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Sociologie - Le bouc émissaire
LE BOUC ÉMISSAIRE Extraits de « SANGLANTES ORIGINES » de René Girard CHAPITRE I LE MÉCANISME DE BOUC ÉMISSAIRE A) Qui lui a donné sens ? Par ordre dentrée en scène : la Bible, lanthropologie, la psychosociologie. Le sens qui a été donné par chacune à ce terme de bouc émissaire, bien quil soit confondu dans le langage courant, doit être distingué : 1. Le sens biblique. Dans le rituel du Grand Pardon (Lévitique, 16), le bouc émissaire est « celui des deux boucs qui a été tiré au sort afin dêtre lâché dans le désert porteur symbolique des péchés de la communauté, tandis que lautre est voué au sacrifice ». Dans lhébraïque Vulgate, il est précisé que le bouc émissaire est « destiné à Azazel » démon du désert. 2. Le sens anthropologique. Dès le XVIIIe siècle, des analogies entre certains rituels et celui du Lévitique ont été repérés. Par exemple, dans son livre sur lInde, labbé Raynal fait observer que ses habitants « ont un cheval émissaire, le pendant du bouc émissaire des Juifs ». Aux XIXe et XXe siècles, le linguiste Frazer et dautres avec lui, ont utilisé le terme dans lévocation de très nombreux rituels qui, à leurs yeux, reposaient sur la croyance selon laquelle « la culpabilité » et autres « souffrances » peuvent être transférés de celle-ci vers une victime rituellement désignée cette dernière étant souvent un animal, mais parfois un être humain, le pharmacos grec par exemple. Après avoir vu le terme utilisé dune façon abusive, la plupart des chercheurs, lors des dernières décennies, ont eu le sentiment quil était impossible disoler et de définir avec la moindre précision une catégorie de ce type. Résultat : la plupart des anthropologues évitent aujourdhui tout recours systématique à la notion de « bouc émissaire », si bien que le terme lui-même est discrètement tombé dans le discrédit et nest plus que le souvenir dune anthropologie passée de mode. 3. Le sens psychosocial. Dans tous les écrits habituellement soumis à notre attention, la (les) victime dune violence ou dune discrimination injuste sont désignés sous lappellation de « bouc émissaire », notamment lorsquils sont accusés ou punis non seulement pour les « fautes » des autres, comme laffirment la plupart des dictionnaires, mais aussi à la suite de tensions, de conflits sociaux et de difficultés de toutes sortes. La langue anglaise a adopté la traduction scapegoat et en a fait des dérivés comme to scapegoat (tuer des boucs émissaires) et scapegoating (mécanisme du bouc émissaire) qui nont pas déquivalent en français. B) Les conditions de sa manifestation Il ne peut opérer sans un élément dillusion Sil permet aux persécuteurs desquiver des problèmes qui paraissent insolubles, il ne faut cependant pas croire quil sagit là dune activité consciente qui résulterait dun choix conscient. La preuve que nous sommes tous sujets à ce genre dillusion apparaît de façon indirecte dans le paradoxe suivant : si chacun dentre nous voit très bien les boucs émissaires des autres et sen indigne ; en revanche aucun dentre nous na le sentiment davoir eu lui-même dans le passé ni surtout davoir présentement des boucs émissaires. Il a toujours une dimension sociale Il y a toujours une minorité de victimes et une majorité de persécuteurs. Quand il se manifeste, une sorte de suggestion réciproque semble être à luvre Vu sous cet angle, il présente un processus de déplacement ou de transfert qui fait penser à Freud, dune part, et à Frazer dautre part, mais qui, pour lun comme pour lautre, nagissent exclusivement que dans une dimension : la dimension sexuelle pour le premier, la dimension linguistique pour le second. En conséquence, on peut se contenter dévoquer la démarche frazérienne dans la mesure où, surtout, elle peut apparaître comme une prémisse de celle préconisée par le structuralisme linguistique : « Lidée quon peut transférer ses sentiments de culpabilité ou ses souffrances vers un autre être qui les portera à notre place est une notion familière à lesprit du sauvage Parce quil est possible de transférer un fardeau de bois, de pierres, etc. de son propre dos sur celui dun autre, le sauvage simagine quil est tout à fait possible de transférer le fardeau de ses douleurs et de ses chagrins sur un autre individu qui les endurera à sa place Bref le principe de la souffrance par procuration est une chose couramment comprise et pratiquée par les races ayant une culture sociale et intellectuelle de bas niveau » (Frazer, 1922). Lillusion qui accompagne le phénomène de bouc émissaire repose ainsi, pour Frazer, sur une confusion simpliste entre le mot et la chose. Ces êtres incultes commettraient lerreur détendre au domaine de lesprit la signification matérielle de mots comme porter, fardeau, Dès lors, et cest la maxime de Frazer, une bonne intelligence de ces mots suffirait à nous débarrasser de ces affreuses pratiques. Les gentlemen britanniques modernes [pour Frazer qui a passé toute son existence à Cambridge] auraient reçus ce don, de sorte quils ne commettent pas cette erreur de confondre fardeau physique et fardeau mental. Accepter cette maxime, cela reviendrait à dire que ces gentlemen sont immunisés contre le risque davoir eux-mêmes des boucs émissaires [Ce qui est vérifiable dans la pratique de sports tels que le rugby et le foot ball]. C) Sa pérennité Si le mécanisme du bouc émissaire des rituels anciens ne peut sexpliquer par la confusion simpliste entre le mot et la chose, son côté « persécuteur » est pérenne Peut-on nier que, dans des rituels répandus dans le monde entier, certaines victimes sont expulsées, persécutées ou tuées au nom de toute la communauté ? La question des rituels dits « de bouc émissaire » nest pas réglée pour autant. Y a-t-il un rapport étroit entre eux dune part et, dautre part, le sens moderne et populaire du terme de bouc émissaire ? Si cela était vrai, on aurait affaire à une immense réussite théorique. Mais comment celle-ci sest-elle produite ? Leur parenté est néanmoins indéniable et reste inséparable de lidée de bouc émissaire, au sens où lentend R. Girard. Quand on lit ces histoires de pharmakos, on ne peut sempêcher de penser que ce rituel, comme dautres de même nature, représente forcément linstitutionnalisation, à la fois astucieuse et naïve, du type de persécution spontanée que constitue la désignation dun bouc émissaire. La seule différence est que ces phénomènes qui, dans notre monde, se déroulent en sous-main, étaient alors pratiqués de façon intentionnelle, mais pas nécessairement avec une plus grande conscience de ce quils sont vraiment. Souvent, bien sûr, on crie à la persécution des boucs émissaires de façon injustifiée En effet, la position de victime est très recherchée, ne serait-ce quà des fins de propagande. Et pourtant personne ne peut sérieusement douter de la réalité du phénomène. Le monde regorge de minorités opprimées par des majorités, et il faut croire que la notion de bouc émissaire et le vocabulaire qui sy rapporte, saisissent une part essentielle de ces persécutions collectives, si lon en juge par lusage très répandu, bien quil ne soit pas systématique, quen font les sociologues. Il est significatif que le vocabulaire du bouc émissaire se glisse sous la plume de chercheurs qui, sur le plan théorique sont les plus opposés, à lusage quon en a fait dans le passé Lhostilité à cette utilisation, selon R. Girard, nest pas malsaine, mais il ne faudrait pas quelle aboutisse au rejet fétichiste dun terme qui a beaucoup à nous apprendre ; il le peut si lon se donne la peine détudier de près lusage quotidien de cette intuition que partagent, à tort ou à raison, tous les esprits perspicaces de notre monde actuel. Une analyse systématique de cette intuition par rapport à lensemble des croyances passées, notamment les mythes, simpose maintenant. CHAPITRE II LE FONCTIONNEMENT VICTIMAIRE (Première partie) A) Les raisons pour lesquelles on ne se surprend jamais en train daccuser à tort un bouc émissaire Pour exister comme réalité sociale, pour devenir un type particulier de violence collective légitime, le fonctionnement victimaire doit échapper à la conscience En effet, les persécuteurs ne se rendent pas compte quils ont choisi leur victime pour des raisons insuffisantes, fallacieuses, voire contre toute raison [elle peut être indispensable au bon déroulement de laction], donc plus ou moins au hasard. La victimisation pratiquée par dautres nous paraît tellement stupide, tellement insensée et malgré tout tellement répandue quelle soulève notre indignation. Il est impossible pour nous dy voir quelque chose de « sincère » et de spontané ; de croire que les participants sont vraiment dupes de leur propre rôle dans le fonctionnement. Ces persécuteurs, voilà que nous sommes tentés den faire nos propres boucs émissaires Si nous ne comprenons ni la victimisation pratiquée par les autres ni celle que nous pratiquons, de quel côté faut-il se tourner ? Le secret de laffaire ne peut se trouver que dans le paradoxe lui-même, celui dune double incapacité face à un phénomène quon ne parvient jamais à saisir pleinement que ce soit de manière objective ou subjective mais dont la réalité ne fait aucun doute. Dans nos moments de plus grande clairvoyance, nous en venons à dire que nous ne sommes pas nous-mêmes immunisés contre ce mal. Pourquoi est-il si difficile de percevoir notre participation au phénomène et si facile de voir celle des autres ?
Nos peurs et nos préjugés ne nous apparaissent jamais comme tels précisément parce quils déterminent notre vision des gens que nous méprisons, que nous craignons, ou à lencontre de qui nous exerçons des discriminations ? Le soin que nous mettons à les éviter, notre violence psychologique à leur égard apparaissent, tout comme la violence physique dun univers plus brutal, parfaitement justifiés par la nature et le comportement de ces gens. La même pratique que nous percevons comme persécutrice chez les autres nous semble toujours fondée quand cest nous qui la mettons en uvre. Quelle soit physique ou psychologique, la violence infligée à la victime nous paraît justifiée justifiée par la responsabilité du bouc émissaire dans la survenue dun mal dont il convient de se venger, dun élément mauvais ou nuisible auquel il faut résister ou quil importe déliminer. B) Le processus de victimisation émanant des mythes Mythe des Indiens yahunas, dit mythe de Milomaki, choisi par R. Girard en tant que premier exemple dune illusion narrée du point de vue du persécuteur illusionné « De la grande Maison des Eaux, du Pays du Soleil, est venu, voici bien des années, un petit garçon qui chantait si magnifiquement que, de partout, on venait le voir et lentendre. Il sappelait Milomaki. Mais, lorsquaprès lavoir écouté, les gens rentraient chez eux et mangeaient du poisson, tous mourraient. Lorsque le jeune garçon fut devenu adulte, les membres des familles des défunts semparèrent de Milomaki et, compte tenu du danger quil représentait, celui qui avait fait mourir leurs parents fut mis sur un immense bûcher. Mais même lorsque les flammes léchèrent son corps, il continua de chanter magnifiquement jusquau bout. Il mourut, mais son âme monta vers le ciel tandis que de ses cendres séleva une longue tige verte, qui ne cessa de grandir pour devenir un arbre très haut le premier palmier paxiuba du monde (« cité dans Campbell 1959 »). Lélément mythique vient entacher dirréalité le processus de victimisation quil décrit Tout cela serait parfaitement compréhensible si le mythe était véritablement le récit dune victimisation non consciente [(illusionnée].En effet, ce processus de victimisation simposerait comme une bonne explication de cette histoire si celle-ci se rapportait à une réalité non mythique, si la mort de Milomaki ne saccompagnait pas dévènements trop fantastiques pour être crus si cette histoire nétait pas un mythe. La transposition du mythe à une situation réelle Les épidémies mortelles se déclenchent facilement sous les climats tropicaux, surtout lorsque lhygiène y est à un stade primitif. Des décès accidentels sont susceptibles dintervenir suite à lingestion de poissons avariés par un groupe dindigènes alors que les autres ny ont pas goûté. Sil est impossible de croire que la simple présence au sein de la communauté dun jeune inconnu doué pour la flûte, et même aussi étrangement doué que Milomaki, puisse être responsable dune telle épidémie, il est en revanche tout à fait concevable que ce genre de croyance puisse apparaître, surtout dans une communauté primitive prise de panique. On peut imaginer que la croyance en question se répande comme une traînée de poudre et devienne si forte et unanime que la communauté sen souvienne comme dun fait établi et indiscutable, même en labsence de toute preuve. Ce qui émerge de ce fonctionnement victimaire Ce qui apparaît clairement, cest que Milomaki a fort bien pu être un « bouc émissaire », non sur le mode que suggère lancienne anthropologie, mais sur le mode non conscient qui vient dêtre défini à savoir cette façon propre à toutes les majorités de tenir la minorité pour responsable de tout ce qui va mal dans le groupe. CHAPITRE III LE FONCTIONNEMENT VICTIMAIRE (Deuxième partie) Le mythe grec ddipe choisi par R. Girard en tant que deuxième exemple dune illusion narrée du point de vue du persécuteur illusionné Les points communs entre le mythe de Milomaki et le mythe ddipe dipe, à l'instar de Milomaki, est responsable d'une épidémie de peste. Et ce que l'on observe dans les deux mythes, c'est l'existence d'un contraste identique entre la première et très favorable impression que le héros fait auprès de la population, et la découverte ultérieure de l'influence nocive qu'il exerce. Milomaki charmait les Yahunas au moyen de sa musique ; son homologue grec se montre plus futé que le sphinx et libère Thèbes de ce monstre. Les Thébains sont tout d'abord si impressionnés par dipe qu'ils le mettent sur le trône, mais voilà que l'épidémie se déclenche et que le nouveau roi se révèle incapable de la juguler. Après avoir été synonyme de chance, sa seule présence signifie le désastre. Nos deux mythes ressemblent bien au souvenir déformé qu'une foule conserverait de la violence hâtive qui a été la sienne, dès lors qu'elle a l'absolue conviction d'avoir agi avec justice. C'est naturellement le propre des foules que d'avoir ce type de certitude. La présentation en dépit du manque total de preuves de la « culpabilité du fautif » comme une donnée indiscutable semble indiquer l'existence d'une foi inébranlable dans la vision des choses qui a engendré la violence. Les points qui diffèrent entre le mythe de Milomaki et le mythe ddipe Dans le mythe de Milomaki, on voit à l'uvre une véritable foule de lyncheurs poussée à agir par la certitude contagieuse que le héros est responsable de ce qui pourrait bien être le déclenchement d'un empoisonnement alimentaire. Dans le mythe d'dipe, il n'y a ni violence physique, ni foule, et le héros n'est pas tué. Mais le roi qui le remplace le bannit de Thèbes. Les citoyens sont unanimes dans leur rejet horrifié d'dipe, et c'est en leur nom à tous que Créon prononce la sentence qui le frappe. Ils nen sont pas moins deux boucs émissaires dipe n'est donc pas victime de la même violence physique que Milomaki, mais il est victime d'une violence juridique qui, en fin de compte, pourrait bien reposer sur le même genre d'illusion collective que le mythe des Yahunas. dipe, lui aussi, pourrait bien être un bouc émissaire, non au sens du Lévitique, ni au sens frazérien, mais au sens non conscient et psychosocial auquel nous recourons tous spontanément lorsque nous parlons de chasse aux sorcières politique ou raciale. La ressemblance qui existe entre Milomaki et dipe s'applique à d'autres aspects des deux mythes Les deux héros victimisés sont l'un et l'autre étrangers aux communautés que, sans le savoir, ils mettent en danger. dipe est en réalité natif de Thèbes, mais nul ne le sait, pas même lui, et avant de devenir roi, il n'a jamais vécu dans cette ville. Sur le plan pratique, dipe est donc, tout comme Milomaki, un visiteur étranger. Prise isolément, bien sûr, l'identification des deux héros comme « visiteurs étrangers » ne veut pratiquement rien dire. Et la même chose est vraie de leurs soudains revers de fortune. Reste que ces deux détails doivent être perçus comme faisant partie d'un ensemble de clés indirectes qui, prises globalement, ne peuvent manquer d'avoir du sens - et même beaucoup de sens. Des revers de fortune qui paraissent étonnants du point de vue de l'individu, sont dus en réalité à l'instabilité du groupe et à la très forte contagiosité des sentiments qui l'accompagnent. La vie politique contemporaine ne cesse de nous abreuver de ce type de revers, mais rares sont les gens qui se rendent compte que chaque épisode n'est qu'un exemple de plus du même phénomène de base. La question importante n'est pas celle de la signification absolue, si elle existe, de ces crimes, mais celle de leur sens à l'intérieur des mythes où ils figurent, et surtout celle de la fonction qui accompagne ce sens dans la structure globale du mythe. Il n'est pas difficile de répondre à cette question. La réponse se trouve dans le terme qu'il convient d'utiliser pour désigner non pas telle ou telle action en particulier mais l'ensemble de celles-ci. Ce terme est celui de crime. Chaque fois qu'un de ces crimes est mentionné au sein d'une foule et certains ont toutes les chances d'être mentionnés dès lors qu'une foule se rassemble , la rage collective se renforce et tend à se porter sur le premier objet disponible ou sur le plus visible (ou peut-être également sur tel objet habituel). L'impulsion violente devient si intense qu'elle réduit au silence toute autre considération, et la logique folle qu'on voit ici à l'uvre, le logos des groupes humains en pleine confusion, prend le dessus. Fondamentalement, le mythe d'dipe et celui de Milomaki sont identiques La même logique est à l'uvre dans l'un et l'autre cas, et c'est la logique de la foule ; et cette logique-là ne fait qu'un avec la logique du recours non conscient au bouc émissaire dans sa forme la plus brutale. La foule est parfaitement visible dans le mythe yahuna, mais elle n'est pas totalement invisible dans ldipe roi de Sophocle. À la fin de la tragédie, le chur tend de plus en plus à s'exprimer à la façon d'une foule en quête de victime. Rappelons-nous, à ce stade, le nombre stupéfiant de mythes ayant trait à des meurtres collectivement préparés et/ ou perpétrés par des groupes d'hommes ou de dieux, en général pour des raisons extrêmement « urgentes » et « légitimes », mais parfois aussi sans aucune raison apparente ou expressément évoquée, sauf qu'il doit en aller ainsi. Il se trouve que des ensembles entiers de mythes, la saga dionysiaque par exemple, ont pour dénominateur commun une scène unique, et qu'il s'agit d'une véritable scène de lynchage. Étant donné le penchant thériomorphe de la mythologie, ou plutôt l'absence de différenciation entre hommes et animaux qui la caractérise, il est également très significatif que, dans toutes les parties du monde, les animaux qui vivent en troupeaux, en meutes ou en bandes tous ceux qui ont un mode de vie grégaire, même s'ils sont totalement inoffensifs entre eux ou envers l'homme jouent invariablement le rôle de la Walkyrie meurtrière de la mythologie germanique, rôle toujours semblable, au fond, à celui des hommes qui lynchent Milomaki dans le mythe yahuna. CHAPITRE IV LA COMPRÉHENSION DUNE GENÈSE VICTIMAIRE Pour comprendre une genèse victimaire, il faut tenir compte de sa dimension non consciente La seule chose qu'on ne doive pas attendre d'un mythe né du mécanisme victimaire, c'est qu'il reconnaisse que la victime est un bouc émissaire au sens rituel ou frazérien du mot ; ou, en d'autres termes, qu'il reconnaisse que le choix de la victime est arbitraire, que le lien causal entre la victime et la catastrophe qu'on lui attribue n'est pas réel. On n'attend rien de tel des persécuteurs médiévaux ou modernes. Car, on le comprend, ce serait parfaitement absurde. Ce lien causal sera regardé, au contraire, comme un fait si bien établi et si certain qu'il se passera de preuves. Il apparaîtra, dans le mythe, à égalité avec d'autres données, dont certaines ont de bonnes chances de correspondre à des événements réels. Les données mythiques susceptibles de correspondre à des événements réels En tout premier lieu, la violence collective, bien sûr ; ensuite des désastres comme l'intoxication alimentaire du mythe yahuna et la peste du mythe d'dipe. Ces catastrophes ont des chances d'être réelles non seulement parce qu'il n'y a rien en elles qui soit impossible ou fantastique, mais aussi parce que, si elles étaient réelles, elles auraient réellement rendu plus intense le besoin (non conscient) de bouc émissaire auquel le mythe semble globalement répondre. Ces désastres ont donc très bien pu déclencher le processus collectif qui a donné naissance au mythe yahuna ou à celui d'dipe. Il est également possible qu'aucune de ces épidémies n'ait vraiment eu lieu, mais cela n'a pas véritablement d'importance. Aucun des indices que j'ai analysés ne nous permettra jamais de reconstituer les événements réels qui se cachent derrière un mythe, mais, je le répète, c'est sans importance. La seule chose que ces indices nous permettent d'établir, c'est qu'une quelconque violence réelle a dû se produire. Chose de peu de poids du point de vue historique, mais d'une importance considérable pour déterminer la nature de la mythologie. Le but de la présente recherche est de trouver un principe générateur, non de proposer une reconstitution historique, que les anthropologues tiennent d'ailleurs à bon droit pour inaccessible. Tous les dénouements des mythes se ressemblent : ils débouchent sur un « happy end» Le meurtre ou l'expulsion collectifs se soldent par un résultat plus important que ce qu'ils visaient au départ, à savoir l'arrêt des ennuis par la mise au pas du fauteur de troubles tellement plus important que nous n'y voyons que le triomphe de l'irrationnel et de l'imaginaire. Dans le mythe des Yahunas, une palme comestible, et jusque-là inconnue, sort du corps de la victime et devient pour la première fois utilisable. Une fois dipe chassé de Thèbes, son corps devient un objet religieux qu'il est certes dangereux de posséder, mais dont la possession revêt un si grand prix que les protagonistes d'une tragédie ultérieure se la disputeront avec passion. Les avantages sont tellement disproportionnés par rapport à la seule cause qu'on puisse leur attribuer qu'on n'ose pas vraiment les relier à l'histoire insignifiante qui précède. Celle-ci ne saurait être à leur origine. Et pourtant elle le doit. Il ne peut, dans le cas de ces mythes, en aller autrement : il ne s'y passe jamais rien d'autre ; la même séquence se reproduit dans tous les mythes. Les ancêtres fondateurs et les divinités tutélaires ne font jamais rien de créateur ou de positif. La seule action qu'ils accomplissent (ou leur simple présence, quand ils ne font rien) est à ce point nuisible qu'elle déclenche des violences collectives contre eux, et c'est tout. À partir de cette violence collective, et de rien d'autre, naît un nouveau culte, se met en place un système totémique et naît une nouvelle culture. Cette séquence ressemble beaucoup à un processus de bouc émissaire qui produirait le type d'effets positifs recherchés par les persécuteurs ces effets positifs dont nous n'admettons toujours pas que le mécanisme en question doive ou puisse les engendrer. La puissance génératrice du bouc émissaire qui se cache derrière les mythes est incomparablement « plus forte » ou plus intense que tout ce que nous pouvons observer autour de nous, ou même que tout ce que nous pouvons déceler dans nos archives historiques Au-delà d'un certain seuil d'intensité et si toutes les conditions favorables sont réunies , la polarisation hostile contre une victime doit débarrasser le groupe de toute hostilité interne et l'unifier si étroitement qu'un renouveau culturel peut effectivement avoir lieu. On ne manquera pas de faire remarquer qu'un bouc émissaire, aussi puissamment rejeté puis adulé soit-il, ne saurait éliminer la peste. Certes, mais il n'a pas besoin de le faire. Afin de produire de la mythologie, la persécution d'un bouc émissaire doit coïncider avec une amélioration objective de la situation (dès lors qu'on a vraiment affaire à une situation mauvaise) et suffisamment importante pour que se produise l'effet psychosocial favorable, associé aux persécutions victimaires intenses. Un phénomène de bouc émissaire ne peut avoir d'incidence que sur une seule réalité : le climat social On est en droit de penser que la mythologie résulte toujours d'une perturbation de ce climat, suivie d'un retour à la sérénité dû au bouc émissaire. Peu importe que la cause réelle de la perturbation soit ou non extérieure à la société, peu importe qu'il s'agisse d'une vraie épidémie de peste ou d'une simple dissension interne. Dans le cas d'une cause extérieure, pourtant, nous devrons supposer qu'elle avait déjà cessé d'agir au moment du phénomène unanime de victimisation, qui a effectivement restauré la paix sociale et entraîné, de ce fait, une refondation mythique et religieuse. Que voulait-on dire exactement, tout à l'heure, en parlant d'une puissance « plus forte » ou « plus intense » du phénomène du bouc émissaire à la source des mythes ? On voulait indiquer un phénomène qui engendre une croyance plus complète et plus stable. Quelle sorte de croyance ? Croire au bouc émissaire signifie d'abord une seule chose, c'est croire à sa responsabilité de fauteur de troubles. En effet, dès l'instant où un processus non conscient de suggestion mimétique fait converger sur lui toutes les accusations, il apparaît manifestement comme la cause toute-puissante de tous les troubles perturbant une communauté, qui n'est plus elle-même que la somme de ces troubles. Les rôles sont alors inversés. Les persécuteurs se perçoivent comme les victimes passives de leur propre victime et ils voient dans leur victime une créature formidablement active et éminemment capable de les détruire. Le bouc émissaire donne toujours l'impression d'être un acteur plus puissant, ou une cause plus puissante, que ce qu'il est vraiment. Ce n'est pas tout. À l'agitation et à la peur qui ont précédé le choix du bouc émissaire, puis à la violence exercée contre lui, succède, après sa mort, un climat nouveau d'harmonie et de paix. À quoi, ou plutôt à qui, le changement est-il attribué ? Évidemment, à la toute-puissante cause qui domine l'ensemble de la communauté : au bouc émissaire lui-même. Celui-ci se retrouve donc crédité de la réconciliation et de la paix après avoir, précédemment, été crédité de leur perturbation. En endossant ainsi toutes les formes de causalité, la victime devient tout à la fois un symbole dynamique de suprême bienveillance et de suprême malveillance, d'ordre social et de désordre social. Ainsi se présente le paradoxe étrange de la mythologie paradoxe si étrange que la mythologie elle-même s'en émerveille et ne manque jamais de postuler une intervention surnaturelle en guise d'explication. Le changement dans l'état d'esprit de la communauté, le passage de la panique à la sérénité, doit être si rapide et radical que nul ne le prend pour « naturel ». Il doit donc être « surnaturel », manipulé de l'extérieur ; et, dès lors que le bouc émissaire a ramené toute causalité à lui-même, il ne peut manquer d'apparaître comme le grand manipulateur, l'unique et tout-puissant intervenant en cette affaire. La foi dans le bouc émissaire est si forte qu'elle supplante même le pouvoir de la mort. Les créateurs de mythes supposent parfois que la victime qu'ils ont tuée ne meurt jamais ; peut-être n'était-elle que blessée ou malade et a-t-elle été guérie. Dans tous les cas, le bouc émissaire est tenu pour celui qui a organisé et manipulé toute la crise, afin de pouvoir offrir un nouveau commencement. René Girard pense que, d'un bout à l'autre du monde, les propriétés des religions et des institutions primitives peuvent nous aider à vérifier indirectement l'universalité et l'efficacité de ce processus. Les trois grands piliers de la culture humaine sont les mythes, les interdits et les rituels. Nous comprenons déjà ce que sont vraiment les mythes grâce au principe morphogénétique que nous venons de dégager. Ils sont le souvenir, généralement déformé, mais fiable sur certains points cruciaux, d'un processus de victimisation si puissant qu'aux yeux des persécuteurs, qui sont aussi les créateurs du mythe, il fait de ses victimes un symbole archétypal non seulement de violence et de désordre, mais également d'ordre et de paix. Ce quon entend par ethnocentrisme Nombreux sont les anthropologues du XIXe et du début du XXe siècle qui ont eu tendance à classer comme « plus primitifs » les mythes et les rituels dans lesquels la violence collective occupe une place plus ou moins centrale et sexerce sans retenue. Cette tendance « évolutionniste » a été critiquée et la plupart des chercheurs aujourdhui évitent de céder à ce quils estiment être une tentation « ethnocentrique ». Mais cette tentation semble parfois inévitable. Pourquoi ? Parce quelle fait partie de cette grande intuition, non savante, mais puissante, qui fait quon désigne un certain type de violence collective sous le nom dun rituel : le rituel de « bouc émissaire ». Face à des échecs qui se répètent sur une longue période de temps, les chercheurs sont à même dadopter deux attitudes. Ils peuvent continuer despérer. Ils peuvent continuer de croire que la bonne réponse doit exister et que, si elle a échappé aux recherches précédentes, cest peut-être parce quon na pas trouvé la bonne approche : les recherches doivent donc se poursuivre. René Girard croit que cest la position de Walter Burkert et que cest aussi la sienne, fussent-elles minoritaires. La seconde attitude consiste à ne pas croire à lexistence dune bonne réponse, ni même et surtout à la question posée. Les mots sont fuyants et personne ne peut affirmer avec certitude que le mot religion renvoie à quelque chose de précis. Chercher à comprendre globalement le phénomène serait une perte de temps ; et les chercheurs feraient mieux de satteler à dautres tâches. Cette position est très en vogue de nos jours. Cette position, reconnaît R. Girard, est très en vogue de nos jours, surtout chez les chercheurs sensibles aux dernières tendances des théories critiques et de la philosophie, au premier rang desquelles figurent le « post-structuralisme » et la philosophie analytique. Tous les tenants dune perception radicale de lethocentrisme affirment que lemploi que nous faisons de mots comme rituel, sacrifice et bouc émissaire est à ce point marqué par notre mode de pensée occidental quils nont aucune valeur ou presque au regard des cultures quon analyse. De leur point de vue, renoncer à lapproche globalisante constituerait pas une défaite pour la discipline de lanthropologie, mais représenterait au contraire une avancée positive, un progrès dans la prise de conscience de cet ethnocentrisme qui détermine non seulement les réponses quon donne, mais aussi les questions quon pose. Cette perception radicale de lethnocentrisme conduit de plus en plus danthropologues et autres spécialistes des sciences sociales à limiter considérablement le type de questions quils soulèvent. À compter du moment où elle comporte des implications philosophiques et spirituelles dune certaine ampleur toute interrogation sur les cultures humaines se heurte désormais à une sorte de méfiance a priori. Il reconnaît volontiers que, dans une société qui pratique le sacrifice, celui-ci nest pas du tout interrogé ou que, sil lui arrive de lêtre, cest dans un sens différent de nos propres questionnements. Comme il la laissé entendre, notre questionnement a quelque chose dunique qui reflète le caractère unique « dabomination » de notre société par rapport au sacrifice. Selon lui, il nest pas simplement probable, mais tout à fait certain que cette unicité détermine à la fois le type de questions que nous pouvons poser et le type de réponses que nous pouvons apporter. Il ne refuse pas non plus de reconnaître que le sens moderne de « bouc émissaire » (le bouc émissaire psychosocial) évoqué précédemment relève dune lecture post-médiévale de la victimisation qui trouve son origine dans lOccident chrétien. Au contraire, il insiste avec force sur cet ethnocentrisme. Il peut entraîner dans notre vision des choses des distorsions que nous ne percevons pas ou que nous ne percevons que tardivement ; mais, dès lors quil sagit de détecter une victimisation non perçue comme telle, il faut y voir un singulier avantage. Nous sommes, pense-t-il, la seule société capable de percevoir un rapport entre la question du sacrifice et celle de la victimisation arbitraire. Il croit pouvoir affirmer que son point de vue est probablement le seul, culturellement et historiquement, à partir duquel le sacrifice peut devenir le problème quil est pour nous. Sa recherche sen voit dautant moins condamnée et au contraire encouragée à être poursuivie dans le sens qui va suivre. Comment se fait-il, en effet, que presque dans toutes les sociétés antérieures à la nôtre, on considère la pratique dune forme ou dune autre dimmolation sacrificielle comme un élément normal de la culture ? Pourquoi le sacrifice nous fait-il à ce point horreur ? Quelle en est lorigine et la raison dêtre ? La question de lethnocentrisme na pas été inventée par la contre-culture des années 1960. Cest un élément essentiel de la tradition intellectuelle occidentale, et elle na concerné que lOccident jusquà ce que le monde soccidentalise. On lévoquait déjà à la Renaissance, et à peu près dans les mêmes termes quaujourdhui, non seulement sous la plume de penseurs exceptionnels comme Montaigne, mais de manière plus courante sous celle de nombreux voyageurs parcourant le monde ainsi que des premiers anthropologues. Cette appréhension de lethnocentrisme est typique de la culture occidentale des quatre ou cinq derniers siècles et ne se rencontre pas ailleurs. Faut-il en conclure que lobsession permanente que nous avons de nos propres méprises ethnocentriques nest que notre façon à nous de céder à lillusion ethnocentrique, et mérite à ce titre dêtre rejetée ? R. Girard ne le croit pas. La lutte contre lethnocentrisme est au cur de la culture qui a inventé lanthropologie comme discipline. Il ne faut pas quelle devienne un leitmotiv dautodénigrement, ni un piège logique, ni le prétexte à une inertie nihiliste. Leffort qui vise à se défaire des préjugés ethnocentriques est un élément essentiel de lesprit scientifique À ce titre, selon R. Girard, cet effort doit être ardemment poursuivi : il faut sans cesse être à laffût de nos erreurs ethnocentriques y compris de celles qui consistent à réagir de façon unilatérale et excessive à nos méprises antérieures. Prendre ses distances par rapport à une erreur quon a détectée ne garantit en rien que la position inverse soit plus fiable et pourrait voir sa fiabilité accrue si on la poussait à lextrême. Lesprit dauto-interrogation qui habite aujourdhui nombre de spécialistes des sciences sociales est potentiellement beaucoup plus positif que lautosatisfaction des temps passés, sauf à dégénérer en une sorte dallergie à toute forme de spéculation à grande échelle. Pour une discipline où aucun cadre théorique na jamais fait lunanimité, ce type de spéculation est une nécessité, surtout à lheure où le travail de terrain touche à sa fin en matière de religion, car si ce travail est indispensable, il ne saurait servir de prétexte à un rejet de l« anthropologie de cabinet ». Sagissant de cultures disparates, ou bien on a recourt à l« anthropologie de cabinet » ou bien on na plus danthropologie du tout. Dans la situation présente, on peut avoir le sentiment que moins on est ambitieux, plus on a de chances daboutir à des résultats solides. Cest sans doute une illusion. Quoiquon fasse, on ne peut éviter de prendre des risques et, finalement le minimalisme nest peut-être pas plus sûr que les théorisations les plus ambitieuses. Pour les chercheurs, ne jamais perdre de vue les limites de leur situation, mais conserver la fierté des pratiques et idéaux intellectuels de la tradition scientifique, car ils nont rien perdu de leur pertinence et de leur efficacité Si elle navait pas bénéficié dun contexte philosophique et même spirituel bien déterminé assurément « ethnocentrique » au sens où ce contexte était spécifiquement occidental jamais lentreprise des sciences modernes de la nature naurait pu être lancée. Les grands pionniers de ces sciences ne connaissaient rien ou presque rien du mysticisme oriental ou des rituels polynésiens, pas plus que dune myriade dautres formes culturelles. Si leurs travaux avaient été influencés par ces cultures exotiques et non par lhumanisme de la Renaissance, il est probable que leur entreprise scientifique naurait jamais décollé. Si les options théoriques qui ont rendu possibles tant de découvertes scientifiques comportaient des aspects « ethnocentriques », tel ne fut pas le cas des découvertes elles-mêmes ; cest à elles que lon doit pour le meilleur et pour le pire, lunification universelle de la culture humaine (lhominisation) qui définit avant toute chose, la réalité du monde daujourdhui. Là réside la grandeur de notre tradition scientifique, à savoir quelle ne cesse jamais de mettre en question ses propres prémisses afin daboutir à une plus grande objectivité. Même si cet effort nest jamais pleinement couronné de succès, on ne saurait parler déchec même dans les sciences sociales. R. Girard pense que lanthropologie devrait être libre dexplorer les intuitions potentiellement productives, comme cela a toujours été le cas pour les sciences de la nature. Les anthropologues devraient passer outre au nihilisme puritain de notre époque et envisager sans complexe des interprétations globales, même si celles-ci sinscrivent inévitablement dans un contexte qui reflète notre propre tradition intellectuelle et spirituelle. Lhypothèse de René Girard accusée de « réductionnisme » Ce quon insinue ici, cest quil essaierait de faire entrer la très grande diversité des rituels et des mythes dans un seul et même moule, à savoir le thème ou motif du « bouc émissaire », lequel nest réellement présent que dans certains mythes et rituels. Ce malentendu lui semble difficile à dissiper du fait que Frazer et dautres avaient cru pouvoir isoler, dans lensemble des rites une catégorie spéciale, pour le moins douteuse, à laquelle ils avaient donné le nom de « rituels du bouc émissaire ». Nombre de gens croient que R. Girard parle, lui aussi, de « quelque chose de ce genre ». Il a essayé de dissiper cette confusion, mais jusquici sans grand succès et cest pour cette raison quil a entamé son essai par une analyse des différents sens du terme bouc émissaire pour se consacrer au sens moderne et populaire (psychosociologique) qui doit lui permettre de percevoir la dimension non consciente du processus auquel il sintéresse. Cest pourquoi, avant tout, René Girard est à la recherche de textes structurés par une certaine forme de victimisation collective qui reflèteront le point de vue des persécuteurs et par conséquent ne safficheront pas pour ce quils sont Chacun de ces textes présentera la victime comme coupable au sens où Milomaki est coupable de poissons toxiques sans pour autant fournir la moindre preuve. Le seul fait patent dont on dispose, cest que les gens qui sont morts avaient mangé du poisson et, pour nous du moins, cette notion suggère quelque chose de différent de ce que croient manifestement tant les gens qui ont brûlé Milomaki et le mythe lui-même. Si les gens qui sont décédés avaient mangé du poisson avarié, cela permettrait dexpliquer leur mort. Les hommes modernes que nous sommes avec notre façon ethnocentrique de voir dans lempoisonnement alimentaire un problème exclusivement médical, ne ressentent aucunement le besoin dune explication complémentaire qui impliquerait lexistence à la fois magique et maléfique émanant dun étranger présent dans la communauté. Lempoisonnement alimentaire nous paraît comme une explication plus objective. Le mythe ddipe, est-il vraiment, dans le choix des preuves accusant le héros, plus sophistiqué que lhistoire de Milomaki ? Cest limpression quon ressent, mais elle est due à lénorme remue-ménage qui a entouré dipe au XXe siècle. On peut inférer quun processus de victimisation se cache derrière le mythe à partir de nombreux indices, comme la claudication ddipe ou sa réputation de self made man qui rappelle la grande popularité de Milomaki. Certains critiques modernes font ddipe une sorte de pharmakos ou de « bouc émissaire » dans lensemble du mythe ddipe. Et cela vaut également pour Milomaki. Lunique interprétation qui ait du sens est celle qui postule que, derrière tous les thèmes, le mécanisme de « bouc émissaire » représente la force qui les engendre et les organise. Sattendrait-on à ce quun procureur présente comme « bouc émissaire » lhomme dont il sefforce de démontrer la culpabilité ? Ou bien un texte réel dérive dun phénomène de victimisation, et il ne contient alors aucun thème évoquant le « bouc émissaire », ou bien il contient un thème de ce type, et il nest pas, du coup, le produit du processus en question. Impossible davoir les deux à la fois. [Le lecteur de « Sanglantes origines », où sont consignées les observations de Walter Burkert ne comprendrait quil ne soit pas fait état de ses remarques sur le mythe de Milomaki : sans remettre en cause le phénomène de persécution qua retenu Girard, il ajoute les grandes lignes dun complément au mythe lui-même en provenance de Joseh Campbell. « Après la mort de Milomaki, une sorte de palmier est sorti de ses cendres et les gens se sont fabriqués dimmenses flûtes à partir du bois de ce palmier et ces flûtes ont produit les même notes merveilleuses que celles quavait chantées Milomaki lui-même. Encore aujourdhui, les hommes continuent de souffler dans ces flûtes lorsque les fruits sont mûrs et en même temps ils continuent de danser en lhonneur de Milomaki, créateur et fournisseur de tous les fruits ; mais les femmes et les enfants ne doivent pas eux, voir les flûtes, car sils faisaient cela ils mourraient ». Ce que voit Burkert dans un mythe de ce genre, cest dabord le mélange de mythe et de rituel (ensemble mythico-rituel) ; il est fait référence à une fête de cueillette des fruits, fête accompagnée de musique. Il y a aussi une division spécifique entre les hommes dune part, les femmes et les enfants de lautre. La fête est merveilleuse, mais larrière-plan est sombre. Je pense être en mesure de comprendre quelque chose à ce scénario, car il existe des mythes grecs très ressemblants. Par exemple, Orphée, qui chantait dune voix si magnifique, fut tragiquement assassiné par les femmes de Thrace ; mais il continua malgré tout de chanter et sa tête flotta jusquà Lesbos, et désormais toute bonne poésie vient de Lesbos (la poétesse grecque Sappho qui vécut 600 ans av. J.C. est de Lesbos). Ou bien je pense à Ikarios, linventeur du vin ; les gens croyaient quil avait drogué et empoisonné ceux qui, les premiers, avaient bu du vin. Il fut donc tué. Mais, lorsquon boit du vin, on continue à se souvenir de lui, car cest à lui quon le doit. Ikaria est un village qui a une place à part dans le culte dionysiaque, et le vin est une chose merveilleuse. Dans ce cas aussi, on a donc une fête superbe et un arrière-plan des plus sombres. Jaimerais, dune façon ou dune autre, rattacher cette « réjouissance assortie dun sombre arrière-plan » au modèle sacrificiel général dans lequel la joie présuppose quelque chose dabominable : un animal beau et « irréprochable » doit être tué, sinon il ny aura pas de fête. Il y a donc des démentis, des tentatives de retour en arrière, des honneurs rendus à la victime, et la fête peut commencer. Ce qui semble intéressant et important à W. Burkert, cest justement la structure, cette sorte de péripétie entre arrière-plan tragique et fête joyeuse que présente ce type de mythe. Ce nest pas un évènement contingent comme le serait une mort accidentelle qui peut donner vie au modèle, mais seulement ce type de structure culturelle bien vivante telle quelle est à luvre dans notre société.] Dans son uvre Le Bouc émissaire, R. Girard, cherchant à illustrer le distinguo crucial, dune part le mécanisme du bouc émissaire et, dautre part, le thème ou motif du bouc émissaire, il a eu recours à des textes médiévaux quon peut tenir pour des quasi-mythes et qui, du moins à nos yeux dhommes modernes, plongent de toute évidence leur racine dans des persécutions. Dans lune de ses uvres, le poète et musicien français du XIVe siècle Guillaume de Machaut explique que les Juifs ont été, lannée précédente, responsables de la mort de nombreuses personnes et quils ont été punis à juste titre. Lauteur ne révèle ni où ni quand tout cela a eu lieu, mais tous les historiens saccordent à dire quil fait référence à la persécution des Juifs durant la peste noire. Dès lors que linjustice des violences commises échappe à Machaut, aucun historien ne sattend à ce quil dise que les Juifs ont servi de « bouc émissaire ». Et pourtant tous les historiens affirment que tel fut bien leur sort. Il nest pas nécessaire dêtre un historien qualifié pour appliquer spontanément au texte de Machaut le même type danalyse en termes de « bouc émissaire » que R. Girard recommande pour la mythologie proprement dite. Si lon compare ce texte médiéval aux mythes de Milomaki et ddipe, on constate quil nexiste pas de différence essentielle dans les thèmes autour desquels ils sorganisent. Naturellement, nous savons beaucoup de choses sur le milieu du XIVe siècle en France et presque rien sur lunivers où est né le mythe de Milomaki. Il est clair cependant que ce savoir historique ne joue pas un rôle central dans linterprétation du texte de Machaut comme illustrant le phénomène de « bouc émissaire ». Lessentiel tient à une conjugaison de thèmes dont on estime quelle caractérise ce type de persécution et cest la même combinatoire quon retrouve dans le mythe de Milomaki et dans celui ddipe. Chez Machaut, chaque thème est déterminé par la réalité dun parcours victimaire dont lauteur du texte est partie prenante, dans la mesure où il reproduit, sans se poser de questions, le point de vue des véritables persécuteurs. Si ce texte ressemble aux deux mythes étudiés, cest précisément parce quil projette la responsabilité dune épidémie de peste sur une ou une pluralité de victimes manifestement innocentes. Et, dans leur désir de se convaincre que leurs victimes de remplacement sont bien coupables, les persécuteurs médiévaux, comme les auteurs du mythe ddipe, tendent à ajouter des accusations fictives qui touchent auxrapports familiauxetà la sexualité, comme le parricide, linceste, linfanticide ou la bestialité. En revanche, lhistorien contemporain assimile explicitement les Juifs à des boucs émissaires, utilisant ces mots mêmes ou des termes équivalents. Il rend la vérité évidente et dénonce lillusion cruelle de Machaut. Il écrit un texte contenant le thème du bouc émissaire, ce qui a pour conséquence que son texte nest plus lui-même structuré par un processus réel de victimisation. Avec le texte de Machaut cest exactement le contraire (du texte de lhistorien contemporain). Étant structuré par le mécanisme victimaire, il nen dit rien, et bien quil relate des évènements réels, il les déforme systématiquement, mais il les déforme dune façon si typique de ce genre universel de persécution, quil est pour nous relativement facile de déceler les distorsions et de saisir la vérité de ce qui sest véritablement produit, du moins dune façon générale. Étant parfaitement transparente pour lhistorien, et rendue visible dans le texte en cause sous la forme dun thème ou dun motif, la persécution collective na plus le pouvoir de structurer la vision qui nous est communiquée. La structure victimaire ne saurait survivre au regard perçant dun observateur débarrassé de préjugés. Elle ne supporte pas la visibilité. Les « textes de persécutions » historiques comme celui de Machaut, ou le récit du lynchage des Noirs dans le Sud des États-Unis, ou encore les arguments des artisans de la Terreur durant la Révolution française, sont souvent décrits comme « mythiques » par ceux qui refusent dêtre dupes, et ces textes, en effet, sont si proches de la mythologie, quon devrait trouver naturel de les prendre tous en bloc et de nous demander si les vrais mythes ne seraient pas simplement dautres textes de persécution qui nauraient pas encore dévoilé leur secret et continueraient de nous duper tous, pour de multiples raisons, mais avant tout parce quil ne nous est jamais venu à lidée de les traiter comme il vient dêtre fait du texte de Machaut. Le rôle spécifique de lÉtranger dans le thème du bouc émissaire a) Létranger simpose comme révélateur de ce qui est en jeu dans le mythe Le mythe nest pas plus à même de détecter le phénomène du bouc émissaire derrière la mise au bûcher de Milomaki que ne lest Machaut derrière celle des Juifs. Si nous admettons quil y a un rapport entre ce dernier « mythe » et le phénomène du bouc émissaire, cest que nous sommes capables de décoder ce quil y a de trompeur dans le texte de Machaut. Or il faut avoir conscience que le mythe de Milomaki comporte la même dimension mensongère. Le bouc émissaire que nous y repérons ne nous est pas directement fourni par le mythe, mais résulte de notre propre intuition et de notre propre décodage du mythe, lesquels sont tout aussi légitimes ici que dans le cas de Machaut. Noue devons nous livrer à ce type de décodage en étant pleinement conscients que cest nous qui lopérons, et que le mythe lui-même ne conduira jamais lanalyse à notre place. Car on ne doit jamais confondre ces deux choses : la persécution unanime ou mécanisme du bouc émissaire, en tant que pouvoir morphogénétique dissimulé derrière un texte, et ce quil est convenu dappeler le motif du bouc émissaire, qui sape ce pouvoir morphogénétique caché. La lecture que propose R. Girard est contraire à lesprit du mythe mais il ne faut pas sen inquiéter, pas plus quil vient den être fait dans le cas de Machaut. Seule cette lecture peut nous permettre de réellement comprendre, pour la première fois ce qui est en jeu dans le mythe, tout comme prendre conscience que les Juifs sont effectivement des boucs émissaires à partir du texte de Machaut. En effet, si on lit le mythe comme le propose R. Girard, on est amené à se rendre compte que Milomaki a dû être choisi comme coupable pour la seule raison quil était étranger à la communauté. De même que des gens du Moyen Âge firent mourir les Juifs lors de la peste noire parce quils étaient furieux et pris de panique après la mort de leurs proches, de même ceux qui ont tué Milomaki ont dû se retrouver furieux et pris de peur après la mort des parents qui avaient ingurgité du mauvais poisson. Et sils jetèrent leur dévolu sur le visiteur étranger, cest pour la même (dé)raison qui incita les foules médiévales à jeter leur dévolu sur les Juifs. R. Girard pense quune pareille conjonction de thèmes, que ce soit à lintérieur de notre histoire ou dans celle dautres peuples ne saurait être due à des causes purement fortuites ou « poétiques » qui seraient indépendantes de la persécution. Selon toute probabilité, il y a eu une victime derrière le mythe de Milomaki, mais on ne peut rien dire delle. Cette conclusion simpose à R. Girard pour des raisons purement textuelles : elle ne repose aucunement sur une foi aveugle dans la valeur historique de la mythologie. b) Lélément extérieur est absolument nécessaire pour quon puisse lui attribuer des pouvoirs surnaturels dont la communauté ne dispose pas mais simultanément il doit sy trouver intégré La victime originelle nest pas perçue comme une victime passive, mais comme lagent tout-puissant et de la perturbation de lordre et du retour à la paix. Elle doit dès lors être perçue comme un être extérieur pourvu de pouvoirs surnaturels et, simultanément, comme quelquun appartenant à la communauté. Si ce raisonnement est correct, la quête de victimes de substitution va orienter la communauté vers lextérieur, sur le terrain de la chasse ou dune guerre rituelle mais il y aura encore besoin de faire venir la victime désignée à lintérieur de la communauté afin den faire à la fois un étranger et un membre du groupe. Cest la conjugaison de ces deux dynamiques qui pourrait expliquer la domestication. Dans le rituel de lours des Aïnous, on a une chasse rituelle et on a aussi quelque chose qui ressemble à une volonté de « domestiquer » lours pendant un certain temps. Lours est lobjet de la chasse. Mais, sil sagit dun ourson, celui-ci est littéralement « adopté » par les chasseurs et vit comme un membre de la communauté jusquau jour où on le tue et on le dévore rituellement. On dispose de rituels comparables qui, visiblement, nont aucun lien direct avec celui-là, par exemple le cannibalisme rituel des Tupinambas du nord-est du Brésil. Lobjectif des guerres rituelles qui sy déroulaient était de faire des prisonniers, lesquels étaient souvent maintenus en vie par leurs ravisseurs pendant plusieurs années, menant, nous disent les sources, la vie dun membre de la communauté jusquau jour on les sacrifiait rituellement et où on les dévorait. Le grand décalage quon perçoit entre sacrifice « humain » et sacrifice « animal », deux formes de mise à mort rituelle, pâlit face à de pareilles similitudes. Ce décalage pourrait bien constituer le pire des sophismes ethnocentriques. Reste à nous demander quels effets intéressants se produisent automatiquement si, au lieu de choisir des êtres humains ou des ours deux espèces qui ne seront guère modifiées par lintégration dans une communauté rituelle, quand bien même leurs spécimens y passeraient leur vie et pourraient sy reproduire , les sacrificateurs décident de prendre comme victimes futures des animaux qui se trouvent être les ancêtres de nos moutons, de nos chèvres, de nos vaches ou de nos cochons. En pareil cas et au bout de nombreuses générations, ladoption rituelle des futures victimes sacrificielles devrait déboucher sur le type de moutons, chèvres, vaches et porcs que nous qualifions danimaux « domestiqués ». Cette hypothèse est facilement rejetable sous prétexte que la science consiste à ramener linconnu au connu. Il paraît plus logique, semble-t-il dexpliquer le sacrifice, en disant comme Walter Burkert que cest un dérivé de la chasse ou comme Jonathan Smith que cest un sous-produit de la domestication, plutôt que le contraire. Pourquoi ? Parce que nous croyons savoir ce que signifie pour lhomme, chasser des animaux ou les domestiquer. Mais le savons-nous vraiment ? Pourquoi ces phénomènes font-ils toujours lobjet dinterprétations religieuses ? Là réside peut-être la principale méprise de toutes les théories de la religion qui ont précédé. Elles voient la religion et surtout la mise à mort rituelle comme un mystère quil conviendrait dexpliquer par ce qui, autour deux est moins mystérieux. Et si, au contraire, toutes les institutions humaines étaient des aspects divers dun mystère unique dominé par le sacrifice, ainsi que laffirment les Brahmanas ? Le sacrifice ne pourrait-il pas être lopérateur transformationnel à la base de toute la culture humaine ? AUTRE EST MAINTENANT LA TÂCHE DE RENÉ GIRARD Plutôt que proposer une théorie de la mythologie et des rituels, cest au décodage des textes du noyau dur de la religion primitive quil sattache maintenant a) Lunité qui sest faite entre laffaiblissement de la force qui produit la mythologie et notre pouvoir délucidation de cette mythologie Les correctifs apportés depuis trois ou quatre siècles à toute une catégorie de textes sont devenus pour nous dune telle banalité que nous y recourons presque automatiquement, mais uniquement lorsquil sagit de textes apparus dans notre propre univers historique. Lapport de R. Girard consiste simplement à dire que lheure est venue détendre ce type dinterprétation au noyau dur de la religion primitive. Il est bien sûr exact que, tout mythiques et illusionnés quils sont, les « textes de persécution » historiques natteignent jamais le degré de transfiguration qui caractérise la mythologie proprement dite. Même les plus mystifiés des persécuteurs de Juifs ou de lépreux au Moyen Âge ne métamorphosaient pas leurs victimes en divinités et en ancêtres sacrés. Mais ils les dotaient souvent du pouvoir quasi surnaturel de guérir les maladies dont ils les accusaient simultanément dêtre les propagateurs. Nous ne découvrons que des analogies, mais des analogies si frappantes, si complètes, si parfaites quelles ne sauraient être fortuites. Le pouvoir qui transfigure une victime persécutée en créature mythologique est encore actif dans notre monde, mais il apparaît toujours sous une forme affaiblie, même lorsquil est au plus fort, par exemple au Moyen Âge. Au cours des siècles passés, laptitude grandissante de lOccident, puis du monde entier à déchiffrer lénigme de la transfiguration du bouc émissaire, qui se cache derrière les arguments de communautés aveuglées sur elles-mêmes, doit correspondre à des phases de plus en plus avancées de ce processus daffaiblissement. Quant à leffort présent visant à étendre cette critique à la mythologie proprement dite, il doit représenter un pas de plus dans cette illumination progressive, et lon verra bientôt le jour où la dimension persécutrice de la mythologie du monde entier apparaîtra, avec autant dévidence quelle le fait dans le récit de Machaut et tous les autres textes similaires. La mythologie au sens propre est, elle, plus difficile à percer car le coefficient de dispersion et de transfiguration y est plus élevé. Laffaiblissement de la force qui produit la mythologie ne fit quun avec notre pouvoir délucidation de cette mythologie. b) La possibilité didentifier la force antimythologique qui est à luvre dans le monde moderne R. Girard est persuadé quon peut le faire et il est bien conscient que cest là laspect le plus controversé de sa position même si, à bien des égards, le plus évident. Lorsquon applique à Machaut lanalyse en termes de « bouc émissaire » telle quelle a été faite et a été rectifié une bonne partie des informations quil fournit, sans pour autant douter de la réalité des victimes qui se cachent derrière le texte, on ne fait que procéder dune manière très semblable à ce que fait la Bible dans les Psaumes, dans le livre de Job, , dans les écrits des prophètes, et dans toutes les histoires les plus connues et les plus prisées quelle renferme. Ces histoires ressemblent en surface, mais en surface seulement, à des mythes car beaucoup de leurs thèmes sont identiques, mais, chose la plus importante, elles réhabilitent les victimes et mettent à bas le mécanisme du bouc émissaire sur quoi repose la mythologie. c)Cela se fait immédiatement si lon compare lhistoire de Joseph (lun des douze fils de Jacob) avec le mytheddipe dipe est chassé de Thèbes à deux reprises, et chaque fois pour une raison que le mythe tient pour valable. Dès sa naissance, il représente un danger réel pour sa famille et pour la ville tout entière. La seconde fois, il a bel et bien tué son père, couché avec sa mère et provoqué lépidémie de peste. Joseph est, lui aussi, chassé deux fois : la première fois par sa famille alors quil est enfant, puis, en tant quadulte par lensemble de la communauté égyptienne qui le croit coupable davoir couché avec lépouse de son protecteur. Ce crime équivaut à linceste commis par dipe, mais à linverse des Égyptiens et des Grecs qui croient sans preuves à ce type daccusation, la Bible y voit, elle, un mensonge. À chaque reprise, Joseph est accusé à tort et injustement puni. Contrairement à ce mythe et aussi à celui de Milomaki qui tiennent leurs héros respectifs pour responsables de quelque redoutable désastre social, la Bible affirme que, loin dêtre responsable de la sécheresse dévastatrice qui a eu lieu alors quil dirigeait léconomie égyptienne, Joseph a pris des mesures sages et a sauvé non seulement les membres affamés de sa propre famille, mais le pays tout entier. Au lieu de chercher à se venger, il a assuré le salut de ses propres persécuteurs. Lhistoire de Joseph, comme les autres textes bibliques, prend systématiquement position dans un sens contraire au point de vue mythologique classique. Même lorsque linspiration biblique utilise un cadre narratif semblable à celui du mythe ddipe, elle prend systématiquement le contre-pied de la mythologie, dans la mesure où elle détruit lillusion antérieurement produite par le mécanisme victimaire. Elle ne cesse de réinterpréter les thèmes mythiques du point de vue de la victime réhabilitée. Les similitudes et les différences entre la mythologie et ces histoires bibliques sont les mêmes que celles quon trouve entre le texte de Machaut et le récit, par lhistorien moderne, de ce qui est arrivé aux Juifs pendant la peste noire. La différence essentielle est queu lieu de sexprimer en son nom propre, lauteur du texte biblique choisit pour héros la victime principale, dont le point de vue lemporte dans un récit qui ne supprime pas la version des persécuteurs, mais la présente comme une tromperie. Après sêtre débarrassés de Joseph, par exemple, les douze frères font à leur père Jacob un récit mensonger de sa disparition, dans lequel on pourrait voir une allusion à un mythe primitif, mais à un mythe démystifié par le récit biblique. d) Nietzsche fut le seul penseur au XIXe siècle à percevoir la différence cruciale qui existe entre les Evangiles et les textes mythiques Alors que tous les spécialistes de religion comparées concluaient que la Bible était un recueil de mythes identiques à tous les autres, la pensée de Nietzsche, dans sa phase tardive sattacha à éclairer la dichotomie existante entre maîtres et esclaves. En premier lieu, elle doit se comprendre comme une opposition entre dun côté, les religions mythiques, qui expriment le point de vue des persécuteurs et considèrent toutes les victimes comme sacrifiables, et dautre part la Bible et surtout les Évangiles qui « calomnient » et sapent à la base les religions du premier groupe et, en réalité, toutes les autres religions, car les Évangiles dénoncent linjustice quil y a, dans tous les cas de figure, à sacrifier une victime innocente. R. Girard va jusquà penser que Nietzsche a perdu la raison à cause du choix fou quil a fait, après avoir perçu cette différence, de se ranger délibérément dans le camp de la violence et du mensonge mythologiques, contre celui de la non-violence et de la véracité bibliques. Les Écritures judéo-chrétiennes représentent la première révélation complète du pouvoir structurant de la victimisation dans les religions païennes ; quant au problème de la valeur anthropologique de ces Écritures, selon R. Girard, il peut, et même, doit être étudié comme un problème purement scientifique, la question étant de savoir si, oui ou non, les mythes deviennent intelligibles dans la mesure où comme il le croit, on peut les interpréter comme les traces plus ou moins lointaines dépisodes de persécution mal compris. Le cheminement suivi par les intellectuels modernes les a amené à renoncer à létude de la démythification : à partir de la Renaissance ils ont remplacé les Écritures judéo-chrétiennes réputées religieuses et donc irrationnelles et sans valeur anthropologique ; ils se consacrèrent dabord aux cultures anciennes puis furent attirés par lhumanisme de Rousseau et ses successeurs qui glorifièrent à lexcès les cultures primitives en se détournant systématiquement de la Bible. Ils nont jamais été tentés, semble-t-il, ne serait-ce que par simple curiosité, de mettre à lessai, dans le domaine qui est le leur, un instrument de démystification qui sest pourtant révélé efficace pour des textes très semblables Et pourtant, objecte R. Girard, y a-t-il quelque chose qui soit plus naturel aux chercheurs que de traiter des textes similaires de façon similaire, ne serait-ce que pour voir ce que cela donne ? [La laïcité devenue tabou] pèse sur ce type détude comparative. [Devenu invisible, il figure parmi les plus forts]. Si la lecture que recommande R. Girard était acceptée, notre vieux système de valeurs universitaires fondé sur lélévation des cultures non bibliques aux dépens de la Bible, va devenir indéfendable. Il va devenir clair que le véritable travail de démythification marche avec la mythologie, mais pas avec la Bible, car la Bible elle-même a déjà fait ce travail. Elle en est linventeur : elle a été la première à remplacer la structure victimaire de la mythologie par un thème de victimisation qui dévoile le mensonge de la mythologie. Date de création : 29/03/2011 @ 09:01 Réactions à cet article
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