Laïcité, réflexions sur un mot (re-thinking n°5 avril 2011)
Selon Dominique Lecourt : Directeur général de lInstitut Diderot
Ladjectif «laïque» ne fut longtemps quun mot dEglise établissant, au sein de lEglise catholique, un partage entre les humains. Les clercs dédiés à Dieu, et tous les autres, le peuple, au sens précis du grec laos, cest-à-dire en tant que cible dun discours de rassemblement.
La distinction entre clercs et laïques consacre une hiérarchie par référence à un terme extérieur absolu (Dieu). Cette distinction tourne à lopposition au moment de la Réforme, lorsque Calvin introduit ladjectif dans notre langue pour opposer les tribunaux laïques à ceux de lEglise. On ne sort pas encore du monde ecclésiastique. Arraché à ce monde, le vocable prend son sens moderne lorsquil désigne lopposition des citoyens au pouvoir temporel de lEglise.
Renvoyer à une nouvelle référence suprême
Pourquoi sest-il imposé dans le cadre des institutions républicaines françaises ? En qualifiant la République de «laïque», on ajoutait au vocabulaire politique en usage. On assignait à lEtat la place autrefois occupée par les clercs ; son autorité devait renvoyer à une nouvelle référence suprême.
Cette référence fut dabord la liberté puis, sous linfluence du positivisme, la science, le progrès ou lordre. De nouveaux rapports se sont instaurés entre citoyens, mais le mode selon lequel se sont organisés leurs rapports au pouvoir est resté tributaire dun même dispositif. Ce qui ouvre à la réflexion une question de portée universelle : celle de la manière dont le peuple se rapporte au pouvoir politique en Occident. Bref, celle du champ dexercice de ce que nous appelons la politique. Mobilisant les affects des individus, elle les met au service dun idéal qui parle dun lieu extérieur à leurs divisions. Cet idéal ne saurait être Dieu, mais procède plutôt dune spiritualisation du pouvoir.
La démocratie sest dévoyée en technocratie
Nos spécialistes de sciences sociales ont cru pouvoir négliger cette spiritualisation et se sont convaincu que la politique se résumait à lajustement mutuel des intérêts. La démocratie sest dévoyée en technocratie, laquelle noffre aux individus dautre idéal que le confort dun repli sur soi. Doù, par réaction, une demande dabsolu quelle ne peut satisfaire. Demande canalisée, contre elle, par tous ceux qui savent sen saisir à leurs fins. Les affects que suscite chez tout être humain «le vivre ensemble» ne trouvent plus à sépancher que dans le rassemblement en communautés rivales qui semploient à les plier à leur entreprise de domination des volontés. Contre les uns et les autres, défendre la laïcité, cest reconnaître la politique comme domaine didéaux librement assumés par des citoyens détenteurs à égalité de la souveraineté. Dans une République, il y a non seulement nécessité vitale de séparer toute église de lEtat, mais aussi de maintenir vivant lidéalité des visées de la politique par un effort collectif de réflexion. Il nest, dans un tel régime, nul autre principe de rassemblement des citoyens valable que celui de la liberté. Cette liberté sadresse à tous les citoyens par la bouche du pouvoir politique les incitant à se constituer en [communauté nationale].