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Parcours bergsonien - Bergson et James





BERGSON ET JAMES
 
La présentation de cet ensemble sur Henri Bergson et William James nous renseigne à un double point de vue. En premier lieu, il nous éclaire sur le parcours intellectuel et personnel de Bergson et, en second lieu, nous fait prendre conscience de la réception du pragmatisme en France. Il se situe cependant bien au-delà. En effet, nous nous trouvons face à une amitié ayant pris naissance en décembre1902 par un échange de correspondance entre les deux auteurs, et qui ne prendra fin qu’au décès de James en 1910. Cette amitié, faite d’admiration et de sympathie personnelle, au sein d’un univers plus enclin à la rivalité qu’à la coopération, nous apparaît aujourd’hui comme celle de « frères de pensée », fondée, selon le mot d’Aristote, « sur une communauté de vertu » ; elle nous révèle cette entente « franco-américaine » qui fut exemplaire en ce début du XXe siècle.
 
A/ PROPRES TEXTES DE WILLIAM JAMES
 
Ces textes sont présentés dans l'ordre chronologique de leur écriture. Chacun éclaire un aspect de l'interprétation de Bergson.
 
Ce premier texte est tiré de son Psychology : Briefer Course (1892), manuel qui reprend la substance de son traité les Principles of Psychology (1890). Il contient sa fameuse description du courant de conscience, dans une critique de la psychologie associationniste comme de la psychologie d'inspiration kantienne. Bergson, bien que reconnaissant la convergence avec sa propre analyse (cf. la critique du langage et la commune opposition à Zénon), obtenue cependant par de tout autre voie, a signalé dans ses commentaires une divergence descriptive sur la distinction entre états transitifs et états substantifs de conscience (cf. Lettre à Delattre du 23-24 août 1923). Il reste qu'à ses yeux, la grandeur de James dans ce chapitre est d'avoir redonné à l'introspection sa légitimité en psychologie, grâce à une vision intérieure plus fine que ses prédécesseurs, qui lui a permis de saisir des états de consciences originaux qu'il est difficile de percevoir, à la fois en raison de préjugés philosophiques et de difficultés introspectives : les sentiments de relation. C'est en effet eux qui permettent d'affirmer la continuité des états de conscience, puisqu'entre deux états de conscience stables ou substantifs, il y a de tels états relatifs ou transitifs qui nous font passer de manière continue du premier au second.
 
James : ce merveilleux courant de conscience (1892)
 
« La conscience ne s'apparaît donc pas à elle-même comme morcelée. Des mots comme "chaîne" ou "suite" ne rendent pas compte de la façon dont ellese présente au premier abord. Elle n'est pas articulée, elle suit son cours. "Une rivière" ou "un courant" sont les métaphores qui la décrivent le plus naturelle­ment. Lorsque nous en parlerons désormais, nous l'appellerons le courant de pensée, de conscience ou de vie subjective. [...] Lorsque nous avons une vue d'ensemble du merveilleux courant de notre conscience, ce qui nous frappe d'abord, ce sont les rythmes différents de ses parties. Comme la vie d'un oiseau, il semble être fait d'envolées et de haltes. Cela se traduit dans le rythme du langage où chaque pensée est exprimée par une phrase et chaque phrase ter­minée par un point. Les haltes sont en général occupées par quelque fantaisie sensorielle dont la particularité est que l'esprit peut la retenir indéfiniment et la contempler sans qu'elle change ; les envolées sont faites de pensée ayant pour objet les relations statiques ou dynamiques qui pour la plupart règnent entre les objets contemplés dans les périodes de repos relatif.
Appelons "états substantifs" les haltes et "états transitifs" les envolées du courant de pensée. Il apparaît alors que notre pensée tend à tout moment vers un autre état substantif que celui dont elle vient d'être délogée. Et l'on peut dire que la principale utilité des états transitifs est de nous faire passer d'un état substantif à un autre.
Or, il est très difficile de percevoir de façon introspective ce que sont vrai­ment les états transitifs. S'ils ne sont que des envolées vers une conclusion, les arrêter pour les observer avant que la conclusion soit atteinte reviendrait tout bonnement à les détruire. Tandis que si nous attendons jusqu'à ce que la conclusion soit atteinte, elle les dépasse tellement en vigueur et en stabilité qu'elle les éclipse et les engloutit totalement dans son éclat. Qu'on essaie de couper une pensée par le milieu pour en observer la coupe et on verra combien l'observation introspective des zones transitives est difficile. Le cheminement de la pensée est si rapide qu'il nous conduit presque toujours à la conclusion avant que nous ayons eu le temps de l'arrêter. Ou si nous sommes assez vifs pour parvenir à l'arrêter, il cesse à l'instant d'être lui-même. [...] Et le défi qui veut qu'on montre ces états de conscience transitifs, défi qui sera sans aucun doute lancé par des psychologues sceptiques à quiconque prétend qu'ils existent, est aussi inique que le traitement infligé aux partisans du mouvement par Zénon qui, lorsqu'il leur demandait de montrer où se trouve une flèche lorsqu'elle est en mouvement, prétendait que leur thèse était fausse puisqu'ils étaient incapables de donner une réponse immédiate à une question aussi ridicule.
Les conséquences de cette difficulté propre à l'introspection sont funestes. S'il est si ardu de fixer les états transitifs du courant de pensée pour les observer, alors la grande erreur que toutes les écoles risqueront de commettre est de ne pas réussir à les saisir, et de trop insister sur les états les plus substantifs du courant. Historiquement, cela a donné lieu à deux types d'erreurs. Elle a conduit cer­tains penseurs au Sensationnalisme. Incapables de s'emparer d'aucun sentiment substantif correspondant aux innombrables relations et formes de rapport entre les choses sensibles du monde, ne trouvant aucun état mental qui ait un nom pour refléter ces relations, la plupart de ces penseurs ont nié l'existence de ces états ; et nombreux sont ceux qui comme Hume sont allés jusqu'à nier la réalité de la plupart des relations en dehors de l'esprit comme à l'intérieur de celui-ci. Des "idées" substantives simples, des sensations et leurs copies juxtaposées comme des dominos mais séparées en réalité, tout le reste n'étant qu'illusion verbale, voilà l'aboutissement de ce point de vue. Les Intellectualistes d'un autre côté, incapable de renoncer à la réalité des relations extra mentem, mais également incapables de repérer de quelconques sentiments substantifs distincts qui permettent de les connaître, ont eux aussi reconnu que de tels sentiments n'existent pas. Mais ils en ont tiré la conclusion inverse. Selon eux, on doit connaître les relations par quelque chose qui n'est ni sentiment ni état mental continu et consubstantiel au tissu subjectif d'où naissent les sensations et autres conditions substantives de la conscience. On doit les appréhender par l'intermé­diaire d'une chose qui se trouve sur un tout autre plan, par un actus purus de la Pensée, de l'Intellect ou de la Raison, avec des majuscules, et les considérer comme quelque chose d'infiniment supérieur à n'importe quel fait éphémère et fugace de la sensibilité.
Mais à notre avis, les intellectualistes et les sensationnalistes se trompent également. S'il existe vraiment des sentiments, alors, aussi sûrement qu'il existe des relations entre les objets in rerum natura, il existe, et même encore plus sûrement, des sentiments qui connaissent ces relations. Il n'est pas de conjonction ou de préposition, guère de locution adverbiale, de forme syntaxique ou d'inflexion de voix dans le discours humain qui n'expriment une nuance quelconque de la relation que nous sentons exister à certains moments entre les objets les plus importants de notre pensée. [...1
Nous devrions parler d'un sentiment de et, d'un sentiment de si, d'un sen­timent de mais, et d'un sentiment de par, aussi spontanément que nous parlons d'un sentiment de bleu ou de froid. Pourtant nous ne le faisons pas : notre habi­tude de reconnaître l'existence des seuls états substantifs est devenue si invétérée que le langage refuse presque d'être utilisé à d'autres fins. » (William James, Précis de psychologie (1892), trad. N. Ferron, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2003, p. 115-118).
 
James : l'essence de l'expérience religieuse (1902)
 
Ce deuxième texte de James est un extrait de la conclusion des Varieties of Religious Expérience, qui fait des « saving experiences » l'essence de la religion. James ne fait encore œuvre que de savant : il tire une formule unique sur la religion par induction à partir de la comparaison de nombreux documents et témoignages autobiographiques, manifestant la variété des expériences religieuses. Sa première valeur est donc d'ordre psychologique : elle nous renseigne sur la spécificité de la conscience religieuse. Mais, comme l'a bien vu Bergson, James entend bâtir une philosophie religieuse à partir de cette description psy­chologique, philosophie qu'il commence à présenter dans les pages suivantes, lorsqu'il se demande quelle est la réalité objective et quelle est la nature de ce « plus » avec lequel la conscience religieuse se sent en continuité. Nous propo­sons notre propre traduction, en accord avec les critiques que Bergson a faites de celle d'Abauzit, la seule disponible à ce jour.
« Les dieux et les énoncés contradictoires des différentes religions s'annu­lent bien entre eux, mais il y a une même formule où semblent se rejoindre toutes les religions. Elle comporte deux éléments : 1. Un mal-être ; 2. Sa solution.
1. Le mal-être, réduit à sa plus simple expression, est le sentiment que quelque chose ne va pas chez nous, dans notre existence naturelle.
2. La solution réside dans le sentiment que nous sommes délivrés de ce qui ne va pas en entrant dans un rapport adéquat avec des puissances supérieures. Chez les individusquivontleplusloinen ce sens – ceux-là seuls sur qui porte notre étude –, ce qui ne va pas prend un caractère moral et le salut prend une coloration mystique. Nous restons, je pense, dans les limites de ce qui est commun à tousces esprits si nous disons que l'essence de leur expérience religieuse se formule ainsi :
L'individu, dans la mesure où il souffre de ce qui ne va pas et le critique, se porte par là consciemment au-delà, et en contact au moins possible avec quelque chose de supérieur, si une telle chose existe. À côté de cette part de lui qui ne va pas, il existe donc une part bonne, même si elle se réduit à un germe inefficace. À ce stade, il n'est pas du tout évident de savoir avec laquelle de ces deux parts il identifiera son être réel. Mais lorsque le second stade (celui de la solution ou du salut) arrive – souvenez-vous que pour certains, il arrive de manière soudaine et pour d'autres de manière graduelle, alors que d'autres encore en jouissent pratiquement toute leur vie –, la personne identifie son être réel avec cette part supérieure qui était en germe en lui. Et il le fait de la manière suivante : il devient conscient que cette part supérieure de lui-même est en contiguïté et en continuité avec un PLUS de même qualité, qui agit dans l'univers en dehors de lui, avec lequel il peut garder un contact effectif et à bord duquel, d'une certaine manière, il peut monter et trouver son salut, lorsque son être inférieur a été mis en pièces dans le naufrage.
Il me semble que tous les phénomènes peuvent être décrits avec précision en ces termes très simples et très généraux. Ils rendent comptent du moi divisé et de sa lutte ; ils impliquent le basculement du centre de la personnalité et la défaite du moi inférieur ; ils expriment l'apparente extériorité de la puissance qui vient en aide, tout en rendant compte de notre sentiment d'union avec elle ; et ils justifient pleinement nos sentiments de sécurité et de joie. Il n'y a probablement aucun document autobiographique, parmi tous ceux que j'ai cités, auquel cette description ne puisse pas bien s'appliquer. Il est seulement besoin d'ajouter tel ou tel détail spécifique pour qu'elle puisse s'adapter aux différentes théologies comme au tempérament des diverses personnes, et la variété des expériences, dans leurs formes individuelles, sera alors reconstruite » (William James, The Varieties of Religious Experience : A Study in Human Nature (1902), rééd. The Works of William James, vol. 13, 1985, p. 400-401 ; trad. Stéphane Madelrieux).
 
James : théorie de la connaissance et structure de l'univers (1907)
 
Ce troisième texte de James est tiré du septième chapitre de Pragmatism, et il fait saisir le lien, fortement souligné par Bergson dans sa préface, entre la conception pluraliste de la réalité et la théorie pragmatiste de la vérité.
« Lotze a maintes fois proposé une idée très profonde. D'après lui, la rela­tion entre la réalité et notre esprit telle que nous nous la représentons naïvement pourrait bien être le contraire de la relation qui existe réellement. Nous croyons spontanément que la réalité est déjà toute faite et achevée et que notre intellect n'est apparu que pour la décrire telle qu'elle est déjà là. Mais Lotze se demande si nos descriptions elles-mêmes ne constitueraient pas d'importants ajouts à la réalité et même il se demande si la réalité déjà existante ne serait pas là précisé­ment pour stimuler notre esprit afin qu'il produise ces ajouts qui vont augmenter la valeur totale de l'univers plutôt que dans le but de réapparaître telle quelle dans notre connaissance « Die Erhöhung des vorgefundenen Daseins », dit quel­que part le professeur Eucken, et cela nous rappelle l'idée de Locke.
Le pragmatisme partage totalement cette conception. Dans notre vie active comme dans notre vie cognitive, nous créons. Nous ajoutons quelque chose aux deux parties de la réalité — au sujet comme au prédicat. Le monde est tout à fait malléable, il attend que nous lui apportions, de nos mains, les dernières touches. Comme le royaume des cieux, il souffre volontiers violence humaine. L'homme lui fait engendrer des vérités. [...]
Le gouffre qui sépare le pragmatisme du rationalisme apparaît à présent dans toute son ampleur. La différence essentielle réside dans le fait que pour le rationalisme, la réalité est toute faite et achevée de toute éternité, tandis que pour le pragmatisme elle est toujours en train de se faire et attend que l'avenir contribue à modeler son caractère. Pour le premier, l'univers est arrivé au port, pour le second, l'aventure continue. [...]
Le dilemme entre le pragmatisme et le rationalisme tel qu'il se présente à nous maintenant, ne relève plus seulement de la théorie de la connaissance, mais il concerne la structure même de l'univers.
Du côté du pragmatisme, on a une édition unique de l'univers, inachevée, qui croît de toutes parts, et surtout là où des êtres pensants sont à l'œuvre.
Du côté du rationalisme, on a un univers tiré à de nombreux exemplaires dont un seul – l'in-folio infini, l'édition de luxe, complète de toute éternité – est réellement authentique ; les autres n'étant que des éditions diverses et abrégées, remplies de leçons erronées, déformées et mutilées chacune à leur manière.
C’est ainsi que nous retrouvons les hypothèses métaphysiques rivales du pluralisme et du monisme. » (William James, Le Pragmatisme (1907), trad. N. Ferron, Paris, Flammarion, coll. « champs », 2007, p. 268-271).
 
B/ CORRESPONDANCES DE BERGSON À PROPOS DE JAMES
 
23 ou 24 AOÛT 1923
BERGSON À FLORIS DELATTRE
(Revue anglo-américaine, n° 5, juin 1936, p. 392-393; BNP, 8° Z 24096; EP, III, p. 560-561)
Ici, Bergson réagit à un article de Floris Delattre à paraître : « William James bergsonien ». Ce dernier professeur de langue et civilisation anglaise à la faculté des lettres de Lille, puis à la Sorbonne, s’est particulièrement intéressé aux rapports de Bergson avec les penseurs anglo-saxons.
 
« Là où nous voyons ou pensons de l'immobilité, c'est notre perception ou notre conception qui fige le réel ; le repos n'est qu'un instantané pris sur une transition, et cette transi­tion est la réalité même (ce qui n'empêche nullement la réalité d'être substantielle, la substantialité étant la continuité et l'in­divisibilité du changement). Là est l'essentiel de ma concep­tion de la durée ; c'est de là que je suis parti ; c'est là que je suis toujours revenu ; c'est ce qui m'a donné la clef (je l'espère du moins) de bien des difficultés philosophiques. C'est ce qui m'a amené à affirmer l'indivisibilité absolue du réel envisagé comme une continuité dans le temps ; et c'est ce qui m'a fait comprendre la vraie nature du temps homogène sur lequel opè­rent la mécanique et la physique.
[...] On s'est beaucoup occupé de ma conception de la durée, mais il est rare qu'on ait mis l'accent sur le point essen­tiel, sur ce qui a été l'idée directrice de toutes mes recherches. Je formulerais cette idée de la manière suivante : tandis que nos facultés naturelles de perception et de conception, construites en vue des nécessités de l'action, croient l'immobilité aussi réelle que le mouvement (la croient même antérieure au mouve­ment et fondamentale, le mouvement venant s'y "surajouter"),les problèmes philosophiques ne sont susceptibles de solution que si, par une inversion de ces habitudes de penser, nous arrivons à apercevoir dans la mobilité la seule réalité donnée. L'immobilité n'est qu'une vue (au sens photographique du mot) que notre esprit prend sur elle.
[...] Dans la vie psychologique que James a si joliment comparée au vol d'un oiseau'', il distingue des places of flight et des places of rest44. Tel est le stream of thought45. Pour moi, au contraire, et dans la durée réelle où j'opère, il n'y a que du flight, il n'y a pas de rest ; et de plus il n'y a jamais de places, pas plus de flight que de rest.
Autrement dit, là où nous voyons et pensons l'immobilité, c'est notre perception ou notre conception qui fige le réel ; le repos n'est qu'un instantané pris sur une transition, et cette transition est la réalité même (ce qui n'empêche nullement la réalité d'être substantielle, la substantialité étant la continuité et l'indivisibilité du changement). Là est l'essentiel de ma conception de la durée ; c'est de là que je suis parti, c'est là que je suis toujours revenu. C'est ce qui m'a amené à affirmer l'indivisibilité absolue du réel envisagé comme une continuité dans le temps (il y aurait divisibilité au contraire si le flight était scandé par du rest), et c'est ce qui m'a fait comprendre la vraie nature du temps homogène sur lequel opèrent la mécani­que et la physique. Cela revient à dire que le stream of thought est de nature essentiellement psychologique et que ma durée est plus métaphysique. J'entends par là qu'elle est à la racine de toute réalité, qu'elle est commune à nous et aux choses... L'analogie entre les vues de James et les miennes, quoique réelle, est donc moins grande ici qu'on le croirait d'abord, et elle recouvre une différence fondamentale.
[...] [le mérite que je revendique par-dessus tous les autres aura] consisté uniquement à étudier avec conscience, à ne parler que de ce que j'avais étudié, à ne décrire que ce que je croyais avoir vu. »
 
FÉVRIER 1936
BERGSON À J. CHEVALIER
(Chevalier, « William James et Bergson », Harvard et la France, publication de la Revue d'Histoire moderne, 1936, p. 117-121 ; EP, III, p. 617-620)
À JACQUES CHEVALIER
DOYEN ET PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE
À L'UNIVERSITÉ DE GRENOBLE
L’occasion de cet ultime texte de Bergson sur James est l’étude que son disciple Jacques Chevalier fait paraître aux célébrations du tricentenaire de la naissance de l’université de Harvard où James avait fait toute sa carrière. Chevalier commence en reprenant la thèse de Bergson selon laquelle les points de départ des deux œuvres sont différents et qu’elles se sont développées selon leur ligne propre, ce qui fait de leur convergence le signe de leur vérité. Seul écart qu’il se permette par rapport à la lecture bergsonienne de James : ce n’est pas de la psychologie introspective, mais du mysticisme que procèderait comme d’un germe toute l’œuvre de James. Dans un second temps, Chevalier évoque les contacts directs des deux hommes, à travers leurs rencontres, leur correspondance et leurs lectures mutuelles. Après la période d’indépendance et d’harmonie préétablie, Chevalier ne parle plus que de l’influence directe de son maître sur la pensée de James. Bergson aurait guidé le philosophe américain en l’aidant à prendre conscience de la métaphysique latente que sa pensée recelait en lui montrant la nécessité de passer de l’empirisme et du pluralisme à la pensée d’un Absolu vivant et concret…
 
Paris, février 1936
Mon cher ami,
Je viens de lire le très bel essai dont vous avez bien voulu me donner la primeur. Il a un défaut : celui de parler de mes travaux et de moi-même en termes beaucoup trop bienveillants. Cette réserve faite, je suis à mon aise pour vous dire combien je trouve votre étude pénétrante et profonde. Vous montrez com­ment deux esprits partis de points différents, ayant suivi des chemins différents, doivent se rencontrer s'ils marchent l'un et l'autre dans la direction de la vérité.
Vous le montrez, avec une connaissance très précise des écrits de William James, de ses idées, de sa méthode de pensée. Il ne vous aura manqué que de connaître James personnellement. J'eus ce privilège, et ce fut une des grandes joies de ma vie. Oui, il me fut donné de converser avec cet esprit dont la présence étaitdéjà une illumination. Permettez-moi de répéter ce que j'écrivais en tête de la traduction française d'une partie de sa correspon­dance : « Au cours d'une des dernières conversations que j'eus avec William James, nous vînmes à parler des congrès de philo­sophie. Un de leurs avantages, lui disais-je, est de nous montrer l'homme que nous connaissions seulement par ses livres, et de nous faire ainsi mieux comprendre ce qu'il a écrit. — « Eh oui, me répondit-il ; et parfois, quand on a vu l'homme, on n'a plus du tout envie de lire ce qu'il a écrit ». C'est possible ; mais de William James je certifie qu'on ne pouvait pas, quand on l'avait vu, ne pas vouloir lire tout ce qu'il avait écrit. Modeste, discret, volontiers silencieux, il avait beau faire : un foyer ardent était là, dont on recevait chaleur et lumière. Jamais je ne me suis trouvé avec lui sans penser à la définition que son compatriote Emerson avait donnée de la personnalité vraie : Une réserve de force qui agit par sa seule présence. »
À vrai dire, cette action de présence n'avait rien de mysté­rieux. Elle tenait simplement à ce que l'œuvre de James trans­paraissait, réduite à son essence même, derrière sa personne, à ce qu'on le devinait uniquement préoccupé des plus hauts problèmes et se mouvant sur un plan situé bien au-dessus de celui où s'agite le commun des hommes. Dans la préface que je viens de citer, j'ai décrit notre première rencontre. Elle avait dû être ajournée deux ou trois fois, et nous la désirions depuis longtemps l'un et l'autre. Or, c'est à peine si nous échangeâmes un « bonjour » : il y eut quelques instants de silence, et tout de suite il me demanda comment j'envisageais le problème religieux. Nous causâmes ce jour-là longuement ; nous eûmes d'autres entretiens ; mais jamais nous ne descendîmes des hauteurs où nous avait tout de suite placés notre première rencontre.
Nous aurions pu répéter le mot d'Ampère, je crois, parlant ou écrivant à son ami Bredin : « Il ne doit être question entre nous que de choses éternelles. »
C'est par là que je m'explique l'évolution de la pensée de William James et aussi les étapes de sa carrière. Il n'est pas douteux que, s'il renonça de bonne heure aux arts du dessin pour lesquels il avait des dispositions, puis aux recherches bio­logiques pour lesquelles semblait le destiner son voyage avec Agassiz au Brésil, si plus tard, à l'université de Harvard, il com­mença par étudier l'anatomie, pour passer de là à la physiologie, puis à la psychologie, pour finir dans une chaire de philosophie, c'est parce que toute sa vie fut comme une inquiétude de savoir ce que nous sommes, d'où nous venons, où nous allons.
Mais cette inquiétude fut commune à bien des penseurs, et il n'y eut qu'un William James. Qu'apportait-il donc de propre à la solution de l'éternel problème ? Une âme douée d'une aptitude unique à circuler parmi les âmes, comme aussi à aller et venir à l'intérieur d'elle-même. Quand il eût trouvé, dans la psychologie et la philosophie générale, sa vraie vocation, il aurait pu, en rai­son de ses origines scientifiques, être tenté de s'attacher surtout aux méthodes cliniques et aux recherches de laboratoire. Il ne les dédaignait certes pas ; son traité de psychologie y fait souvent appel". Mais là n'est pas le principal intérêt du livre, et tout autre en est la méthode fondamentale. Cette méthode est tout simple­ment la vieille méthode d'introspection, longtemps jugée impré­cise et stérile, et que James reprit pour en tirer des résultats qu'on n'avait jamais osé espérer58. C'était l'introspection pratiquée sur soi-même et aussi, en quelque sorte, sur autrui, le psychologue se transportant par sympathie à l'intérieur d'une conscience qui n'est plus la sienne, et coïncidant avec elle temporairement. Envisagéede ce côté, comme mettant en oeuvre l'observation de soi par soi, et l'observation d'autrui par l'élargissement de soi, la méthode psychologique fit que William James fut l'égal des plus grands philosophes de tous les temps.
Je dis « des plus grands philosophes ». C'est que sa psy­chologie, si éloignée de la philosophie pour qui ne concevrait le travail philosophique que comme une construction, est elle- même une philosophie. Vous l'avez admirablement compris. Dans les dernières années de sa vie, il aimait à présenter cette philosophie sous deux aspects différents : pluralisme et pragma­tisme. Derrière ces deux « ismes » il y en avait un troisième, que j'appellerais « psychologisme » ou encore, en donnant au mot son sens français, « spiritualisme » ; et ce dernier explique tout. C'est parce qu'il était, tout au fond de lui-même, en contact avec la Source des énergies spirituelles ou avec quelque chose qui émanait d'elle, qu'il se sentait à son aise dans le monde de l'esprit, perçant tout naturellement l'enveloppe qu'est le corps pour suivre les allées et venues de Et cette relation directe avec les âmes ne se traduisait pas seulement dans la région de l'intelligence et de l'intuition, par une vision des états intérieurs, mais encore, dans le domaine du sentiment, par un respect affectueux de toute personnalité humaine. Aucun philo­sophe ne posséda plus magnifiquement le don de sympathie. Il allait jusqu'à se déclarer disciple, là où il était maître.
Cette générosité si frappante chez James, j'ai toujours cru l'apercevoir, à des degrés divers et sous les formes les plus variées, dans les grandes manifestations de l'âme américaine. C'est le moment d'en dire un mot, puisque l'on va fêter le tri­centenaire de Harvard, et que Harvard symbolise, avec d' autres universités mais depuis plus longtemps qu'elles, l'intellectualitéet la spiritualité américaines. Il y a bien des années, au retour de mon premier voyage en Amérique, le Comité France-Amérique me demanda mes impressions. Je répondis (mais l'opinion que je formulais alors a perdu toute originalité, si elle en eut jamais, depuis la Grande Guerre) que le trait dominant de l'Amérique m'avait paru être l'idéalisme, que sans doute on travaillait là-bas, comme ailleurs, à gagner de l'argent, mais qu'on y recherchait l'argent comme un simple certificat d'efficiency, nullement pour lui-même, nullement pour le garder, toujours pour le dépenser, parfois pour le gaspiller, plus souvent pour le donner. J'ajoutai que ce désintéressement, signe extérieur de la noblesse, date de la naissance même des États-Unis, car tous les autres groupements humains issus d'une colonisation s'étaient toujours constitués en vue de quelque intérêt matériel, tandis qu'il s'agissait ici que d'un intérêt moral. Telle fut, en effet, l'origine de Boston et de la colo­nie du Massachusetts. Oui, à deux pas de l'endroit où devait surgir l'université de Harvard, pour la première et probablement l'unique fois de l'histoire du monde, une nationalité a été bâtie, consciem­ment et volontairement sur une pure idée, par des hommes qui s'étaient expatriés pour trouver la liberté de penser et de croire. Tel est le grand événement qui me revient à l'esprit quand je fixe mon attention sur le vrai caractère des États-Unis, et même par­fois quand je ne la fixe pas, quand je ne fais que rêver à ce pays extraordinaire, en regardant le portrait de William James toujours devant moi dans mon cabinet de travail63. Mais pourquoi en dire davantage ? Je devine, mon cher ami, que vous partagez mon opinion, et sur James et sur l'Amérique. Laissez-moi donc clore sur elle ma trop longue lettre, et vous renouveler l'assurance de ma profonde affection.
H. BERGSON
 
C/ PRÉFACE DE BERGSON POUR « LE PRAGMATISME » DE JAMES
 
Quand Bergson écrit cet essai pour servir de préface à l'ouvrage de William James sur le Pragmatisme[1], il a alors en main plusieurs ouvrages de James : The Principles of Psychology, The Will to Believe and other Essays in Popular Philosophy, The Varieties of Religions Experience, et vraisemblablement de What is an emotion, The perception of Time.
 
SUR LE PRAGMATISME DE WILLIAM JAMES
VÉRITÉ ET RÉALITÉ[2]
 
Comment parler du pragmatisme après William James ? Et que pourrions-nous en dire qui ne se trouve déjà dit, et bien mieux dit, dans le livre saisissant et charmant dont nous avons ici la traduction fidèle ? Nous nous garderions de prendre la parole, si la pensée de James n'était le plus souvent diminuée, ou altérée, ou faussée, par les interprétations qu'on en donne. Bien des idées circulent, qui risquent de s'interposer entre le lecteur et le livre, et de répandre une obscurité artificielle sur une œuvre qui est la clarté même.
On comprendrait mal le pragmatisme de James si l'on ne commençait par modifier l'idée qu'onsefaitcourammentdelaréalitéengénéral. On parle du « monde » ou du « cosmos » ; et ces mots, d'après leur origine, désignent quelque chose de simple, tout au moins de bien composé. On dit « l'univers », et le mot fait penser à une unification possible des choses. On peut être spiritualiste, matérialiste, panthéiste, comme on peut être indiffé­rent à la philosophie et satisfait du sens commun : toujours on se représente un ou plusieurs principes simples, par lesquels s'expli­querait l'ensemble des choses matérielles et morales.
C'est que notre intelligence est éprise de simplicité. Elle économise l'effort, et veut que la nature se soit arrangée de façon à ne réclamer de nous, pour être pensée, que la plus petite somme possible de travail. Elle se donne donc juste ce qu'il faut d'éléments ou de principes pour recomposer avec eux la série indéfinie des objets et des événements.
Mais si, au lieu de reconstruire idéalement les choses pour la plus grande satisfaction de notre raison, nous nous en tenions purement et simplement à ce que l'expérience nous donne, nous penserions et nous nous exprimerions d'une tout autre manière. Tandis que notre intelligence, avec ses habitudes d'économie, se représente les effets comme strictement proportionnés à leurs causes, la nature, qui est prodigue, met dans la cause bien plus qu'il n'est requis pour produire l'effet. Tandis que notre devise à nous est Juste ce qu'il faut, celle de la nature est Plus qu'il ne faut,– trop de ceci, trop de cela, trop de tout. La réalité, telle que James la voit, est redondante et surabondante. Entre cette réalité et celle que les philosophes reconstruisent, je crois qu'il eût établi le même rapport qu'entre la vie que nous vivons tous les jours et celle que les acteurs nous représentent, le soir, sur la scène. Au théâtre, chacun ne dit que ce qu'il faut dire et ne fait que ce qu'il faut faire ; il y a des scènes bien décou­pées ; la pièce a un commencement, un milieu, une fin ; et tout est disposé le plus parcimonieusement du monde en vue d'un dénouement qui sera heureux ou tragique. Mais, dans la vie, il se dit une foule de choses inutiles, il se fait une foule de gestes superflus, il n'y a guère de situations nettes ; rien ne se passe aussi simplement, ni aussi complètement, ni aussi joliment que nous le voudrions ; les scènes empiètent les unes sur les autres ; les choses ne commencent ni ne finissent ; il n'y a pas de dénouement entièrement satisfaisant, ni de geste absolument décisif, ni de ces mots qui portent et sur lesquels on reste : tous les effets sont gâtés. Telle est la vie humaine. Et telle est sans doute aussi, aux yeux de James, la réalité en général.
Certes, notre expérience n'est pas incohérente. En même temps qu'elle nous présente des choses et des faits, elle nous montre des parentés entre les choses et des rapports entre les faits : ces relations sont aussi réelles, aussi directement obser­vables, selon William James, que les choses et les faits eux-­mêmes. Mais les relations sont flottantes et les choses sont fluides. Il y a loin de là à cet univers sec, que les philosophes composent avec des éléments bien découpés, bien arrangés, et où chaque partie n'est plus seulement reliée à une autre partie, comme nous le dit l'expérience, mais encore, comme le voudrait notre raison, coordonnée au Tout.
Le « pluralisme » de William James ne signifie guère autre chose. L'antiquité s'était représenté un monde clos, arrêté, fini c'est une hypothèse, qui répond à certaines exigences de notre raison. Les modernes pensent plutôt à un infini : c'est une autre hypothèse, qui satisfait à d'autres besoins de notre raison. Du point de vue où James se place, et qui est celui de l'expérience pure ou de l'« empirisme radical », la réalité n'apparaît plus comme finie ni comme infinie, mais simplement comme indé­finie. Elle coule, sans que nous puissions dire si c'est dans une direction unique, ni même si c'est toujours et partout la même rivière qui coule.
Notre raison est moins satisfaite. Elle se sent moins à son aise dans un monde où elle ne retrouve plus, comme dans unmiroir, sa propre image. Et, sans aucun doute, l'importance de la raison humaine est diminuée. Mais combien l'importance de l'homme lui-même, – de l'homme tout entier, volonté et sensi­bilité autant qu'intelligence,– va s'en trouver accrue !
L'univers que notre raison conçoit est, en effet, un univers qui dépasse infiniment l'expérience humaine, le propre de la raison étant de prolonger les données de l'expérience, de les étendre par voie de généralisation, enfin de nous faire concevoir bien plus de choses que nous n'en apercevrons jamais. Dans un pareil univers, l'homme est censé faire peu de chose et occuper peu de place : ce qu'il accorde à son intelligence, il le retire à sa volonté. Surtout, ayant attribué à sa pensée le pouvoir de tout embrasser, il est obligé de se représenter toutes choses en termes de pensée : à ses aspirations, à ses désirs, à ses enthousiasmes il ne peut demander d'éclaircissement sur un monde où tout ce qui lui est accessible a été considéré par lui, d' avance, comme traduisible en idées pures. Sa sensibilité ne saurait éclairer son intelligence, dont il a fait la lumière même.
La plupart des philosophies rétrécissent donc notre expé­rience du côté sentiment et volonté, en même temps qu'elles la prolongent indéfiniment du côté pensée. Ce que James nous demande, c'est de ne pas trop ajouter à l'expérience par des vues hypothétiques, c'est aussi de ne pas la mutiler dans ce qu'elle a de solide. Nous ne sommes tout à fait assurés que de ce que l'expérience nous donne ; mais nous devons accepter l'expérience intégralement, et nos sentiments en font partie au même titre que nos perceptions, au même titre par conséquent que les « choses ». Aux yeux de William James, l'homme tout entier compte.Il compte même pour beaucoup dans un monde qui ne l'écrase plus de son immensité. On s'est étonné de l'importance que James attribue, dans un de ses livres[3], à la curieuse théorie de Fechner, qui fait de la Terre un être indépendant, doué d'une âme divine. C'est qu'il voyait là un moyen commode de symboliser – peut-être même d'exprimer – sa propre pensée. Les choses et les faits dont se compose notre expérience constituent pour nous un monde humain[4], relié sans doute à d'autres, mais si éloigné d’eux et si près de nous que nous devons le considé­rer, dans la pratique, comme suffisant à l'homme et se suffisant à lui-même. Avec ces choses et ces événements nous faisons corps – nous, c'est-à-dire tout ce que nous avons conscience d'être, tout ce que nous éprouvons. Les sentiments puissants qui agitent l'âme à certains moments privilégiés sont des forces aussi réelles que celles dont s'occupe le physicien ; l'homme ne les crée pas plus qu'il ne crée de la chaleur ou de la lumière. Nous baignons, d'après James, dans une atmosphère que tra­versent de grands courants spirituels. Si beaucoup d'entre nous se raidissent, d'autres se laissent porter. Et il est des âmes qui s'ouvrent toutes grandes au souffle bienfaisant. Celles-là sont les âmes mystiques. On sait avec quelle sympathie James les a étudiées. Quand parut son livre sur l'Expérience religieuse, beaucoup n'y virent qu'une série de descriptions très vivantes et d'analyses très pénétrantes – une psychologie, disaient-ils,du sentimentreligieux.Combienc'étaitse méprendre sur la penséede l'auteur ! La vérité est que James se penchait sur l'âme mystique comme nous nous penchons dehors, un jour de printemps, pour sentir la caresse de la brise, ou comme, au bord de la mer, nous surveillons les allées et venues des barques et le gonflement de leurs voiles pour savoir d'où souffle le vent. Les âmes que remplit l'enthousiasme religieux sont véritablement soulevées et transportées : comment ne nous feraient-elles pas prendre sur le vif, ainsi que dans une expérience scientifique, la force qui trans­porte et qui soulève ? Là est sans doute l'origine, là est l'idée inspiratrice du « pragmatisme » de William James. Celles des vérités qu'il nous importe le plus de connaître sont, pour lui, des vérités qui ont été senties et vécues avant d'être pensées[5].
De tout temps on a dit qu'il y a des vérités qui relèvent du sentiment autant que de la raison ; et de tout temps aussi on a dit qu'à côté des vérités que nous trouvons faites il en est d'autres que nous aidons à se faire, qui dépendent en partie de notre volonté. Mais il faut remarquer que, chez James, cette idée prend une force et une signification nouvelles. Elle s'épanouit, grâce à la conception de la réalité qui est propre à ce philosophe, en une théorie générale de la vérité.
Qu'est-ce qu'un jugement vrai ? Nous appelons vraie l'affir­mation qui concorde avec la réalité. Mais en quoi peut consister cette concordance ? Nous aimons à y voir quelque chose comme la ressemblance du portrait au modèle : l'affirmation vraie serait celle qui copierait la réalité. Réfléchissons-y cependant : nous verrons que c'est seulement dans des cas rares, exceptionnels, que cette définition du vrai trouve son application. Ce qui est réel, c'est tel ou tel fait déterminé s'accomplissant en tel ou tel point de l'espace et du temps, c'est du singulier, c'est du changeant. Au contraire, la plupart de nos affirmations sont générales et impliquent une certaine stabilité de leur objet. Prenons une vérité aussi voisine que possible de l'expérience, celle-ci par exemple : « la chaleur dilate les corps ». De quoi pourrait-elle bien être la copie ? Il est possible, en un certain sens, de copier la dilatation d'un corps déterminé à des moments déterminés, en la photogra­phiant dans ses diverses phases. Même, par métaphore, je puis encore dire que l'affirmation « cette barre de fer se dilate » est la copie de ce qui se passe quand j'assiste à la dilatation de la barre de fer. Mais une vérité qui s'applique à tous les corps, sans concerner spécialement aucun de ceux que j'ai vus, ne copie rien, ne reproduit rien. Nous voulons cependant qu'elle copie quelque chose, et, de tout temps, la philosophie a cherché à nous donner satisfaction sur ce point. Pour les philosophes anciens, il y avait, au-dessus du temps et de l'espace, un monde où siégeaient, de toute éternité, toutes les vérités possibles : les affirmations humaines étaient, pour eux, d'autant plus vraies qu'elles copiaient plus fidèlement cesvérités éternelles.Les modernes ont fait descendre la vérité du ciel sur la terre ; mais ils y voient encore quelque chose qui préexisterait à nos affirmations. La vérité serait déposée dans les choses et dans les faits : notre science irait l'y chercher, la tirerait de sa cachette, l'amènerait au grand jour. Une affirmation telle que « la chaleur dilate les corps » serait une loi qui gouverne les faits, qui trône, sinon au-dessus d'eux, du moins au milieu d'eux, une loi véritablement contenue dans notre expérience et que nous nous bornerions à en extraire.Mêmeune philosophiecommecelledeKant, qui veut que toute vérité scientifique soit relative à l'esprit humain, considère les affirmations vraies comme données par avance dans l'expérience humaine : une fois cette expérience organisée par la pensée humaine en général, tout le travail de la science consisterait à percer l'enveloppe résistante des faits à l'intérieur desquels la vérité est logée, comme une noix dans sa coquille.
Cette conception de la vérité est naturelle à notre esprit et naturelle aussi à la philosophie, parce qu'il est naturel de se représenter la réalité comme un tout parfaitement cohérent et systématisé, que soutient une armature logique. Cette armature serait la vérité même ; notre science ne ferait que la retrouver. Mais l'expérience pure et simple ne nous dit rien de semblable, et James s'en tient à l'expérience. L'expérience nous présente un flux de phénomènes : si telle ou telle affirmation relative à l'un d'eux nous permet de maîtriser ceux qui le suivront ou même simplement de les prévoir, nous disons de cette affirmation qu'elle est vraie. Une proposition telle que « la chaleur dilate les corps », proposition suggérée par la vue de la dilatation d'un certain corps, fait que nous prévoyons comment d'autres corps se comporteront en présence de la chaleur ; elle nous aide à passer d'une expérience ancienne à des expériences nouvelles ; c'est un fil conducteur, rien de plus. La réalitécoule;nouscou­lonsavecelle; et nous appelons vraie toute affirmation qui, en nous dirigeant à travers la réalité mouvante, nous donne prise sur elle et nous place dans de meilleures conditions pour agir.
On voit la différence entre cette conception de la vérité et la conception traditionnelle. Nous définissons d'ordinaire le vrai par sa conformité à ce qui existe déjà ; James le définit par sa rela­tion à ce qui n'existe pas encore. Le vrai, selon William James, ne copie pas quelque chose qui a été ou qui est : il annonce ce qui sera, ou plutôt il prépare notre action sur ce qui va être. La philosophie a une tendance naturelle à vouloir que la vérité regarde en arrière : pour James elle regarde en avant.
Plus précisément, les autres doctrines font de la vérité quel­que chose d'antérieur à l'acte bien déterminé de l'homme qui la formule pour la première fois. Il a été le premier à la voir, disons-nous, mais elle l'attendait, comme l'Amérique attendait Christophe Colomb. Quelque chose la cachait à tous les regards et, pour ainsi dire, la couvrait : il l'a découverte. – Tout autre est la conception de William James. Il ne nie pas que la réalité soit indépendante, en grande partie au moins, de ce que nous disons ou pensons d'elle ; mais la vérité, qui ne peut s'attacher qu'à ce que nous affirmons de la réalité, lui paraît être créée par notre affir­mation. Nous inventons la vérité pour utiliser la réalité, comme nous créons des dispositifs mécaniques pour utiliser les forces de la nature. On pourrait, ce me semble, résumer tout l'essentiel de la conception pragmatiste de la vérité dans une formule telle que celle-ci : tandis que pour les autres doctrines une vérité nouvelle est une découverte, pour le pragmatisme c'est une invention[6].
Il ne suit pas de là que la vérité est arbitraire. Une invention mécanique ne vaut que par son utilité pratique. De même une affir­mation, pour être vraie, doit accroître notre empire sur les choses. Elle n'en est pas moins la création d'un certain esprit individuel, et elle ne préexistait pas plus à l'effort de cet esprit que le phonogra­phe, par exemple, ne préexistait à Édison. Sans doute l'inventeur du phonographe a dû étudier les propriétés du son, qui est une réalité. Mais son invention s'est surajoutée à cette réalité comme une chose absolument nouvelle, qui ne se serait peut-être jamais produite s'il n'avait pas existé. Ainsi une vérité, pour être viable, doit avoir sa racine dans des réalités ; mais ces réalités ne sont que le terrain sur lequel cette vérité pousse, et d'autres fleurs auraient aussi bien poussé là si le vent y avait apporté d'autres graines.
La vérité, d'après le pragmatisme, s'est donc faite peu à peu, grâce aux apports individuels d'un grand nombre d' inventeurs. Si ces inventeurs n'avaient pas existé, s'il y en avait eu d'autres à leur place, nous aurions eu un corps de vérités tout différent. La réalité fut évidemment restée ce qu'elle est, ou à peu près ; mais autres eussent été les routes que nous y aurions tracées pour la commodité de notre circulation. Et il ne s'agit pas seulement ici des vérités scientifiques. Nous ne pouvons construire une phrase, nous ne pouvons même plus aujourd'hui prononcer un mot, sans accepter certaines hypothèses qui ont été créées par nos ancêtres et qui auraient pu être très différentes de ce qu'elles sont. Quand je dis :    « mon crayon vient de tomber sous la table », je n'énonce certes pas un fait d'expérience, car ce que la vue et le toucher me montrent, c'est simplement que ma main s'est ouverte et qu'elle a laissé échapper ce qu'elle tenait : le bébé attaché à sa chaise, qui voit tomber l'objet avec lequel il joue, ne se figure probablement pas que cet objet continue d'exister ; ou plutôt il n'a pas l'idée nette d'un « objet », c'est- à-dire de quelque chose qui subsiste, invariable et indépendant, à travers la diversité et la mobilité des apparences qui passent. Le premier qui s'avisa de croire à cette invariabilité et à cette indépendance fit une hypothèse : c'est cette hypothèse que nous adoptons couramment toutes les fois que nous employons un substantif, toutes les fois que nous parlons. Notre grammaire aurait été autre, autres eussent été les articulations de notre pensée, si l'humanité, au cours de son évolution, avait préféré adopter des hypothèses d'un autre genre.
La structure de notre esprit est donc en grande partie notre œuvre, ou tout au moins l'œuvre de quelques-uns d'entre nous. Là est, ce me semble, la thèse la plus importante du pragma­tisme, encore qu'elle n'ait pas été explicitement dégagée. C'est par là que le pragmatisme continue le kantisme. Kant avait dit que la vérité dépend de la structure générale de l'esprit humain. Le pragmatisme ajoute, ou tout au moins implique, que la struc­ture de l'esprit humain est l'effet de la libre initiative d'un cer­tain nombre d'esprits individuels.
Cela ne veut pas dire, encore une fois, que la vérité dépende de chacun de nous : autant vaudrait croire que chacun de nous pou­vait inventer le phonographe. Mais cela veut dire que, des diverses espèces de vérité, celle qui est le plus près de coïncider avec son objet n'est pas la vérité scientifique, ni la vérité de sens commun, ni, plus généralement, la vérité d'ordre intellectuel. Toute vérité est une route tracée à travers la réalité ; mais, parmi ces routes, il en est auxquelles nous aurions pu donner une direction très dif­férente si notre attention s'était orientée dans un sens différent ou si nous avions visé un autre genre d'utilité ; il en est, au contraire, dont la direction est marquée par la réalité même : il en est qui correspondent, si l'on peut dire, à des courants de réalité. Sans doute celles-ci dépendent encore de nous dans une certaine mesure, car nous sommes libres de résister au courant ou de le suivre, et, même si nous le suivons, nous pouvons l'infléchir diversement, étant associés en même temps que soumis à la force qui s'y mani­feste. Il n'en est pas moins vrai que ces courants ne sont pas crééspar nous ; ils font partie intégrante de la réalité. Le pragmatisme aboutit ainsi à intervertir l'ordre dans lequel nous avons coutume de placer les diverses espèces de vérité. En dehors des vérités qui traduisent des sensations brutes, ce seraient les vérités de sentiment qui pousseraient dans la réalité les racines les plus profondes. Si nous convenons de dire que toute vérité est une invention, il faudra, je crois, pour rester fidèle à la pensée de William James, établir entre les vérités de sentiment et les vérités scientifiques le même genre de différence qu'entre le bateau à voiles, par exemple, et le bateau à vapeur : l'un et l'autre sont des inventions humaines ; mais le premier ne fait à l'artifice qu'une part légère, il prend la direction du vent et rend sensible aux yeux la force naturelle qu'il utilise ; dans le second, au contraire, c'est le mécanisme artificiel qui tient la plus grande place ; il recouvre la force qu'il met en jeu et lui assigne une direction que nous avons choisie nous-mêmes.
La définition que James donne de la vérité fait donc corps avec sa conception de la réalité. Si la réalité n'est pas cet univers économique et systématique que notre logique aime à se repré­senter, si elle n'est pas soutenue par une armature d'intellectua­lité, la vérité d'ordre intellectuel est une invention humaine qui a pour effet d'utiliser la réalité plutôt que de nous introduire en elle. Et si la réalité ne forme pas un ensemble, si elle est multiple et mobile, faite de courants qui s'entrecroisent, la vérité qui naît d'une prise de contact avec quelqu'un de ces courants – vérité sentie avant d'être conçue – est plus capable que la vérité simplement pensée de saisir et d'emmagasiner la réalité même.
C'est donc enfin à cette théorie de la réalité que devrait s'at­taquer d'abord une critique du pragmatisme. On pourra élever des objections contre elle – et nous ferions nous-mêmes, en ce qui la concerne, certaines réserves : personne n'en contesterala profondeur et l'originalité. Personne non plus, après avoir examiné de près la conception de la vérité qui s'y rattache, n'en méconnaîtra l'élévation morale. On a dit que le pragmatisme de James n'était qu'une forme du scepticisme, qu'il rabaissait la vérité, qu'il la subordonnait à l'utilité matérielle, qu'il déconseillait, qu'il décourageait la recherche scientifique désintéressée. Une telle interprétation ne viendra jamais à l'esprit de ceux qui liront attentivement l'œuvre. Et elle surprendra profondément ceux qui ont eu le bonheur de connaître l'homme. Nul n'aima la vérité d'un plus ardent amour. Nul ne la chercha avec plus de passion. Une immense inquiétude le soulevait ; et, de science en science, de l'anatomie et de la physiologie à la psychologie, de la psychologie à la philosophie, il allait, tendu sur les grands problèmes, insoucieux du reste, oublieux de lui-même. Toute sa vie il observa, il expérimenta, il médita. Et comme s'il n'eût pas assez fait, il rêvait encore, en s'endormant de son dernier sommeil, il rêvait d'expériences extraordinaires et d'efforts plus qu'humains par lesquels il pût continuer, jusque par-delà la mort, à travailler avec nous pour le plus grand bien de la science, pour la plus grande gloire de la vérité.
 


[1] William James, le Pragmatisme, traduit par E. Le Brun (Paris, Flammarion, 1911).
[2] Ce texte est présenté dans « Henri Bergson - Sur le pragmatisme de William James » par Stéphane Mandelrieux qui en a rédigé l’Introduction ; PUF, édit. Janv. 2011 p. XXIII.
 
 
[3]A Pluralistic Universe, London, 1909. Traduit en français, dans la « Bibliothèque de Philosophie scientifique », sous le titre de Philosophie de l'expérience.
[4]Très ingénieusement, M. André Chaumeix a signalé des ressemblances entre la per­sonnalité de James et celle de Socrate (Revue des deux mondes, 15 octobre 1910). Le souci de ramener l'homme à la considération des choses humaines a lui-même quelque chose de socratique.
 
[5]Dans la belle étude qu'il a consacrée à William James (Revue de métaphysique et de morale, novembre 1910), M. Émile Boutroux a fait ressortir le sens tout particulier du verbe anglais to experience, « qui veut dire, non constater froidement une chose qui se passe en dehors de nous, mais éprouver, sentir en soi, vivre soi-même telle ou telle manière d'être... ».
[6] Je ne suis pas sûr que James ait employé le mot « invention », ni qu'il ait explici­tement comparé la vérité théorique à un dispositif mécanique ; mais je crois que ce rapprochement est conforme à l'esprit de la doctrine, et qu'il peut nous aider à comprendre le pragmatisme.



Date de création : 27/03/2012 @ 15:09
Dernière modification : 27/03/2012 @ 15:19
Catégorie : Parcours bergsonien
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