent être jugés sur la mine !
FAIRE PREUVE DE PERSPICACITÉ
En vue d’obtenir une perception aiguisée (nez fin, flair)
Phébus et Borée
Borée et le Soleil virent un Voyageur
Qui s'était muni par bonheur
Contre le mauvais temps. On entrait dans l'automne,
Quand la précaution aux voyageurs est bonne :
II pleut ; le Soleil luit; et l'écharpe d'Iris
Rend ceux qui sortent avertis
Qu'en ces mois le manteau leur est fort nécessaire :
Les Latins les nommaient douteux, pour cette affaire.
Notre homme s'était donc à la pluie attendu :
Bon manteau bien doublé, bonne étoffe bien forte.
« Celui-ci, dit le Vent, prétend avoir pourvu
A tous les accidents ; mais il n'a pas prévu
Que je saurai souffler de sorte
Qu'il n'est bouton qui tienne : il faudra, si je veux,
Que le manteau s'en aille au diable.
L'ébattement [divertissement] pourrait nous en être agréable :
Vous plaît-il de l'avoir ? – Eh bien! gageons nous deux,
Dit Phébus, sans tant de paroles,
A qui plus tôt aura dégarni les épaules
Du Cavalier que nous voyons.
Commencez : je vous laisse obscurcir mes rayons. »
Il n'en fallut pas plus. Notre souffleur à gage
Se gorge de vapeurs, s'enfle comme un ballon,
Fait un vacarme de démon,
Siffle, souffle, tempête et brise en son passage
Maint toit qui n'en peut mais, fait périr maint bateau :
Le tout au sujet d'un manteau.
Le Cavalier eut soin d'empêcher que l'orage
Ne se pût engouffrer dedans ;
Cela le préserva. Le Vent perdit son temps ;
Plus il se tourmentait, plus l'autre tenait ferme :
Il eut beau faire agir le collet et les plis.
Sitôt qu'il fut au bout du terme
Qu'à la gageure on avait mis,
Le Soleil dissipe la nue,
Récrée et puis pénètre enfin le Cavalier,
Sous son balandras [gros manteau] fait qu'il sue,
Le contraint de s'en dépouiller :
Encor n'usa-t-il pas de toute sa puissance.
Plus fait douceur que violence.
Enseignement : Puissance insidieuse est plus à redouter que visible violence
FAIRE PREUVE DE PRÉVOYANCE
Orienter son action pour éviter le dénuement
La cigale et la fourmi
La cigale ayant chanté
Tout l’été
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue.
Elle alla crier famine
Chez la fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle.
« Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l’oût, foi d’animal,
Intérêt et principal. »
La fourmi n’est pas prêteuse :
C’est là son moindre défaut.
« Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à son emprunteuse.
– Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
– Vous chantiez ? J’en suis fort aise :
Eh bien ! dansez maintenant ».
Enseignement : Prévoir pour pourvoir !
FAIRE PREUVE DE PROBITÉ
Orienter son action en raison de ce qui touche à la morale sociale
Le renard ayant la queue coupée
Un vieux Renard, mais des plus fins,
Grand croqueur de poulets, grand preneur de lapins,
Sentant son renard d'une lieue,
Fut enfin au piège attrapé.
Par grand hasard en étant échappé,
Non pas franc, car pour gage il y laissa sa queue ;
S'étant, dis-je, sauvé sans queue, et tout honteux,
Pour avoir des pareils (comme il était habile),
Un jour que les renards tenaient conseil entre eux :
« Que faisons-nous, dit-il, de ce poids inutile,
Et qui va balayant tous les sentiers fangeux?
Que nous sert cette queue? Il faut qu'on se la coupe :
Si l'on me croit, chacun s'y résoudra.
– Votre avis est fort bon, dit quelqu'un de la troupe;
Mais tournez-vous, de grâce, et l'on vous répondra. »
A ces mots il se fit une telle huée,
Que le pauvre écourté ne put être entendu.
Prétendre ôter la queue eût été temps perdu :
La mode en fut continuée.
Enseignement : Vouloir pour ses semblables le méfait qui vous tient, relève de l’entrisme, ou pire encore, de la mutilation !
FAIRE PREUVE DE RÉALISME
Orienter son action pour tenir compte de la réalité en général
Le loup et l’agneau
La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout àl'heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure ;
Un Loup survient àjeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
« Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
– Sire, répond l'Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant
Plus de vingt pas au-dessous d'Elle;
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
Tu la troubles, reprit cette bête cruelle ;
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
– Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?
Reprit l'Agneau, je tette encor ma mère.
– Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
– Je n'en ai point. – C'est donc quelqu'un des tiens ;
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos bergers et vos chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge. »
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l'emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.
Enseignement : L’autorité contestée sera toujours à redouter !
FAIRE PREUVE DE RECTITUDE
Pour se conformer à ce qui est droit, rigoureux (intellectuellement ou moralement)
Le villageois et le serpent
Ésope conte qu'un Manant,
Charitable autant que peu sage,
Un jour d'hiver se promenant
A l'en tour de son héritage,
Aperçut un Serpent sur la neige étendu,
Transi, gelé, perclus, immobile rendu,
N'ayant pas à vivre un quart d'heure.
Le villageois le prend, l'emporte en sa demeure,
Et, sans considérer quel sera le loyer
D'une action de ce mérite,
Il l'étend le long du foyer,
Le réchauffe, le ressuscite.
L'animal engourdi sent à peine le chaud,
Que l'âme lui revient avecque la colère.
II lève un peu la tête, et puis siffle aussitôt;
Puis fait un long repli, puis tâche à faire un saut
Contre son bienfaiteur, son sauveur et son père.
« Ingrat, dit le Manant, voilà donc mon salaire !
Tu mourras ! » A ces mots, plein d'un juste courroux,
II vous prend sa cognée, il vous tranche la bête;
Il fait trois serpents de deux coups,
Un tronçon, la queue et la tête.
L'insecte [animal qui vit après avoir été coupé], sautillant, cherche à se réunir ;
Mais il ne put y parvenir.
II est bon d'être charitable :
Mais envers qui ? c'est là le point.
Quant aux ingrats, il n'en est point
Qui ne meure enfin misérable.
Enseignement : Il n’est pas rare qu’un malvenu contre son bienfaiteur se retourne !
FAIRE PREUVE DE SAGESSE
Manifestation d’un calme supérieur joint aux connaissances
L’alouette et ses petits avec le maître des champs
Ne t'attends qu'à toi seul; c'est un commun proverbe.
Voici comme Ésope le mit
En crédit :
Les alouettes font leur nid
Dans les blés, quand ils sont en herbe,
C'est-à-dire environ le temps
Que tout aime et que tout pullule dans le monde,
Monstres marins au fond de l'onde,
Tigres dans les forêts, alouettes aux champs.
Une pourtant de ces dernières
Avait laissé passer la moitié d'un printemps
Sans goûter le plaisir des amours printanières.
A toute force enfin elle se résolut
D'imiter la nature et d'être mère encore.
Elle bâtit un nid, pond, couve et fait éclore
A la hâte : le tout alla du mieux qu'il put.
Les blés d'alentour mûrs avant que la nitée
Se trouvât assez forte encor
Pour voler et prendre l'essor,
De mille soins divers l'Alouette agitée
S'en va chercher pâture, avertit ses enfants
D'être toujours au guet et faire sentinelle.
« Si le possesseur de ces champs
Vient avecque son fils, comme il viendra, dit-elle,
Écoutez bien : selon ce qu'il dira
Chacun de nous décampera. »
Sitôt que l'Alouette eut quitté sa famille,
Le possesseur du champ vient avecque son fils.
« Ces blés sont mûrs, dit-il : allez chez nos amis
Les prier que chacun, apportant sa faucille,
Nous vienne aider demain dès la pointe du jour. »
Notre Alouette de retour
Trouve en alarme sa couvée.
L'un commence : « Il a dit que, l'aurore levée,
L'on fît venir demain ses amis pour l'aider.
– S'il n'a dit que cela, repartit l'Alouette,
Rien ne nous presse encor de changer de retraite ;
Mais c'est demain qu'il faut tout de bon écouter.
Cependant soyez gais ; voilà de quoi manger. »
Eux repus, tout s'endort, les petits et la mère.
L'aube du jour arrive, et d'amis point du tout.
L'Alouette à l'essor, le maître s'en vient faire
Sa ronde ainsi qu'à l'ordinaire.
« Ces blés ne devraient pas, dit-il, être debout.
Nos amis ont grand tort, et tort qui se repose
Sur de tels paresseux, à servir ainsi lents.
Mon fils, allez chez nos parents
Les prier de la même chose. »
L'épouvante est au nid plus forte que jamais.
« Il a dit ses parents, mère ! c'est à cette heure...
– Non, mes enfants ; dormez en paix :
Ne bougeons de notre demeure. »
L'Alouette eut raison ; car personne ne vint.
Pour la troisième fois, le maître se souvint
De visiter ses blés. « Notre erreur est extrême,
Dit-il, de nous attendre à d'autres gens que nous.
Il n'est meilleur ami ni parent que soi-même.
Retenez bien cela, mon fils. Et savez-vous
Ce qu’il faut faire ? Il faut qu’avec notre famille
Nous prenions dès demain chacun une faucille :
C’est là notre plus court, et nous achèverons
Notre moisson quand nous pourrons. »
Dès lors que ce dessein fut su de l'Alouette :
« C'est ce coup qu'il est bon de partir, mes enfants ! »
Et les petits, en même temps,
Voletants, se culebutants,
Délogèrent tous sans trompette.
Enseignement : La mère pour les siens agit en connaissance de cause !
FAIRE PREUVE DE SÉLECTIVITÉ
Pour éviter de commettre des erreurs, des impairs dommageables
Le loup et le chien
Un Loup n'avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l'eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille ;
Et le mâtin était de taille A se défendre hardiment.
Le Loup donc l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu'il admire.
« Il ne tiendra qu'à vous, beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères et pauvres diables
Dont la condition est de mourir de faim.
Car, quoi? rien d'assuré, point de franche lippée,
Tout à la pointe de l'épée.
Suivez-moi, vous aurez un bien meilleur destin. »
Le Loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ?
– Presque rien, dit le Chien : donner la chasse aux gens
Portants bâtons et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons,
Os de poulets, os de pigeons ;
Sans parler de mainte caresse. » Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le cou du Chien pelé.
« Qu'est-ce là ? lui dit-il. –
Rien. – Quoi ? Rien ? – Peu de chose.
– Mais encor ? – Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
– Attaché ! dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? – Pas toujours : mais qu'importe ?
– Il importe si bien que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. »
Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor.
Enseignement : La liberté est sans prix !
FAIRE PREUVE DE SINCÉRITÉ
Selon ce qui touche à la vérité
Le loup devenu berger
Un Loup, qui commençait d'avoir petite part
Aux brebis de son voisinage,
Crut qu'il fallait s'aider de la peau du renard
Et faire un nouveau personnage.
II s'habille en berger, endosse un hoqueton [casaque courte, sans manches],
Fait sa houlette d'un bâton,
Sans oublier la cornemuse.
Pour pousser jusqu'au bout la ruse,
Il aurait volontiers écrit sur son chapeau :
« C'est moi qui suis Guillot, berger de ce troupeau. »
Sa personne étant ainsi faite,
Et ses pieds de devant posés sur sa houlette,
Guillot le sycophante [le trompeur] approche doucement.
Guillot, le vrai Guillot, étendu sur l'herbette,
Dormait alors profondément ;
Son chien dormait aussi, comme aussi sa musette.
La plupart des brebis dormaient pareillement.
L'hypocrite les laissa faire;
Et pour pouvoir mener vers son fort [son repaire] les brebis,
II voulut ajouter la parole aux habits,
Chose qu'il croyait nécessaire.
Mais cela gâta son affaire :
Il ne put du pasteur contrefaire la voix.
Le ton dont il parla fit retentir les bois
Et découvrit tout le mystère.
Chacun se réveille à ce son,
Les brebis, le chien, le garçon.
Le pauvre Loup, dans cet esclandre
Empêché par son hoqueton, Ne put ni fuir ni se défendre.
Toujours par quelque endroit fourbes se laissent prendre.
Quiconque est loup agisse en loup ;
C'est le plus certain de beaucoup.
Enseignement : L’homme en sa vraie nature ne se peut travestir !
FAIRE PREUVE DE TEMPÉRANCE
Pour tout ce qui relève de la modération
Contre ceux qui ont le goût trop difficile
Quand j'aurais en naissant reçu de Calliope
Les dons qu'à ses amants cette Muse a promis,
Je les consacrerais aux mensonges d'Ésope :
Le mensonge et les vers de tout temps sont amis.
Mais je ne me crois pas si chéri du Parnasse
Que de savoir orner toutes ces fictions.
On peut donner du lustre à leurs inventions :
On le peut, je l'essaie ; un plus savant le fasse.
Cependant jusqu'ici d'un langage nouveau
J'ai fait parler le Loup et répondre l'Agneau.
J'ai passé plus avant ; les arbres et les plantes
Sont devenus chez moi créatures parlantes.
Qui ne prendrait ceci pour un enchantement?
« Vraiment, me diront nos critiques
Vous parlez magnifiquement
De cinq ou six contes d'enfant.
– Censeurs, en voulez-vous qui soient plus authentiques
Et d'un style plus haut? En voici. Les Troyens,
Après dix ans de guerre autour de leurs murailles,
Avaient lassé les Grecs, qui, par mille moyens,
Par mille assauts, par cent batailles,
N'avaient pu mettre à bout cette fière cité,
Quand un cheval de bois, par Minerve inventé,
D'un rare et nouvel artifice,
Dans ses énormes flancs reçut le sage Ulysse,
Le vaillant Diomède, Ajax l'impétueux,
Que ce colosse monstrueux
Avec leurs escadrons devait porter dans Troie,
Livrant à leur fureur ses dieux mêmes en proie :
Stratagème inouï, qui des fabricateurs
Paya la constance et la peine...
– C'est assez, me dira quelqu'un de nos auteurs :
La période est longue, il faut reprendre haleine ;
Et puis, votre cheval de bois,
Vos héros avec leurs phalanges,
Ce sont des contes plus étranges
Qu'un renard qui cajole un corbeau sur sa voix.
De plus, il vous sied mal d'écrire en si haut style. »
Eh bien! baissons d'un ton. La jalouse Amarylle
Songeait à son Alcippe et croyait de ses soins
N'avoir que ses moutons et son chien pour témoins.
Tircis, qui l'aperçut, se glisse entre des saules ;
Il entend la bergère adressant ces paroles
Au doux Zéphyr, et le priant
De les porter à son amant...
« Je vous arrête à cette rime,
Dira mon censeur à l'instant;
Je ne la tiens pas légitime,
Ni d'une assez grande vertu :
Remettez, pour le mieux, ces deux vers à la fonte. »
Maudit censeur ! te tairas-tu?
Ne saurais-je achever mon conte?
C'est un dessein très dangereux
Que d'entreprendre de te plaire.
Les délicats sont malheureux :
Rien ne saurait les satisfaire.
Dit-il ; adressez-vous, je vous prie, à quelque autre :
Ma foi! vous n'aurez pas le nôtre. »
Ceci n'est pas un conte à plaisir inventé.
Je me sers de la vérité
Pour montrer, par expérience,
Qu'un sou, quand il est assuré,
Vaut mieux que cinq en espérance ;
Qu'il se faut contenter de sa condition ;
Qu'aux conseils de la mer et de l'ambition
Nous devons fermer les oreilles.
Pour un qui s'en louera, dix mille s'en plaindront.
La mer promet monts et merveilles :
Fiez-vous-y ; les vents et les voleurs viendront.
Enseignement : Malheur aux délicats toujours trop demandeurs !
FAIRE PREUVE DE VIGILANCE
Pour éviter des erreurs, dommages ou malheurs grâce à une attention soutenue
Le lion et le moucheron
« Va-t'en, chétif insecte, excrément de la terre! »
C'est en ces mots que le Lion
Parlait un jour au Moucheron.
L'autre lui déclara la guerre.
« Penses-tu, lui dit-il, que ton titre de roi
Me fasse peur ni me soucie?
Un bœuf est plus puissant que toi ;
Je le mène à ma fantaisie. »
A peine il achevait ces mots
Que, lui-même, il sonna la charge,
Fut le trompette et le héros.
Dans l'abord il se met au large ;
Puis prend son temps, fond sur le cou
Du lion, qu'il rend presque fou.
Le quadrupède écume, et son œil étincelle ;
Il rugit; on se cache, on tremble à l'environ :
Et cette alarme universelle
Est l'ouvrage d'un moucheron.
Un avorton de mouche en cent lieux le harcelle,
Tantôt pique l'échine, et tantôt le museau,
Tantôt entre au fond du naseau.
La rage alors se trouve à son faîte montée.
L'invisible ennemi triomphe, et rit de voir
Qu'il n'est griffe ni dent en la bête irritée
Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir.
Le malheureux Lion se déchire lui-même,
Fait résonner sa queue à l'entour de ses flancs,
Bat l'air, qui n'en peut mais ; et sa fureur extrême
Le fatigue, l'abat : le voilà sur les dents.
L'insecte du combat se retire avec gloire :
Comme il sonna la charge, il sonne la victoire,
Va partout l'annoncer, et rencontre en chemin
L'embuscade d'une araignée ;
Il y rencontre aussi sa fin.
Quelle chose par là nous peut être enseignée?
J'en vois deux, dont l'une est qu'entre nos ennemis
Les plus à craindre sont souvent les plus petits ;
L'autre, qu'aux grands périls tel a pu se soustraire
Qui périt pour la moindre affaire.
Enseignement : Après s’être fait justice, la perte vint d’un autre que l’on n’attendait plus !
II/ SECOND RECUEIL
Pages | Titres des fables | Recommandations |
46 | Les femmes et le secret | Circonspection |
48 | Le rat et l’huître | Clairvoyance |
30 | La laitière et le pot au lait | Discernement |
101 | Le songe d’un habitant du Mogol | Efficience |
109 | Les souris et le chat-huant | Equité |
18 | Les animaux malades de la peste | Humanité |
28 | Le coche et la mouche | Humilité |
26 | La cour du lion | Impartialité |
55 | Les obsèques de la lionne | Loyauté |
68 | L’huître et les plaideurs | Méfiance |
89 | Lesdeuxaventuriers et le talisman | Perspicacité |
23 | Le rat qui s’est retiré du monde | Probité |
66 | Le gland et la citrouille | Réalisme |
50 | L’ours et l’amateur des jardins | Sélectivité |
119 | Le juge arbitre, l’hospitalier et le solitaire | Sincérité |
25 | Le héron | Tempérance |
84 | La tortue et les deux canards | Vigilance |
FAIRE PREUVE DE CIRCONSPECTION
Surveillance prudente exercée sur ses paroles pour éviter des erreurs ou des dommages
Les femmes et le secret
Rien ne pèse tant qu'un secret :
Le porter loin est difficile aux dames ;
Et je sais même sur ce fait
Bon nombre d'hommes qui sont femmes.
Pour éprouver la sienne un mari s'écria,
La nuit, étant près d'elle : « O Dieux ! qu'est-ce cela?
Je n'en puis plus! on me déchire!
Quoi? j'accouche d'un œuf! – D'un œuf? – Oui, le voilà,
Frais et nouveau pondu. Gardez bien de le dire :
On m'appellerait poule; enfin n'en parlez pas. »
La femme, neuve sur ce cas,
Ainsi que sur mainte autre affaire,
Crut la chose, et promit ses grands dieux de se taire.
Mais ce serment s'évanouit
Avec les ombres de la nuit.
L'épouse, indiscrète et peu fine,
Sort du lit quand le jour fut à peine levé;
Et de courir chez sa voisine.
« Ma commère, dit-elle, un cas est arrivé;
N'en dites rien surtout, car vous me feriez battre :
Mon mari vient de pondre un œuf gros comme quatre.
Au nom de Dieu, gardez-vous bien
D'aller publier ce mystère.
– Vous moquez-vous? dit l'autre : ah! vous ne savez guère
Quelle je suis. Allez, ne craignez rien. »
La femme du pondeur s'en retourne chez elle.
L'autre grille déjà de conter la nouvelle; Elle va la répandre en plus de dix endroits;
Au lieu d'un œuf, elle en dit trois.
Ce n'est pas encor tout; car une autre commère
En dit quatre, et raconte à l'oreille le fait :
Précaution peu nécessaire, Car ce n'était plus un secret.
Comme le nombre d'œufs, grâce à la renommée,
De bouche en bouche allait croissant,
Avant la fin de la journée
Ils se montaient à plus d'un cent.
Enseignement : Le secret s’enrichit à merveille, mais tant par femme il se répand qu’il en devient inquiétant !
FAIRE PREUVE DE CLAIRVOYANCE
Pour tenir compte de sa propre réalité
Le rat et l’huître
Un Rat, hôte d'un champ, rat de peu de cervelle,
Des lares (dieux domestiques, puis le foyer lui-même) paternels un jour se trouva sou,
Il laisse là le champ, le grain et la javelle,
Va courir le pays, abandonne son trou.
Sitôt qu'il fut hors de la case :
« Que le monde, dit-il, est grand et spacieux !
Voilà les Apennins, et voici le Caucase. »
La moindre taupinée était mont à ses yeux.
Au bout de quelques jours, le voyageur arrive
En un certain canton où Téthys (déesse de la mer puis la mer elle-même) sur la rive
Avait laissé mainte huître; et notre Rat d'abord
Crut voir, en les voyant, des vaisseaux de haut bord.
« Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire :
Il n'osait voyager, craintif au dernier point.
Pour moi, j'ai déjà vu le maritime empire;
J'ai passé les déserts, mais nous n'y bûmes point. »
D'un certain magisterle Rat tenait ces choses,
Et les disait à travers champs,
N'étant point de ces rats qui, les livres rongeants,
Se font savants jusques aux dents.
Parmi tant d'huîtres toutes closes
Une s'était ouverte; et, bâillant au soleil,
Par un doux zéphir réjouie,
Humait l'air, respirait, était épanouie,
Blanche, grasse, et d'un goût, à la voir, nompareil.
D'aussi loin que le Rat voit cette Huître qui bâille :
« Qu'aperçois-je? dit-il; c'est quelque victuaille
Et, si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd'hui bonne chère, ou jamais. »
Là-dessus, maître Rat, plein de belle espérance,
Approche de l'écaillé, allonge un peu le cou,
Se sent pris comme aux lacs (nœud coulant); car l'Huître tout d'un coup
Se referme : et voilà ce que fait l'ignorance.
Cette fable contient plus d'un enseignement :
Nous y voyons premièrement
Que ceux qui n'ont du monde aucune expérience
Sont, aux moindres objets, frappés d'étonnement;
Et puis nous y pouvons apprendre
Que tel est pris qui croyait prendre.
Enseignement : Pour les chercheurs de victuailles, les pièges sont nombreux surtout si la connaissance leur a jusqu’alors échappé !
FAIRE PREUVE DE DISCERNEMENT
Orienter son action pour éviter les déconvenues
La laitière et le pot au lait
Perrette, sur sa tête ayant un Pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue, elle allait à grands pas,
Ayant mis, ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple et souliers plats.
Notre laitière ainsi troussée
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l'argent;
Achetait un cent d'œufs, faisait triple couvée :
La chose allait à bien par son soin diligent.
« Il m'est, disait-elle, facile
D'élever des poulets autour de ma maison;
Le renard sera bien habile
S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s'engraisser coûtera peu de son;
Il était, quand je l'eus, de grosseur raisonnable :
J'aurai, le revendant, de l'argent bel et bon.
Et qui m'empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ? »
Perrette là-dessus saute aussi, transportée :
Le lait tombe; adieu veau, vache, cochon, couvée.
La dame de ces biens, quittant d'un œil marri
Sa fortune ainsi répandue,
Va s'excuser à son mari,
En grand danger d'être battue.
Le récit en farce en fut fait;
On l'appela le Pot au lait.
Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole (héros conquérant de Rabelais), Pyrrhus (roi d’Epire), la Laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous.
Chacun songe en veillant, il n'est rien de plus doux :
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes;
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi;
Je m'écarte, je vais détrôner le Sophi (roi de Perse) ;
On m'élit roi, mon peuple m'aime;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même,
Je suis gros Jean comme devant (auparavant).
Enseignement : Sa tâche n’étant pas menée à bien, bâtir châteaux en Espagne, c’est espérer en vain !
FAIRE PREUVE D’EFFICIENCE
Orienter son action vers ce qui a une capacité de rendement
Le songe d’un habitant du Mogol
Jadis certain Mogol vit en songe un Vizir
Aux champs Élysiens (séjour des bienheureux) possesseur d'un plaisir
Aussi pur qu'infini tant en prix qu'en durée :
Le même songeur vit en une autre contrée
Un Ermite entouré de feux,
Qui touchait de pitié même les malheureux.
Le cas parut étrange, et contre l'ordinaire :
Minos en ces deux morts semblait s'être mépris.
Le dormeur s'éveilla, tant il en fut surpris.
Dans ce songe pourtant soupçonnant du mystère,
Il se fit expliquer l'affaire.
L'interprète lui dit : « Ne vous étonnez point;
Votre songe a du sens ; et, si j'ai sur ce point
Acquis tant soit peu d'habitude,
C'est un avis des Dieux. Pendant l'humain séjour,
Ce vizir quelquefois cherchait la solitude;
Cet Ermite aux Vizirs allait faire sa cour. »
Si j'osais ajouter au mot de l'interprète,
J'inspirerais ici l'amour de la retraite :
Elle offre à ses amants des biens sans embarras,
Biens purs, présents du Ciel, qui naissent sous les pas.
Solitude, où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j'aimai toujours, ne pourrai-je jamais,
Loin du monde et du bruit, goûter l'ombre et le frais?
Oh! qui m'arrêtera sous vos sombres asiles?
Quand pourront les neuf Sœurs (les Muses), loin des cours et des villes,
M'occuper tout entier et m'apprendre des cieux
Les divers mouvements inconnus à nos yeux,
Les noms et les vertus de ces clartés errantes
Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes !
Que si je ne suis né pour de si grands projets,
Du moins que les ruisseaux m'offrent de doux objets !
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie !
La Parque à filets d'or n'ourdira (ne disposera) point ma vie,
Je ne dormirai point sous de riches lambris :
Mais voit-on que le somme en perde de son prix?
En est-il moins profond et moins plein de délices?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices.
Quand le moment viendra d'aller trouver les morts,
J'aurai vécu sans soins et mourrai sans remords.
Enseignement : La béatitude n’existe pas qu’en songe si, du monde,onrenonceàses conventions superflues !
FAIRE PREUVE D’ÉQUITÉ
Orienter son action en conformité avec le droit naturel
Les souris et le chat-huant
Il ne faut jamais dire aux gens :
« Ecoutez un bon mot, oyez une merveille. »
Savez-vous si les écoutants
En feront une estime à la vôtre pareille ?
Voici pourtant un cas qui peut être excepté :
Je le maintiens prodige, et tel que d'une fable
Il a l'air et les traits, encor que véritable.
On abattit un pin pour son antiquité,
Vieux palais d'un Hibou, triste et sombre retraite
De l'oiseau qu'Atropos (l’une des Parques) prend pour son interprète.
Dans son tronc caverneux, et miné par le temps,
Logeaient, entre autres habitants,
Force souris sans pieds, toutes rondes de graisse.
L'oiseau les nourrissait parmi des tas de blé,
Et de son bec avait leur troupeau mutilé;
Cet oiseau raisonnait : il faut qu'on le confesse.
En son temps, aux Souris, le compagnon chassa.
Les premières qu'il prit du logis échappées,
Pour y remédier, le drôle estropia
Tout ce qu'il prit ensuite; et leurs jambes coupées
Firent qu'il les mangeait à sa commodité,
Aujourd'hui l'une, et demain l'autre.
Tout manger à la fois, l'impossibilité
S'y trouvait, joint aussi le soin de sa santé.
Sa prévoyance allait aussi loin que la nôtre :
Elle allait jusqu'à leur porter
Vivres et grains pour subsister.
Puis, qu'un Cartésien s'obstine
A traiter ce hibou de montre et de machine !
Quel ressort lui pouvait donner
Le conseil de tronquer un peuple mis en mue ?
Si ce n'est pas là raisonner, La raison m'est chose inconnue.
Voyez que d'arguments il fit :
« Quand ce peuple est pris, il s'enfuit;
Donc il faut le croquer aussitôt qu'on le happe.
Tout, il est impossible. Et puis, pour le besoin
N'en dois-je pas garder? Donc il faut avoir soin
De le nourrir sans qu'il échappe.
Mais comment? Otons-lui les pieds. » Or trouvez-moi
Chose par les humains à sa fin mieux conduite.
Quel autre art de penser Aristote et sa suite
Enseignent-ils, par votre foi ?
Ceci n'est point une fable ; et la chose, quoique merveilleuse et presque incroyable, est véritablement arrivée. J'ai peut-être porté trop loin la prévoyance de ce hibou ; car je ne prétends pas établir dans les bêtes un progrès de raisonnement tel que celui-ci; mais ces exagérations sont permises à la poésie, surtout dans la manière d'écrire dont je me sers.
Enseignement : On se trompe d’incongruité en abattant l’occupé faute d’avoir pris le soin de faire évoluer l’occupant !
FAIRE PREUVE D’HUMANITÉ
En raison de ce qui touche à la bienveillance envers ses semblables
Les animaux malades de la peste
Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom),
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron (fleuve des enfers, puis les enfers eux-mêmes),
Faisait aux Animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n'en voyait point d'occupés
A chercher le soutien d'une mourante vie;
Nul mets n'excitait leur envie;
Ni loups ni renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie;
Les tourterelles se fuyaient :
Plus d'amour, partant plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune.
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents,
On fait de pareils dévouements.
Ne nous flattonsdonc point; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
J'ai dévoré force moutons.
Que m'avaient-ils fait? Nulle offense;
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le berger.
Je me dévouerai donc, s'il le faut : mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi :
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que le plus coupable périsse.
– Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse.
Eh bien ! manger moutons, canaillesotte espèce,
Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes, Seigneur,
En les croquant, beaucoup d'honneur;
Et quant au berger, l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux.
Étant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire. »
Ainsi dit le Renard; et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'Ane vint à son tour, et dit : « J'ai souvenance
Qu'en un pré de moines passant,
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit puisqu'il faut parler net. »
A ces mots, on cria haro sur le Baudet.
Un Loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer (immoler) ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n'était capable
D'expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
Enseignement : Destinés à tous périr, du plus puissant au plus décrié, les obligés, de leur délit savent se défausser, pour qu’à la fin, sur le dernier, la culpabilité repose !
FAIRE PREUVE D’HUMILITÉ
Ce qui convient à la faiblesse humaine, en l’absence de tout orgueil
Le coche et la mouche
Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au soleil exposé,
Six forts chevaux tiraient un Coche.
Femmes, moine, vieillards, tout était descendu ;
L'attelage suait, soufflait, était rendu.
Une Mouche survient, et des chevaux s'approche,
Prétend les animer par son bourdonnement,
Pique l'un, pique l'autre, et pense à tout moment
Qu'elle fait aller la machine,
S'assied sur le timon, sur le nez du cocher.
Aussitôt que le char chemine,
Et qu'elle voit les gens marcher,
Elle s'en attribue uniquement la gloire,
Va, vient, fait l'empressée : il semble que ce soit
Un sergent de bataille allant en chaque endroit
Faire avancer ses gens et hâter la victoire.
La Mouche, en ce commun besoin,
Se plaint qu'elle agit seule, et qu'elle a tout le soin;
Qu'aucun n'aide aux chevaux à se tirer d'affaire.
Le moine disait son bréviaire :
Il prenait bien son temps ! Une femme chantait :
C'était bien de chansons qu'alors il s'agissait!
Dame Mouche s'en va chanter à leurs oreilles,
Et fait cent sottises pareilles.
Après bien du travail, le Coche arrive au haut :
« Respirons maintenant ! dit la Mouche aussitôt :
J'ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.
Çà, Messieurs les Chevaux, payez-moi de ma peine. »
Ainsi certaines gens, faisant les empressés,
S'introduisent dans les affaires :
Ils font partout les nécessaires,
Et, partout importuns, devraient être chassés.
Enseignement : Quand chacun vaque à remplir sa tâche, la vantardise n’est pas de mise !
FAIRE PREUVE D’IMPARTIALITÉ
Pour éviter le parti pris
La cour du lion
Sa Majesté lionne un jour voulut connaître
De quelles nations le Ciel l'avait fait maître.
Il manda donc par députés Ses vassaux de toute nature,
Envoyant de tous les côtés
Une circulaire écriture
Avec son sceau. L'écrit portait
Qu'un mois durant le Roi tiendrait
Cour plénière, dont l'ouverture
Devait être un fort grand festin,
Suivi des tours de Fagotin (singe savant).
Par ce trait de magnificence
Le Prince à ses sujets étalait sa puissance.
En son Louvre il les invita.
Quel Louvre! un vrai charnier, dont l'odeur se porta
D'abord aux nez des gens. L'Ours boucha sa narine :
Il se fût bien passé de faire cette mine;
Sa grimace déplut : le Monarque irrité
L'envoya chez Pluton (dieu des enfers) faire le dégoûté.
Le Singe approuva fort cette sévérité,
Et flatteur excessif, il loua la colère
Et la griffe du Prince, et l'antre, et cette odeur :
Il n'était ambre, il n'était fleur
Qui ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie
Eut un mauvais succès, et fut encor punie :
Ce Monseigneur du Lion-là
Fut parent de Caligula (empereur romain persécuteur).
Le Renard étant proche : « Or çà, lui dit le Sire,
Que sens-tu? dis-le-moi : parle sans déguiser. »
L'autre aussitôt de s'excuser,
Alléguant un grand rhume : il ne pouvait que dire
Sans odorat. Bref, il s'en tire.
Ceci vous sert d'enseignement :
Ne soyez à la cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère,
Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.
Enseignement : Dans la sphère du pouvoir, le langage insipide est plus prisé que les accents trop appuyés des gens sincères et des flatteurs itou !
FAIRE PREUVE DE LOYAUTÉ
En raison de ce qui touche à ‘honneur
Les obsèques de la lionne
La femme du Lion mourut;
Aussitôt chacun accourut
Pour s'acquitter envers le Prince
De certains compliments de consolation,
Qui sont surcroît d'affliction.
Il fit avertir sa Province
Que les obsèques se feraient
Un tel jour, en tel lieu; ses Prévôts (officiers de cérémonie) y seraient
Pour régler la cérémonie,
Et pour placer la compagnie.
Jugez si chacun s'y trouva.
Le Prince aux cris s'abandonna,
Et tout son antre en résonna :
Les Lions n'ont point d'autre temple.
On entendit, à son exemple,
Rugir en leur patois Messieurs les Courtisans.
Je définis la cour un pays où les gens,
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu'il plaît au Prince, ou, s'ils ne peuvent l'être,
Tâchent au moins de le paraître :
Peuple caméléon, peuple singe du maître ;
On dirait qu'un esprit anime mille corps :
C'est bien là que les gens sont de simples ressorts.
Pour revenir à notre affaire,
Le Cerf ne pleura point. Comment eût-il pu faire?
Cette mort le vengeait : la Reine avait jadis
Étranglé sa femme et son fils.
Bref, il ne pleura point. Un flatteur l'alla dire,
Et soutint qu'il l'avait vu rire.
La colère du Roi, comme dit Salomon,
Est terrible, et surtout celle du roi Lion ;
Mais ce Cerf n'avait pas accoutumé de lire.
Le Monarque lui dit : « Chétif hôte des bois,
Tu ris, tu ne suis pas ses gémissantes voix.
Nous n'appliquerons point sur tes membres profanes
Nos sacrés ongles : venez, Loups,
Vengez la Reine; immolez tous
Ce traître à ses augustes mânes. »
Le Cerf reprit alors : « Sire, le temps de pleurs
Est passé; la douleur est ici superflue.
Votre digne moitié, couchée entre des fleurs,
Tout près d'ici m'est apparue;
Et je l'ai d'abord reconnue.
« Ami, m'a-t-elle dit, garde que ce convoi,
« Quand je vais chez les Dieux, ne t'oblige à des larmes.
« Aux Champs Élysiens j'ai goûté mille charmes,
« Conversant avec ceux qui sont saints comme moi.
« Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi :
« J'y prends plaisir. » A peine on eut ouï la chose,
Qu'on se mit à crier : « Miracle! Apothéose ! »
Le Cerf eut un présent, bien loin d'être puni.
Amusez les Rois par des songes,
Flattez-les, payez-les d'agréables mensonges :
Quelque indignation dont leur cœur soit rempli,
Ils goberont l'appât; vous serez leur ami.
Enseignement : À irrémissible dérobade, la vie vous sera sauve, si honorable est votre excuse !
FAIRE PREUVE DE MÉFIANCE
Pour se prémunir des mauvaises intentions de quelqu’un
L’huitre et les plaideurs
Un jour deux Pèlerins sur le sable rencontrent
Une Huître, que le flot y venait d'apporter :
Ils l'avalent des yeux, du doigt ils se la montrent;
A l'égard de la dent il fallut contester.
L'un se baissait déjà pour amasser la proie;
L'autre le pousse, et dit : « Il est bon de savoir
Qui de nous en aura la joie.
Celui qui le premier a pu l'apercevoir
En sera le gobeur; l'autre le verra faire.
– Si par là l'on juge l'affaire,
Reprit son compagnon, j'ai l'œil bon, Dieu merci.
– Je ne l'ai pas mauvais aussi,
Dit l'autre; et je l'ai vue avant vous, sur ma vie.
– Eh bien! vous l'avez vue; et moi je l'ai sentie. »
Pendant tout ce bel incident,
Perrin Dandin (personnage de Rabelais) arrive : ils le prennent pour juge.
Perrin, fort gravement, ouvre l'Huître, et la gruge (brise avec les dents),
Nos deux Messieurs le regardant.
Ce repas fait, il dit, d'un ton de président :
« Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille
Sans dépens (sans frais) ; et qu'en paix chacun chez soi s'en aille. »
Mettez ce qu'il en coûte à plaider aujourd'hui;
Comptez ce qu'il en reste à beaucoup de familles,
Vous verrez que Perrin tire l'argent à lui,
Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles.
Enseignement : Le différent qui nait d’une même convoitise risque de faire chou blanc si le juge y a prise !
FAIRE PREUVE DE PERSPICACITÉ
En vue d’obtenir une perception aiguisée (nez fin, flair)
Les deux aventuriers et le talisman
Aucun chemin de rieurs ne conduit à la gloire.
Je n'en veux pour témoin qu'Hercule et ses travaux :
Ce dieu n'a guère de rivaux;
J'en vois peu dans la Fable, encor moins dans l'Histoire.
En voici pourtant un, que de vieux talismans (inscriptions au pouvoir magique)
Firent chercher fortune au pays des romans.
Il voyageait de compagnie.
Son camarade et lui trouvèrent un poteau
Ayant au haut cet écriteau :
« Seigneur aventurier, s'il te prend quelque envie
« De voir ce que n'a vu nul chevalier errant,
« Tu n'as qu'à passer ce torrent;
« Puis, prenant dans tes bras un éléphant de pierre
« Que tu verras couché par terre,
« Le porter, d'une haleine, au sommet de ce mont
« Qui menace les cieux de son superbe front. »
L'un des deux chevaliers saigna du nez « Si l'onde
Est rapide autant que profonde,
Dit-il, et supposé qu'on la puisse passer,
Pourquoi de l'éléphant aller s'embarrasser ?
Quelle ridicule entreprise !
Le sage l'aura fait par tel art et de guise
Qu'on le pourra porter peut-être quatre pas :
Mais jusqu'au haut du mont! d'une haleine! il n'est pas
Au pouvoir d'un mortel; à moins que la figure
Ne soit d'un éléphant nain, pygmée, avorton,
Propre à mettre au bout d'un bâton :
Auquel cas, où l'honneur d'une telle aventure?
On nous veut attraper dedans cette écriture;
Ce sera quelque énigme à tromper un enfant :
C'est pourquoi je vous laisse avec votre éléphant. »
Le raisonneur parti, l'aventureux se lance,
Les yeux clos, à travers cette eau.
Ni profondeur ni violence
Ne purent l'arrêter; et, selon l'écriteau,
Il vit son éléphant couché sur l'autre rive.
Il le prend, il l'emporte, au haut du mont arrive,
Rencontre une esplanade, et puis une cité.
Un cri par l'éléphant est aussitôt jeté :
Le peuple aussitôt sort en armes.
Tout autre aventurier, au bruit de ces alarmes,
Aurait fui : celui-ci, loin de tourner le dos,
Veut vendre au moins sa vie et mourir en héros.
Il fut tout étonné d'ouïr cette cohorte
Le proclamer monarque au lieu de son roi mort.
Il ne se fit prier que de la bonne sorte,
Encore que le fardeau fût, dit-il, un peu fort.
Sixte en disait autant quand on le fit saint-père :
(Serait-ce bien une misère
Que d'être pape ou d'être roi?)
On reconnut bientôt son peu de bonne foi.
Fortune aveugle suit aveugle hardiesse.
Le sage quelquefois fait bien d'exécuter
Avant que de donner le temps à la sagesse
D'envisager le fait, et sans la consulter.
Enseignement : Le talisman a des vertus que la sagesse ignore !
FAIRE PREUVE DE PROBITÉ
Orienter son action en raison de ce qui touche à la morale sociale
Le rat qui s’est retiré du monde
Les Levantins en leur légende
Disent qu'un certain Rat, las des soins d'ici-bas,
Dans un fromage de Hollande
Se retira loin du tracas.
La solitude était profonde,
S'étendant partout à la ronde.
Notre ermite nouveau subsistait là dedans.
Il fit tant, de pieds et de dents,
Qu'en peu de jours il eut au fond de l'ermitage
Le vivre et le couvert : que faut-il davantage ? Il devint gros et gras :
Dieu prodigue ses biens
A ceux qui font vœu d'être siens.
Un jour, au dévot personnage,
Des députés du peuple rat
S'en vinrent demander quelque aumône légère :
Ils allaient en terre étrangère
Chercher quelque secours contre le peuple chat;
Ratopolis (ville des rats) était bloquée :
On les avait contraints de partir sans argent,
Attendu l'état indigent
De la république attaquée.
Ils demandaient fort peu, certains que le secours
Serait prêt dans quatre ou cinq jours.
« Mes amis, dit le Solitaire,
Les choses d'ici-bas ne me regardent plus :
En quoi peut un pauvre reclus
Vous assister? que peut-il faire
Que de prier le Ciel qu'il vous aide en ceci ?
J'espère qu'il aura de vous quelque souci. »
Ayant parlé de cette sorte,
Le nouveau saint ferma sa porte.
Qui désigné-je, à votre avis,
Par ce Rat si peu secourable?
Un moine ? Non, mais un dervis (moine mahométan):
Je suppose qu'un moine est toujours charitable.
Enseignement : S’il a bien profité de sa condition de solitaire, il se montre odieuxtout particulièrement, s’il en fait état pour se conduire indûment !
FAIRE PREUVE DE RÉALISME
Orienter son action pour tenir compte de la réalité en général
Le gland et la citrouille
Dieu fait bien ce qu'il fait. Sans en chercher la preuve
En tout cet univers, et l'aller parcourant,
Dans les citrouilles je la treuve.
Un Villageois, considérant
Combien ce fruit est gros et sa tige menue :
« A quoi songeait, dit-il, l'auteur de tout cela?
Il a bien mal placé cette citrouille-là !
Hé parbleu! je l'aurais pendue
A l'un des chênes que voilà ;
C'eût été justement l'affaire :
Tel fruit, tel arbre, pour bien faire.
C'est dommage, Garo (personnage pédant), que tu n'es point entré
Au conseil de Celui que prêche ton curé :
Tout en eût été mieux; car pourquoi, par exemple,
Le Gland, qui n'est pas gros comme mon petit doigt,
Ne pend-il pas en cet endroit?
Dieu s'est mépris : plus je contemple
Ces fruits ainsi placés, plus il semble à Garo
Que l'on a fait un quiproquo. »
Cette réflexion embarrassant notre homme :
« On ne dort point, dit-il, quand on a tant d'esprit. »
Sous un chêne aussitôt il va prendre son somme.
Un Gland tombe : le nez du dormeur en pâtit.
Il s'éveille; et, portant la main sur son visage,
II trouve encor le Gland pris au poil du menton.
Son nez meurtri le force à changer de langage.
« Oh ! oh ! dit-il, je saigne ! et que serait-ce donc
S'il fût tombé de l'arbre une masse plus lourde,
Et que ce Gland eût été gourde (courge) ?
Dieu ne l'a pas voulu : sans doute il eut raison;
J'en vois bien à présent la cause. »
En louant Dieu de toute chose,
Garo retourne à la maison.
Enseignement : Le pire nous saute aux yeux par un fait coutumier, qu’on doit à l’entremise de deux êtres appariés !
FAIRE PREUVE DE SÉLECTIVITÉ
Orienter son action pour éviter de commettre des erreurs, des impairs dommageables
L’ours et l’amateur des jardins
Certain Ours montagnard, Ours à demi léché,
Confiné par le Sort dans un bois solitaire,
Nouveau Bellérophon (solitaire, haï des dieux) vivait seul et caché.
Il fût devenu fou : la raison d'ordinaire
N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés.
Il est bon de parler et meilleur de se taire;
Mais tous deux sont mauvais alors qu'ils sont outrés.
Nul animal n'avait affaire
Dans les lieux que l'Ours habitait :
Si bien que tout ours qu'il était,
Il vint à s'ennuyer de cette triste vie.
Pendant qu'il se livrait à la mélancolie,
Non loin de là certain Vieillard
S'ennuyait aussi de sa part.
II aimait les jardins, était prêtre de Flore (déesse des fleurs);
Il l'était de Pomone (déesse des fruits) encore.
Ces deux emplois sont beaux; mais je voudrais parmi
Quelque doux et discret ami :
Les jardins parlent peu, si ce n'est dans mon livre.
De façon que, lassé de vivre
Avec des gens muets, notre homme, un beau matin,
Va chercher compagnie, et se met en campagne.
L'Ours, porté d'un même dessein,
Venait de quitter sa montagne.
Tous deux, par un cas surprenant,
Se rencontrent en un tournant.
L'Homme eut peur; mais comment esquiver ? et que faire ?
Se tirer en Gascon d'une semblable affaire
Est le mieux : il sut donc dissimuler sa peur.
L'Ours, très mauvais complimenteur,
Lui dit : « Viens-t'en me voir. » L'autre reprit : « Seigneur,
Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas,
J'ai des fruits, j'ai du lait : ce n'est peut-être pas
De Nosseigneurs les Ours le manger ordinaire;
Mais j'offre ce que j'ai. » L'Ours l'accepte; et d'aller.
Les voilà bons amis avant que d'arriver ;
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble;
Et, bien qu'on soit, à ce qu'il semble,
Beaucoup mieux seul qu'avec des sots,
Comme l'Ours en un jour ne disait pas deux mots,
L'Homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L'Ours allait à la chasse, apportait du gibier,
Faisait son principal métier
D'être bon émoucheur, écartait du visage
De son ami dormant ce parasite ailé
Que nous avons mouche appelé.
Un jour que le Vieillard dormait d'un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer,
Mit l'Ours au désespoir; il eut beau la chasser.
« Je t'attraperai bien, dit-il; et voici comme. »
Aussitôt fait que dit : le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l'Homme en écrasant la mouche,
Et, non moins bon archer que mauvais raisonneur,
Roide mort étendu sur la place il le couche.
Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami;
Mieux vaudrait un sage ennemi.
Enseignement : Les impromptus d’une amitié trop fraîchement survenue !
FAIRE PREUVE DE SINCÉRITÉ
Selon ce qui touche à la vérité
Le juge arbitre, l’hospitalier et le solitaire
Trois Saints, également jaloux de leur salut,
Portés d'un même esprit, tendaient à même but.
Ils s'y prirent tous trois par des routes diverses :
Tous chemins vont à Rome ; ainsi nos concurrents
Crurent pouvoir choisir des sentiers différents.
L'un, touché des soucis, des longueurs, des traverses
Qu'en apanage on voit aux procès attachés,
S'offrit de les juger sans récompense aucune,
Peu soigneux d'établir ici-bas sa fortune.
Depuis qu'il est des lois, l'homme, pour ses péchés,
Se condamne à plaider la moitié de sa vie :
La moitié ? les trois quarts, et bien souvent le tout.
Le conciliateur crut qu'il viendrait à bout
De guérir cette folle et détestable envie.
Le second de nos Saints choisit les hôpitaux.
Je le loue; et le soin de soulager les maux
Est une charité que je préfère aux autres.
Les malades d'alors, étant tels que les nôtres,
Donnaient de l'exercice au pauvre Hospitalier ;
Chagrins, impatients, et se plaignant sans cesse :
« Il a pour tels et tels un soin particulier,
Ce sont ses amis ; il nous laisse. »
Ces plaintes n'étaient rien au prix de l'embarras
Où se trouva réduit l'appointeur (l’arbitre) de débats :
Aucun n'était content; la sentence arbitrale
A nul des deux ne convenait : Jamais le juge ne tenait
A leur gré la balance égale.
De semblables discours rebutaient l'appointeur :
II court aux hôpitaux, va voir leur directeur :
Tous deux ne recueillant que plainte et que murmure,
Affligés, et contraints de quitter ces emplois,
Vont confier leur peine au silence des bois.
Là, sous d'âpres rochers, près d'une source pure,
Lieu respecté des vents, ignoré du soleil,
Ils trouvent l'autre Saint, lui demandent conseil.
« Il faut, dit leur ami, le1 prendre de soi-même.
Qui mieux que vous sait vos besoins?
Apprendre à se connaître est le premier des soins
Qu'impose à tout mortel la Majesté suprême.
Vous êtes-vous connus dans le monde habité ?
L'on ne le peut qu'aux lieux pleins de tranquillité :
Chercher ailleurs ce bien est une erreur extrême.
Troublez l'eau : vous y voyez-vous?
Agitez celle-ci. – Comment nous verrions-nous?
La vase est un épais nuage
Qu'aux effets du cristal nous venons d'opposer.
– Mes frères, dit le Saint, laissez-la reposer,
Vous verrez alors votre image.
Pour vous mieux contempler demeurez au désert. »
Ainsi parla le Solitaire.
Il fut cru; l'on suivit ce conseil salutaire.
Ce n'est pas qu'un emploi ne doive être souffert.
Puisqu'on plaide, et qu'on meurt, et qu'on devient malade,
II faut des médecins, il faut des avocats.
Ces secours, grâce à Dieu, ne nous manqueront pas :
Les honneurs et le gain, tout me le persuade.
Cependant on s'oublie en ces communs besoins.
O vous dont le public emporte tous les soins,
Magistrats, princes et ministres,
Vous que doivent troubler mille accidents sinistres,
Que le malheur abat, que le bonheur corrompt,
Vous ne vous voyez point, vous ne voyez personne.
Si quelque bon moment à ces pensers vous donne,
Quelque flatteur vous interrompt.
Cette leçon sera la fin de ces ouvrages.
Puisse-t-elle être utile aux siècles à venir!
Je la présente aux rois, je la propose aux sages :
Par où saurais-je mieux finir?
Enseignement : La retraite a ce merveilleux bénéfice qu’elle permet d’abriter la conscience, sans risque de l’oubli !
FAIRE PREUVE DE TEMPÉRANCE
Pour tout ce qui relève de la modération
Le héron
Un jour, sur ses longs pieds, allait je ne sais où,
Le Héron au long bec emmanché d'un long cou.
Il côtoyait une rivière.
L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours;
Ma commère la Carpe y faisait mille tours
Avec le Brochet son compère.
Le Héron en eût fait aisément son profit :
Tous approchaient du bord; l'oiseau n'avait qu'à prendre.
Mais il crut mieux faire d'attendre
Qu'il eût un peu plus d'appétit :
Il vivait de régime et mangeait à ses heures.
Après quelques moments, l'appétit vint : l'Oiseau,
S'approchant du bord, vit sur l'eau
Des tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le mets ne lui plut pas; il s'attendait à mieux,
Et montrait un goût dédaigneux,
Comme le Rat du bon Horace.
« Moi, des tanches ! dit-il, moi, Héron, que je fasse
Une si pauvre chère ? Et pour qui me prend-on? »
La tanche rebutée il trouva du goujon.
« Du goujon! c'est bien là le dîner d'un Héron !
J'ouvrirais pour si peu le bec ! aux Dieux ne plaise ! »
Il l'ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
Qu'il ne vit plus aucun poisson.
La faim le prit : il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un limaçon.
Ne soyons pas si difficiles :
Les plus accommodants, ce sont les plus habiles;
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner,
Surtout quand vous avez à peu près votre compte [...]
Enseignement : Pour un mieux-être hypothétique, refuser une offre qui, par palier décline, conduit à triste mine !
FAIRE PREUVE DE VIGILANCE
Pour éviter des erreurs, dommages ou malheurs grâce à une attention soutenue
La tortue et les deux canards
Une Tortue était, à la tête légère,
Qui lasse de son trou, voulut voir le pays.
Volontiers on fait cas d'une terre étrangère;
Volontiers gens boiteux haïssent le logis.
Deux Canards, à qui la commère
Communiqua ce beau dessein,
Lui dirent qu'ils avaient de quoi la satisfaire.
« Voyez-vous ce large chemin?
Nous vous voiturerons, par l'air, en Amérique :
Vous verrez mainte république,
Maint royaume, maint peuple; et vous profiterez
Des différentes mœurs que vous remarquerez.
Ulysse en fit autant. » On ne s'attendait guère
De voir Ulysse en cette affaire.
La Tortue écouta la proposition.
Marché fait, les Oiseaux forgent une machine
Pour transporter la pèlerine.
Dans la gueule, en travers, on lui passe un bâton.
« Serrez bien, dirent-ils, gardez de lâcher prise. »
Puis chaque Canard prend ce bâton par un bout.
La Tortue enlevée, on s'étonne partout
De voir aller en cette guise
L'animal lent et sa maison,
Justement au milieu de l'un et l'autre oison.
« Miracle ! criait-on : venez voir dans les nues
Passer la reine des tortues.
– La reine! vraiment oui : je la suis en effet ;
Ne vous en moquez point. » Elle eût beaucoup mieux fait
De passer son chemin sans dire aucune chose;
Car lâchant le bâton en desserrant les dents,
Elle tombe, elle crève aux pieds des regardants.
Son indiscrétion de sa perte fut cause.
Imprudence, babil, et sotte vanité,
Et vaine curiosité,
Ont ensemble étroit parentage.
Ce sont enfants tous d'un lignage.
Enseignement : Par de vains mirages, l’être crédule hors de sa condition entraîné, ne court qu’à sa perte !