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Sciences politiques - Repenser la démocratie (3)
REPENSER LA DÉMOCRATIE (3) Extraits de louvrage collectif réalisé sous la direction de Yves Charles Zarka (Armand Colin, octobre 2010). RÉSUMÉ DES CONTRIBUTIONS Frédéric ROUVILLOIS professeur agrégé, enseignant à lUniversité Paris-Descartes. LÉTAT EXEMPLAIRE UN QUALIFICATIF MOINS QUE RIGOUREUX Lhistoire moderne de lÉtat paraît être dominée par deux archétypes opposés, lÉtat gendarme et lÉtat providence. Providence ou gendarme, lÉtat intervient selon des principes et des proportions quil détermine lui-même. Ainsi agit-il de façon singulière : sa souveraineté, élément fondamental de sa définition, se traduisant ici par le fait quil est seul à pouvoir intervenir de la sorte. Or, depuis une petite dizaine dannées[1], il semble que se profile un dépassement de ces archétypes classiques avec lémergence dune figure inédite, celle de lÉtat exemplaire où lon pourrait voir lamorce dune phase nouvelle dans lhistoire moderne des formes étatiques. En effet, celui-ci, contrairement à ses prédécesseurs, nintervient plus den haut, mais prétend se présenter comme un exemple à suivre, un modèle à imiter. LÉtat exemplaire nimpose pas, il se contente dinciter. En somme, il laisse entendre quil ny a plus de rupture entre lui et les autres, personnes physiques et morales, collectivités locales, entreprises, associations, voire particuliers
Dans lhistoire des hérésies chrétiennes, on rencontre un cas de figure analogue qui voyait dans le Christ, non pas le fils de Dieu. Dieu fait homme, mais un homme comme les autres, parmi les autres, seulement un peu meilleur, queux, un peu plus proche de Dieu, et à ce titre, venu leur donner lexemple des vertus. Un homme exemplaire. Demblée, un tel rapprochement permet dentrevoir la notion dÉtat exemplaire. Elle apparaît dabord comme une notion très valorisante, mettant en avant les qualités dun État très respectueux du droit et des droits, des bonnes pratiques et des bons principes. Mais à bon droit, on peut se demander si cette notion ne traduit pas une certaine dégradation de lÉtat, à la fois dans sa situation objective et dans le regard quil porte sur lui-même, sur ses droits et sur ses pouvoirs. Un État qui par là-même semble se considérer comme un intervenant ordinaire, obligé de contourner son propre affaiblissement en évitant autant que possible dintervenir directement et de justifier son existence par sa vertu. Dune notion limitée à lorigine, à une diffusion large 1) Dans le discours gouvernemental et parlementaire, on le trouve utilisé dans de nombreuses fonctions étatiques : situation humanitaire durgence[2] lutte contre les discriminations[3] architecture[4] nouvelles technologies[5] finances publiques[6] organisation administrative[7] santé[8] 2) Dans le discours de lopposition : la notion dÉtat exemplaire est un concept facile à manier et à retourner contre la politique gouvernementale. Elle la, si lon peut dire, accommodé à toutes les sauces. « Les Français veulent un État exemplaire. Un État exemplaire, cest dabord un État impartial (
) Un État exemplaire, cest un État qui devrait respecter ses propres lois (
) Un État exemplaire, cest un État qui aurait dû respecter la Convention de Bâle en sinterdisant dexporter chez les autres nos déchets (
) Un État exemplaire, cest un État qui devrait respecter le code du travail (
) Un État exemplaire, cest un État qui ne devrait pas pénaliser nos PME en retardant le règlement de leurs factures (
) Cest un État qui devrait respecter les règles du pacte de croissance, ce qui nest pas non plus le cas. Cest un État qui devrait respecter la sincérité des budgets, ce qui nest pas le cas, là encore » (Intervention de Marielle de Sarnez au Conseil national de lUDF, juin 2006). Le discours que lon vient de citer, de même que les exemples évoqués plus haut, suffisent à le montrer : la notion dÉtat exemplaire, est un fourre-tout peu cohérent. Lincertitude du propos le rend difficilement exempt de limites Pourquoi cette incertitude ? À vouloir lappliquer à tout ou presque, on restreint encore sa précision. Cest un grand classique de lhistoire intellectuelle : ainsi la notion de démocratie na-t-elle plus signifié grand-chose à partir du moment où il a été question de « démocratiser » les vacances sous les tropiques, le tennis, les truffes et laccès aux grandes écoles. En raison ensuite de labsence de réflexion et de détermination officielle : un mot à la mode, mais sans définition précise, ni surtout légale, et apparemment, sans quaient été faits des efforts en ce sens Une incertitude dailleurs inhérente à la notion dexemple (et dexemplarité) : quest-ce quun exemple ? Quest-ce que cest dêtre exemplaire ? Létymologie nous renvoie à la notion de modèle, mais cette dernière, au fond, nest pas beaucoup plus explicite ni évidente. Les effets de lincertitude Cette incertitude a pour effet de réduire cette notion à un catalogue de vertus plus ou moins disparates : Des vertus générales : impartialité- transparence-équité-fiabilité-parité-respect de la norme, elles-mêmes susceptibles de se décliner à linfini sur un plan particulier : respect de lenvironnement-développement durable-participation et consultation-performance-égalité salariale-qualité du service-discrimination positive. Une notion difficilement exempte de limites Lexemplarité suppose évidemment une mise en pratique sans restriction. On est exemplaire, afin dêtre imité, pour conduire les autres vers un certain type daction ou de comportement ; mais on est exemplaire en agissant soi-même dune certaine manière. Or, sur ces deux plans, les résultats savèrent plus qualéatoires. a) Des mots, toujours des mots ! des affirmations initialement optimistes : Lorsquen mars 2004, la Secrétaire dÉtat au développement durable présente une communication relative à« lÉtat exemplaire dans le domaine de léco-responsabilité », où elle explique que « lÉtat sest fixé des objectifs volontaristes dans ce domaine » et que « lexamen des différentes actions menées, tant au niveau central quau niveau local, montre des premiers signes encourageants » : réforme du code des marchés publics permettant à la commande publique de prendre en compte les critères environnementaux, programmes de formation permettant « à ses agents de se comporter comme des agents du développement durable à part entière », appui et expertise de lAgence de lenvironnement et de la maîtrise de lénergie (ADEME) , « particulièrement mobilisée sur ces sujets », etc. Mais quelques années plus tard, la réalité semble plus nuancée. Si, à linstar de Jean-Louis Borloo, lon nie que lÉtat exemplaire ne serait que « de laffichage » (octobre 2008), cest bien parce que la question se pose, et que les réponses sont loin dêtre évidentes. Laction publique, en particulier, ne manie pas naturellement les critères doptimisation, ce qui est monnaie courante dans lentreprise privée. b) Les raisons de léchec . LÉtat souverain ne se conçoit pas comme un état exemplaire. Il fonctionne à partir dun autre logiciel, est régi par dautres considérations, en particulier, celle de lintérêt général qui implique de se situer dans des perspectives différentes (intérêt à court, moyen et long terme intérêt public et libertés individuelles). . La difficulté de définir une stratégie, difficulté qui peut déjà être observée sur dautres plans, comme celui des processus dexternalisation. Ce que signifie la notion dexemplarité pour lÉtat Sil lui faut être exemplaire, cest pour pouvoir agir en toute légitimité aux yeux des autres acteurs. doù sa mise en avant pour compenser, par la « vertu » et le « civisme », toute crise de lobéissance ou de déficit de légitimité. . Exemplarité et légitimité Pour être obéi, lÉtat doit apparaître légitime. Or, écrit le politiste Dominique Reynié, « Tout se passe, comme sil demeurait scandaleux de gouverner dans un mouvement général de suspicion emportant plus largement tout exercice dune autorité sur ses semblables. Quand le contrat démocratique pose légalité en droit des individus (
), légalité des individus conduit à contester la suprématie des gouvernants sur les gouvernés, tandis que le fait dexercer une autorité sur ses semblables devient la marque dune supériorité problématique dès lors quelle est confondue avec un manquement au principe de légalité (
) Lexercice de lautorité devient le symptôme de lexcès de pouvoir »[9]. Et ce qui vaut dans les rapports internes et individuels entre gouvernants et gouvernés, vaut également dans les rapports entre lÉtat et ses administrés : un État qui ne paraît plus légitime, et donc dêtre obéi, du seul fait de sa mission dintérêt général dautant que cette dernière se trouve elle-même profondément contestée dans son existence même. Doù une désacralisation de lautorité qui pourra aller jusquau refus dobéissance, parfois rebaptisé pompeusement « désobéissance civique », et présenté comme plus « démocratique » que le fait de se soumettre aux lois : un phénomène qui a connu un essor depuis 2006 (opposition au CPE, ou venue en aide, en toute illégalité, aux « sans papiers » parents délèves. Il conviendra donc dinventer les moyens de compenser cette dégradation. Cest donc notamment pour sortir de ce cercle vicieux que le concept dÉtat exemplaire est mis en avant : pour compenser, par la « vertu » et le « civisme », la crise de lobéissance et le déficit de légitimité. Sil lui faut être exemplaire, cest pour pouvoir agir en toute crédibilité aux yeux des autres acteurs. doù la nécessité de sappliquer à lui-même, en tant que donneur dordres, les principes quil met en avant. . Exemplarité et crédibilité Plutôt que dintervenir directement ou de façon unilatérale, ce qui est jugé trop coûteux, trop contraignant et trop peu efficace, lÉtat va préférer intervenir de façon indirecte dans certains domaines, en incitant les « intervenants », entreprises, personnes physiques et morales ou collectivités, à se comporter dune certaine manière : où lon pourrait voir dailleurs une certaine forme de dégradation. Toujours est-il que pour pouvoir agir de la sorte, il faut que lÉtat paraisse « crédible », cest-à-dire quil soit le premier à respecter les principes quil met en avant. Cest ce quévoquait, fin 2005, le directeur adjoint du Plan : « Force est de constater que lÉtat trop souvent ne sapplique pas à lui-même, ce quil impose aux autres (
) Mais il progresse. Pour preuve, la réforme du Code des marchés publics qui conduit à ce que lachat public, soit près de 15% du PIB, sinscrive dans une démarche décoresponsabilité (
). Autre publication du Plan en 2005, « lÉtat doit se montrer exemplaire pour être crédible aux yeux des autres acteurs ». Sil lui fallait être exemplaire, ce serait faire abandon de sa singularité radicale. Ainsi, se reconnaître imitable, sinon reconductible à lidentique. . Exemplarité et identité Un être absolument singulier ne saurait, par définition, être exemplaire dans la mesure où il ne saurait être copié. Dans les religions révélées, Dieu nest pas exemplaire pour les hommes, par cela même quil est « tout autre », infiniment parfait, alors que les créatures demeurent, par nature, irréductiblement imparfaites et bornées. Si lon sen tient à sa définition classique telle quelle existe depuis Bodin, il en va de même pour le Souverain : « Si dun pareil il aura compagnon (
), il nest souverain » [10]. Une personne nest pas souveraine lorsquelle a des pareils dans lordre interne. Elle ne peut donc être un État. Or, il vient dêtre rappelé, on ne peut se concevoir comme exemplaire, ni prétendre donner lexemple, que par rapport à ses semblables. Au moins implicitement, parler dÉtat exemplaire suppose donc une négation de la spécificité de lÉtat, et au-delà de son existence même, de ce qui le constitue comme un État. Cest ainsi que lon peut interpréter le Projet de loi Borloo « Grenelle environnement » du 30 avril 2008, intitulé « État exemplaire » (art.42, titre IV) qui précise que lÉtat doit, comme toute collectivité publique, tenir compte dans les décisions quil envisage, de leurs conséquences sur lenvironnement, (
) et justifier explicitement les atteintes que ces décisions peuvent, le cas échéant y porter ». Comme toute collectivité : lÉtat nétant, à cet égard, quune collectivité parmi dautres
Sil lui fallait être exemplaire, ce ne pourrait être que partiellement. Ainsi, rejeter la notion dexemplarité pour tout ce qui le constitue comme État. Face aux administrés qui se considèrent de plus en plus comme des clients en droit dexiger de lui, le même type de services que ceux de leurs fournisseurs habituels, lÉtat rencontre des difficultés croissantes. Cette banalisation tend à montrer quil y a lieu de leur montrer que lÉtat nest pas un fournisseur comme les autres et quune partie seulement de ses attributions étatiques peut répondre à lexigence dexemplarité. Pour tout le reste le noyau dur des fonctions régaliennes , il a à demeurer lui-même, incomparable et incommensurablement aux autres. Ainsi, lÉtat en tant qu« acteur du développement durable » peut être exemplaire pour parties, sachant quil a une position singulière par rapport aux autres acteurs à trois niveaux : en tant quacteur international et européen (
), en tant que stratège de la communauté nationale ; (
) en tant que responsable du bien-être collectif et détenteur dinformations privilégiées (
). Hans VORLANDER enseignant des sciences politiques à lUniversité de Dresde, Président du Centre de recherche pour le constitutionalisme et la démocratie. LA DÉMOCRATIE ALLEMANDE Contre toute attente, faisant face à son lourd passé, la République fédérale dAllemagne, fondée le 23 mai 1949, a été capable de se rallier aux démocraties établies dEurope et dAmérique ; non sans errements ni tourments, elle a pu acquérir rapidement une étonnante stabilité politique. David Conradt, notamment, dans une analyse critique de létude de Almond et Verba, est parvenu en 1963 à la conclusion que : « La République de Bonn, autrement que celle qui la précédée, s'est constitué un réservoir de soutien culturel qui devait lui permettre de venir à bout des problèmes à venir relatifs à la qualité et létendue de la démocratie, de manière au moins tout aussi efficace que dans dautres démocraties occidentales caractérisées par un capitalisme tardif ». La République de Weimar et les incertitudes allemandes étaient derrière elle. Vingt ans après la chute du « mur de Berlin » et la réunification, la démocratie allemande semble avoir chassé presque totalement ces inquiétudes, achevant ainsi son Sonderweg (son aparté). Elle partage désormais les mêmes problèmes que toute démocratie avancée, non sans avoir emprunté des voies singulières quil faut maintenant examiner. Le conditionnement de la démocratie par les murs : la République de Weimar navait pu tracer en ce sens Daprès Tocqueville, « on sexagère en Europe linfluence quexerce la position géographique du pays sur la durée des institutions démocratiques. On attribue trop dimportance aux lois, trop peu aux murs. Ces trois grandes causes servent sans doute à régler et à diriger la démocratie américaine ; mais sil fallait les classer, je dirais que les causes physiques y contribuent moins que les lois, et les lois infiniment moins que les murs » [11]. Les conditions sociales et morales de la nouvelle société, à la fois individualiste et égalitaire, de lAmérique du Nord, lui semblent être la clé décisive pour rendre compte de la démocratie. Par le terme de murs, Tocqueville entend « les différentes notions que possèdent les hommes, les diverses opinions qui ont cours au milieu deux et
lensemble des idées dont se forment les habitudes de lesprit »[12]. Les sciences politiques et sociales contemporaines caractérisent ces mores comme la culture politique spécifique dun système politique. Il sagit là des dispositions culturelles, sociales dindividus, de citoyens ou bien de groupes, mais aussi des cultures interprétatives qui déterminent la transmission historique et les discours sociaux. Les cultures politiques soutiennent les régimes démocratiques, mais peuvent aussi les contrecarrer, comme ce fut le cas de la République de Weimar. Elle ne lavait pu en raison du poids de lhistoire La République de Weimar (1919-1933) Cette république, en dépit du soutien initial de la bourgeoisie libérale et de la démocratie sociale réformiste, a été privée du soutien durable de la bourgeoisie et des élites. Cétait finalement une démocratie sans démocrates. Les élites administratives et intellectuelles en particulier étaient encore prises dans le mode de vie et les représentations de lEmpire et du « wilhemisme », puis vint le traité de paix de Versailles, appréhendé come une infamie et une humiliation ; la mobilisation du camp national de droite contre la République sen était suivi. À Côté de cela sétait développée une critique de la démocratie selon une perspective bourgeoise qui nouvrait la voie à aucune compréhension des formes modernes dorganisation de la culture délibérative et décisionnelle. Les Considérations dun apolitique (1918) de Thomas Mann constituent le prélude à cette attitude. Les « révolutionnaires conservateurs », au nombre desquels peuvent être comptés Oswald Spengler, Moeller van den Bruck , Carl Schmitt, se sont tournés vers la poétisation de lexpérience de la Première Guerre mondiale avec les images dhéroïsme et délan vital, laissant libre cours à leurs affects antidémocratiques, antiparlementaires et antilibéraux. La montée vers le national-socialisme Comme mode de vie et forme de domination, la démocratie fut dénoncée pour sa faiblesse, le parlementarisme qualifié de « Quasselbude » (régime des palabres), le libéralisme considéré comme décadent. Pour les révolutionnaires conservateurs, comme pour les mouvements völkisch (populaires), et un peu plus tard, pour le national-socialisme, il était aisé de rendre la démocratie responsable de la crise sociale, économique et politique. Moeller van den Bruck avait donné le ton dans son livre plusieurs fois réédité, Le troisième Reich : la République de Weimar a pris sa source, exactement comme la démocratie en général, dans la vision du monde de lOuest qui, en tant que philosophie justifiant lindividualisme et légoïsme, serait orientée vers la destruction de lÉtat allemand. En lieu et place de la démocratie libérale était introduit et pas seulement chez cet auteur un concept de démocratie redéfini à la manière völkisch, concept qui excluait les partis, le pluralisme, la diversité des intérêts par la représentation dune communauté de destin entre le peuple (Volk) et son guide (Führer). Ce quavait déjà affirmé Oswald Spengler en 1919 semblait saccomplir : « Nous avons besoin de nous libérer des formes de la démocratie anglo-française. Nous en avons une qui nous est propre ». Lidéal étatique qui se profilait après sa fondation sur lÉtat féodal (Ständestaat) et son passage par lÉtat autoritaire était lÉtat total, celui du peuple allemand tout entier, unifié dans une communauté étatique nationale. Du mépris intellectuel et moral pour la démocratie libérale à la « démocratie du Führer » hitlérienne, il ne restait alors quun pas à franchir. La géopolitique résultant des accords de paix de Potsdam Toute refondation de lAllemagne à cette échéance aura eu à surmonter cet héritage culturel et politique. Aux côtés du « travail de mémoire » relatif au complexe de la chute de la République de Weimar, de la dictature nazie et de lholocauste, la soi-disant « question allemande » qui déjà, au tournant des XIXe et XXe siècles, avait inquiété les puissances européennes, du fait de la situation géopolitique centrale de lAllemagne sur le continent européen. En 1949, lAllemagne est partagée entre deux États, la République fédérale et la RDA. Cette partition représentait aussi celle entre lOTAN et le Pacte de Varsovie, entre les démocraties libérales et le socialisme réalisé. Cest alors que se posa avec une importance nouvelle la question pour la stabilité et la sécurité politiques : lAllemagne, une dans sa tradition, soumise à une double influence, celle de la démocratie et celle du socialisme. Ainsi, la transformation de la dictature nazie et la partition du territoire allemand rendirent ainsi difficile, pour la jeune démocratie de lOuest, la recherche dune compréhension de soi propre. Dune part, le retour à une image de soi résolument nationale et conservatrice était impossible, dautre part, les dispositions démocratiques légitimes ne pouvaient se former quau terme dune longue phase de rééducation et dacclimatation. Une success story, telle est lhistoire de la République de Bonn Lintégration à lOuest de lAllemagne fédérale transformée en raison dÉtat Tel fut lobjectif dAdenauer, premier chancelier de lAllemagne fédérale. Cette transformation nétait pas seulement une intégration dordre économique et stratégique, mais dabord une ouverture politique et culturelle presque illimitée vis-à-vis de lOuest. La République Fédérale se rallia aux traditions démocratiques et constitutionnelles de lOuest et souvrit à un way of life empreint de libéralisme et de capitalisme. De sorte que la République Fédérale dAllemagne devint peu à peu une démocratie occidentale, au-delà même des attentes dAdenauer. Cette orientation ne sera jamais remise en cause[13]. Quatre facteurs mettent en évidence la démocratisation de lAllemagne de lOuest dans laprès-guerre Aucun doute nest permis sur le fait que lAllemagne de l'Ouest, en tant quavant-poste des puissances occidentales avec lesquelles elle était liée au commencement de la guerre froide, ait été favorisée économiquement mais aussi politiquement. Les puissances occidentales, et surtout l'Angleterre et les USA (activation du Plan Marshall), étaient intéressées par la reconstruction économique, elles encouragèrent le rétablissement de lordre étatique et apportèrent une contribution essentielle à la démocratisation de lAllemagne de lOuest dans lAprès-guerre. À cela s'ajoutèrent des déplacements socio-structurels, laplanissement des différences traditionnelles entre classes, le nombre élevé des personnes réintégrées après expulsion et des réfugiés, qui facilitèrent en fin de compte de manière essentielle la reconstruction dun État constitutionnel démocratique et dune économie performante. Sur le plan institutionnel, le Conseil Parlementaire lassemblée chargée de rédiger la constitution tira les conséquences des déficits constitutionnels de Weimar et chercha à stabiliser le nouveau régime politique de plusieurs manières, et avant tout en renforçant la chancellerie et les partis politiques. En même temps, la politique de licence (Lizensierung) des puissances occidentales savéra être une innovation pour létablissement dun système de partis, dont laction comme facteur dintégration et de stabilisation pour la jeune République Fédérale ne pouvait être sous-estimée. La position des partis fut considérablement renforcée par la Loi fondamentale, le processus de concentration entamé en 1953 orientait la politique vers un centre modéré. Ce fut avant tout le triomphe, favorisé par la fondation de grands partis, de rassemblement citoyen dont la CDU n'est pas des moindres , sur la division traditionnelle du système des partis entre camps déterminés par la confession, la nation et les classes, division qui était la caractéristique lourde de lEmpire et de la République de Weimar et qui avait favorisé considérablement lascension du parti national-socialiste. Le coup de main dEhrard Telle a été caractérisée la vaste déréglementation induite par la réforme monétaire dErhard et limposition des prix sans autorisation préalable des gouverneurs militaires, qui contrariait les conceptions de planification économique du SPD ; elle soulevait aussi de véhémentes critiques au sein de la CDU, qui sidentifiait encore en grande partie au programme de Ahlen (Ahlener Programm) et avec une forme économique mixte caractérisée par la socialisation des secteurs fondamentaux de lindustrie. Par le concept déconomie sociale de marché, Erhard entendait « l'économie se déployant selon les règles de l'économie de marché, mais dotée de protections et de compléments sociaux », selon les termes de la définition qu'en donne Müller-Armack dans un ouvrage de 1947 sur « le dirigisme économique et l'économie de marché ». Dans le concept déconomie sociale de marché se trouvaient déjà les composantes de la politique sociale dÉtat qui à partir de 1957, avec le système collectif basé sur le prélèvement de cotisations obligatoires des patrons et des salariés, constituait le premier pilier dun État providence qui se dynamiserait par la suite et stabilisait la jeune démocratie à partir de sa base sociale. La refondation intérieure, selon la formule pathétique de Willy Brandt employée en1969 Ce sont les années 60 et 79 qui se révélèrent ensuite comme celles de la refondation. Il sagissait exclusivement dune tentative, couronnée de succès, de rompre par une politique consciente de réformes avec les scléroses sociales de lère dAdenauer et dintégrer à la République de Bonn les protestations politiques formulées par une nouvelle génération. Ces années de « mise à lépreuve », montrèrent sans équivoque qu'un « changement de pouvoir » (Machtwechsel) parlementaire était possible et que la deuxième République était en mesure de répondre à de grandes attentes et de faire face à des critiques fondamentales et à une situation dramatiquement aggravée par le terrorisme : les démêlés concernant les mots et les politiques, la continuité et le renouveau étaient, comme il est possible de le constater post festum, tout autant formateurs pour la République Fédérale que lavait été lère Adenauer et sa politique dintégration à lOuest. La « Marsch durch die Institutionen » propagée par la gauche, lorsquelle nétait pas dirigée contre lordre constitutionnel, était une confirmation du fait que la génération contestataire acceptait lÉtat en tant que tel mais voulait lutter pour y définir sa place. La Constitution, exception faite des marges de léchiquier politique, a été acceptée par toutes les forces politiques comme point de départ dun règlement politique et démocratique des conflits. Vers une culture citoyenne caractérisée par un lien affectif et une participation politique Cette phase de consolidation consista, pour le dire vite, dans le passage dune « culture dassujettissement » propre aux États autoritaristes (obrigkeitsstaatlichen Untertanenkultur) portée par une apathie politique et une idylle bourgeoise , à une « culture citoyenne » caractérisée par un lien affectif et une participation politique. Pour ce qui est, néanmoins, de lancrage habituel, affectif et quotidien de la démocratie dans la population allemande de la première décennie de lhistoire de la RFA, des doutes pouvaient parfaitement subsister quant à sa résistance face aux crises. Lacceptation des institutions démocratiques, de ce point de vue, fut déterminante. LOMGUS (Office of the Military Government of the United States) a pu établir dans les premières années limportance de la sécurité économique pour les libertés politiques auprès des deux tiers de la population, sans quelle ait cependant manifesté un grand enthousiasme pour une nouvelle constitution. Les valeurs du confort matériel et de la sécurité extérieure caractérisaient largement « lesprit des années 50 » (H.-P. Schwarz). Le fait que la démocratie du chancelier Adenauer ait ainsi pu se garantir lassentiment d'une grande partie de la population n'a rien détonnant, mais doit néanmoins être compris en termes de continuité par rapport à la « culture étatiste » allemande (deutsche « Staatskultur »), qui associait aussi bien des éléments prussiens autoritaristes que des composantes de protection sociale. Almond et Verba, dans une étude comparative entre cinq pays portant sur la culture politique des démocraties occidentales, donnent un résumé dualiste de la situation de la République Fédérale des années 50 : La plupart des Allemands auraient été bien informés en ce qui concerne la politique et le gouvernement, la participation électorale aurait été élevée, ce qui attesterait de la prise au sérieux des élections par les citoyens. Au niveau élevé de compétence cognitive et à lacceptation de procédures formelles de la culture décisionnelle de la démocratie représentative correspondrait une confiance élevée dans la gestion et par voie de conséquence dans lefficacité du système administratif. Mais en même temps, la tendance observée rendait Almond et Verba sceptiques : « La conscience de la politique et de lactivité politique, bien que considérable, tend plutôt à être passive et formelle... Les normes qui favorisent la participation politique sont peu développées. L'Allemagne est le seul des cinq pays étudiés dans lequel est développé un sens de la compétence administrative plutôt que de la compétence politique. en dépit dune large satisfaction concernant le fonctionnement du régime et ladministration, à cela ne correspond pas de lien affectif fort au système ». La fin des années soixante et le début des années 70 marquent ici une césure. La transformation des valeurs qui sopéra à cette époque, et qui sera aussi documentée empiriquement par les études portant sur la notion de culture politique, dérive d'une restructuration sociale « nouvelle classe moyenne », développement dune « société des prestations de services » processus commencé dans les années cinquante mais dont la portée politique nétait alors pas encore pleinement visible. Elle se rapporte d'autre part à un changement de génération et à une augmentation de la signification des médias pour la vie publique et politique. Sans oublier le changement de gouvernement de 1969 qui, interprété comme « changement de pouvoir » (Machtwechsel), donna une visibilité à ces tendances politiques et culturelles. Mais ce sont avant tout deux aspects qui, à long terme, devaient modifier durablement la constitution interne et la situation spirituelle de la République Fédérale. Dun côté, la génération contestataire posait à la fin des années soixante la « question du sens » (Sinnfrage), en même temps quelle mettait en question à la fois lorigine et lorientation fondamentalement occidentale-capitaliste de la République, et ce dans lhorizon d'une utopie sociale radicale. Ce que HansPeter Schwarz a caractérisé comme le « vacuum idéel » des années 50 avec une fonction stabilisatrice sest très vite révélé être une paix apparente avec le passé allemand et national-socialiste. Le nouvel État de lOuest, qui se revendiquait pour lui-même comme le noyau étatique de lancien Empire allemand, avait négligé, pour diverses raisons, de se confronter à son passé national-socialiste, ce qui amènera ensuite la génération de laprès guerre, parvenue à sa maturité politique dans les années 60, à poser la question de la provenance et de la place actuelle de la République Fédérale, à caractériser celle-ci comme tendanciellement crypto-fasciste et à méconnaître lopposition fondamentale du découpage occidental entre régimes totalitaires dictatoriaux et démocraties parlementaires représentatives. Toutefois, le mécontentement se laissa résorber, et la politique de Brand des réformes intérieures et de la nouvelle orientation en politique extérieure était aussi une tentative de répondre à la question de la provenance et de la place actuelle de la République de Bonn. De plus, lhypothèque de lhistoire allemande contraignait à une politique active de paix et de détente « face au vent de lévolution de la politique mondiale ». Ce nest que par une nouvelle compréhension de soi quun processus dintégration a pu se mettre en route, mouvement dans lequel la République Fédérale put se reconnaître également elle-même. Par ailleurs, un autre changement était intervenu : celui dans l'image de la démocratie républicaine fédérale, produit par la transformation des valeurs des années soixante et soixante-dix, concernant la culture politique quotidienne. Laccroissement de la participation active des citoyens, que daucuns ont caractérisé de « révolution participative » (Partizipationsrevolution), sous la forme de manifestations, dinitiatives citoyennes et de mouvements sociaux (écologie, mouvements pour les femmes et pour la paix) était devenue une composante nouvelle et significative de la culture quotidienne de la République fédérale. Quelles que soient les causes assignables à ce changement, qu'il s'agisse d'une révolution « post-matérialiste » ou « tranquille » ou encore « dun simple changement de valeurs propre à une génération », les effets en particulier ceux qui ont à voir avec la force de soutien de cette transformation politico-culturelle pour la démocratie de la Loi fondamentale, ont été appréciés de la même manière par presque tous les observateurs et analystes. David Conradt par exemple, dans une analyse critique de létude de Almond et Verba, est parvenu en 1963 à la conclusion que la culture politique de la République Fédérale s'est transformée de part en part et de manière décisive : « La République de Bonn, autrement que celle qui la précédée, s'est constitué un réservoir de soutien culturel qui devait lui permettre de venir à bout des problèmes à venir relatifs à la qualité et létendue de la démocratie, de manière au moins tout aussi efficace que dans dautres démocraties occidentales caractérisées par un capitalisme tardif ». La République de Bonn bénéficia dun ancrage vaste et solide. Des études comparées internationales ont pu montrer que les formes « non conventionnelles » de participation et de comportement politiques, des mesures de boycott à l'occupation de bâtiments, les blocages du trafic et autres « entraves limitées au règlement », étaient à comprendre comme une « normalisation » de la culture politique de lAllemagne Fédérale. En matière de culture civile elle se rapprochait beaucoup de celle qui caractérisait les démocraties anglo-saxonnes. Ainsi, la « culture dÉtat » allemande, avec sa compréhension étatico-institutionnelle du politique, semblait avoir intégré des éléments de la culture citoyenne libérale et républicaine. Lidentité allemande, en 1989, nétait quasiment plus décrite comme nationale Cest pourquoi, à cette date, la question de la réunification semblait être une question historiquement dépassée. « Bonn », qui au départ nétait que le siège provisoire et transitoire du pouvoir, se développa de plus en plus comme une véritable capitale ; de nouveaux bâtiments de représentation étatique furent érigés, un nouveau Bundestag, un Musée de lArt et un Musée de lHistoire. En Allemagne de lOuest sest aussi développée cette forme de « patriotisme constitutionnel » qui devait capter une forme particulière de description de soi en unissant les pensées de la Constitution et du patriotisme. Ainsi était défini un rapport particulier à la Constitution[14], faisant delle, comme le disait Dolf Sternberger en 1979, la « Constitution vivante, à laquelle nous participons chaque jour, et à laquelle les citoyennes et les citoyens se savent liés. » Jürgen Habermas a mobilisé ce concept de patriotisme constitutionnel quil entend comme l'expression dune République Fédérale dAllemagne « occidentalisée » politiquement et culturellement, et il détermine le patriotisme constitutionnel comme une identité « post-nationale » liée à lÉtat constitutionnel. Cest donc, progressivement au cours des quarante années de son existence jusquen 1989 , que la RFA a assimilé la Loi fondamentale. La Constitution s'est acquis la reconnaissance et le consentement qui lui étaient nécessaires pour asseoir son autorité et imposer ses fonctions régulatrices. Différentes luttes y ont contribué dune manière significative : celles « constitutionnelles »des années 1950 pour le réarmement, celles des années 1960 pour inscrire létat durgence dans la Constitution , et enfin celles des années 1970 pour les projets de réformes sociales. Pratiques de la société civile, expériences politiques et interprétations conflictuelles ont finalement conduit à une appropriation habituelle et affective des principes dordre identifiés à la Constitution et ont fondé un patriotisme constitutionnel dans l'Allemagne fédérale, dans lequel les camps politiques de droite et de gauche, nonobstant leurs divergences, étaient unis[15]. Désormais, la République Fédérale, y compris les milieux scientifiques, montrait avec quelle force elle se retrouvait dans sa Loi fondamentale et dans le patriotisme constitutionnel qui lui était lié. La réunion des « esti (s) » et des « ouesti (s) » : lapprentissage dun common sense Vingt ans après la révolution pacifique en RDA et l'unification allemande, la question se pose de savoir s'il existe une compréhension de soi politique partagée dans lAllemagne unifiée, et le cas échéant sil sagirait là de lextrapolation dun patriotisme constitutionnel répandu dans toute l'Allemagne. Les résultats empiriques sont ambivalents. Le régime démocratique est certes généralement tenu en haute estime dans la population est-allemande, lÉtat de droit et les tribunaux, les droits fondamentaux sont également connotés très positivement. Pourtant, cette estime générale pour le régime démocratique est en fléchissement constant depuis le milieu des années 1990 et se situe désormais avec 64 %, soit de 21 points en deçà de la moyenne de la partie ouest du pays. Dans lensemble, le très faible soutien de la démocratie comme modèle de régime et, toujours comparativement avec lOuest, la moindre satisfaction exprimée à lencontre de la démocratie, traduisent une attitude complètement sceptique vis-à-vis du régime politique de lAllemagne entière. Ces constats peuvent être expliqués, mais en partie seulement, par les expériences surplombantes de socialisation et les dispositions positives en faveur du système politique de la RDA c'est pourquoi est limitée la pertinence de lindication selon laquelle les Allemand de lEst auraient besoin simplement de plus de temps pour shabituer au nouveau système, de même que cela avait pris du temps pour les Allemand de lOuest après le national-socialisme. Ce sont bien plutôt les attentes déçues, sans doute trop élevées, concernant la qualité de fonctionnement du régime politique et économique de la République fédérale qui contribuent au scepticisme, tout autant quun sentiment de répartition inégale de la richesse de la société et limpression générale de ne pas être traité de la même manière que les autres en tant quAllemand de lEst. Mais lon peut aussi faire valoir largumentation selon laquelle la relative moindre acceptation de l'ordre institutionnel de la République fédérale a pour cause essentielle la « remarquable faiblesse de la contribution est-allemande dans le succès de lunité allemande ». Pollack avance cet argument, que lon ne peut jamais « sidentifier quavec ce à la réussite de quoi on a soi-même contribué ». En outre, les Allemands de lEst étaient enclins à imputer des circonstances extérieures à la situation dans laquelle ils se trouvaient, et, tout en disqualifiant leur propre système antérieur, à discréditer moralement la supériorité compétitive des Allemands de l'Ouest. Cette « tentative de se déculpabiliser soi-même » serait une nécessité pour ne pas perdre le sentiment destime de soi-même ». Il résulte finalement de cela que les Allemands de lEst pourront se dire satisfaits du régime républicain fédéral sil existe une raison pour eux d'être fiers d'eux-mêmes. Près de vingt ans après la révolution pacifique, leffondrement du socialisme et la réunification étatique, tout le contexte encourageant qui avait été celui des premiers temps de lhistoire de la République Fédérale dAllemagne (développement de la prospérité économique et recherche commune dune identité) navait naturellement pas pu se reproduire. En outre, lorganisation déchanges Ouest-Est relatifs à lappropriation cognitive et affective des fondements constitutionnels a fait gravement défaut. Malgré tous ces manques, il existe des indices et des questionnements représentatifs qui laissent conclure que la Loi fondamentale en tant que Constitution commune de lAllemagne unifiée est largement acceptée, quand bien même des différences perdurent. Aujourdhui, tout compte fait, lenjeu dans les Lânder est-allemands est cet apprentissage dun common sense démocratique fermement désillusionné, ainsi que létablissement dune histoire propre susceptible de construire une identité désormais commune à lAllemagne tout entière. Ces deux éléments étaient également absents, dans un premier temps, après la fondation de lÉtat ouest-allemand, pour apparaître ensuite comme résultat dun processus constant de reconnaissance de la démocratie de Bonn. Cétait un entraînement progressif à la démocratie, qui passa par de grands conflits intérieurs ainsi que par des discours intellectuels polémiques, avant de trouver dans le concept de patriotisme constitutionnel son plus petit dénominateur commun. En outre, il a fallu beaucoup de temps avant que la question de la culpabilité face au national-socialisme devienne lobjet d'un vaste débat public. Cest seulement avec le discours du président Richard von Weizsâcker, en 1985[16], et avec les expositions qui dénoncèrent les crimes de guerre de larmée allemande, que le passé cessa dêtre enveloppé de silences. De même que la discussion ouest-allemande sur la dictature et lholocauste était jusqu'alors restée laffaire dun public composé duniversitaires et dintellectuels, le travail sur la dictature de RDA nen est aujourdhui quà son commencement. Des commissions denquête du Bundestag et les travaux méritants de lhistoriographie nont fait quouvrir la voie menant à un large débat public. Une telle discussion de sa propre histoire est en partie recouverte par les aveuglements réciproques des situations discursives est-ouest, engendrés après 1990 par le processus dunification dominé économiquement et administrativement pas lOuest. En effet, 1990 n'a pas été un acte républicain fondateur nouveau et commun à tous les Allemands. Les évolutions spécifiques de lAllemagne réunifiée En dépit des tensions politico-culturelles qui persistent encore entre Allemagne de lEst et Allemagne de lOuest, la République Fédérale d'Allemagne est une démocratie établie et stable, qui est parvenue à accomplir une transformation sociale et économique ainsi quune modernisation rapide de lAllemagne de lEst, au moyen de transferts de capitaux et de ressources. Reste cependant ouverte la question de savoir comment la démocratie en Allemagne compose avec linstabilité et les phases de ralentissement de l'économie. La démocratie allemande continue de sorienter, comme ce fut le cas lors des deux premières décennies de l'État ouest-allemand, vers une ouverture très marquée, mais non sans difficultés, vis-à-vis de lAllemagne de lEst dont les citoyens attendent du système politique prospérité et protection sociale. Mais le financement des systèmes de couverture sociale devient problématique dès lors que les ressources sont trop justes et que se font observer les conséquences de lévolution démographique, de la transformation dramatique de la pyramide des âges et de la recomposition de la société en rapport avec les phénomènes de migration. Cela peut conduire à décevoir les attentes des citoyens, la démocratie est en butte à de trop grandes sollicitations politiques et se trouve face à un dilemme qui menace sa légitimité. À cela sajoutent des problématiques spécifiques qui se sont manifestées de manière dérangeante suite à une Pfadabhängigkeit (dépendance du sentier) vis-à-vis des décisions institutionnelles fondamentales du système politique de la démocratie fédérale allemande. . Le système décisionnel et de formation de la volonté politique des citoyens, mis en place dès 1949, saffirmait d'une part comme très représentatif et dautre part comme très légaliste. Le renoncement aux procédures démocratiques directes et laccent mis sur la légitimité de laction politique dun État de droit étaient des conséquences de léchec de la République de Weimar et devaient conférer une stabilité politique à la jeune démocratie ouest-allemande. Un soupçon concernant la capacité de jugement politique du demos (peuple), dérivé de l'analyse de la dictature national-socialiste, a eu ici de lourdes répercussions. La composante de surreprésentation a néanmoins conduit ces dernières années à percevoir une distance entre « ceux du haut » et les « citoyens du bas ». Une réaction à ces phénomènes daliénation a été entreprise au niveau communal et régional à travers de nouveaux procédés de démocratie directe (initiative populaire, plébiscite, référendum), mais le niveau de la politique fédérale berlinoise est si dominant dans limage « médiatique » de la politique, que les institutions participatives et citoyennes au niveau des communes et des Länder sestompent derrière elle. . La grande confiance vis-à-vis des institutions du pouvoir judiciaire, avec notamment les vastes compétences du tribunal fédéral, doit être en revanche interprétée comme effet légitimant les mouvements dévasion des citoyens. Ici sest développée dans les dernières années une concurrence de légitimité parfois lourde à porter dans le processus politique, sans compter que les institutions représentatives du pouvoir législatif ont eu à assumer un fort recul de lestime des citoyens. Le poids de la justice étatique dans les processus de décisions politiques, qui doit de plus en plus souvent être décrite comme un gouvernement des juges, contribue de manière décisive à une constellation dinvisibilité des structures responsables. . Le système à plusieurs niveaux de lAllemagne fédérale ceux de la commune, du Land ou du Bund conduit à une interdépendance dinstitutions, dacteurs et de politiques qui se révèle souvent être le piège dans lequel la transparence des procédés démocratiques et des prises de responsabilité est sacrifiée sur lautel des processus informels de recherche de consensus sur fond de coalitions alliances plus larges que celles définies par les partis. Cest là lunique voie permettant déviter ou de briser de nouveau les blocages politiques des nombreux veto players. Inscription de ces évolutions dans le processus général de transformation des démocraties établies et avancées dEurope et dAmérique du Nord Il nest possible de mesurer leur portée que si nous les considérons comme phénomènes transnationaux : En premier lieu, réaction face aux phénomènes migratoires La démocratie fédérale allemande a explicitement refusé, dans un déni de réalité caractéristique, dêtre une « société dimmigrants ». À un niveau pragmatique et administratif, les problèmes particuliers ont certes été pris en compte, par exemple dans le domaine de loctroi graduel de droits civiques. Mais le discours public sur les identités particulières et les différences socio-culturelles n'a fait que commencer, comme en attestent les conflits les plus récents sur la place de la religion dans la vie publique, sur le « crucifix », le « voile » et les cours de religion dans les écoles publiques. En deuxième lieu, hétérogénéité croissante des sociétés Lui correspond, dans la société fédérale allemande, la fragmentation du paysage des partis ainsi que la volatilité du comportement électoral. Les temps sont révolus où les catholiques vivant à la campagne votaient pour lunion conservatrice de la CDU et de la CSU et où les protestants citadins étaient favorables aux sociaux-démocrates tandis que les artisans et travailleurs indépendants donnaient leurs voix aux libéraux du FDP. Le changement de valeurs des années 80 a délié les maillons relativement soudés du comportement électoral : de nouveaux partis politiques firent leur apparition, à commencer par ceux issus des mouvements pour la paix ou pour l'écologie, soi- disant « alternatifs », qui aujourd'hui sont des partis très bien établis ; tels sont aujourdhui celui des Verts et le PDS[17], parti populaire régional sui generis devenu finalement Die Linke après la fusion avec un électorat issu dune fraction déçue du SPD (Parti social-démocrate). Cest surtout le paysage politique des partis de l'Allemagne de lEst qui se caractérise par la volatilité élevée du comportement électoral de ses citoyens. La persistance dun régime dictatorial-autoritaire de 1933 à 1989 a balayé complètement les structures des milieux sociaux de type bourgeois libéraux et religieux-ecclésiastiques qui étaient restés longtemps déterminants pour lorientation électorale. En troisième lieu, accroissement du pouvoir dinterprétation des mass media Sans faire exception, dans la démocratie fédérale allemande, dune part, elles accroissent leur pouvoir dans lespace public, déterminant lagenda politique, et, dautre part, la politique se sert delles pour gagner en influence sur le public et les électeurs. Ainsi, la démocratie participative et délibérative menace de se transformer en une « démocratie de spectateurs ». Cette tendance, renforcée encore par la métamorphose du format des médias et de linformation politique en divertissement politique politainment , est dautant plus difficile à endiguer que, dans la démocratie allemande, le paysage des médias audiovisuels na connu aucune privatisation, et où les établissements publics ont encore numériquement le plus de poids. Ainsi pourrait saccomplir, en Allemagne comme dans les autres États démocratiques, une transformation discrète de la démocratie, sans quon en connaisse véritablement la direction et laspect. [1] Le compte-rendu du Conseil des ministres du 17 mars 2004, fait état dune communication présentée par le secrétaire dÉtat au développement durable « relative à lÉtat exemplaire dans le domaine de léco-responsabilité » ; dans le même sens, le 3 juin 2003, la stratégie nationale de développement durable (SNDD) adoptait cette résolution : « lÉtat se doit dêtre exemplaire en matière de développement durable ». [2] « Comment améliorer la relation entre les grandes entreprises françaises et les ONG dans des situations humanitaires durgence » (Rapport de décembre 2003 de Philippe Vitel, député du Var. [3] « Je veux un État exemplaire sur le plan de la diversité et de la lutte contre les discriminations » (Discours de Nicolas Sarkozy en mars 2007). [4] « Au-delà du plan de relance, lÉtat doit être exemplaire dans toutes ses réalisations, et organiser de grandes consultations et de grands concours darchitectes, pour ses ouvrages dart aussi bien que les hôpitaux et les campus universitaires
» (Vux aux acteurs de la culture, Nîmes, janv. 2009. [5] « L État doit montrer lexemple en se modernisant et en étant en phase avec la société de linformation » (Préface de H. Planiol à « Lhyper-République » de P. de la Coste, 2003). [6] « Lexemplarité de lÉtat en matière de dépenses, passe par lintroduction doutils novateurs de gestion publique
» (Thierry Breton, déc. 2005). [7] « Depuis le 1er juillet [2001], les 2,8 millions dagents de lÉtat sont rémunérés en euros (
) lexemplarité de lÉtat en la matière devrait contribuer
» (lettre administrative 2002). [8] « En définitive, il ny aura pas du tout de pièces fumeurs dans lAdministration parce que lÉtat peut et doit être exemplaire » (Ministre de la Santé, Xavier Bertrand, nov. 2006). [9] Dominique Reynié : « La crise démocratique de lobéissance », in Pascal Perrineau , « Le désenchantement démocratique, 2003, p.63. [10] Les six livres de la République, livre I, chapitre X. [11] Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, 1836, tome I, p. 239. [12] Ibid, p. 203. [13] La « nouvelle politique vers l'Est » (« neue Ostpolitik ») de Brandt ne changea en rien le lien fondamental avec l'Ouest. [14] Dans son article 1, la Constitution indique que « Le peuple allemand doit reconnaître les droits inviolables et inaliénables de lhomme comme fondement de toute communauté, de paix et de justice dans le monde ». [15] Cela devint manifeste lorsque, dans le procès de réunification de la RDA et de la République Fédérale, il fut question d'une nouvelle Constitution donnée par une assemblée constituante. [16] Richard von Weizsäcker, président de la CDU État de Berlin, a prononcé au Bundestag le 8 mai 1985, quarantième anniversaire de larmistice, un discours qualifié de discours le plus important qui ait jamais été prononcé en Allemagne sur cette question. On y relève des phrases telles que : « Celui qui ferme les yeux sur son passé est aveugle au présent », « Nous devons et avons le pouvoir de la vérité dans la mesure où nous pouvons faire face, sans fioriture et sans distorsion ». [17] PDS : Parti du socialisme démocratique, issu du Parti socialiste unifié dAllemagne est-allemande (SED). Date de création : 26/09/2011 @ 10:47 Réactions à cet article
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