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Théologie 3 - Dieu sans l'Être
DIEU SANS LÊTRELÉVÈNEMENT CHRISTIQUE Plutôt que de nous poser ex abrupto la question de lexistence de Dieu, il serait plus productif de méditer, comme la fait Jean-Luc Marion, sur ce que le philosophe allemand Schelling, éminent penseur de la liberté, nommait « la liberté de Dieu à légard de sa propre existence ». En effet, à partir du moment où on reconnaît en Dieu la Toute-Puissance, il est plus profitable de prendre conscience quil doit avoir sa propre façon dêtre et qui plus est, de pouvoir être éternellement. Dans ce document, le lecteur trouvera que Dieu, comme le rappelle saint Jean (I Jean 4,8) est agapè (amour = charité) et que sa présence nous est garantie dans le temps par le don eucharistique ; ce don consiste en ceci que (lamour quil est) fait corps avec le nôtre. De sorte que si le Verbe (la deuxième personne de la Trinité avant même la Création) se fait corps aussi, sans doute pourrons-nous, en notre propre corps, dire le Verbe en un signe effectif : lamour = la charité.
LE MÉMORIAL « De la bénédiction juive, lEucharistie chrétienne reprend le mémorial, non pas, certes, pour appeler à la mémoire subjective de la communauté un fait passé, qui se définirait par sa non-présence, par la cessation de la présence en ce qui le concerne. Il ne sagit point de commémorer un mort, pour lui éviter la seconde mort de loubli Il sagit de faire appel, au nom dun évènement passé, à DIEU, pour quil se souvienne dun engagement (une alliance) qui détermine linstant présentement donné à la communauté croyante Lévènement christique reste moins un fait passé, quun gage donné dans le passé pour, aujourdhui encore, à en appeler à un avenir une advenue, celle du Messie et qui ne cesse de régir de fond en comble cet aujourdhui ; elle sappuie sur un évènement dont la réalité passée na pas disparu de nos jours (lAscension fait intrinsèquement partie de la mort et de la résurrection), pour demander avec insistance que le Christ revienne, donc aussi que sa présence régisse aussi bien le futur quelle senracine dans le passé » (Jean-Luc Marion).
SOMMAIRE
Avant-Propos I. DIEU ET LA DOUBLE IDOLÂTRIE ou COMMENT, PAR LAGAPÈ, DIEU SEXONÈRE DES DEUX CONCEPTS DE LIDOLÂTRIE Premier concept de lidolâtrie. Second concept de lidolâtrie ; Laisser Dieu se penser à partir de sa seule et pure exigence. II. ENTRE IDOLE ET ICÔNE ou LA POSSIBILITÉ DUN REGARD QUI NAIME RIEN ET QUE RIEN NAIME Le regard porté par Monsieur Teste et le regard dennui auquel il aboutit. Ce regard dennui, qui voit tout comme rien, soffre textuellement à notre méditation dans la phrase inaugurale du Qohélet. Cette vanité que le Qohélet décrit, que signifie-t-elle ? De quel coup frappe-t-elle ? En fait, elle revient à laisser le cas (de tout) en suspens, de sorte que le regard dennui nexcède le monde quen le prenant en vue à partir du pôle DIEU. Cest alors que peut être envisagée la possibilité dun regard, entre idole et icône, qui regarde tout sans rien voir, regard qui nest autre que celui de la mélancolie. III. LE SITE EUCHARISTIQUE DE LA THÉOLOGIE ou LES TRACES ET LES MONUMENTS DE LAVÈNEMENT DU CHRIST Le Christ ne dit pas le Verbe, il se dit Verbe. Le Verbe, comme Fils du Père. La théologie chrétienne porte sur lévènement forclos constitué par la mort et la résurrection du Christ. Cest alors quintervient une brusque transition de lherméneutique à lEucharistie, là où sopère la reconnaissance. Le dispositif ternaire du verbe, du théologien et de son service liturgique A. Ses conséquences pour le théologien. B. Ses conséquences pour la théologie. Épilogue ou LA PRÉSENCE ET LE DON Tous les extraits ici reproduits sont référencés selon la réédition de septembre 2002 (puf, Quadrige) de « DIEU SANS LETRE » par Jean-Luc MARION.
AVANT-PROPOS Dès que lon a eu foi que le Verbe était en Dieu, quil était Dieu comme fils de Dieu et quil était comme auteur de lEcriture (et les Pères de lÉglise furent de ceux-là), un système de recherche parfaitement cohérent a pris naissance. Nous lui avons consacré plusieurs écrits ; il mérite dêtre ici retracé à grands traits. Les Pères du IIème et IIIème siècles ont introduit une transformation considérable dans le christianisme. Pour eux, l'homme Jésus ne révèle pas immédiatement son Père divin, mais une entité divine, inférieure et subordonnée au Père, le Fils de Dieu ou Logos ; c'est ce Fils de Dieu qui est la vraie révélation du Père ; c'est lui qui parle immédiatement aux intelligences humaines. De même que l'interprétation allégorique de l'Ancien Testament avait permis au christianisme de s'approprier à sa manière la tradition judaïque, de même cette doctrine du Logos lui permet de s'approprier la tradition philosophique grecque. L'exégèse des Pères est restée fidèle aux principes posés pendant ces trois premiers siècles ; surtout, elle a puisé presque exclusivement dans l'uvre exégétique d'Origène (185-253) qui reste prodigieuse. Au IVème siècle, le Dieu du christianisme, le Père de Jésus-Christ devint un Dieu en trois hypostases (ou personnes). Cette évolution fit suite aux controverses qui, pendant tout le siècle, porteront sur la notion de Fils de Dieu. Athanase (295-373) et certains théologiens comme Marcel d'Ancyre, seront les héroïques défenseurs et apôtres de la divinité de Jésus-Christ, Fils de Dieu, défini au premier concile cuménique de Nicée en 325, comme consubstantiel à son Père. D'autres, au contraire, comme Eusèbe de Césarée mirent l'accent sur la distinction entre le Père et le Fils pour sauvegarder la notion de Fils de Dieu. Ces discussions théologiques ponctuées de nombreuses réunions synodales, finirent par se concentrer sur l'étude des rapports entre l'essence divine (ousia) et ses manifestations (hypostases). La solution développée par les Cappadociens, dont Grégoire de Nysse, consistera à affiner l'unité d'essence et la trinité d'hypostases (trinité, car sous l'influence de la formule du baptême, l'Esprit Saint a été placé sur le même rang que le Père et le Fils). Augustin (354-436), après avoir entendu, dimanche après dimanche, les homélies dAmbroise (340-397) le « saint archevêque de Milan » , exposera ces nouvelles données dogmatiques dans son De Trinitate. Chez les Grecs comme chez les Latins, on en arrivera ainsi à l'idée d'une essence divine inaccessible et transcendante qui ne se concrétise que par les caractéristiques personnelles, ou relations de la paternité, de la filialité et de la procession du Père et du Fils en l'Esprit ("spiration"). Les rapports entre le Fils de Dieu et la divinité ayant ainsi été définie, il restait à préciser les rapports entre le Fils de Dieu et l'homme Jésus. La solution reçue définitivement dans l'Eglise après le Concile de Constantinople de 553 avait été préparée par l'uvre de Cyrille d'Alexandrie à laquelle les Pères conciliaires ne manquèrent pas de rendre hommage : la nature humaine du Christ n'était pas impersonnelle et sans hypostase, mais elle avait son hypostase et donc sa personne dans le Logos lui-même. La nature humaine du Christ n'avait pas de personne propre, le Christ crucifié était, selon la formule des orthodoxes, "un de la Trinité". « Le point capital est de comprendre que la plénitude et la finalité de la loi comme de toutes les Divines Ecritures, c'est l'amour de l'Être dont nous devons jouir et de l'être qui peut en jouir avec nous » (Saint Augustin, De Doctrina Christiana).
A la découverte du sens caché de lÉcriture LAuteur divin ne pouvant se livrer par des concepts humains a parlé par énigmes ; doù la présence dans le Nouveau Testament, au-delà du sens ordinaire, des mots dun autre sens, « spirituel », « mystique », « divin », caché sous le premier. « Dieu dit une chose pour en signifier une autre plus profonde », de sorte que lexégète, lorsquil donne une interprétation allégorique dun texte, « ne prétend pas ajouter un sens nouveau mais retrouver le sens que Dieu y a mis. Quant aux évènements qui sont racontés, ils ont bien pu avoir lieu, mais la vraie question pour lexégète, est de savoir pourquoi Dieu nous les raconte ». Cest sans doute quils sont symboles dautre chose, de sorte que le problème global qui se pose est de retrouver la pensée de Dieu sous des symboles. Sur ce point très important, une nouvelle aide vient se présenter à nous en la personne de Jean-Luc Marion avec son uvre maîtresse « DIEU SANS LÊTRE » parue pour la première fois en 1982 (a). Il nous lapporte en sa qualité denseignant à la Sorbonne ainsi quà lUniversité de Chicago dans le sillage de Lévinas et de Ricur. Également titulaire de la « Chaire de métaphysique Etienne Gilson » à lInstitut catholique de Paris, il a été élu à lAcadémie française en 2010, au 4e fauteuil, celui quoccupait précédemment le cardinal Lustiger. Cette aide apparaît dautant plus nécessaire que de nombreux coups ont été portés aux valeurs symboliques, notamment par lidolâtrie que les siècles ont accumulée sous deux formes essentielles : Dieu pensé comme causa sui et LÊtre comme écran. Il dit lui-même limportance quil y a aujourdhui, « à interroger les signa sur leur mode de faire signe, soupçonnant que lidole et licône ne se distinguent quautant quelles font signe de manière différente, cest-à-dire usent de leur visibilité chacune à sa guise ». Il en vient donc à esquisser « la phénoménologie comparée de lune et de lautre, selon deux modes dappréhension sans doute aussi de réception du divin dans la visibilité » (b). Lidolâtrie, « parce quelle mesure le divin suivant la portée dun regard qui se fige, ne peut atteindre à une épreuve pourtant effective du divin quau prix de sa réduction à lun des « dieux-dits » (René Char), autant licône, comme elle convoque à linfini strictement la contemplation dans la distance ne saurait que surabondamment subvertir toute idole du regard figé. » La recension qui vous est présentée de luvre de Jean-Luc Marion vise à montrer que « Le Verbe indicible peut être approché, quil ne senseigne pas, mais quon peut vivre en sa présence et parler de lui » Selon cet auteur, lévènement christique nous est révélé par trois statuts qui vont être décrits successivement : CELUI DU PÈRE : DIEU ET LA DOUBLE IDOLÂTRIE ou COMMENT, PAR LAGAPÈ, DIEU SEXONÈRE DES DEUX CONCEPTS DE LIDOLÂTRIE CELUI DE LHOMME : ENTRE IDOLE ET ICÔNE ou LA POSSIBILITÉ DUN REGARD QUI NAIME RIEN ET QUE RIEN NAIME CELUI DU FILS : LE SITE EUCHARISTIQUE DE LA THÉOLOGIE ou LES TRACES ET LES MONUMENTS DE LAVÈNEMENT DU CHRIST (a) Cet ouvrage a eu un tel retentissement quil a été traduit en sept langues dont le Chinois ; il nous dit comment notre Dieu, tout-puissant, a sa propre façon dêtre et détendre son règne. La thèse qui y est développée a pour finalité « de rendre problématique cette évidence où les philosophes issus de la métaphysique conviennent avec les théologiens issus du néo-thomisme : Dieu avant toute chose a à être. » (b) « Lidole est le premier visible ; elle ne se dresse là que pour quon la voie. Parce quelle offre au regard son premier visible, lidole reste elle-même miroir invisible. Que le miroir reste invisible, puisque le visible ébloui le regard, fait que lidolâtre jamais ne dupe, ni ne se trouve dupé : il demeure seulement ravi. Lidole sert de relais matériel fixé entre les différents éclats produits par le même premier visible ; elle devient lhistoire concrète du dieu et la mémoire quen gardent ou non les hommes ». « Licône quant à elle ne résulte pas dune vision mais la provoque. Licône ne se voit pas, mais a lair de est comme Linvisible semble, apparaît dans une semblance. Tandis que lidole résulte du regard qui la vise, licône convoque la vue en laissant le visible se saturer peu à peu dinvisible Linvisible décernant le visible, pour ainsi le déduire de lui et sy donner à paraître. En ce sens la formule que saint Paul applique au Christ icône du Dieu invisible (Colossiens, 1,15) doit nous servir de norme. Ce qui se dit du Christ et de Dieu doit sentendre de toute icône, voire de linverse icône non du visible, mais bien de linvisible. Le regard jamais ne peut se reposer, ni (se) déposer sil regarde une icône, mais toujours doit comme rebondir sur le visible, pour remonter en lui le cours infini de linvisible. En ce sens, licône ne rend visible quen suscitant un regard infini. Que celui qui vénère licône vénère en elle lhypostase (la personne) de celui qui y est inscrit Licône souvre en un visage qui regarde nos regards pour les convoquer à sa profondeur.»
I. DIEU ET LA DOUBLE IDOLÂTRIE COMMENT, PAR LAGAPÈ, DIEU SEXONÈRE DES DEUX CONCEPTS DE LIDOLÂTRIE Premier concept de lidolâtrie Dieu pensé comme causa sui (53) Lonto-théo-logie (a) dégage, delle-même, une fonction, donc un lieu pour toute intervention du divin qui voudra se constituer comme métaphysique : le pôle théo-logique de la métaphysique détermine, dès la mise en uvre du commencement grec, un site pour ce quon nommera plus tard « Dieu ». En sorte que « Dieu ne peut alors entrer dans la philosophie que dans la mesure où celle-ci, delle-même et conformément à son essence, exige que Dieu entre en elle et précise comment il le fera » (b). Ladvenue de quelque chose comme « Dieu » en philosophie relève donc moins de Dieu même, que de la métaphysique vue comme figure destinale de la pensée de lÊtre. « Dieu » se détermine à partir et au profit de ce que la métaphysique peut pouvoir, admettre et supporter. Cette instance antérieure qui détermine lexpérience du divin à partir dune position considérée comme incontournable , marque un premier caractère de lidolâtrie. Il ne suffit pourtant pas encore à interpréter le discours théologique de lonto-théo-logie comme une idolâtrie. Car il convient aussi de déterminer la portée, limitée mais positive, du concept que lidolâtrie met en équivalence avec « Dieu ». Pour ce faire, nous admettrons avec Heidegger, mais aussi comme historien de la philosophie, que ce concept trouve une formule achevée, dans la modernité (Descartes, Spinoza, Leibniz, mais aussi Hegel), avec la causa sui. « LÊtre de létant ne peut être conçu si lon veut aller au fond que comme causa sui. Cest là nommer le concept métaphysique de Dieu [ ]. La Ur-Sache [la chose primordiale] entendue comme causa sui [sa propre cause]. Tel est le nom qui convient à Dieu dans la philosophie » (c). En pensant « Dieu » comme causa sui, la métaphysique se donne un concept de « Dieu » qui, à la fois, en marque lexistence indiscutable et la limitation, elle aussi incontestable ; à penser « Dieu » comme une efficience si absolument et universellement fondatrice quelle ne puisse elle-même se concevoir quà partir de lessence de la fondation, et donc finalement comme le repli de la fondation sur « elle-même, la métaphysique se construit bien une appréhension de la transcendance de Dieu, mais sous la figure seulement de lefficience, de la cause et du fondement. Pareille appréhension ne peut revendiquer une légitimité quà condition de reconnaître aussi bien sa limite. Cette limite, Heidegger la dégage très précisément : « Ce Dieu, lhomme ne peut ni le prier, ni lui sacrifier, il ne peut, devant la causa sui, ni tomber à genoux plein de crainte, ni jouer des instruments, chanter et danser. Ainsi la pensée sans-dieu, qui se sent contrainte dabandonner le Dieu des philosophes, le Dieu comme causa sui, est-elle peut-être plus proche du Dieu divin. Mais ceci veut dire seulement quune telle pensée lui est plus ouverte que lonto-théo-logie ne voudrait le croire » (d). La causa sui noffre de « Dieu » quune idole, si limitée quelle ne peut prétendre à un culte et une adoration, ni même les supporter sans trahir aussitôt son insuffisance. La causa sui dit si peu du « Dieu divin » que lassimiler à celui-ci, même dans lintention apologétique de fournir une prétendue preuve, revient à énoncer une grossièreté, voire un blasphème : « Un Dieu, qui doit dabord laisser démontrer son existence, est finalement un Dieu fort peu divin, et la démonstration débouche sur ce qui est au plus haut point un blasphème » (e). [ ] Lidolâtrie tente de dire en bonne part ce que le blasphème dit en mauvaise part ; le blasphème médit que lidolâtrie simagine dire bien ; lun et lautre ne voient pas quils disent le même nom ; bien ou mal, quimporte, puisque toute la question consiste à décider si un nom propre peut sapproprier Dieu en un « Dieu » ; linconscient blasphème de lidolâtrie ne peut donc se dénoncer authentiquement quen dévoilant aussi linconséquente idolâtrie du blasphème. Cest seulement sur la base dun concept que « Dieu » sera, réfuté ou prouvé, donc aussi considéré comme une idole conceptuelle homogène au terrain conceptuel en général [ ]. Seule la métaphysique veut et peut lEns causa sui (LÊtre de sa propre cause) du nom de Dieu, parce que dabord seule la métaphysique pense et nomme la causa sui. Au contraire, « les religions », ou, pour rester précis, la religion chrétienne ne pense pas Dieu à partir de la causa sui, parce quelle ne le pense pas à partir de la cause, ni à lintérieur de lespace théorique défini par la métaphysique, ni même à partir du concept, mais bien à partir de Dieu seul, pris en tant quil inaugure de lui-même, la connaissance où il se livre se révèle. Bossuet parle dor, sous la trivialité non élaborée du propos, qui marque que « notre Dieu [ ] est infiniment au-dessus de la Cause première et de ce premier moteur que les philosophes ont connu sans toutefois ladorer » (f). Pour atteindre à une pensée non idolâtrique de Dieu, qui libère seul « Dieu » de ses guillemets en dégageant son appréhension des conditions posées par lonto-théo-logie, il faudrait donc parvenir à penser Dieu en dehors de la métaphysique pour autant que celle-ci conduise, par le blasphème (la preuve), immanquablement au crépuscule des idoles (athéisme conceptuel). Ici encore, mais au nom de quelque chose comme Dieu et non plus comme quelque chose comme lÊtre, le pas en retrait hors de la métaphysique paraît une tâche durgence, quoique non de tapage. (a) Par le concept donto-théo-logie, Heidegger met en uvre une nouvelle définition de lessence de la métaphysique ; lonto-théo-logie, par définition, ne pense jamais lêtre quen rapport avec létant et se confond avec lui. (b) Identität und Différenz, M. Heidegger Paris 1968, p.290. (c) Ibid., p. 294. (d) Ibid., p. 306. (e) Nietzsche : voir Dieu est mort in Holzwege, 1950, S. 239-240 : « Le coup le plus rude contre Dieu nest pas que Dieu soit tenu pour méconnaissable, que lexistence de Dieu soit démontrée indémontrable, mais que le Dieu tenu pour réel soit érigé en valeur suprême. Car ce coup ne provient pas de ceux qui étaient là et ne croyaient pas en Dieu, mais des croyants et de leurs théologiens, qui discourent du plus étant de tous les étants sans saviser de penser à l Être même ce qui leur ferait comprendre quun tel penser et un pareil discours sont, vus à partir de la Foi, le blasphème par excellence, une foi mêlée à la théologie de la Foi ». (f) Bossuet, Discours sur lHistoire Universelle, II, 1. Second concept de lidolâtrie
LÊtre qui fait « écran » (61) Cet « autre commencement », Heidegger lui désigne une fonction et un enjeu précis, à lencontre de la différence ontologique, et ne le grève daucun caractère problématique, à venir ou fantastique. Le « nouveau commencement », qui sastreint à penser lÊtre en tant quêtre (lÊtre comme tel), accomplit donc un pas en retrait de la philosophie : il se réalise avec Sein und Zeit ou du moins avec sa visée. Le « nouveau commencement » tout comme les « nouveaux dieux », nappartient à nul futur , il sopère devant nous et, il faut lespérer avec nous. Et ainsi, le « nouveau commencement », qui rompt avec la différence ontologique impensée, donc avec la causa sui de lonto-théo-logie, entreprend de concevoir le « dieu divin », ou du moins ne se ferme pas à cette possibilité, mieux, louvre. On conclut donc : le « nouveau commencement », en charge de lÊtre comme Être, tente dapprocher le dieu en tant que dieu. Doù la déclaration décisive, quil nous faut maintenant, avec ses harmoniques, entendre : « Ce nest quà partir de la vérité de lÊtre que se laisse penser lessence du sacré. Ce nest quà partir de lessence du sacré quest à penser lessence de la divinité. Ce nest que dans la lumière de lessence de la divinité que peut être pensé et dit ce que doit nommer le mot Dieu » [ ] lÊtre. Cest dans cette proximité ou jamais que doit se décider si le dieu et les dieux se refusent et comment ils se refusent et si la nuit demeure, si le jour du sacré se lève et comment il se lève, si dans cette aube du sacré une apparition du dieu et des dieux peut à nouveau commencer (neu beginnen) et comment. Or le sacré seul espace essentiel de la divinité qui, à son tour, accorde seule la dimension pour les dieux et le dieu, ne vient à léclat du paraître que, lorsquau préalable, et dans une longue préparation, lÊtre sest éclairci et a été expérimenté dans sa vérité » (a). Chacun de ces textes obéit à une superposition, strictement réglée, de conditions qui simpliquent et simbriquent les unes les autres. Ainsi lÊtre détermine-t-il, par léclaircie de son retrait, des étants ; lavancée des étants, que maintient intact lÊtre (das Heile), couronne à son tour les plus préservés dentre eux de la gloire du sacré (das Heilige); mais seul encore léclat du sacré peut assurer louverture de quelque chose comme un étant divin (das Göttliche) ; et toujours la vertu seule du divin peut affréter et supporter la charge détants à ce point insignes quil faille reconnaître sur leurs visages la dace des dieux (die Götter) ; enfin, seule la tribu des dieux peut ménager et garantir un séjour suffisamment divin pour que quelquun comme le Dieu du christianisme ou un autre (seule faisant vraiment question ici la prétention à lunicité) ait le loisir de se rendre manifeste. Ces conditions imbriquées se rassemblent dailleurs toutes dans le jeu de ce que ailleurs (dans létrange conférence de La Chose) Heidegger nomme le Quadriparti ou le Carré (Geviert) dont les quatre instances, la Terre et le Ciel, les mortels et le divin, sarc-boutent, donc se confirment et se repoussent, dans une immobile et tremblante tension où chacun ne doit advenir quau combat des autres, et où leurs combats mutuels ne doivent lharmonieux équilibre de leur(s) (dé-) mêlée(s) quà lÊtre qui les convoque, mobilise et maintient. Les dieux nont à y jouer que leur part, dans un Quadriparti ; comme à peine lon peut dire que Dieu suffise à tenir le rôle des dieux, encore moins pourrait-on lenvisager soustrait au Quadriparti ; ni soustrait, ni bien sûr initiateur ou maître. La « merveille des merveilles » ne consiste pas plus en lexistence de « Dieu », quen lexistence de tout autre étant, ni même en ce que dit (métaphysiquement) « existence », mais en ceci, plus simple et donc plus difficile à penser, que létant est. Lessentiel, dans la question de « lexistence de Dieu », tient moins à « Dieu » quà lexistence elle-même, donc à lÊtre. Aussi cette question apparaît-elle, à la fin, comme déplacée à la fois inconvenante et de délogée de son site propre : la vérité sur « Dieu » ne pourra jamais venir que de ce doù provient la vérité elle-même, à savoir de lÊtre, de sa constellation et de son ouverture. La question de Dieu doit admettre un préalable, ne serait-ce que sous forme dune question préalable. Au commencement et dans le principe nadvient ni Dieu, ni un dieu, ni le logos, mais ladvenue elle-même lÊtre, dune antériorité dautant moins partagée quelle départage tout le reste puisque selon et à partir delle ne reste littéralement que des étants, et rien dautre que des étants et le rien. La question même de la primauté ontique de « Dieu » ne peut se poser quau sein de cette advenue. Mais quoi de plus décisif, dans lordre de la pensée que justement, lordre des questions qui la provoquent? Nous posons donc quici encore, une seconde fois, et au-delà de lidolâtrie propre à la métaphysique, travaille une autre idolâtrie, propre à la pensée de lÊtre en tant que tel. Cette affirmation, aussi brutale quelle puisse paraître résulte pourtant directement de lantériorité, indiscutable et essentielle, de la question ontologique sur la question ontique de « Dieu ». Cette antériorité suffit à établir lidolâtrie. Nous y apporterons cependant deux confirmations, qui permettent de lier deux dentre les moments de lidole à deux décisions de Heidegger : 1/ Lidole détermine le « dieu » à partir de la visée, donc dans un regard antérieur. 2/ Dire être/Sein ne serait tout simplement pas possible si lhomme ne pouvait accéder à la dignité de Dasein ; Dasein indique ici le propre de létant humain, qui consiste en ce quen cet étant, il y a non seulement de son être (comme le répète Sein und Zeit en 1927), mais plus essentiellement , comme Heidegger le dira en 1928, de lÊtre et de sa compréhension : « Le Dasein est un étant de telle sorte quil appartienne essentiellement à sa manière dêtre (Sein-sart) elle-même de comprendre quelque chose comme Être » (b). Lantériorité ultérieurement isolée du Sein se conquiert ici concrètement par le Dasein sur lui-même ; phénomènologiquement lantériorité de lÊtre ne peut se déployer et se justifier que par lantériorité de lanalytique du Dasein. Il faut donc admettre une antériorité absolue du Dasein, comme compréhension de lÊtre sur tout étant et sur toute enquête ontique régionale Sans doute « en interprétant ontologiquement le Dasein comme être-dans-le-monde, ne décide-t-on en rien, ni positivement, ni négativement, sur la possibilité dêtre pour Dieu », mais la possibilité même de cette indécision implique un suspens ce suspens à son tour implique, dun point de vue antérieur parce quextérieur, une visée qui suspende toute position ontique ; cette visée, le Dasein lexerce, et nul terme ne saurait paraître que visé et vu par elle. Le Dasein précède la question de « Dieu » au sens même où lÊtre détermine par avance, selon les dieux, le divin, le sacré, « Dieu », sa vie et sa mort. « Dieu » visé comme tout autre étant par le Dasein sur le mode de la mise entre parenthèses, subit la première condition de possibilité dune idolâtrie. Retrouve-t-on dans le texte heideggérien, une thèse qui confonde le premier visible avec le miroir invisible ? La pensée qui pense lÊtre comme tel ne peut et ne doit appréhender que des étants, qui offrent le chemin, ou plutôt le champ dune médiation de lÊtre. Tout accès à quelque chose comme « Dieu » devra, du fait même de la visée de lÊtre comme tel, le déterminer par avance comme un étant. La précompréhension de « Dieu » comme étant va de soi, jusquà épuiser par avance « Dieu » comme question. Heidegger répète souvent que le croyant, du fait de sa certitude de foi, peut bien concevoir la question philosophique de lÊtre, mais jamais ne sy engager, retenu quil reste par sa certitude. La remarque peut, au moins se retourner : assuré de la précompréhension de tout « Dieu » possible comme étant et de sa détermination par linstance antérieure de lÊtre, Heidegger peut bien concevoir et formuler la question de Dieu (sans guillemets), mais jamais ne sy engager sérieusement. Précisément parce que davance et définitivement « Dieu » quelle que puisse être la figure future sera : « Les Dieux ne font signe que simplement parce quils sont », « Dieu est un étant qui selon son essence ne peut pas ne pas être », « létant qui ne peut pas ne pas être. Théologiquement pensé, cet étant se nomme Dieu, et sous lÊtre se tiennent encore aussi tous les dieux, pour autant quils sont et quelle que soit leur manière dêtre ». Bref « Dieu » ne devient premièrement visible comme étant, que parce quainsi il comble au moins en un sens et renvoie réflexivement (miroir invisible) à elle-même une visée qui porte dabord et décidément sur lÊtre. Autrement dit, la proposition « Dieu est un étant » apparaît elle-même comme idole, parce quelle ne fait que retourner la visée qui, par avance, décide que tout « Dieu » possible, présent ou absent dune manière ou dune autre, a à être Mais va-t-il de soi que Dieu ait à être, donc à être en tant quétant (suprême, pluriel, ou comme on voudra) pour se donner comme Dieu ? Doù vient que lÊtre est admis sans question comme le temple davance ouvert (ou fermé) à toute théophanie passée ou à venir ? Et même ne pourrait-on pas inversement soupçonner que le Temple de lÊtre, par définition et axiome de la pensée de lÊtre comme tel, ne saurait en aucun sens, ni appeler, ni admettre, ni promettre quoi que ce soit qui concerne ce quil ne faudrait même pas nommer Dieu ? Et si ce soupçon ne doit pas savérer, peut-on du moins légitimement le soulever, et doit-on sétonner quil nétonne pas plus et les croyants, et les lecteurs de Heidegger. Sans doute si « Dieu » est, est-il un étant ; mais Dieu a-t-il à lêtre ? Pour navoir pas à esquiver cette interrogation, et parce quil nous paraît incontestable que les textes dHeidegger lesquivent, nous dirons quen ce sens précis, il faut parler dune seconde idolâtrie : car quel « Dieu » admet quune visée décide de sa plus ou moins grande divinité, sinon ce « Dieu » qui résulte dun regard pieux ou blasphématoire aussi bien ?... Penser Dieu sans aucune condition, pas même celle de lÊtre, donc penser Dieu sans prétendre à linscrire ou le décrire comme un étant Par définition et par décision, Dieu, sil se doit penser, ne peut rencontrer aucun espace théorique à sa mesure, parce que sa mesure sexerce à nos yeux comme une démesure. La différence ontologique elle-même et donc aussi lÊtre deviennent trop courts (même sils sont universels, mieux, parce quils nous font un univers, parce quen eux le monde « mondanité ») pour prétendre offrir la dimension, encore moins le « séjour divin », où Dieu deviendrait pensable. De quoi la Révélation biblique semble, à sa manière, donner une confirmation, ou du moins un indice, quand elle mentionne dans le même nom, ce que lon peut (mais non pas doit) comprendre comme Sum qui sum, donc Dieu comme Être, et ce que lon doit au même instant, comprendre comme toute dénégation didentité « Je suis celui que je veux être. » LÊtre ne dit rien de Dieu que Dieu ne puisse aussitôt récuser. LÊtre, même et surtout en Exode 3,14, ne dit rien de Dieu ; ou nen dit rien de déterminant Limpensable, au contraire, pris comme tel, relève de Dieu même et le caractérise comme laura de son advenue, la gloire de son insistance, léclat de son retrait. Limpensable détermine Dieu du sceau de sa définitive indétermination pour une pensée créée et finie. Limpensable masque lécart, faille à jamais ouverte, entre Dieu et lidole, mieux : entre Dieu et la prétention de toute idolâtrie possible. Limpensable nous contraint à substituer aux guillemets idolâtriques de « Dieu », le DIEU (majuscule) que nulle marque de connaissance ne démarque. (a) Hueber den « Humanismus », Wegmarken, tr. fr. Questions III, Paris, 1966, pp. 133-134 et 114. (b) Ce texte radicalise heureusement ce que les formulations de Sein und Zeit pourraient avoir de trop retenu. Laisser Dieu se penser à partir de sa seule et pure exigence
Dieu est agapè (73) Penser DIEU (a), donc hors la différence ontologique, hors la question de lÊtre aussi bien, au risque de limpensable, indispensable, mais indépassable. Quel nom, quel concept et quel signe pourtant demeurent encore praticables ? Un seul sans doute, lamour, ou comme on voudra dire, tel que saint Jean le propose « Dieu [est] agapè » (I Jean 4,8). Pourquoi lamour ? Parce que ce terme, que Heidegger, comme dailleurs toute la métaphysique, quoique dune autre manière, maintient en état dérivé et secondaire, reste encore, paradoxalement, assez impensé pour, un jour au moins libérer la pensée de DIEU de la seconde idolâtrie. Cette tâche, immense et, en un sens, encore inentamée demande de travailler conceptuellement lamour (et donc, en retour, de travailler le concept par lamour), afin que sen déploie la pleine puissance spéculative. Nous ne saurions ici, même en esquisse, entreprendre den indiquer les linéaments. Quil suffise de marquer deux traits décisifs de lamour, et leurs promesses spéculatives. a. Lamour ne souffre pas de limpensable, ni de labsence de conditions, mais sen renforce. Car le propre de lamour consiste en ceci quil se donne ; or le don na besoin pour se donner ni quun interlocuteur le reçoive, ni quun séjour laccueille, ni quune condition lassure, ou le confirme. Ce qui veut dire, dabord, en tant quamour, DIEU peut transgresser demblée les contraintes idolâtriques ; car lidolâtrie surtout la seconde sexerce par les conditions de possibilités (lÊtre, si « Dieu » est un étant, le « séjour divin », et Dieu » dépend du divin, etc.), qui seules ménagent à « Dieu » un lieu digne de lui, et donc, si les conditions de cette dignité ne peuvent se réunir, lassignent à résidence dans la déshérence, donc lassignent à marginalité. Si, au contraire, Dieu nest pas parce quil na pas à être, mais aime, alors par définition, aucune condition ne peut plus en restreindre linitiative, lampleur et lextase. Lamour aime sans condition, du simple fait quil aime, Il aime aussi sans limite, sans restriction. Aucun refus ne rebute ni ne borne ce qui pour se donner, nattend le moindre accueil, ni nexige le moindre égard. Ce qui veut dire ensuite quen tant quinterlocuteur de lamour, lhomme na pas dabord à lui ménager un « séjour divin » à supposer que cette prétention même se puisse soutenir mais plus modestement, à ne pas sy dérober. Ainsi, même linévitable impuissance de lhomme à correspondre au destin que lui impose gratuitement lamour ne suffit-elle pas en disqualifier linitiative, ni laccomplissement. Car pour accomplir la réponse à lamour, il faut et suffit de le vouloir, puisque seule la volonté peut refuser ou recevoir ; en sorte que lhomme ne peut même pas imposer de condition, même négative, à linitiative de DIEU. Ainsi aucune visée ne vient plus décider idolâtriquement de la possibilité ou de limpossibilité dun accès à et de « Dieu ». b. Il y a plus ; penser DIEU comme agapè interdit tout autant de fixer la visée dans un premier visible, ni de la figer sur un miroir invisible. Pourquoi ? Parce que, au contraire du concept qui, par la définition même de la saisie, rassemble ce quil comprend, et qui, de ce fait, sachève presque inévitablement en une idole, lamour (même et surtout sil en vient à faire penser, à donner par surplus à penser) ne prétend pas comprendre, puisquil nentend pas prendre du tout ; il postule sa propre donation, donation où le donateur coïncide strictement avec ce don, sans aucune restriction, retenue, ni maîtrise. Ainsi lamour ne se donne quen sabandonnant, transgressant sans cesse les limites de son propre don, jusquà se transplanter hors de soi. Conséquence : ce transfert de lamour hors de lui-même, sans fin ni borne, interdit demblée la fixation sur une réponse, une représentation, une idole. Il appartient à lessence de lamour diffusivum sui de submerger, comme une lame de fond le mur dune jetée, toute délimitation, représentative ou existentielle de son flux : lamour exclut lidole, ou mieux linclut en la subvertissant. Il peut même se définir comme le mouvement dune donation qui, pour avancer sans condition, simpose une autocritique sans fin ni retenue. Car lamour ne retient rien, ni lui-même, ni sa représentation. La transcendance de lamour signifie dabord quil se transcende lui-même dans un mouvement critique où rien pas même le Néant/Rien ne peut contenir lexcès dune donation absolue absolue : défaite de tout ce qui ne sexerce point dans cet abandon même. La seconde idolâtrie ne saurait donc se dépasser quen laissant Dieu se penser à partir de sa seule et pure exigence. Pareille exigence outrepasse la limite dun concept même celui de la métaphysique en son onto-théo-logie mais aussi la limite de quelque condition que ce soit même celle de lêtre conçu dans la différence ontologique. Dieu ne peut se donner à penser sans idolâtrie quà partir de lui seul : se donner à penser comme amour, donc comme don ; se donner à penser que comme une pensée du don. Ou mieux, comme un don pour la pensée, comme un don qui se donne à penser. Mais un don, qui se donne à jamais, ne peut se penser que par une pensée qui se donne au don de penser. Une pensée qui se donne peut seule sadonner à un don pour la pensée. Mais, pour la pensée, se donner, quest-ce, sinon aimer ? (a) Mettre DIEU [en majuscules], en fait, indique et rappelle que DIEU sature notre pensée ; mieux, nentre en notre pensée quen lui imposant de se critiquer elle-même. La mise en majuscules de Dieu nous ne le faisons que parce que, dabord, Il lexerce, lui, sur notre pensée, comme son impensable. Nous ne faisons cette mise en majuscules du nom de DIEU que pour nous manifester à nous-mêmes bien sûr, que son impensable sature notre pensée dès lorigine et à jamais.
II. ENTRE IDOLE ET ICÔNE LA POSSIBILITÉ DUN REGARD QUI NAIME RIEN ET QUE RIEN NAIME (160) [Après avoir vu DIEU agapè et la double idolâtrie proférée à travers les siècles], nous nous trouvons confrontés à la recherche dune attitude où le regard ne se figerait plus en un premier (et dernier) visible [une divinité], sans pourtant encore envisagé par linvisible [DIEU], dont linitiative toujours lui échappe ; en un mot, où le regard ne verrait plus aucune idole, sans pourtant prétendre à limpossible agapè ; un regard qui ne verrait rien et ne se découvrirait pas vu un regard qui ne voit rien mais que rien naime, sans idole ni agapè. [Bref, un regard qui nous fixe entre idole et icône]. Le regard porté par Monsieur Teste et le regard dennui auquel il aboutit Lanalyse dune telle attitude présente une difficulté préjudicielle : peut-elle jamais se réaliser en fait ? De ce fait nous pourrions douter, si la fiction littéraire ne nous en avait, avec plus de vérité que la facticité nen propose, décrit ce type. Parmi les nombreux exemples accessibles, retenons le Teste esquissé par Paul Valéry, Témoin de lui-même. Aucune idole ne tient sous le regard de Teste « un peu plus grand que tout ce quil y a de visible » ; toujours ce regard voit plus loin que ce quil regarde, toujours il outrepasse son spectacle, comme en avance sur le visible parce que plus fondamentalement en avance sur lui-même Ce regard ne voit jamais ce que dautres regards, à sa place, verraient jusquà sy figer : au lieu de voir le visible, il repère immédiatement ce que ne comble point, dans lhorizon visible, le spectacle ; il voit ce qui ne soffre pas comme visible, le vide entre le visable et le visible Ce regard, à force de viser toujours plus loin que son visible, de viser « plus loin que le bout de son nez », accomplit un voyage au bout du jour. Rien aucun visible ne larrête, comme rien narrête une colonne blindée qui « fait une percée », comme rien narrête un demi qui « fait une ouverture », ou plutôt comme rien narrête au regard dans un paysage plat, ou dans un salon mondain lui aussi plat. Hors du régime de lidole, où situer le regard que porte Teste ? Sans doute ne peut-on ni le retenir dans une idole quelconque, puisque même lauto-idolâtrie « Jai fait une idole de mon esprit » renforce la question, loin de la dissoudre ; car, si mon esprit mérite de devenir centre irréfragable, il tient ce privilège de son acuité irrépressible qui déteste le monde ; mais comment le principe dun tel désastre éblouissant pourrait-il lui-même devenir ce quil rend impossible idole ? Autant lauto-idolâtrie paraissait la règle du regard idolâtre (a), autant elle apparaît maintenant insoutenable à un regard que définit sa puissance à transpercer toute idole. Aussi lalternative ne consiste-t-elle plus à décider entre une idole externe et lauto-idolâtrie, mais entre licône par excellence et la haine de soi « Je ne suis pas bête parce que toutes les fois que je me trouve bête, je me nie je me tue ». Ce qui permet au regard de Teste de transgresser tout visible sans jamais sy fixer comme en une idole la détestation lui interdit aussi de jamais rencontrer dans le monde un autre regard que le sien pour lenvisager. Aucun visage ne vient envisager Teste, donc en soutenir le regard. A force davoir les yeux trop grands ouverts, Teste ne voit plus rien, sinon limpossibilité de jamais pouvoir arrêter son regard ; comme dipe, dont Hölderlin assure quil avait un il de trop, Teste voit quà force de lucidité (mise en lumière) il détruit tout visible, au point que rien ne le fixera, qui vienne du visible ou advienne en lui. La radicalité de la détestation des idoles met en cause la possibilité dune icône, dont le regard pourrait éviter à Teste de se noyer dans sa propre évidence. Chaque idole qui seffondre marque la nécessité dune icône, mais aussi limpossibilité de ne jamais la voir du moins de ce regard-là. De ce regard instable, qui voit trop pour se laisser envisager, en suspension entre le crépuscule toujours à descendre des dernières idoles, et laurore à jamais repoussée dune icône, regard trop fixe pour ne pas donner le soupçon de sa mort Il y a lieu maintenant de demander, moins à Teste quà nous-mêmes, comment nous parvenons ainsi à tenir un regard qui ne voit pas et ne se laisse pas voir, ni idolâtrique, ni icônique ; bref, quel emploi tient ce regard à la limite. Autrement dit, lorsque nous voyons, comme Teste, avec un il de trop, sans doute ne voyons-nous rien (en fait didole), ni ne nous laissons envisager par rien (en fait dicône) ; mais ce rien, une fois encore, ne dit pas rien. Quoi donc saccomplit dans ce regard aveuglé par sa lucidité même ? Ce regard sexerce en accomplissant lennui. Ce regard dennui (b) qui voit tout comme rien soffre textuellement à notre méditation dans la phrase inaugurale du Qohélet (166) Cette attitude et cette manière de regarder est parfaitement définissable, dabord par contraposition avec dautres modes de regard (1), puis comme tel (2). 1/ Ce regard, pour disqualifier les idoles ne se confond pourtant ni avec lanéantissement, le nihilisme ou langoisse. Marquons ces trois distinctions. a) Le regard dennui, nanéantit pas, ni ne détruit, ni même ne nie. Au contraire le mouvement de détruire, précisément parce quil sagit dun mouvement, suppose une non-indifférence, que lennui a pour caractéristique de mettre entre parenthèses. Lennui na aucun intérêt en quoi que ce soit, et donc pas plus dintérêt négatif que positif Le regard dennui, en ne donnant pas son attention au moment même où il se pose sur le visible, le regard abolit le visible, le destitue de toute prétention à sériger comme premier visible (idole), lannule sans avoir à lanéantir. b) Le regard dennui ne saurait non plus se confondre avec lattitude nihiliste. Le nihilisme commence avec la dévalorisation des plus hautes valeurs ; cette dévalorisation découle elle-même de la découverte que toute valeur, même positive perd sa dignité du fait même quelle la reçoive dune évaluation étrangère, celle de la volonté (de puissance) Lennui renonce, sans aucun tragique, sans aucun « mérite » ni « courage », à lintention même dune idolâtrie quelconque. Tout comblement par le visible lui répugne ; son « effrayante pureté » sen dégoûterait, si daventure la chance non : le danger, la tentation sen présentait. Que le regard dennui ne concerne pas le nihilisme, ni ne sy exerce, lécart entre Teste et la pensée réactive le confirmerait : la pensée réactive ne se hait elle-même, ni ne hait ce qui ne se hait point, que pour se discipliner, se dresser et finalement se redresser bref paradoxalement mais inexorablement, (s)affirmer ; et ce parce que précisément, dans son fond elle reste Wille zur Macht [Volonté pour le faire], en quête daffirmation en tant quessence (fondatrice sans fondement) de létant. Teste au contraire, ne réagit pas plus quil nagit, ne nie pas plus quil naffirme ; il détache toute chose de la dignité dune idole, il se détache lui-même, sans ascèse ni effort, de sa propre affirmation, comme dune dernière impureté. Impureté du regard, comme on parle dune impureté dune pierre, qui ne devient en ce sens vraiment précieuse que par soustraction. Le regard dennui ni ne nie ni naffirme, il abandonne jusquà sabandonner lui-même, sans amour ni haine, par pure indifférence. c) Lennui ne doit pas, enfin, se confondre avec langoisse. Si lon entend par angoisse la « disposition fondamentale » qua thématisée Heidegger, on doit y lire lopération phénoménologique qui accomplit une réduction de létant dans son entier, au terme de laquelle ne demeure plus, comme une obsession menaçante, face et autour du Dasein, que le Néant/Rien Langoisse ne tient son rang de disposition fondamentale, que de la revendication quelle éprouve ainsi de la part du Néant/Rien comme Être. Langoisse inaugure un processus complexe, dont la revendication par lÊtre (Anspruch des Seins) constitue le sommet et lunique enjeu. Le recul des étants ne compte que dans la stricte mesure où il dégage lhorizon où lon voit savancer lÊtre sous espèces du Néant/Rien. Ici apparaît clairement ce qui oppose langoisse à lennui ; certes, lune et lautre partagent le retrait effrayé, mais sans anéantissement ontique des étants ; pourtant, dans ce désert, une voix clame encore un appel pour langoisse la revendication que profère silencieusement lÊtre. 2/ Lennui, au contraire, ne peut ici rien entendre, pas même le Néant/Rien. Lennui, en effet, entendu du moins en son acception essentielle reste sourd, même à ce quil entend. Sil ne se trouve pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, alors aucun sourd nentend moins que lennui. Ce quil entend, il ny prête aucune attention, aucune intention, aucune rétention Sa fonction propre consiste en effet à provoquer lindifférence à toute provocation, surtout à une provocation fine et forte, surtout à une invocation essentielle. Lennui suspend la revendication, et par excellence celle de lÊtre, parce quil na dautre office ni dautre définition que cette suspension même Lennui nentend rien, ne veut rien entendre, pas plus que son regard ne veut ni ne peut se laisser combler par un premier visible, rayonnant de la dignité dune idole indépassable. Devant le fait que létant soit, lennui ne bouge pas, ne voit pas, ne répond pas. Lennui ne souffre aucune exception à son regard crépusculaire, et létant purement là ny fait pas exception. Aucune idole devant lennui, pas même le spectacle insurpassable de létant donné. Mais comme rien de plus essentiel ne peut jamais paraître que létant donné (dass : Néant/Rien, Être), jamais non plus lennui ne se manifestera plus absolument que dans son inintérêt pour létant donné. Lennui qui ne prête aucun intérêt à létant donné, saccomplit absolument absolument ; ce qui veut dire en sabsolvant de tout lien et de toute limite. Lennui dissout, à la fin, létant donné lui-même, et se défait de ce qui donne létant donné : lÊtre qui fait jouer ici à nu la différence ontologique Lennui se retire de létant et de ses enjeux comme on se retire dune affaire, comme on retire ses fonds dune banque, comme on tire son épingle du jeu. Désormais, libre de tout, même et dabord de létant donné, lennui absolu déploie son indifférence. Proprement, désormais, rien ne fait plus de différence, y compris la différence ontologique. Létant, même vu sous la merveille quil est, ne fait pas, car lÊtre qui y parle ne parvient plus « à faire lintéressant ». Au lieu que langoisse provoque la différence, parce que lintéresse la revendication de lÊtre qui dit la différence ontologique, lennui ny voit aucune différence. Le regard dennui ne relève donc pas dune analyse existentielle commune. Il constitue une « détermination fondamentale », tout comme langoisse, mais en un sens totalement inversé ; au lieu de qualifier lhomme comme Dasein à partir de la différence ontologique, elle disqualifie la différence ontologique (par excès, non par méconnaissance), et donc déplace lhomme en partie du moins hors de son statut de Dasein. Cette indifférence affole la différence ontologique que Teste, plus que tout autre, sait inaccessible au moment même où il la mime parfaitement , mais par une manière de retrait et de défaut, quassure paradoxalement lavancée et lexcès de lucidité du regard. Au-delà de lidole (même de lultime idole que donne lÊtre/étant), en deçà de toute icône où nous envisagerait lagapè tel flotte, décidé mais en suspens, le regard dennui. Ce regard dennui que voit-il ? Il voit tout et rien, tout comme rien. Il voit tout ce qui est comme sil nétait pas (il défait létant). Lennui impose à ce quil voit, non lannihilation, mais lindifférenciation entre les statuts détant et de non-étant. Le suspens du regard dennui arrache son spectacle à lÊtre. Cet arrachement peut se dire sous le nom de vanité. De même que langoisse en renvoyant létat en général désigne le Néant/Rien comme Être, de même lennui provoque sur létant en général la vanité qui le rend indifférent à la différence ontologique. (172) Ce Qohélet (ou Ecclésiaste lun des livres de la Sagesse de lAncien testament) nous livre la sentence qui, sans doute, soutient le mieux le moment atteint par notre méditation : « Vanité des vanités et tout [est] vanité ! Quelle différence avantageuse pour lhomme pour tout le travail dont il travaille sous le soleil ? » (Qohélet,1,2,3). [Si nous recherchons la signification] de la vanité dont nous ne savons encore rien, sinon quelle résulterait du regard dennui. Et quel sens pouvons-nous présumer que de qui intervient ici, sous le nom encore indéterminé de « vanité » répond exactement à ce que provoque le regard dennui laffolement de la différence ontologique qui fait apparaitre la merveille « que létant est » ? Ce que touche la vanité en question na pas de limite : la vanité affecte « tout » ; autrement dit rien ne lui échappe , comme le dira bientôt un autre verset : « rien de nouveau sous le soleil » (Qohélet,1,9). Il faut ici noter la curieuse construction, rare selon les exégètes que lon devrait littéralement traduire par : « Rien tout nouveau, sous le soleil », autrement dit, en tenant compte de la juxtaposition des contraires, « rien de nouveau dans tout le nouveau », donc tout le nouveau et il ne cesse dintervenir au fil des jours et des ans noffre en fait aucune nouveauté. La totalité des choses doit ainsi sentendre non seulement dans lespace mais aussi dans le temps. Il sagit bien de tout, dans une sommation empiriquement impossible, mais effective aux yeux dune certaine conscience ; nous disons aux yeux du regard dennui ; strictement aux yeux du regard de lennui. Ce rassemblement de « tout » au-delà des pouvoirs de la conscience claire et commune trouve confirmation dans la formule même « vanité des vanités » qui introduit le « tout » (« tout [est] vanité) Si la totalité se trouve frappée de vanité, la vanité elle-même doit atteindre une intensité maximale ; ou plutôt, pour que « tout » tombe sous sa puissance, la vanité doit devenir absolue, sans limite ni retenue, superlative. Doù un rapprochement, difficilement esquivable : lennui peut provoquer la vanité sur la totalité comme langoisse fait surgir « létant dans sa totalité » Qohélet, [après laffirmation majeure] va passer en revue ce qui est, sans rien en excepter, mais qui ne peut pas être considéré comme un étant : la vie, la mort, le savoir, lamour, le pouvoir, les biens, les maux, etc [Mais, remarquons-le,] il ne peut échapper à lindéfinie énumération, quà partir dun point de vue autre que luniverselle et positive présence, ici et maintenant. La totalité napparaît en fait, aussi bien comme telle que comme vaine que parce quelle apparaît dabord en tant que création : « La création a été soumise à la vanité » dit saint Paul (Romains 8, 20). En tant que créé, le tout se dégage comme tout absolu. Ainsi deux totalités entrent en concurrence, lune qui interprète le monde comme étant dans sa différence à lÊtre, lautre qui aborde le monde comme vain dans son statut de création [Par ailleurs, il nous faut remarquer que] la création ne devient pensable, en un sens strict quavec lincarnation, tant le premier Adam ne se voit quà léclat que jette sur lui le second Adam. Dans le manque de cet avènement, la pensée se borne à marcher vers la limite, sans pour cela même, pouvoir la nommer : sur ce chemin, le Qohélet marque un pas décisif accéder à la création, par considération de la vanité dont le monde se marque à partir dun obscur foyer allumé hors du monde. La lumière noire de la vanité témoigne déjà quun autre soleil peut éclairer la totalité ; que cet autre soleil rende impensable toute nouveauté dans ce monde, atteste déjà que ce monde admet un en-dehors. Lautre soleil frappe dindifférence la totalité, vue comme création et non comme étant. Sous la lumière noire de la vanité, rien nimporte : le travail de lhomme ne fait plus aucune différence [Quelle différence avantageuse pour lhomme pour tout le travail dont il travaille sous le soleil ?] ; ou plutôt la différence que le travail des hommes gagne entre les choses en vue de lintérêt, ne tient plus du point de vue qui éclaire ces mêmes choses comme des créatures vaines ; lintérêt même nintéresse en rien lhomme ; il ne se sent pas plus intéressé à lintérêt, puisque la vanité rend indifférente toute différence propre au monde et interne à lui. [Quel raisonnement venons-nous de faire ? Nous avons dabord relevé lennui (disposition fondamentale) qui suspend lintérêt à lintérêt par indifférence (Quelle différence avantageuse pour lhomme pour tout le travail dont il travaille sous le soleil ?) ; nous avons constaté ensuite que lennui sexerce sur une totalité, totalité non ontique, mais en état de création (tout [est] vanité) ; nous avons enfin pu accéder à la vanité dont le redoublement superlatif étend lemprise aux dimensions du monde (Vanité des vanités). Pour avoir commencé par la fin, nous nous sommes donnés les moyens den finir par et avec le commencement. Donc de demander maintenant : quand frappe la vanité quaccomplit-elle, en fait ?]. Vanité donc et cette vanité que le Qohélet décrit, que signifie-t-elle ? De quel coup frappe-t-elle ? (177) Lennui avons-nous posé dabord nanéantit pas, ni ne réduit à néant ce quil frappe pourtant de vanité. Ne paraît-il pourtant pas que Qohélet tient pour vaines les choses précisément parce quelles disparaissent ? Mais justement il les tient pour vaines avant quelles ne disparaissent. Qohélet constate la vanité non pas de ce quil aurait perdu ou désiré en vain , mais de ce quil possède ; or il a tout, en bien solidement compté et connu, tant pour lesprit (« Jai une somme considérable de sagesse », Qohélet, 1,16), que pour la matière (« Jai satisfait tous les désirs de mes yeux, je nai refusé aucun plaisir à mon cur », Qohélet, 2,10) ; ce quil frappe de vanité consiste en cela-même quil a, donc en un bien dont il a joui et dont il continuera à jouir. Il nen déplore pas labsence, mais il le frappe de vanité en sa présence même ; la vanité vise les biens en tant même quils restent présents et possédés en pleine jouissance. Il faudrait sans doute dire que la vanité peut anéantir quoi que ce soit, justement parce quelle vise la présence des choses ; elle les frappe en leur présence, face à face, franchement, et ne pourrait sexercer sur des biens absents ou anéantis. Le regard dennui frappe de vanité la présence en tant que telle, dans la force tranquille de son étalement permanent. Qohélet pense dans la platitude en un sens inquiétant de la possession parfaite et sereine qui, dun coup, seffondre en complète vanité dun effondrement qui la laisse en place comme si de rien, nétait. Car rien na changé, rien ne survint, pas même ce rien dont on dit après langoisse, que « ce nétait rien ». Pas même le rien, strictement rien de rien. La vanité rend indifférente la différence ontologique. Elle outrepasse autant le rien que létant. Elle nanéantit pas, ni na à voir avec le rien, pas plus quavec létant présent. Nous pouvons maintenant noter que, de fait, le terme que nous rendons traditionnellement par « vanité », lhébreu hèbbèl, ne peut pas se traduire par néant, mais impose limage dune fumée dune buée, dun souffle. Une brume, tant quelle reste immobile dans latmosphère tient sous le regard comme un authentique spectacle ; au même titre quun édifice, un animal ou un arbre, elle occupe lhorizon, jusquà éventuellement linvestir au point de le fermer ; elle loffre au regard comme une réalité quelle est. Mais cette réalité, sans destruction ni annihilation peut pourtant disparaître dun souffle de vent. Disparaître ? En vérité le mot ne convient pas, puisque ce qui constitue la brume ne subira aucune destruction : les gouttelettes en suspension resteront en lair, ou demeureront sous un autre état. Ne disparaît donc aucune réalité, mais seulement un certain aspect de la réalité : la cohésion, la consistance, la compacité opaque qui, de gouttelettes minuscules et de particules infimes, érigeait une clôture de lespace. La buée, la brume, une fumée disparaissent sans destruction dès que se lève un autre vent, plus fort et violent. Un souffle le cède à un autre souffle ; souffle, ruah, esprit donc. Un souffle se dissipe quand souffle lesprit. Lesprit défait toute réalité en suspension, dissipe toute suspension qui apparaissait, avant lui et à juste titre, comme une réalité. La « vanité » ne peut donc définir quoi que ce soit, dautant que tout ce qui est, peut, comme une brume, se dissiper sous un souffle puissant. Mais tout peut-il justement ainsi se dissiper, et quel esprit ainsi souffler ? Le psalmiste avait déjà prononcé que « lhomme comme un souffle (hèbbèl), ses jours comme lombre qui se dissipe (Psaume 144,4). Sous un esprit trop violent, les jours de lhomme se dissipent, comme senvole le brin dherbe ou, si le vent vire à la tempête, larbre et même la demeure. Il faut donc admettre que, plus lesprit souffle violemment, plus létant devient lombre de lui-même, senvole et dissipe sa subsistance permanente. Lhomme, donc aussi toutes ses uvres, devant la violence de lesprit qui souffle, peut sans mourir ni sanéantir, simplement ne plus tenir lhomme soufflé par le souffle de lesprit, se laisse emporter comme sil navait pas de poids (kabhod, « gloire »). Lhomme ne pèse pas lourd : sous le souffle de lesprit, il vole en éclats, se dissipe, se défait. Tout, chez le psalmiste, devient ou peut devenir un souffle, soufflé, sans aucun poids : les ouvrages de lhomme (son travail), comme lhomme lui-même se dissipent, « comme un air léger, une vapeur » (saint Jérôme). Lhomme ne tient pas sous le vent, lhomme ne tient pas lesprit ; sa présence flotte, en suspens, dans un flux qui lui vient dailleurs : « Vous êtes en effet un souffle, qui apparaît pour peu de temps, et ensuite disparaît » (Jacques, 4,14). Lhomme apparaît et disparaît, entre en présence ou en sort, au rythme dun souffle qui le soulève ou le repose, le fait demeurer ou lemporte : sa « vanité » ne tient pas à pareille alternance (en quoi il ne sagit que de la simple contingence du fini) ; elle ne tient pas, non plus, à lextériorité radicale du souffle qui provoque lalternance (en quoi il pourrait ne sagir que dune domination) ; elle tient à ceci que lalternance absolument externe ne détruit ni nannihile, mais seulement disperse, dénoue, défait. Lesprit fait et défait, lhomme se laisse emporter au souffle de sa défaite ; ou, sil demeure, il sait le devoir à un calme venu, lui aussi, dailleurs, et donc non moins étranger. En fait, elle revient à laisser le cas (de tout) en suspens, de sorte que le regard dennui nexcède le monde quen le prenant en vue à partir du pôle Dieu (181) Non que lesprit laisse tout tomber, puisquil enlève au contraire tout, et fait tout reposer. Mais le suspens même marque toute chose de lindice de la caducité tout devient caduc. Non que tout disparaisse ou tombe, mais tout peut tomber et disparaître ; cette grande propension ne se résume pas en un moment dernier et irrémédiable ; elle sature chaque instant et chaque fibre de la permanence en présence ; la possibilité de tomber transperce le caduc même et surtout quand il ne tombe pas ; il apparaît caduc justement parce quil ne tombe pas en cet instant, alors quil le pourrait, et le devra. Sa permanence présente se sature de son abolissement : ne pas tomber, en fait, soffre à manifester, autant que pouvoir (et devoir) tomber, le suspens : la chose ne résiste à sa disparition que pour mieux marquer que la possibilité même de disparaître la définit ; le fait de demeurer ne contredit pas la possibilité de la disparition, mais seulement son effectivité ; aussi la caducité saffiche-t-elle de ce qui est pour linstant , marque-t-elle de son suspens ce qui demeure pour un temps Ce qui est, devenu caduc parce que frappé de vanité, est comme sil nétait pas : non quil ne soit pas ou plus, mais parce quil paraît indifférent dêtre ou de nêtre pas ; être ou nêtre pas, telle nest pas la question ; être ou nêtre pas, il ny a pas à choisir, précisément parce quentre les deux termes la vanité défait la différence. La « figure du monde » ne passe pas seulement ni dabord parce quapprocherait sa destruction finale ; car, outre que ce point final saccomplit, moins comme un anéantissement que comme une modification radicale (Corinthiens 15,52), il ne peut advenir quautant que, dabord, le « monde » prend une nouvelle figure, qui puisse admettre et recevoir un accomplissement. Quelle figure ? Nous lavons déjà rencontrée : elle fait du monde une « création », elle voit le monde non comme la subsistance assurée dune présence (à soi) saturée (de soi), mais comme un suspens, suspendu à ce qui outrepasse, hors espace comme hors temps, le monde. Car la vanité ne frappe la « figure du monde » que par comparaison avec un pôle qui la déporte hors delle, la désarçonne et la désempare. « Nous pouvons en effet, nous aussi dire forts bons, en soi, le ciel, la terre, la mer et toutes choses contenues dans ce petit cercle ; mais une fois comparées à Dieu, ils sont comme rien vanité des vanités, tout : vanité » (Saint Jérôme). Car, poursuit Jérôme, une petite lumière brillant dans la nuit y délivre bien toute la visibilité possible et réelle ; nul ne douterait quelle nous donne la lumière. Pourtant elle néclaire absolument que jusquau lever du soleil, dont léclat rend proprement invisible la première source lumineuse. Le soleil néteint pas la lanterne, ne la cache pas ni ne lengloutit ; simplement, il lannule : se levant dailleurs, il relève la première lumière de son office, sans combat de la lumière avec les ténèbres, mais par une lente subversion de la lumière par la lumière Ainsi le monde ne souffre-t-il vanité que par comparaison avec un autre soleil, « le soleil noir de la mélancolie » qui léclaire et envahit dun orient absolument extra-mondain, et qui, au moment même de se lever sur le monde, nen demeure pas moins extra-territorial, par un inadmissible et impensable privilège. Sur le monde se lève un regard qui lui vient dailleurs parce quil fait paraître lextérieur du monde ; le monde, à ses propres yeux, ne se connaît aucun extérieur, ni limites, ni caducité ; son extérieur napparaît que si lendroit se retourne, pour produire lenvers, que si le monde se trouve retourné vers lextérieur. Quoi donc le retournerait ainsi ? Le regard seul qui le frappe de vanité, car ce regard se pose sur le monde en étranger : regard étranger, qui rend le monde étrange, dérangé, étranger à lui-même. Ce regard dennui, le monde ne lexcède plus (ne le dépasse plus, ne lexaspère plus), au contraire, désormais, il peut excéder le monde le porter à sa limite de rupture, et loutrepasser. (184) La vanité frappe le monde dès que le monde se trouve pris en vue envisagé par un autre regard que le sien, sous le regard, impraticable à lhomme, de DIEU. Entre ce regard et le monde sinstaure la distance, écart qui unit autant quil sépare, écart dont le premier terme ne peut que comprendre lincompréhensibilité du second, écart donc qui soffre moins à concevoir ou réduire quà parcourir et habiter. Lors donc que Qohélet pose un regard dennui sur « tout » pour y découvrir un monde frappé de vanité, il voit du point de vue non du monde, mais de lextériorité du monde entre monde et DIEU. Il voit le monde non certes comme DIEU le voit, mais comme vu par DIEU comme baigné dune autre lumière, transi dextériorité, suspendu à un autre souffle. Bref, le monde en distance. Que la vanité ne frappe le monde quà son entrée en distance, cette constatation permet de concevoir trois corollaires. a) Si la vanité met en jeu le statut du monde, en le soumettant à un regard venu dailleurs, la mise en suspens ne peut toucher seulement quelques étants (comme une destruction ou la contingence) ; elle frappe par définition tout le monde, le monde comme un tout, le tout du monde. Nous pouvons même préciser : tout ce qui récuse lextériorité dun autre regard excédant le monde, à la fois reconnaît ce regard (en admettant la distance, ne fût-ce que pour la nier) et le méconnaît (en refusant de seffacer devant ce regard) ; se fermer à la distance, sans pouvoir sy soustraire, caractérise lidolâtrie, qui ne devient pleinement repérable quau moment où, déjà, un autre regard la confond, simplement parce quil la transperce. La vanité devient dabord vanité de lidole, et de la première des idoles la pensée, qui refuse de glorifier : le monde pourrait, à certaines conditions, entrevoir son extérieur (distance invisible, à parcourir), mais sil naccomplit cet excès où il sexcède lui-même, ses pensées sévanouissent aussitôt de vanité Laffolement des hommes découle donc dune situation aussi intenable que courante : leurs pensées se trouvent prises en vue par le regard invisible de DIEU, qui les voit comme créatures, et soffre à reconnaître comme créateur à glorifier comme DIEU La vanité frappe tout le monde dès que les pensées saffolent à ne pas reconnaître la distance comme telle. Laffolement consiste, en un sens, non dans laliénation, mais dans le refus de lautre : le monde saliène de son extérieur, il saliène de la distance. Il subit la vanité parce quil prétend à la solitude. b) Que la vanité ne frappe le monde que dans son entrée à distance, cela implique que le monde ne puisse de lui-même sauf à reconnaître la distance comme telle (glorifier DIEU comme DIEU) entrevoir sa propre vanité. « Quune chose aussi visible quest la vanité du monde soit si peu connue, que ce soit une chose étrange et surprenante de dire que dest une sottise de chercher les grandeurs, cela est admirable » (Pascal). Que non point ! Si la vanité ne frappe le monde que dans la distance, elle ne latteint quà partir dun seul point de vue que, par définition, le monde ne peut, comme monde, produire ni même soupçonner. Par définition, la superbe clôture du monde sur lui-même, lui ferme laccès non seulement à la distance, mais au soupçon même de sa propre vanité. En sorte que percevoir, même dun très vague soupçon, « le soleil noir de la mélancolie » qui éblouit la lumière du monde, constitue déjà une transgression du monde, une esquisse dun excès, lébauche de la distance !...Or lenjeu du Qohélet et du moment théorique quil désigne pourrait aller au-delà : puisque la vanité implique déjà dentrevoir, par un de ses pôles, la distance, elle permet dy accéder. Un indice le confirme aussitôt ; la sentence capitale, « Vanité des vanités. Tout-vanité », qui marque de caducité le monde et duplique la parole du créateur prononcée à louverture des temps sur la créature : « et Dieu vit que cela [était] bel et bon ». La même distance désigne le même monde comme vain ou comme « bel et bon », selon que le regard avise par un pôle ou lautre ; à partir du monde, sur la frange qui louvre à lexcès dune distance, le tout apparaît comme frappé de vanité ; du point de vue inaccessible de DIEU, à lextrême de la distance, le même monde peur recevoir la bénédiction qui le qualifie en sa juste dignité. c) Pareille ambivalence permet de préciser la situation doù parle Qohélet, et où il nous introduit : il ne voit le monde en suspens au souffle de la vanité, quautant qui lui-même se situe dans un suspens intenable. Le monde, sil est, et si lappréhende un regard dennui, souffre vanité, parce que le regard dennui accède à la distance sans la parcourir authentiquement ; mais seul Qohélet nous-mêmes donc éprouve lennui parce quil néprouve la distance quà la mesure de sa propre insuffisance. Pour un autre regard, qui saurait parcourir la distance celui de DIEU , lennui nintervient plus ; le regard qui peut aimer ne frappe plus de vanité, mais provoque la « bonté ». La vanité ne disqualifie le monde que pour le regard qui accède à la distance par lennui, sans performer la charité ; la vanité surgit dun regard qui excède lÊtre/étant, sans accéder encore à la charité ; qui découvre le monde étant au-delà sans le voir aimé de DIEU. Le regard de Qohélet le nôtre entre en distance sans la parcourir, frappe le monde de vanité, sans le couvrir de charité. La vanité découle de lennui de lhomme, non de lennui de DIEU ; car DIEU aime, et du regard de charité sensuit la « bonté » du regardé. Lennui désigne le suspens du seul regard humain, au-delà de lÊtre/étant, mais en deçà de la charité comme la vanité disqualifie le monde dans son être en labsence de sa requalifiction dans la charité Lit vide dun amour absent, le monde soffre désolé au regard dennui, dont limpuissance à la charité ne peut lui déverser que la vanité cet envers de charité. Ce site, entre Être et charité, se nomme mélancolie. Cest alors que peut être envisagée la possibilité dun regard, entre idole et icône, qui regarde tout sans rien voir, regard qui nest autre que celui de la mélancolie (189) Sous le regard de la mélancolie, quoi donc soffre en spectacle ? Tout le visible ; dans sa célèbre gravure titrée « Mélancholia », Dürer étale en horizon la splendeur dun paysage où se composent leau, la montagne, une ville et la forêt. Un étant animé répond à ces étants inanimés ; ici un magnifique chien, assoupi au premier plan. Ces spectacles ne captent pourtant pas le regard de la mélancolie, qui, visiblement, ne sy arrête pas comme à son premier visible. Mais Dürer suggère plus à voir : tout lart des hommes soffre au regard, avec les outils divers du menuisier, du maçon, du paysan (la meule), etc. ; et plus encore, la justice, le temps, les chiffres, les figures géométriques, jusquà selon le compas que tient la main droite la mesure et lordre intelligible. Le regard de la mélancolie ne sy arrête pas plus, ni ne les vise. Reste enfin, au-delà du sensible, des arts et des sciences, bref, du domaine fini, ce qui invite à transgresser le fini : la petite mais centrale figure dun ange (authentique, lui), juste située entre le sommet du compas et lélan dune échelle qui se perd dans le ciel, ange : ange sans doute climaque [de Jean de Climaque] au pied de léchelle qui ordonne le degré des choses et du monde, jusquà en promettre (sinon permettre) la transgression. Le regard de la mélancolie se fixerait-il sur léchelle angélique, sur lange climaque ? Que regarde pourtant ce regard, dont linsistante lourdeur creuse la gravure dun centre de gravité impérieux et écrasant ? Où donc se pose sa visée ? Peut-on imaginer quil regarde, au-delà de la gravure, par exemple le spectacle même de cette gravure ? A lévidence, non. Mais, par cette nouvelle question, nous approchons de la bonne réponse : le regard de la mélancolie ne se pose sur aucun des étants sis dans le cadre de la gravure, en sort donc ; en quelle direction ? Ni par le haut (les cieux, les anges, le divin), ni par lavant-scène (nous, le regardant), mais par le côté gauche de la gravure. Or, sur ce côté gauche souvre lazimut où, par ailleurs, les lignes de fuite des figures diverses convergent, hors de la gravure. Ce que confirme larc-en-ciel : sa partie tronquée par le cadre de la gravure appelle un prolongement strictement hors-cadre. La gravure, par son organisation même renvoie hors delle-même vers un point de fuite, quelle ne comprend pas La mélancolie frappe de vanité les étants qui lencombrent et la comblent, en regardant simplement le point de fuite étrange instance qui en constitue la visibilité sans lui-même jamais apparaître et qui, ici, échappe une seconde fois au visible en se situant hors de la gravure dont Dürer fixe, à dessein, solidement le cadre. Des étants ici-présents en fait leur totalité et tous leurs degrés , la mélancolie ne trouble ni lordonnance, ni la substance, ni les essences ; elle ny touche rien ; mieux, elle ne sy intéresse en rien, puisquelle ne sy arrête pas. Son regard les transperce seulement vers ce point à eux totalement extérieur, mais qui en gouverne la représentation visible, et qui leur manque pourtant doublement : point de fuite qui nest pas un étant, et qui, ici en eux, échappe au cadre de la gravure. Le regard de la mélancolie voit les étants dans ce par où ils ne sont pas : par la fuite de leur point de fuite, ils lui apparaissent comme nétant pas Le monde fuit, par tous ses étants, de vanité. Le monde fuit de vanité, comme létant sue lennui. Mélancolie, soleil noir : mais si Dürer fait lever un soleil encore clair comme le jour, ne fait-il pas arborer la banderole où sinscrit « melencolia » par une chauve-souris. Demi-oiseau, de nuit, pour un regard demi-angélique, et noir. Quoi donc pourrait borner lavancée de la mélancolie ? Si la mélancolie relaie laffolement [le tout de suite de lousia (d)] par lagapè, nous pouvons présumer quaussi bien la vanité quelle départit, entretient un rapport privilégié avec cette même agapè. Trois confirmations nous seront données : La première viendra du Nouveau Testament. La vanité y reconnaît souvent pour contraire lagapè. Quand la seule agapè ne préside pas au logos, celui-ci saffole, frappé de vanité. Si la vanité soppose aussi au DIEU même (Actes, 14,15), ou au Christ ressuscité (I Corinthiens, 15,17), il faut y voir confirmation de leur commune identification comme agapè (suivant I Jean, 4, 8, 16). Par quoi lon comprend que la vanité puisse aussi convenir avec lidolâtrie : lune et lautre admettent en effet un même contraire, DIEU comme agapè. La deuxième viendra de saint Thomas, lorsquil étudie la tristesse spirituelle qui sattriste non devant un mal mais précisément devant un bien pour interdire de laccomplir ; il parle daccidia, en écho avec lakédia des Pères du désert ; or, il lui donne certains caractères de la vanité pour lopposer finalement à la charité : « Cette tristesse, par quoi lon sattriste du bien spirituel qui se trouve dans lacte de chaque vertu, ne concerne pas un vice spécial particulier, mais tous les vices ; mais sattrister dun bien divin dont la charité [au contraire] se réjouit cela concerne un vice spécial qui a nom accidia » .Lennui surnaturel qui détourne le spirituel du bien le dérobe donc à la charité, qui seule, en retour, peut le rendre à son bien elle-même. La troisième, plus commune, nous vient du rapport de la vanité à lagapè. Nous parvenons en effet parfois à expérimenter que la vanité croît en proportion directe de lamour. Supposons lhypothèse dun amour réciproque autant quextrême : jaime et me découvre aimé en retour, dans les deux cas avec tout lexcès convenable. Deux pôles se définissent, dans un rapport qui polarise non seulement les deux partenaires, mais tout leur environnement ; à la limite extrême, la polarisation définirait un monde, où chaque terme se déterminerait non pour et par lui-même, mais par son rapport aux deux pôles, et à lattraction que leur mutuelle attirance exerce sur le monde. Pareille situation admet au moins deux situations : a) Si manque, à moi qui aime, ce que jaime, si donc se suspend la polarisation réciproque, même pour un instant, même pour un motif anodin, aussitôt et totalement rien de moins que tout le monde se découvre atteint de vanité Celui qui aime ne voit le monde quà travers labsence de ce quil aime, et cette absence, pour lui sans mesure, reflue sur le monde entier ; un seul manque et tout sombre dans la vanité. Car le monde, au contraire de celui quon aime, na pas disparu ; il reste bien présent, ici et maintenant ; en aucune manière la disparition de laimé ne le fait disparaître ; mais cette disparition frappe pourtant de vanité lapparition du monde La disparition de ce quon aime fait éclater une double évidence : que le monde soit noffre aucune merveille en soi , et que laimé ne soffre pas à aimer en tant quil est. A preuve que le monde qui est, nen devient pas plus aimable pour autant, au contraire, et que laimé, qui nest plus, nen devient pas moins aimable pour autant au contraire. Ce qui est, sil ne reçoit pas lamour, est comme nétant pas, alors que ce qui nest pas, si le polarise lamour, est comme sil était : lindifférence à la détermination selon la différence ontologique réapparaît au compte de lamour comme, auparavant, au compte de la divine agapè Donner le monde qui est, vain damour, pour ce qui nest pas mais relève de lamour, rien de plus raisonnable, et même davantageux. Et sans doute le pari de Pascal (c) devrait-il ainsi sentendre à partir de lhétérogénéité du troisième ordre aux deux premiers. Cette première variation sexpose pourtant à une objection : la vanité ne frappe ce qui est que pour autant que laimé, lautre pôle nest pas ; il suffirait quil soit, pour que tout létant se défasse de sa vanité ; et donc, la vanité ne se déverse pas tant faute de lamour de laimé, que, plus simplement, faute de sa présence ici et maintenant ; la vanité ressortit, en fait, à létantité de létant, non à lamour. b) Si la polarisation entre ceux qui (s) aiment atteint sa parfaite et constante réciprocité, quadvient-il du monde ? Selon lobjection, la vanité ne frappait le monde quen conséquence de labsence de létant aimé : la vanité résultait dune absence ontique. Ici, nulle absence ontique : les deux pôles de lamour sont, ici et maintenant. Que se produit-il quant au reste du monde ? En fait, il subit encore et également le coup de la vanité : en lui-même, du simple fait quil soit, souffre de vanité. Sans doute tel paysage beau entretient-il de son charme propre tel moment de lamour, comme aussi tel éclat dun tableau, tel moment dune musique, telle élégance dun habit ou dune demeure ; mais ces prestiges ne font quencadrer : si aucun amour navait fait deux leur écrin doccasion, jamais leurs grandeurs rassemblées neussent pu produire le moindre mouvement damour. Apparemment, leur beauté intrinsèque les soustrait à la vanité ; en fait, ils ny échappent quà la mesure stricte où lamour quils habillent condescend à sen revêtir un temps par pure bienveillance ? Venise ne devient belle que parce quon sy aime, et non linverse, malgré les apparences ; et dailleurs, Clichy, depuis Miller, vaut bien Venise ; la beauté des pierres et des sites relève encore de la vérité, donc de létantité devant lamour elle reçoit le coup sourd de la vanité, ou ny échappe que par pure grâce dassociation La vanité recouvre autant ce que lamour associe à son imparticipable logique que ce quexclut ce même amour. La différence ne passe aucunement entre les étants et les non-étants, ni même entre ceux que veut bien sannexer la polarisation de lamour, et les autres ; elle passe entre lamour lui-même et le monde étant lui seul. La vanité, qui suit lamour et le redouble comme son ombre, na dautre office, tant que lagapè na pas tout récapitulé sous un seul chef, que de marquer cette indifférente différence. Seul lamour na pas à être. Et DIEU aime sans lêtre. (a)Voir, Monsieur Teste, p.50 : « Il me semble que chaque mortel possède tout auprès du centre de sa machine, et en belle place parmi les instruments de la navigation de sa vie, un petit appareil dune sensibilité incroyable qui lui marque létat de lamour de soi. On y lit que lon sadmire, que lon sadore, que lon se fait horreur, que lon se raye de lexistence, et quelque vivant index, qui tremble sur le cadran secret, hésite terriblement prestement entre le zéro dêtre une bête et le maximum dêtre un dieu ». Lauto-idolâtrie achève lidolâtrie, mais en sexposant à la conséquence de sa logique, le suicide par mépris de soi. (b) Antoine Houdar de la Motte, Les Amis trop daccord, Fables, 1719.
« Cest un grand agrément que la diversité. (d) Ousia, en premier lieu, admet une acception pré-philosophique lindice de la possibilité présente : ousia indique ce qui, ici et maintenant, demeure pour être utile à , bref le bien disponible.
III. LE SITE EUCHARISTIQUE DE LA THÉOLOGIE LES TRACES ET LES MONUMENTS DE LAVÈNEMENT DU CHRIST (197) La théologie ne peut accéder à son statut authentiquement théologique que si elle ne cesse de se défaire de cette théologie. Ou encore, si elle prétend parler de Dieu ou plutôt de ce DIEU qui biffe et rature toute idole divine, sensible ou conceptuelle, si donc elle prétend parler de DIEU, en sorte que ce de sentende autant comme lorigine du discours que comme son objectif (je ne dis pas objet puisque jamais DIEU ne peut servir dobjet, surtout pas à la théologie, sauf distingué blasphème), conformément à laxiome de Pascal que seul « Dieu parle bien de Dieu » (a) ; et si enfin ce DIEU strictement inconcevable, simultanément parlant et parlé, se donne comme le Verbe donné, comme le Verbe donné jusque dans la silencieuse immédiateté de la chair abandonnée, alors rien de plus décent que cette théologie expose sa logique au contre-coup, en elle, du théos. (a) Avec en contre-épreuve ATHÉNAGORE dAthènes : « chacun jugeant ce qui concerne Dieu, non de Dieu même, mais de soi seul » (SuppliqueVII). Le Christ ne dit pas le Verbe, il se dit - Verbe Que dit en effet, la théologie la théologie chrétienne ? Car enfin ce qui distingue la théologie chrétienne de toute autre ne tient pas à une singularité de sens (aussi décisive quon voudra), mais à ce qui, précisément, autorise cette éminente singularité, à savoir la situation même faite au sens, à son énonciation, et à son référent. La théologie chrétienne parle du Christ. Or le Christ se dit le Verbe. Il ne dit pas des paroles inspirées par DIEU sur DIEU, mais il abolit en lui lécart entre le locuteur qui énonce (prophète ou scribe) et le signe (parole ou texte) ; il nabolit ce premier écart quen abolissant un second écart, plus fondamental chez nous, hommes : lécart entre le signe et le référent. Bref le Christ ne dit pas le verbe, il se dit le Verbe. Il se dit le Verbe ! Verbe parce quil se dit et se profère de fond en comble. Comme en lui coïncident mieux communient le signe, le locuteur et le référent que dissocie ailleurs irrémédiablement lexpérience humaine de langage, il mérite au contraire, de nos verbes éclatés, inspirants ou dévalués, de se dire, en majuscule, le Verbe. Dire quil se dit le Verbe, voici qui, trahit déjà que lon bégaie : car cet « il se dit » veut déjà dire le Verbe. Il se dit et rien dautre, car rien dautre ne reste à dire hors ce dire du dit, dire dudit dit par excellence, puisquétant proféré par le dit-disant. Bref le dit du Dit. Il se dit et tout est dit : tout saccomplit en ce verbe qui performe, en parlant, lénoncé que le « Verbe a planté sa tente parmi nous » (Jean I, 14), parce quil na rien dautre à faire, ici, que de [se] dire. Quil [se] dise seulement et tout saccomplit. Quil [se] dise, et tout se trouve dit. Il na quà [se] dire pour faire. Mieux, il na même rien à dire pour tout dire, puisquil incarne le dire en le disant : aussitôt dit, aussitôt fait. Et donc le Verbe, le Dit ne dit-il, finalement, rien ; il laisse parler, il laisse dire, « Jésus ne lui donna aucune réponse » (Jean 19,9 = Luc 23,9). Ainsi fait-il, en laissant dire, et dit-il en laissant faire. Ainsi soit-il : « Il dit : tout est achevé » (Jean, 19,30). Le Verbe ne [se] dit comme Verbe, ou mieux : ne [se] dit Verbe ! quen laissant dire : ce quon entendra en un double sens. Le Verbe, comme Dit de Dieu, nul homme ne peut lentendre adéquatement, en sorte que plus les hommes lentendent parler leurs propres mots, moins leur entendement saisit ce que disent pourtant clair comme le jour, les paroles dites. En retour, les hommes ne peuvent rendre au Verbe lhommage dune dénomination adéquate ; sils peuvent par grâce exceptionnelle le confesser parfois comme « Fils de Dieu », ils ne parviennent pas (ni ne parviendront jamais) à le dire comme il se dit. Le Verbe ne se dit en aucune langue, puisquil transgresse le langage même, dès lors que Verbe en chair et en os, il se donne comme indissolublement locuteur, signe et référent. Le référent, qui devient ici locuteur, même sil parle nos mots, ne sy dit pas selon notre manière de dire ; il sy profère parce quil sy expose ; et sy expose, moins comme on expose une opinion, que comme on sexpose à un danger ; il sexpose en sincarnant. Parlant ainsi nos verba, le Verbe redouble son incarnation, ou plutôt laccomplit absolument, puisque le langage nous constitue plus charnellement que notre chair. Pareille incarnation en nos verba, seul le Verbe peut lentreprendre, qui vient jusquà nous devant nos mots. Nous, qui nadvenons au contraire que dans les verba, nous ne pouvons opérer librement cette incarnation. Incarné dans nos verba, le Verbe y acquiert une nouvelle indicibilité, puisquil ne sy laisse dire que par le mouvement dincarnation pour ainsi dire antérieur aux verba, quil dit et quil laisse le dire. Toute parole qui ne parle que ce côté-ci du langage ne peut donc atteindre le référent qui, seul et seigneurialement, vient pourtant dans le langage, à notre rencontre. Devant nos paroles, le Verbe laisse dire, manifestant ainsi quil ne peut sy trouver dit, mais que, par la seigneuriale liberté de cette incarnation redoublée, il sy donne à dire. Linouï du Verbe tient à ce quil ne [se] dit quindicible (écart Verbe/verba), mais quen cet indicible même il se dit pourtant parfaitement (écart parcouru par incarnation redoublée). Le Verbe [se] dit absolument quoiquindiciblement, à moins quil ne sabsolve de lindicibilité quen la parcourant dune parfaite incarnation. Indicible, non seulement comme une note trop haute, quaucune gorge ne pourrait chanter, par défaut de parole : il ne sagit pas seulement de parole, mais surtout du signe et du sens. Indicible aussi, et non pas seulement, comme lintenable pensée de labîme, où sombre Zarathoustra, parce quelle souvre à un déferlement de divinité : car il ne sagit pas dabord dune pensée, mais dun référent en chair et en os, du Verbe dont lincarnation occupe et transgresse à la fois lordre de la parole et du sens. Aucune langue humaine ne peut dire le Dit de DIEU. Car pour le dire, il faut parler comme Lui seul parle, avec exousia (Marc 1,22, etc.) avec cette liberté souveraine, dont lascendant (sur-) naturel en impose à tous comme une toute-puissance si haute quelle na quà parler pour se faire admettre. Le Verbe se dit, il nous devient donc indicible ; habitant labile de nos babils, il y habite pourtant comme référent. Le Verbe, comme Fils du Père Le Verbe, comme Fils, reçoit du Père le mandat et linjonction (entôlê) de dire ; mais lorsquil en devient le locuteur, ce message coïncide déjà par ailleurs (ou justement : pas par ailleurs) avec ce message quéternellement accomplit lillocution paternelle en lui comme Verbe ; en sorte quil peut légitimement transférer, dans lacte même de son énonciation lincarnation non seulement le message dit par lui, mais le locuteur qui, avec et avant lui, le dit, lui, le Dit indicible, comme tel Verbum Dei. Au moment où il dit les verba du Père, il se laisse dire par le Père comme son Verbe. Ainsi le Verbe se dit comme il se donne : à partir du Père et en retour au Père. Ce transfert même désigne lEsprit. Ou plutôt lEsprit prend la parole pour désigner ce transfert du locuteur (Jésus) dans le signe (le texte de la volonté divine) comme ce dont, lui, lEsprit offre trinitairement le référent « Une voix vient du ciel : Je tai glorifié et je te glorifierai « (Jean 12,28), la voix où parle lEsprit (au baptême, Matthieu 3,16) au nom du Père (transfiguration, Marc 9,7) qui dit le Fils comme tel. Autrement dit : je tiens celui-ci pour mon préféré en qui je me profère, le proféré que, de tous les proférés, je préfère parce quil préfère me proférer moi, plutôt que lui-même. Préféré, proféré : le Verbe, Fils bien-aimé. Le Verbe se laisse dire par le Père dans lEsprit qui ne consiste en un sens, quen cela exactement comme il laisse la volonté faire la volonté du Père. Ainsi apparaît le Dit du Père : le Verbe paraît le Dit quand il apparaît comme Fils du Père. Dit du Père : le Verbe proféré par le souffle de la voix paternelle, souffle, Esprit. Sur la Croix, le Père expire autant que le Verbe puisquils expirent le même Esprit. La Trinité respire de pouvoir souffler parmi nous. Dun tel Verbe, dun tel logos (a), un discours ne devient légitime, donc possible, que sil reçoit et conserve le contrecoup de ce quil prétend atteindre. Une théologie, pour justifier sa christianité, doit se concevoir comme un logos du Logos, un verbe du Verbe, un dit du Dit où, certes, toute doctrine du langage, toute théorie du discours, toute épistémologie des savoirs doit se laisser normer par lévènement de son redoublement en une instance, majuscule, intime et antérieure On peut bien tenter (en fait on ne le peut pas) de faire des « théologies » du travail, de la non-violence, du progrès, de la classe moyenne, des jeunes, etc. où change seulement le complément de nom ; mais on ne saurait faire une « théologie du Verbe », parce que si un logos prétend précéder le Logos, ce logos blasphème le Verbe (de) DIEU. Seul le Dit qui se laisse dire par le Père peut assurer la pertinence de notre logos le concernant, en apprenant à, lui aussi, se laisser dire dire par le Verbe fait chair, indicible et silencieux. Théologie : certes logos humain où lhomme ne maîtrise pas le langage, mais doit se laisser régir par lui (Heidegger) ; mais surtout, le seul logos des hommes qui se laisse dire restant logos humain plus que jamais par le Logos. Non parler le langage des dieux ou de « Dieu », mais laisser le Verbe nous (faire) parler à la manière dont il parle de et à DIEU : « Recevez lesprit de filiation, dans lequel nous prions, abba Père ! (Romains 8,15), « Vous donc, priez ainsi : Notre Père qui es aux cieux » (Matthieu 6,9) (b) Théologie : un logos qui assure sa pertinence quant à DIEU dans la stricte mesure où il laisse se lire en lui le Logos, lui-même entendu (strictement : entendu) comme celui qui seul sait se laisser dire parfaitement par le Père ; car, pour dire DIEU, il faut dabord se laisser dire par lui, que, par cet abandon docile, notre parole parle DIEU, comme dans les verba du Verbe sonnait le Verbe indicible de son Père. Il n sagit pas, pour le « théologien », de parvenir à ce que son discours parle (bien ou mal quimporte finalement, car quelle norme en ce monde en déciderait ?) de Dieu, mais dabandonner son discours et toute initiative langagière au Verbe, pour se laisser dire par lui, comme le Verbe se laisse dire par le Père lui, et en lui, nous avec Bref, apprendre à parler notre langage avec tous les accents avec laccent du Verbe parlant. Car le Verbe en parlant nos verba, quil dit mot-à-mot, sans rien en changer (pas un iôta, Matthieu 5,18), nous prend au mot, au pied de la lettre : puisquil parle ce que nous parlons, mais avec un tout autre accent, il nous promet le défi et nous donne les moyens de le relever parler notre mot-à-mot avec son accent, laccent dun DIEU. Le théologien [se laisse] dire [par] le Verbe ou plutôt laisse le Verbe lui laisser dire le langage humain à la manière dont DIEU le dit en son Verbe. (a) Seconde personne de la Sainte Trinité, préexistant à la création du monde ; celle qui dit le Père. (b) Père constitue le premier mot que nous disions à DIEU au sens même où DIEU le dit (à DIEU, comme Fils au Père, justement) : « Or un jour, quelque part, il priait. Quand il eut fini, un de ses disciples lui demanda :Seigneur, apprends nous à prier, comme Jean la appris à ses disciples. Il leur dit : Quand vous priez, dites : Père » (Luc, 11,1-2). Père, nous ne le crions (Romains 8,15 ; Galates 4,16)) que parce que dabord le Christ le dit lui-même (Marc 14,36 ; Matthieu 11, 25 ; 26, 39 ; Luc Jean etc.) La théologie chrétienne porte sur lévènement forclos constitué par la mort et la résurrection du Christ (203) Quel est loffice du théologien et sur quoi porte la théologie chrétienne ? Sur lévènement de la mort et de la résurrection de Jésus, le Christ. Comment cet évènement, éloigné de nous par le cours du temps et léloignement documentaire, nous advient-il ? Il nous advient par une parole dite par un homme, fides ex auditu (a). Lannonce use dun texte pour dire un évènement, et cela dans tous les cas. La parole ne transmet pas le texte, mais, par le texte, lévènement. Le texte ne coïncide point avec lévènement ; ou mieux, il en consigne les traces, comme le voile de Véronique retient les traits du Christ : par rapide imposition de lévènement qui passe. Les textes évangéliques fixent littérairement les effets de sens et de mémoire sur les témoins dune irruption inimaginable, inouïe, imprévisible et en un sens invisible. Lévènement christique a laissé ses traces sur des textes, comme une explosion nucléaire laisse des brûlures et des ombres sur les murs : rayonnement insoutenable (b). Le texte nous assure un négatif de lévènement qui seul constitue loriginal. Écart que lon peut entendre comme du signe au référent. Cet écart trouve une confirmation a contrario dans deux impasses contraires de lherméneutique : 1) Ou bien dans lexégèse « scientifique », on tente de lire le texte à partir de lui-même, comme sil ne voulait rien dire de plus que ce quil dit évidemment (sens historique) ; la trivialité souvent du résultat découle de la défaillance de tout évènement autre que le texte, qui, ne portant que sur lui-même, doit se supporter lui-même. Auquel cas, le seul évènement encore possible consistera en la simple rencontre du texte par son lecteur. Doù la tentation de maîtriser scientifiquement le texte, pour y interdire toute profération de lévènement du Dit. 2) Ou bien encore, comme le texte reste si radicalement non évènementiel quaucun salut ny peut advenir, on sera tenté de lui assigner un autre évènement, non plus antérieur au texte, comme au-delà, donc inaccessible, mais postérieur, comme en-deçà, encore à venir dans lavenir du lecteur lui-même. Le signe noublie point son référent, il lattend, y tend, lannonce. Dès lors, à creuser ainsi lécart du texte à lévènement, du signe au référent, ne détruit-on pas la possibilité en général de tout discours authentiquement théologique ? La littérature, en fait de référent soit sen dispense (Emma Bovary, Werther, Swann, « nexistent pas »), soit le retrouve en chacun de ses lecteurs (Emma Bovary « cest moi », Werther « ce nest pas moi », etc.), ce qui revient au même : en tous les cas, la littérature se dispense de recourir à un évènement pour y trouver son référent. Lhistoire, en fait de référent, publie un texte aboli, ou mieux publie le texte dun référent aboli que lon vise en tant même quil reste à jamais aboli, défait. Quant à la poésie, seule elle provoque, sinon produit, son référent par un pur et simple texte : lémotion même que cause en nous la lettre ; immanent, ce référent, en un sens nen constitue pas un (c). Solitaire reste la théologie Elle prétend dire le seul toujours vivant ; elle doit donc ouvrir laccès au référent (d). Mais ce référent consiste en la mort passée et la résurrection passée de Jésus, le Christ ; la Pâque qui fut dit-on effective comme évènement passé de lhistoire, du fait même de ce fait défait, sy accomplit, sy enfouit et sy forclôt ; dun élément forclos, le texte en porte la trace, mais il ny ouvre plus aucun accès. Évènement fini, référent inaccessible, que défend la consigne de son texte. Serions-nous privés de lévènement par le signe même qui sy réfère ? Le discours théologique culminerait-il dans la répétition de lirréfutable ? Quon ne dissolve pas trop aisément, par quelque habileté, cette clôture, qui clôt le discours théologique, mais aussi le sens sur lui-même. Car tandis que, sans doute, tout autre discours peut saccommoder de la clôture du sens doù sexile le référent, le discours théologique, seul, ne le peut, qui procède dun évènement et nen annonce que linfinie répétition (e). Mais, pareil accès à lévènement échu, pareille vision et visée du référent comment y reconnaître plus que des vux pieux ? Mais un vu qui reste « pieux », justement na rien de pieux seul deviendrait pieux qui accomplirait son devoir à légard du divin , il sombre par stérilité au rang du blasphème Lévènement pascal sest accompli, laccomplissement pascal est advenu (Luc, 24,18 : Jean 19,28). Pour les disciples comme pour nous, il nappartient plus au présent. Ne reste, une fois les choses mortes, que des mots : pour nous, reste le texte du Nouveau Testament, tout comme pour les disciples ne restait que la rumeur, où déjà la chronique de la mise à mort (Luc 24,17). Quand les disciples interprétèrent ce que lon dit de lévènement, leur interprétation correcte ne peut atteindre quun sens le sens dun évènement révolu, dont la contemporanéité visible ne leur devient pas même envisageable : « leurs yeux étaient retenus de la reconnaître » (Luc 24,16). Lherméneutique que nous pouvons mener de ce côté-ci du texte, il advient nouvel évènement, qui monnaye lévènement pascal que le référent en personne la redouble, achève et disqualifie par une autre herméneutique qui, pour ainsi dire, contourne son texte, dau-delà passe en-deçà. Le référent sy interprète lui-même comme ne référant quà lui-même : « et Jésus lui-même (autos) sapprochant fit route avec eux ( ) et lui-même (autos) leur dit : ô inintelligents et curs lents à croire tout ce quont dit les prophètes ! Le Christ ne devait-il pas souffrir toutes ces choses pour entrer dans sa gloire ? Et, en commençant depuis Moïse et tous les prophètes, il leur fit tout au long lherméneutique, dans toutes les Écritures, de ce qui le concernait (Luc 24,15, 25-27) Il peut viser le référent puisquil lassure ; celui quaucun texte ne peut dire, parce quil demeure hors-texte, le référent (Verbe indicible), transgresse le texte pour nous linterpréter, en interprète autorisé par sa pleine autorité (exousia) : expliquant moins le texte que sexpliquant avec lui, il le traverse de part en part, tantôt lecteur, tantôt référent, disant et dit ; bref, il sy dit strictement. Doù un premier principe pour le théologien : certes, il procède à une herméneutique du texte biblique qui ne vise pas le texte, mais, à travers le texte, lévènement, le référent. Le texte noffre pas loriginal de la foi, parce quil nen constitue pas lorigine. Seul le Verbe peut donner une interprétation autorisée des verba (écrits ou dits) le concernant. Donc le théologien humain ne commence à mériter son nom que sil imite « le théologien supérieur à lui, notre Sauveur », en transgressant le texte par le texte, jusquau Verbe. Sinon le texte devient obstacle à la compréhension du Verbe : ainsi pour les disciples, lAncien Testament, ainsi pour nous, le Nouveau. Pareille transgression, quopère en personne le Verbe à Emmaüs, offre pourtant lunique possibilité non dune lecture spirituelle mais dune lecture tout court des écritures, voire lunique accès à une parole originaire : « Il est ôté le voile [sc. des prophéties], dès lors que tu transites jusquau Seigneur ; ainsi est ôtée la non-sagesse (insapientia), quand tu transites jusquau Seigneur, et ce qui était de leau devient du vin. Lis-tu les livres des prophètes sans entendre le Christ, quoi de plus insipide et de plus extravagant ? Mais si tu y entends le Christ, non seulement tu savoures ce que tu lis, mais tu ty enivres, enlevant ton esprit hors de ton corps, pour oubliant ce qui est derrière toi, ne plus tendre que vers ce qui est devant (Philippiens 3,13). » Secondement pour le théologien, même et surtout dans lherméneutique du texte biblique, il faut sappuyer « moins sur la littéralité de la lettre, que sur la puissance du Seigneur et sa justice, à lui seul ». Quon nous comprenne bien : il ne sagit justement pas ici déloge du fondamentalisme (qui tient à la lettre), ni dune fantaisie faussement « spirituelle » mais de ce principe : le texte résulte, en nos verba qui ly consignent, de lévènement primordial du Verbe parmi nous ; la simple compréhension du texte office du théologien exige infiniment plus que sa lecture aussi informée quon voudra ; elle exige laccès du Verbe à travers le texte. Lire le texte du point de vue où il a été écrit : du point de vue du Verbe. Cette exigence, aussi intenable quelle paraisse et quelle le reste), ne peut séviter. À preuve : tant que le Verbe ne vient pas en personne interpréter aux disciples les textes des prophètes et même la chronique des choses vues à Jérusalem (logoï, Luc 24,17), ce double texte reste inintelligible strictement, ils ny comprennent rien (anoetoi, Luc 24,25), ils ne voient pas lévidence (Luc 24,17). Il faut, au théologien, transir (f) son texte jusquau Verbe, linterprétant du point de vue du Verbe. (a) (Romains, 10,14). Il faut écouter ici R. Bultmann : « La révélation nest pas une illumination, un moyen de connaître, mais un évènement ( ) La révélation doit donc être un évènement qui nous atteint directement et qui saccomplit en nous-mêmes, et le verbe, le fait de devenir lannonce, lui apparaît aussi. La prédication même est la révélation. » (b) Il faudrait ainsi parler dune manière de Saint Suaire textuel ou, en un autre sens, de voile de Véronique littéraire : limpression faite par la gloire paradoxalement visible de DIEU sur un linceul de mots inertes, de lettres mortes. (c) Il sagit donc pour une fois en un sens strict, dun évènement littéraire ; un évènement provoque des effets (une émotion), laisse des traces, impose des monuments sous la figure de textes (les archétypes). Non que les textes eux-mêmes fassent lévènement (au sens de lhabituel évènement de la rentrée), mais inversement où, précisément, ils ne font pas lévènement puisque lévènement seul les fait. (d) Cet écart même entre texte et évènement, loin de nous éloigner à jamais de lévènement pascal (Bultman et alii), nous marque au contraire quil sagit bien avec Pâques, dun évènement et non dun effet de sens ou dun jeu dinterprétation et que seule la répétition plénière de cet évènement par un autre/le même nous ouvre les textes : droit à leucharistie. (e) Sur les différentes acceptions de la clôture du sens et leurs implications théologiques, voir lensemble des travaux publiés de M. Costantini, et principalement à « Celui que nous nommons le Verbe », Résurrection, 36, Paris 1971 ; « La Bible nest pas un texte », Revue catholique internationale Communio, 1/7, Paris, 1976. (f) du latin transire : aller au-delà. Cest alors quintervient une brusque transition de lherméneutique à lEucharistie, là où sopère la reconnaissance (210) Serait-il dit que même après lherméneutique auto-référentielle des textes par le Verbe, nous devrions nous aussi rester comme les disciples, aveugles, inintelligents ? Que cette herméneutique absolue se réalise ou non, que nous soyons en chemin vers Emmaüs ou en route vers la fin du second millénaire, cela finalement importe peu : aucune herméneutique ne saurait ouvrir des yeux à lexégèse du Père (Jean 1, 18). Cette objection met sur la voie dune remarque : curieusement le texte de Luc 24, qui pourtant avertit que le Christ « fit lherméneutique du texte », ne nous en rapporte pas largument, ni a fortiori les développements. Oubli ? Cette hypothèse ne saurait tenir, puisque tout le récit vise à présent une herméneutique qui rende le Verbe visible dans le texte biblique. Comment comprendre ? Une herméneutique absolue sannonce, et non seulement elle ne révèle rien, mais elle brille par son absence ; à peine nommée, elle disparaît au profit du moment eucharistique (Luc 24, 28-33). Pareille transition brusque de lherméneutique à leucharistie navoue-t-elle pas limpossibilité de la première ? Sans doute, mais la leçon dherméneutique napparaît tronquée, voire absente que si on la tient pour différente de la célébration eucharistique où sopère la reconnaissance ; car aussitôt après la fraction du pain, non seulement les disciples le « reconnurent » et enfin « leurs yeux souvrirent » (Luc 24,31), mais surtout lherméneutique traversa le texte jusquau référent : « et ils se dirent le cur ne nous brûlait-il pas en nous, lorsquil nous parlait en chemin , lorsquil nous ouvrait [nous faisait communiquer avec le texte des Écritures » (Luc 24,32). LEucharistie accomplit, comme son moment central lherméneutique, (elle intervient au v. 30, à mi-chemin des deux mentions des Écritures, v.27 et v.32). Elle seule fait traverser le texte jusquà sin référent, reconnu comme Verbe non textuel des verba. Pourquoi ? Nous le savons : parce que le Verbe interprète en personne. Oui, mais où ? Non dabord où le Verbe parle des Écritures, sur le texte (v.27-28), mais au moment où il profère la parole indicible, absolument filiale au Père « prenant le pain, il rendit grâce » (v.30). Le Verbe intervient en personne dans lEucharistie (en personne, parce qualors seulement il manifeste et performe sa filiation), mais pour accomplir ainsi lherméneutique. LEucharistie seule achève lherméneutique ; lherméneutique culmine dans lEucharistie ; lune assure à lautre sa condition de possibilité : lintervention en personne du référent du texte comme centre de son sens, du Verbe, hors des verba, pour se les réapproprier comme « ce qui le concerne (v.27). Si le Verbe nintervient en personne quau moment eucharistique, lherméneutique (donc la théologie fondamentale) naura lieu, naura son lieu que dans leucharistie. Le premier principe (il faut au théologien transir le texte jusquau Verbe, en linterprétant du point de vue du Verbe), trouve ici son assise et la norme qui lui évite le délire ; le théologien trouve dans leucharistie son lieu, parce que leucharistie elle-même soffre comme lieu pour une herméneutique. Soffre comme lieu au moment même de sa reconnaissance par les disciples, le Verbe en chair disparaît : « car il est utile pour vous que je parte » (Jean, 16,7). Pour quoi ? Pour que le Verbe reconnu en esprit, reconnu par et selon lEsprit, devienne le site où puissent habiter ceux qui vivent selon cet Esprit, le sien reçu du Père Le Verbe ne disparaît pas tant à leur vue, queux-mêmes ne disparaissent comme individus aveuglés, empiriquement vagabonds sur des chemins qui ne mènent nulle part. Ils entrent dans le lieu du Verbe, et maintenant, comme lui, ils montent à Jérusalem (Luc 24,33 Matthieu 16,4). Ce lieu en Christ dans le Verbe souvre pour une herméneutique absolue, une théologie. Car les deux disciples ne remontent à Jérusalem que pour dire lherméneutique eucharistique quils viennent déprouver, et la faire approuver : « eux-mêmes racontèrent [firent lexégèse], les choses passées sur le chemin et comment il se fit reconnaître deux par la fraction du pain » (Luc 24,34). « Alors quils disaient ces choses, lui-même se tint au milieu deux » (Luc 24,37) pour donner lEsprit et se redire comme Verbe absolu : « Cest moi », mais aussi « Je suis moi, ego eimi autos » (Luc 24, 38-39). Le cercle se clôt : lherméneutique suppose que les disciples occupent le site eucharistique du Verbe, mais leur herméneutique, en retour, transite tout texte et toute parole, à nouveau, le référent absolu (« Je suis » v. 39 Jean 8, 24 et 58 = Exode 3,14). Ce site herméneutique de la théologie, lassemblée chrétienne qui célèbre leucharistie le reproduit sans trêve. Dabord le texte : les prophètes, la loi, les écrits, tout lAncien Testament (comme en Luc 24,27), puis les logia du Christ (comme en Luc 24,17 : déployés en v. 18-24, par une manière de kérygme hypothétique hypothéqué par la mort). On le lit devant lassemblée qui, théologienne en négatif, demande quon lui fasse comprendre non les verba, mais le Verbe. Puis lherméneutique : le prêtre qui préside à leucharistie commence par « faire lherméneutique » (comme en Luc 24,27) des textes, sans que la communauté ne distingue encore en lui le Verbe en personne (comme les disciples) ; lherméneutique quopère verbalement lhomélie dès lors mode littéraire par excellence du discours théologique doit saccomplir dans le rite eucharistique où le Verbe visiblement absent, se fait reconnaître à la fraction du pain, qualifie le prêtre comme sa personne et sassimile ceux qui lassimilent Herméneutique du texte par la communauté certes, grâce au service du théologien, mais à condition que la communauté se laisse elle-même interpréter par le Verbe et assimiler au lieu où linterprétation théologique se peut exercer, grâce au service liturgique du théologien par excellence, lévêque. (214) Ce dispositif ternaire, que lon pourrait développer et confirmer en maintes suites, impose directement au moins quatre conséquences ? Deux concernent le théologien, et deux autres, la théologie. Le dispositif ternaire du verbe, du théologien et de son service liturgique A. Ses conséquences, pour le théologien 1/ Première conséquence : si leucharistie, du point de vue du Verbe offre le seul site correct où le Verbe se dit en personne dans la bénédiction, si enfin seul le célébrant reçoit autorité pour transir les verba jusquau Verbe, parce que lui seul se trouve investi de la persona Christi, alors il faut en conclure que seul lévêque mérite, au sens plein, le titre de théologien. Cette proposition peut paraître paradoxale, mais au risque de simplifier, il faut y insister : lenseignement de la Parole caractérise les apôtres (donc aussi ceux qui se succèdent en leur site) au même titre que la présidence de leucharistie, lherméneutique natteint pas le site théologique : le Verbe en personne. Sans doute la fonction de lherméneutique théologique peut-elle se déléguer, mais au même sens où lévêque délègue au simple prêtre la fonction de présider à leucharistie. Et de même quun prêtre qui rompt la communion avec lévêque ne peut plus introduire dans la communion ecclésiale, de même un enseignant qui parle, sans, voire contre, le Symbole des apôtres, sans, voire contre son évêque, ne peut-il absolument plus porter son discours sur un site authentiquement théologique. Dans cette optique, on ne peut éviter de considérer comme au moins très problématique tout essai de constituer la théologie comme science ; outre que le statut de science en fait une théologie, outre que la rigueur démonstrative na sans doute guère plus de pertinence ici quen philosophie, cette mutation épistémologique provoque, ou exige, le relâchement du lien de délégation entre lévêque, théologien par excellence, et son adjoint enseignant, lequel, toujours et naturellement porté à postuler son indépendance, trouve dès lors une possible justification pour cette illusion ; car, se détacher de lévêque noffre pas un « objet » enfin neutre à la science théologique », mais supprime le site eucharistique de lherméneutique Le redressement du discours théologique ne pourra résulter que dune restauration du lien de délégation de lévêque à lenseignant qui savant herméneute ne constitue quun cas particulier de charismes qui ne valent rien, sauf rapportés à la charité et à lédification de la communauté (1 Corinthiens 14, passim). Lenseignement théologien ne se justifie que sil sert à la charité. Sinon, il fait mourir. Mais, plus lenseignant sinscrit dans le rite eucharistique quouvre lévêque, plus il peut devenir théologien. 2/ Inversement, et cest la seconde conséquence : si le théologien ne peut ni ne doit vouloir accéder à un statut « scientifique », il ne peut, lui-même, que devenir un saint. La sainteté redouble existentiellement lexigence institutionnelle dun lien à lévêque : il sagit, dans les deux cas, du même accès au site eucharistique de lherméneutique théologique. Quon ne sy trompe pas : lexigence de sainteté ne relève pas plus de lédification pieuse que lexigence dune délégation épiscopale nimpose une limite à la liberté de penser Comme lenseignant devient théologien en étant dans le texte le référent, il doit avoir du référent une compréhension anticipée faute de quoi il ne pourra en répéter les effets de sens dans le texte. Les exégètes ou les théologiens ne manquent pas, qui commettent des contresens massifs sur les textes (bibliques ou patristiques), non par défaut de savoir, mais par ignorance de ce dont il sagit, de la chose même. Celui qui na jamais connu la passion pour analyser exactement une scène de Racine ou de Stendhal, il ne peut la comprendre du point de vue de son auteur a fortiori le Cantique des Cantiques, ou bien Osée (dont bien des commentateurs paraissent manquer même de sens historique Celui qui prétend transir le texte jusquau Verbe doit savoir de quoi il parle : savoir par expérience la charité, bref, « avoir appris de ce quil a pâti » (Hébreux 5,8) comme le Christ ; ainsi, selon Denys le Mystique, le divin Hiérophée : « soit quil les ait reçues daprès des saint théologiens, soit quil les ait considérées au terme dune enquête scientifique des logia [textes des Ecritures] au prix dun long entraînement et exercice, soit enfin quil ait été initié par une inspiration plus divine, il na appris des choses de Dieu que ce quil en pâti, et par cette compassion mystique envers elles, il fut conduit à la perfection de lunion et de la loi mystiques, qui, si lon peut dire, ne senseignent pas » Le référent ne senseigne pas, puisquil se rencontre par lunion mystique. Et pourtant, il faut parler de lui. Avec cette expérience mystique il ny va pas dabord de la moralité ou des vertus privées des théologiens, mais surtout de sa compétence acquise en matière de charité, bref de connaître le Verbe, non verbalement, mais en chair et eucharistie. Seul le saint, en théologie, sait de quoi il parle, seul celui quun évêque délègue sait doù il parle. Pour le reste, il ne sagit que de vision, dintelligence, de travail et de talent, comme ailleurs, banalement. B. Ses conséquences, pour la théologie (218) Pour la théologie, comme il a été dit, deux conséquences à nouveau simposent : 1/ La théologie eucharistique, la seule possible, sexerce à parcourir lécart du texte (signes) au référent, des verba au Verbe. Dans cet écart, le Verbe indicible sature dabsolu chacun des signes de son texte : labsolu du référent rejaillit pour ainsi dire sur le plus trivial des signes dont chacun prend un sens spirituel. Le texte, où se fixe en signes verbaux leffet de sens du Verbe, en consigne lincommensurabilité : les Ecritures aussi dépassent les limites du monde (Jean 19,30 = 21,35). Le texte échappe à la propriété de ses producteurs littéraires pour se laisser pour ainsi dire aspirer par le Verbe : ou plutôt, il en prend lempreinte « objective » au même titre que les disciples reçoivent, du Verbe une figure objective : lapostolicité. Car le texte lui aussi devient apostolique, envoyé par lui-même, pour aller là où il ne voulait aller La théologie peut ainsi progresser à condition que le Verbe et son texte apparaissent bien comme donnés une fois pour toutes : le déploiement historiquement indéfini des herméneutiques eucharistiques suppose, indépassable et unique, la révélation transtextuelle du Verbe. En effet, en quoi consiste la production dune nouvelle théologie ? En une nouvelle manière de reconduire au Verbe certains verba des Ecritures, interprétation rendue possible, plus encore que par le talent dun esprit, par le travail de lEsprit qui dispose une communauté eucharistique dans une position où elle reproduit telle ou telle disposition du Verbe-référent, et sidentifie au Verbe, interprété sous ce rapport. Coïncidant avec une nouvelle persona, la communauté (donc aussi le théologien qui y double lévêque) réalise une nouvelle dimension de lévènement originel, donc accomplit une nouvelle herméneutique de certains verba, bref signe une « nouvelle » théologie. Cette fécondité sans fin dépend de la puissance de lEsprit qui suscite les attitudes eucharistiques (donc : pas de progrès de la théologie sans approfondissement du geste eucharistique, ce que confirment les faits). Une théologie se célèbre avant que de sécrire parce que « avant toutes choses et particulièrement avant la théologie, comme le dit Denys le Mystique, il faut commencer par la prière ». Pour donner une herméneutique « infinie » du teste (infini) en vue du Verbe (infini) , se mobilisent une infinité de situations vis-à-vis du point de vue du Verbe, donc une infinité deucharisties, célébrées par une infinité de communautés différentes, dont chacune reconduit au Verbe une parcelle des verba, à la mesure exacte de ce queucharistiquement elles répètent et accueillent chacune du Verbe en personne Le bavardage théologique souvent, comme le bricolage liturgique, atteste moins la créativité que l(impuissance à performer la répétition originelle la réintégration au centre , la récapitulation de lunique chef le Christ » (Ephésiens, 1,10). Cependant, le temps se dispense avec patience, pour que notre eucharistie interprète sans trêve ni retard les verba en vue, et à partir du Verbe jusquà ce quil revienne. 2/ Seconde et ultime conséquence. La fonction théologique ne fait pas exception, dans lEglise, à la donne initiale de sa fondation : « Ma été donnée toute exousia [luniversalité] au ciel et sur la terre. Allez enseignant toutes les nations ( ), enseignez-leur à garder tout ce que je vous ai enjoint ; et voici que moi, je suis avec vous tous les jours jusquà la fin du tems (Matthieu 28,18-20). Tout se trouve donné à lEglise (espace : les nations ; temps : les jours) pour quelle le rende (faire garder les commandements) au Verbe, parce quil a déjà tout reçu (exousia) du Père ; en théologie il ne sagit, pas plus quailleurs, de travailler à un achèvement encire à venir : lachèvement pour lEglise, saccomplit définitivement à Pâque, donc à lorigine (Jean 19,28 = 13,1). Parler de progrès, de recherche, de découverte en théologie, ou bien ne veut rien dire de précis, ou bien trahit une méconnaissance radicale du statut eucharistique de la théologie, ou bien enfin doit sentendre en un sens détourné : non que la théologie progresse en produisant un nouveau teste, comme tout autre discours, mais au sens où la théologie progresse eucharistiquement dans une communauté, qui accomplit sa propre reconduction, à travers le texte, au Verbe. Bref, la théologie ne peut viser dautre progrès que sa propre conversion au Verbe, le théologien devenant évêque ou bien lun des pauvres fidèles, dans la commune eucharistie. Une fois tout donné, il reste à le dire, dans lattente que le Dit lui-même revienne le dire. Ainsi entendu, le progrès théologique indiquerait moins un tâtonnement indéterminé, ambigu et stérile, que le déploiement absolument infini des possibilités déjà réalisées dans le Verbe, mais non encore en nous et nos paroles, bref linfinie liberté du Verbe en nos verba, et réciproquement. Nous sommes infiniment libres en théologie : nous trouvons tout déjà donné, acquis, disponible. Il ne reste quà comprendre, dire et célébrer. Tant de liberté nous effraie, à juste titre.
ÉPILOGUE LA PRÉSENCE ET LE DON (225) Le sacrement qui achève ce que visent tous les autres en nous assimilant corporellement au Christ, le sacrement qui mène à son terme le plus évidemment paradoxal la logique de lincarnation, le sacrement qui rassemble visiblement les hommes pour en « faire lÉglise », devient comme le lieu obligé où toute tentative théologique un peu consistante doit venir à la fin séprouver. LEucharistie devient ainsi le test de toute de toute systématisation théologique, parce quà tout rassembler, elle lance le plus grand défi à la pensée. Quaurait-on donc à expliquer ? Sans doute quelque chose comme rendre raison dun mystère de charité à partir dun ensemble préalable de raisons, supposées à leur tour fondées en raison, donc sur la raison même. Lexplication, même théologique, semble toujours finir en une « physique eucharistique », quand bien même on substituerait à physique, par exemple la théorie des symboles (la sémiotique), cest-à-dire par une tentative pour résorber le mystère eucharistique de charité dans un système conceptuel rationnel. Quelle pertinence reconnaître à une telle entreprise qui, pour « expliquer » tenterait, volontairement ou non, de considérer comme allant de soi léquivalence entre le don que fait le Christ fait de son propre corps et une transmutation conceptuellement retracée ? Un don, et celui-ci par excellence, ne requiert pas dabord quon lexplique, mais bien quon le reçoive. Lempressement à expliquer ne révèle-t-il pas aussi une incapacité à recevoir, et donc la perte dun réflexe théologique primordial ? Instructive néanmoins, cette entreprise dexplication, car elle incite de prendre bien en vue les conditions auxquelles cet effort ne restera pas vain. LEucharistie, en effet, exige de qui laborde une autocritique conceptuelle radicale, et lui impose de renouveler ses normes de pensée. Jean-Luc Marion tente ici de le montrer, à propos du cas précis et fondamental : lapplication à lEucharistie du concept de « présence ». (231) On peut, en effet, sinterroger humainement sur linstance qui détermine les nouvelles significations et finalités de ce sacrement. Sagit-il encore du Christ, le prêtre in persona Christi (a), qui donne à la communauté les nouvelles significations et finalités du pain et du vin, précisément parce que la communauté ne les produit pas, nen dispose pas, ni ne les performe ; alors ce don sera accueilli comme tel par une communauté qui, le recevant, sen trouvera nourrie et rassemblée. Sagit-il, au contraire, de la communauté à laquelle il revient, à partir des significations et finalités (« valeurs évangéliques », « valeurs humaines », etc.) dont les expériences (« luttes », « cheminements », « recherches », etc.) lont enrichie, dinstaurer la nouveauté liturgique du pain et du vin. Parmi ces significations, finalités, « Dieu » reconnaîtra les siennes ! Mais il se contentera de les y reconnaître, loin de prendre « den-haut » linitiative de (se) consacrer en une chose distincte de la communauté. Pain et vin deviendront les médiations, moins de la présence de DIEU dans la communauté, que de la prise de conscience de « Dieu » et delle-même dune communauté qui « cherche le visâge, le visâge du Seigneur ». Et justement, au moment de communier, la communauté le cherche toujours, et nen a rien trouvé de plus que ce que sa conscience collective, à un moment donné du « cheminement » a pu en conquérir (b). La présence ne se mesure plus à la démesure dun don irréductiblement autre. Sans doute demeure une présence irréductible du Christ, mais elle se déplace de la chose à la communauté : « Il faut passer de Jésus présent dans lhostie à un peuple dont laction eucharistique manifeste sous forme sacramentelle, la réalité ». Si lon sarrête à cette dernière instance comme source des nouvelles significations et finalités, il subsiste le cur dun mystère, cest que la communion avec Dieu passe par la communion des hommes entre eux. Cest pour cela que le signe de la communion avec Dieu est le partage entre les hommes Il ne faut pas oublier que lEucharistie, cest avant tout un repas dont le partage est le signe de la communion de ceux qui y participent. Et la communion de ceux qui la partagent est à son tour le signe de la communion avec Dieu. Cest comme un ricochet : il y a une réalité qui est un signe de quelque chose qui, à son tour, est le signe de quelque chose dautre (c). On remarque aussitôt un point capital. La théologie de la transsubstantiation a beau avoir perdu sa légitimité, et, avec elle, la présence réelle, la notion même de présence demeure à luvre. Elle se détache seulement de la « chose » eucharistique (présence réelle) à la communauté ; ou, plus exactement la conscience du moi collectif se substitue à la concentration du présent « de Dieu » sous les espèces dune chose. Il y a plus, cette substitution ne marque pas tant une équivalence de la présence, ou dans la présence, quelle naccentue le rôle du présent dans lunique horizon pour le don eucharistique : la présence, quaucune chose ne vient ici rendre réelle, ne demeure plus distincte de la conscience collective, mais coïncide strictement avec elle, donc aussi longtemps que, dans cette conscience perdure la présence. Ou encore : la présence ne vaut quau présent, et au présent de la conscience communautaire. La présence cessant de sappuyer sur une chose (une res) dépend dès lors tout entière de la conscience quen prend, ici et maintenant, la communion communautaire. (237) En prenant conscience de la chose où prend corps la présence eucharistique, la communauté croyante ne prend pas conscience delle-même (e), mais dun autre, de lAutre par excellence. En effet, la conscience communautaire, si elle réalise ce qui lanime, devient la seule véritable présence « réelle », sans quaucune chose ne doive plus médiatiser son rapport à la présence eucharistique. Alors la conscience se prétend immédiatement la présence du Christ : lidole ne tient plus à une représentation quelconque, mais à la conscience représentative de soi. Ainsi sabolit tout écart entre la conscience de soi et la conscience/connaissance du Christ parmi nous, entre la révélation et la manifestation. Labsence dun objet représenté nélimine donc pas lidolâtrie, mais instaure la prise de conscience immédiate, de la présence eucharistique comme lidole indépassable. Ce que lhostie consacrée impose, ou plutôt permet, cest lextériorité irréductible du présent que le Christ nous fait de lui-même dans cette chose qui lui devient corps sacramentel. Que le fait même de cette extériorité, loin dinterdire lintimité la rende possible en lui évitant de sombrer dans lidolâtrie ne peuvent le méconnaître que ceux qui ne veulent pas souvrir à la distance. Seule la distance, en maintenant un écart distinct des termes (des personnes), rend possible la communion, et médiatise immédiatement la relation. Ici encore, entre lidole et la distance, il faut choisir.
(a) In persona christi, v. Jean-Paul II, Dominicae Cenae, II, 8 : « Le prêtre offre le saint sacrifice in persona Christi, ce qui veut dire davantage que au nom ou à la place du Christ. In persona : cest-à-dire dans lidentification spécifique, sacramentelle, au grand prêtre de lAlliance éternelle, qui est lauteur et le sujet principal de son propre sacrifice, dans lequel il ne peut être remplacé par personne ». (b) On comprend alors pourquoi il devenait inévitable de célébrer des eucharisties sous condition : lunanimité de la communauté nest plus ici un fruit de la communion, mais comme conscience collective de soi, sa condition. Toutes les « communautés de base » schismatiques, dun bord ou de lautre, ont ce trait commun : la célébration eucharistique reflète dabord la détermination du groupe, elle se célèbre contre un adversaire. Le prurit politique ne pourrit pas tant certaines eucharisties que, au contraire, une théorie faussée de lEucharistie ne livre ces communautés au prurit politique. (c) Voir C. DUQUOC : « La notion de présence risque dévacuer le substrat humain en lequel elle se réalise : le repas ou le pain partagé », dans Revue des Sciences philosophiques et théologiques, Paris 1969/3. Mais justement : a) Sagit-il dun substrat humain ? Ne sagit-il pas, plus encore que du repas ou du pain partagé, du don du Christ, libre et indépendant de nos substrats ? b) Sagit-il dailleurs dun substrat ? Présence et substrat (hupokeimenon) ne coïncident-ils pas, parfois même chez Aristote, en sorte que de lun à lautre, il ny a aucune progression, mais bien stricte équivalence ? (d) La singularité de la contingence historique de Jésus disparaît aussi aisément que devient caduque le moment concret de toute consécration ici et maintenant. (e) Dans les anciens temps, lunion de la communauté avec elle-même lui était signifiée par la distribution du pain bénit avant même la consécration, ne pouvant ainsi ni remplacer ni concurrencer le don eucharistique la conversio realis du Pain et du Vin.
Date de création : 21/03/2011 @ 11:31 Réactions à cet article
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