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Synthèses - Failles de notre système scolaire
NOUS NAPPRENONS PAS, NI NE TRANSMETTONS ! Tel est le constat fait par nombre dauteurs spécialistes de la transmission culturelle, dont Marcel Gauchet[1] et Natacha Polony[2]. A / NOTRE INCAPACITÉ À NOUS REPRODUIRE CULTURELLEMENT « Rien ne va plus décidément
» déclare le premier. Lexemple qui lui tient à cur est « celui de la faillite potentielle, latente de notre système éducatif et notre incapacité à nous reproduire culturellement. On nous annonçait lobjectif sensationnel dune société de la connaissance et nous sommes en train de construire une société de lignorance. Alors que léducation est un problème de civilisation, on veut le traiter par des moyens technocratiques, une meilleure organisation ». « Les Nations comme les civilisations sont mortelles », constate la seconde (8). Elle ajoute quelle ne pensait ne plus consacrer douvrage à la question scolaire, qui la passionne pourtant entre toutes. Ayant déjà soumis au public un essai général sur la transmission culturelle, « Nos enfants gâchés », et un livre de propositions concrètes, « 15 mesures pour sauver lécole », elle pensait que le message était passé
Mais depuis, les choses se sont terriblement aggravées, au point que ce qui fut dit cinq ans auparavant, sil peut rester vrai dans labsolu, ne correspond plus à létat nouveau du réel. Lécole, en ce début de deuxième décennie du XXIe siècle, nest plus ce quelle était il y a seulement cinq ans. Et cela dans des proportions que ne saurait mesurer celui qui nen voit que le rassurant visage dun enfant peinant sur quelque exercice de mathématiques ou de grammaire. Des conditions dapprentissage à la nature même des exercices proposés à lécolier, de lorganisation des établissements au statut des personnes qui encadrent lenfant, tout cet invisible du système est en pleine transformation. Les réformes, souvent dictées par les modes idéologiques, modifient peu à peu la lettre et lesprit dune institution qui na plus de républicain que quelques restes dapparence. Cette analyse reste à faire pour une raison simple : lillusion du statu quo qui a satisfait tout le monde. B/ LOBSTACLE FAMILLE « La famille a une attente démesurée vis-à-vis de lécole et elle nourrit une idée de léducation contraire à ce qui permettrait à lécole de fonctionner comme une institution efficace », déclare le premier. Lécole a des pouvoirs, mais pas celui daller contre un fait majeur : la famille sest détournée de sa tâche éducative, elle est comme devenue un obstacle à lécole. Cette famille privatisée et affective, a en effet une attente démesurée vis-à-vis de lécole. En même temps, elle nourrit une idée de léducation contraire à ce qui permettrait à lécole de fonctionner comme une institution efficace [et non pas un groupe social au centre duquel on a voulu placer lélève, comme si dans la Défense nationale, se serait imposée lidée géniale de placer le soldat au centre]. Il y a là une impasse [un non-sens gravissime, mais totalement passé sous silence] parce que devant cet immense problème, la société se décharge de cette responsabilité avec cette consigne : « Débrouillez-vous pour que cela coûte le moins cher possible et que cela marche. » « Chacun pour soi et des diplômes pour tous
», stigmatise la seconde (35). Dans le nouveau système scolaire français, chacun en a pour son idéologie, mais ce sont finalement les performances des élèves qui déterminent le choix des parents. Les rituels « classements des lycées » qui font les marronniers de la presse se sont adaptés à la nouvelle donne gravée dans le marbre par la loi dorientation de 1989, élaborée par Lionel Jospin, sur le conseil de Claude Allègre et de Philippe Meirieu (78); elle na pas seulement institué l« élève au centre du système » ou les « 80% dune classe dâge au niveau du baccalauréat », premier pas vers la grande braderie des diplômes et la dévalorisation généralisée de la figure du professeur. Elle a surtout entériné les premiers modes dorganisation libéralisée de lécole française, en prônant la pédagogie par projets qui centre lenseignement non plus sur des connaissances précises à assimiler, mais sur un projet à réaliser en mobilisant diverses compétences. Pour lautre volet comment aider son enfant à réussir, quelle méthode adopter pour combler les éventuelles lacunes des professeurs , on entrevoit le coaching pour parents, un des derniers avatars du business des officines scolaires
Les réseaux sociaux sur Internet sont prêts à ouvrir leurs portes à des échanges dinformations, des impressions sur tel ou tel enseignant, au point quils peuvent faire pression sur un chef détablissement pour accélérer ou freiner sa carrière une nouvelle forme de lobbying qui naméliore pas les relations avec un corps enseignant déjà échaudé par les multiples actions en justice de parents mécontents. Un professeur absent, un élève recalé à son examen, et certains nhésitent plus à saisir le tribunal. C/ LA SURDITÉ DE NOS SOCIÉTÉS AUX MOTS APPRENDRE ET TRANSMETTRE « Dans les écoles, actuellement, nous napprenons pas, ni ne transmettons
» constate le premier. Il me semble donc que le problème aujourdhui est de savoir ce que veut dire le mot « apprendre ». Car la « transmission » est absolument névralgique. Et cest bien ce que nos sociétés ne veulent plus entendre. Parce que transmettre suppose toujours une action d« imposition » de la génération adulte à celle qui va lui succéder. Or, nous voudrions que les enfants apprennent par eux-mêmes, comme des individus autonomes qui construisent leur propre savoir. On ne leur impose donc rien et lon arrive à des pratiques pédagogiques dabsence de transmission programmée. « Le projet de remplacer dans le cursus des élèves la transmission des savoirs par le développement de « savoir-faire » et de « savoir être est une des vieilles lunes des pédagogies modernes
», renchérit la seconde (75) Hannah Arendt en dénonçait déjà les dégâts sur les élèves américains en 1960, dans La Crise de la culture. Depuis, les réformistes, imprégnés didéologie libertaire, se sont empressés dimporter des pratiques qui avaient si bien démontré leur nocivité. Pour que chacun puisse exhiber son moi et faire preuve de sa belle créativité, on met laccent sur la maîtrise de loral, la communication, largumentation
On multiplie les « débats », tant il est vrai que tout est opinion, que tout se vaut. Lobsession des pédagogues français autour de lidée quil faudrait « apprendre à apprendre », en dehors de tout contenu dapprentissage, rejoint parfaitement les visées de la Commission européenne. Seuls les mots diffèrent : lEurope parle d« adaptabilité » et d« employabilité ». Encore cette différence de vocabulaire disparaît-elle à travers le terme moderne pour désigner les nouveaux contenus de lenseignement. Le mot, en dix ans, a envahi lécole : il sagit des « compétences ». Evaluer non plus les savoirs des élèves, mais des compétences quils pourraient réutiliser dans différentes situations, tel est bien la revendication de tous les adeptes du constructivisme, du Snuipp, principal syndicat de professeurs des écoles [issus des IUFM], jusquaux différentes associations subventionnées par lÉtat pour promouvoir des pédagogies déjà dominantes. Ceux-là appellent, relayés par les principaux partis, quils soient de gauche ou de droite, à la mise en place rapide de l« école du socle commun » (ce SMIC culturel), cest-à-dire la généralisation de lévaluation à partir dun minimum de connaissances et de compétences. Comme en marketing [à lusage des adultes], on offre du basic, les connaissances étant réduites à la portion congrue. D/ LA TRANSMISSION SEST EN FAIT RÉFUGIÉE DANS LES FAMILLES « Ce qui est déterminant aujourdhui pour lavenir des enfants, cest leur famille. Et cest une source dinégalité démultipliée
»,précise le premier. Et pas au sens de linégalité sociale, car il y a des familles très riches qui ne sintéressent pas à leur responsabilité éducative. Tout comme il y a des familles modestes qui restent des familles transmissives, parce que cest un enjeu qui leur paraît important. Ce qui signifie que la transmission sest réfugiée dans les familles puisquon interdit pratiquement à lécole de lexercer. « La capacité à devenir élève se construit aussi en dehors de lécole
», insiste la seconde (90)(91). Et il nest pas question de prétendre que lécole est lunique responsable du désastre. La télévision à elle seule constitue une arme de destruction massive, dont on se refuse, notamment pour des raisons économiques, à mesurer les ravages. Un ouvrage récent de Michel Desmurger, « TV Labotomie », a récemment démontré de manière implacable, en rassemblant toutes les études sur le sujet, combien léchec scolaire et même simplement les carences dans lacquisition du vocabulaire et la maîtrise de la langue, étaient parfaitement proportionnels au temps passé devant lécran. Ajoutons à cela la confrontation à des situations et des propos auxquels un enfant ne devrait pas être exposé, et lon a la recette parfaite dune destruction programmée de tout ce qui rend possible lapprentissage, à savoir le respect pour celui qui transmet, la concentration, la projection dans un temps long, la capacité de produire un effort dont on ne voie pas immédiatement la gratification
Ajoutons encore une déstructuration des familles qui a des conséquences inévitables sur lautorité exercée par les parents, la capacité des enfants à se construire des modèles adultes et à trouver dans leur foyer une place denfant, et non dégal, ou même de soutien du parent restant. Ajoutons encore les situations de précarité, dextrême pauvreté, de travail en horaires décalés
qui livrent les enfants à eux-mêmes, et lon comprend que notre belle modernité produit à peu près tous les obstacles possibles à une école dont elle a pourtant fait le cur de sa rhétorique égalitaire. E/ LURGENCE AUJOURDHUI « Le pire est que nous nous étonnions de limportance de ce facteur de transmissivité, alors que lon a cassé le cadre à lintérieur duquel lécole pouvait être une institution efficace
» conclut le premier. La question, à ce niveau, nest plus de savoir sil faut augmenter ou non les postes : elle est de réfléchir à ce quest vraiment léducation. « En invoquant lyriquement la diversité, on sinscrit parfaitement dans la logique dune école qui naurait plus rien à transmettre, tout en se contentant de valoriser le moi de chacun pour le laisser épanouir sa personnalité
» précise encore la seconde (95). On ne veut pas en démordre de cette école « centrée » sur lélève, sur ce quil est ou ce quon suppose quil est au détriment de ce quil pourrait devenir. Implicitement, il faudrait toujours servir le client, lenfant-roi ! Lécole est toujours sommée de sadapter à chaque élève, cest-à-dire, bien sûr à ses besoins, mais surtout à son être même, perçu comme immuable et sacré. Comment pouvoir prendre en compte et apporter les correctifs nécessaires à la violence décomplexée que peuvent développer certains enfants malgré plusieurs années passées sur les bancs de lécole républicaine, en clâmant en sus que la diversité va de soi. Par ailleurs, ce principe de lenfant-roi, appliqué aux enfants venus dautres cultures, aboutit tout simplement à leffacement de toute possibilité de vivre ensemble. Pourquoi lécole, qui devrait être le lieu de lintégration à la communauté nationale, et donc lapprentissage des codes et des références qui nous rassemblent, est-elle devenue le lieu du rejet des valeurs communes ? Parce que lintégration se fonde sur un discours global de linstitution, qui veut quelle transmette et, au nom de ce rôle, se sent la légitimité dimposer à lenfant des connaissances qui peuvent éventuellement aller contre ses convictions. Lécole doit parler préférentiellement aux enfants de ce qui les rassemble, de ce qui leur est commun, plutôt que de les renvoyer indéfiniment à ce quils sont. Cela ne signifie nullement, comme feignent de le croire les adorateurs de la diversité, que lon demande aux nouveaux arrivants deffacer leur culture. Mais cette culture, qui est leur richesse, ne regarde en aucun cas la puissance publique, dont le rôle est de donner à ses futurs citoyens, les références qui leur permettront de sapproprier leur nouveau pays et son histoire. Conclusion de Natacha Polony Face à ce déclin, quelle école républicaine du XXIe siècle peut-on mettre en place et proposer comme alternative à des normes internationales déshumanisantes ? (102 à106) Cette proposition repose sur la certitude que lintelligence se nourrit de savoirs qui la structurent et lui confèrent son architecture. Lintelligence, cest-à-dire, étymologiquement, la capacité de relier les choses entre elles, de raisonner par analogie pour comprendre que tel problème de mathématique, malgré son apparence nouvelle, fonctionne comme tel autre, déjà résolu, pour penser la mort des civilisations à travers le chute de lEmpire romain ou se sentir le contemporain dHector disant adieu à Andromaque, sa femme. Car le système français na jamais eu vocation à être « élitiste », contrairement à ceux qui le soutiennent moutonnièrement, ceux qui trouvent que lherbe est plus verte dans les paradis de lOCDE, et lon nentend par ce mot « ne se préoccuper que de lélite et éliminer progressivement ceux qui ne sont pas dignes den faire partie ». Bien au contraire, ce système a été conçu pour donner à tous les outils indispensables pour évoluer en homme libre dans le monde qui lentoure, et pour permettre à chacun daller le plus loin quil serait possible fans lacquisition de connaissances complexes et abstraites. Loriginalité de ce modèle français réside dans sa capacité à former des élites dans chaque domaine, des élites qui ne soient pas seulement des gens efficaces sachant accomplir des tâches précises, mais aussi des individus doués de raison, responsables de leurs actes, parce que capables du recul nécessaire. Bref, un modèle qui associe lefficacité des écoles asiatiques, où les enfants apprennent la rigueur et leffort, et le souci démancipation des individus dont se réclament les systèmes occidentaux, ceux-là même qui, par leur dérive ludo-pédagogique, fabriquent désormais des jeunes gens sans repères et soumis aux discours ambiants. La constitution de ce modèle qui retrouverait laura dont pouvait jouir dans les années 1950 ou 1960, le système éducatif français ne nécessite pas des moyens faramineux (même si lon peut penser quil existe nombre de postes de fonctionnaires, parmi le million créé depuis 1992, moins immédiatement indispensables que ceux des enseignants, et que la hausse de 40% des effectifs de la fonction publique territoriale aurait dû se traduire par une diminution de la fonction publique dÉtat, et qui aurait évité de faire porter leffort essentiellement sur lÉducation national). Elle na même rien de franchement insurmontable, si lon veut bien saffranchir des idéologies dominantes qui ont conduit, par exemple, à des dépenses déquipements informatiques superfétatoires. Sur le plan organisationnel, que faire ? La tâche nécessite que lon tienne compte de lexistant et que lon ne rêve pas dun impossible retour en arrière. En avril 2011, le journal La Croix publiait un sondage montrant que trois quarts des Français se prononçaient pour un examen dentrée en sixième, dont le but serait dévaluer si les élèves rentrant au collège savent lire, écrire et compter convenablement. Lintérêt dun tel sondage est de prouver que les Français sont très majoritairement attachés à un système exigeant, qui ne se contenterait pas de faire passer dans la classe supérieure des élèves confortés dans leurs carences par la validation de quelques compétences ineptes. Mais il révèle également que la population française ne mesure pas combien le système a été modifié, pat le fait même que la destruction du primaire fait arriver au collège des enfants déjà abîmés. Un tel examen, même sil prévoyait une redéfinition des objectifs de chaque classe en amont, ne répond déjà plus à la structure actuelle dune école qui a, de fait, transformé le collège en une continuité directe du primaire. Une déclinaison actualisée de cette logique serait donc à chercher dans une évaluation à la fin du CP et à la fin du CE1, faisant en sorte quaucun élève ne sorte de ces classes avec un retard en lecture. Toute carence serait immédiatement traitée, avant même dêtre définitivement installée. Ainsi, le continuum primaire- secondaire ne se résumerait plus à un long tunnel traversé le plus vite possible par des élèves perdus, à qui lon ne propose que léviction par le haut. Encore faudrait-il bientôt limiter la portée de ce continuum. Sil est acceptable que la sixième et la cinquième apparaissent comme un prolongement de lécole primaire, au sein dune scolarité obligatoire commune, la quatrième correspond à un âge où se révèlent les aspirations diverses et la lassitude de certains pour les études classiques et labstraction. Cest à ce moment quil convient doffrir des parcours diversifiés, des préparations au lycée général et technologique dun côté, à lenseignement professionnel de lautre. Étant entendu que la formation rigoureuse suivie jusquà la cinquième permet ensuite des passerelles dune filière vers une autre qui ne soient pas quun leurre pour une administration soucieuse de se donner bonne conscience. Associons à cela une véritable valorisarion des filières professionnelles, cest-à-dire la constitution de pôles réunissant établissements professionnels et centres de formation dapprentis dans des lieux où lentreprise et les savoir-faire quelle porte serait associée à une formation générale de qualité. Bref, une école française (101) qui tenterait de mettre en uvre lidéal républicain, fondé sur des savoirs universels et une reconnaissance de leffort et du mérite, tout en organisant une véritable redistribution des moyens en faveur de ceux qui en ont le plus besoin : une école qui associerait des progressions rigoureuses, du concret vers les savoirs abstraits, à une culture humaniste, serait lécole la plus moderne qui se puisse trouver. [1] Dans son article du Figaro, des 4 et 5 décembre 2010. [2] Dans son récent ouvrage : « Le pire est de plus en plus sûr », Mille et une nuit, août 2011. Date de création : 03/10/2011 @ 16:29 Réactions à cet article
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