La « double frénésie » selon Bergson
Les injonctions doù quelles viennent nont jamais réglé les conflits : la morale, ni la loi ne règlent la violence et le second des deux commandements dont dépendent toute la Loi et les Prophètes : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mat. 22.19) na jamais pu empêcher la guerre.
Puisque la loi humaine et la loi divine restent à regret sans effet, il est donc expédient de faire comprendre lorigine de la violence et des conflits pour tenter de les enrayer. Les penseurs, quand ils prennent en compte la dimension religieuse, en particulier les penseurs chrétiens, sefforcent dy parvenir.
Il en est ainsi dHenri Bergson dont le dernier chapitre du livre « Les deux sources de la morale et de la religion » (1932) « est rempli de vues pénétrantes sur lavenir de lhumanité. Lélan vital contient en lui des tendances contradictoires qui, en se développant séparément, produisent une double frénésie : la frénésie de lascétisme et la frénésie des jouissances matérielles. Mais il y a peut-être entre elles une sorte doscillation : aujourdhui où la seconde triomphe, il nest peut-être pas chimérique de prévoir un retour à la vie simple. Peut-être même peut-on espérer quil se produira entre la mécanique et la mystique une sorte dalliance : La mécanique ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance que si lhumanité quelle a courbée vers la terre arrive par elle à se redresser et à regarder le ciel » (Louis LAVELLE, La philosophie française entre les deux guerres, 1942) ».
Une autre loi paradoxale
René Girard, plus récemment, en mettant en perspective les deux âges de la guerre a donné lesquisse dune loi paradoxale assez comparable à la double frénésie qui vient dêtre évoquée.
Comme il le précise, dans « Achever Clausewitz »,« on aurait la montée aux extrêmes, dun côté ; de lautre, une remontée vers lorigine un rebroussement de lhistoire, comme la dit Péguy , vers ce qui est appelé le meurtre fondateur [la mise à mort de la victime innocente et expiatoire quest Jésus-Christ]. Ces deux mouvements seraient liés : plus on se dirigerait vers la fin, plus on remonterait vers lorigine ; plus lhistoire irait vers le pire, moins on pourrait dissimuler la nécessité dun débat clair avec le religieux archaïque. R. Girard pense être arrivé à lheure de ce débat du fait que sa théorie mimétique ne fait rien dautre quinterroger ce religieux
Le sacré impur ne fait quun avec la violence, avec le meurtre fondateur.
Au dire de Pascal : « Le nud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme ; de sorte que lhomme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère nest inconcevable à lhomme ».
a) Pour Péguy la « remontée » se fait à rebours de lhistoire
Ilen a lintuition héroïque, car il cherche à freiner ce mouvement irrésistible. Mais lhistoire sest chargée de nous montrer que les héroïsmes ne pouvaient pas freiner la montée aux extrêmes.
b) Quant à Pascal, il a tout vu, tout de suite. La fulgurance des Pensées échoue néanmoins à penser lhistoire et sa formidable capacité de régression
On ne peut nier cependant quil nest pas loin de cette vérité à la fin de la XIIe Provinciale :
« Cest une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie dopprimer la vérité ; tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité et ne peuvent que la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence et ne font que lirriter encore plus ».
De plus, il semble bien situer là une manifestation de la vérité qui serait contemporaine de la montée aux extrêmes. Le fait quil ne dise plus « la guerre », mais « la violence » trahit une pensée dun caractère apocalyptique.
Une religion guerrière
Cette intensification réciproque de la violence et de la vérité nous permet de mieux comprendre la « loi de double frénésie ». Nous sommes peut être parvenus au point dune inversion possible de la première tendance : à cette « fin des temps » qui ferait coïncider la violence avec sa vérité. Ce pourrait être au bénéfice de la réconciliation des hommes, suggère Pascal, comme aux dépens du monde dans son ensemble.
Telle serait en effet la vraie montée aux extrêmes, que Clausewitz na fait quentrevoir. On découvre là une réciprocité beaucoup plus essentielle : un combat sans merci entre la violence et la vérité. La vérité est en position de défense, au sens clausewitzien, cest donc elle qui veut la guerre. La violence réagit contre la vérité, cest donc elle qui veut la paix. Mais elle sait très bien quelle ne laura plus, puisque ses mécanismes ont été mis au jour. Tel est le vrai, le seul DUEL (violence ou vérité) qui traverse toute lhistoire des hommes, au point que lon ne peut pas dire lequel des deux adversaires lemportera
»
La synthèse de ces vues peut être obtenue à partir du « tribut à César » [Mt 22.15-22] : « Rendez à César, ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Ce commandement évangélique « Dieu et César » qui stigmatise une différence implique accordance et paix, tandis que lalternative « Dieu ou César » est fondatrice de conflit, duel, action réciproque, montée aux extrêmes. Ils correspondent à ce que René Girard appelle indifférenciation et que lhomme singénie à répandre.
Cette évocation permet de mettre deux choses en évidence : le statut de la laïcité qui, dans une nation, organise la cohabitation paisible entre croyants et incroyants dune part (b), et dautre part le caractère non inéluctable de la guerre.
(a) René Girard, « Achever Clausewitz », éditions Flammarion, septembre 2008.
(b) Le non croyant na rien à rendre à Dieu, mais il ne peut ignorer que le croyant a des comptes à lui rendre et que, par le respect quil doit à toute personne, nécessité lui est faite den tenir compte dans tout lespace public.