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Sociologie - Le lien social (2)



LE LIEN SOCIAL (2)
 

Extraits de « Le lien social et la personne » de Jean-Michel Le Bot

 
La personne
 
L’autonomie de l’acteur

L’être humain n’est pas seulement un sujet socialisé, dont la personnalité se constitue sous l’influence de l’environnement social. Il est également un acteur, auteur de sa propre histoire. La plupart des sociologues actuels insistent à juste titre sur cette fonction d’acteur. Parler de l’être humain comme d’un acteur social, c’est ici mettre l’accent sur son autonomie (a). L’être humain, dirons-nous encore est autonome. Cette notion d’autonomie est, par exemple, au cœur de la sociologie de Michel Crozier et d’Ehrard Friedberg dans « L’acteur et le système » (1977), qui partent de trois postulats :  

1)   Les hommes n’acceptent jamais d’être traités comme des moyens au service des buts que les organisateurs fixent à l’organisation. Autrement dit, ils n’acceptent jamais d’être instrumentalisés. Chacun a ses objectifs et ses buts propres.

2)  Dans une organisation, tout acteur conserve une possibilité de jeu autonome qu’il utilise plus ou moins. Ces autonomies se combinent dans des jeux de pouvoir, le pouvoir central tentant de contrôler l’autonomie des acteurs qui, à leur tour, tentent de lui échapper.

3)  Dans ces jeux de pouvoir, les stratégies sont toujours rationnelles, mais d’une rationalité limitée. La rationalité ici signifie que les acteurs cherchent à satisfaire au mieux leurs intérêts (rationalité instrumentale).

Mais ces postulats ne sont précisément que des postulats, c’est-à-dire des propositions qu’il s’agit d’admettre comme vraies, sans démonstration. On peut éventuellement présenter ces postulats comme des constats empiriques Friedberg, 1997), sans que la situation en soit fondamentalement changée : la démonstration reste absente. Il est vrai que l’absence de démonstration, en soi, n’est pas critiquable. Dans la mesure où elle s’avère orientée vers la découverte (qu’elle est heuristique), la démarche qui consiste à partir de postulats pour fonder une théorie scientifique est légitime. En effet, on peut considérer qu’en sciences, seul compte le caractère heuristique : toute démarche est bonne qui favorise la compréhension du monde.   

Comme Crozier, nous admettrons volontiers que l’homme se caractérise par son autonomie, par sa marge de manœuvre, même dans les pires conditions. Comme lui, nous dirions volontiers que le pouvoir est pour quelque chose dans cette autonomie et comme lui, nous serons plutôt d’accord – à quelques réserves terminologiques près – pour affirmer que l’« identité » – le rapport de soi à soi par lequel on se définit soi-même – n’est pas sans rapport avec ce pouvoir. Seulement, nous ne pouvons pas nous contenter de postuler cette autonomie, ce pouvoir et cette « identité », ni même de les constater ; il faut expliquer comment ils sont possibles et comprendre ce qui les fonde en l’homme.

Or, cette autonomie de l’acteur, au sens où Crozier et Friedberg l’entendent est en lien direct avec le fait que la réalité sociale, comme le dit Bourdieu, est structurée, c’est-à-dire qu’elle se présente comme un monde de « différence », « d’écart », de « trait distinctif », dont les propriétés sont des propriétés relationnelles, « qui n’existent que dans et par la relation avec d’autres propriétés ». Mais pour sortir de cette aporie qui consiste à remonter de structures structurées à structures structurantes, en structures déjà là, il faut avec Lacan, poser l’hypothèse d’une capacité de structuration ex nihilo. C’est justement ce que fait le concept de la médiation avec le concept de personne.

Bourdieu insiste à juste titre sur « le poids démesuré des premières expériences » dans les anticipations ultérieures de l’habitus. Mais que l’enfant se trouve d’emblée dans l’histoire et les usages sociaux (dont il s’imprègne et constitue son habitus) ne permet pas, autrement que par cette régression à l’infini, de rendre compte du caractère structurel de la réalité sociale, qui se définit par des relations et non par des « essences » ou des « substances ».

Or, il se passe quelque chose aux environs de la puberté qui permet de mieux cerner cet ex nihilo dont parlait Lacan. Ce n’est pas pour rien d’ailleurs que Peter Berger et Thomas Luckmann, qui s’inspirèrent beaucoup de George Herbert Mead ont cru bon de distinguer une socialisation primaire (dans l’enfance) et une socialisation secondaire : « La socialisation primaire est la première socialisation que l’individu subit dans son enfance, et grâce à laquelle il devient un membre de la société. La socialisation secondaire consiste en tout processus postérieur qui permet d’incorporé un individu déjà socialisé dans de nouveaux secteurs du monde objectif de sa société (Berger et Luckmann, 2006).

Berger et Luckmann parlent aussi d’une abstraction progressive qui permet par exemple de passer de « maman est fâchée contre moi maintenant » à « maman est fâchée contre moi chaque fois que je renverse la soupe ». C’est cette abstraction des rôles et des attitudes que Berger et Luckmann désignent, à la suite de Mead, en parlant d’autrui généralisés.

Mais ce qui caractérise la socialisation secondaire, ce n’est plus seulement « l’abstraction progressive » mais le fait qu’il puisse y avoir des « problèmes d’identification «  et de « choix des autrui significatifs » qui lui sont imposés (b). Citons Berger et Luckmann :

 

« L’enfant n’intériorise pas le monde de ses autrui significatifs comme un monde possible parmi beaucoup d’autres. Il l’intériorise comme le monde, le seul monde existant et concevable, le monde tout court. C’est pour cette raison que le monde intériorisé au cours de la socialisation primaire est tellement plus incrusté dans la conscience que le monde intériorisé au cours de socialisations secondaires. Même si le sens originel du caractère inévitable de ce monde peut être affaibli par des désillusions ultérieures, le souvenir d’une certitude qui ne se répètera plus – la certitude de la première émergence de la réalité – adhère encore au premier monde de l’enfance. La socialisation primaire accomplit ainsi ce qu’on peut considérer (après coup bien sûr) comme le plus important tour que la société joue à l’individu – faire apparaître comme nécessaire ce qui n’est en fait qu’un paquet de contingences et ainsi rendre signifiant l’accident de sa naissance ».

 

Et de conclure : « Le monde de l’enfance est massivement et indubitablement réel ».

C’est tout ce qui différencie le monde de l’enfant du monde de l’adolescent. La socialisation secondaire, de ce point de vue, ne peut être définie seulement, comme le font Berger et Luckmann, en termes de confrontation à des « sous-mondes » institutionnels liés à la division du travail. Elle est confrontation à l’arbitraire de la loi et des usages sociaux.

 

Le « sceau » de la puberté.

C’est au moment de la phase pubertaire que la psychanalyse est en mesure d’étudier la « formation du domaine symbolique ». Lucien Israël, disciple de Lacan, dans Le Désir à l’Œil, 1994, a cherché à montrer l’importance de cette métamorphose pubertaire :

 

« C’est au moment de la puberté, où tout le passé prépubertaire va changer de signe, que se constitue tout ce qui va être le réel…C’est au moment de la puberté que le langage infantile est remplacé par celui enseigné par l’adulte ; c’est à ce moment que l’enfant va découvrir la véritable mesure et les applications. Du même coup, tout ce qui a fonctionné auparavant avec la même terminologie, les mêmes mots, va basculer dans un passé mythique, dans un monde mythique. Tous les mythes œdipiens sont en fait des mythes que non seulement l’on peut retrouver par reconstruction pénible et laborieuse dans la petite enfance mais aussi dans toute la période prépubertaire, dans toute cette période de latence. La langue change, même si les termes sont les mêmes. Ils n’ont plus ni la même portée ni la même désignation ni la même signification. A partir de ce moment où les termes sont marqués su sceau de la puberté, le sujet va se détacher de ce monde des objets infantiles et de se détacher même ou essayer de le faire du langage qui n’était plus un langage infantile mais simplement du langage de pré-pubère ou d’impubère. Cliniquement, c’est quelque chose qui se repère, ces changements dans le langage parlé ou dans le langage écrit au moment de la puberté. Combien de filles, combien de garçons, à ce moment-là décident brusquement de changer d’écriture [de signature], de choisir dans la série de prénoms dont ils ont été affublés à la naissance, un autre prénom, tout ceci vient à marquer le changement dans l’ordre de la langue et du langage ».        

 

Que faut-il donc entendre par « sceau de la puberté » ? Qu’est-ce qu’Israël désigne en ces termes ? S’agit-il comme chez Anna Freud, d’un accroissement de l’énergie vitale qui est à l’origine des manifestations de l’instinct sexuel (libido) et de son organisation sous le primat de la fonction génitale (c’est-à-dire en définitive en vue de la reproduction), dans le cadre des transformations anatomiques et physiologiques qui marquent alors le corps, où s’agit-il d’autre chose ? Tout, dans la formulation d’Israël, conduit à opter sans aucune hésitation pour cette seconde solution : que l’intérêt de la phase pubertaire pour la psychanalyse résulte de son rôle capital dans la formation du domaine symbolique, que le « sceau de la puberté » soit défini comme constitutif du réel, c’est-à-dire de quelque chose de perdu, que le moment de la puberté soit défini comme celui où trouve sa place la question du réel et de l’effet spécifique du langage (Spaltung) ; moment, au point de vue sociologique de l’accès à la personne, rupture radicale à partir de laquelle l’enfance apparaît comme une « protohistoire » (Gagnepain, 1991).   

C’est dans ce cadre que se situe ce que Gérard Bonnet dans « Voir, Être vu », 2006, appelle les perversions transitoires de l’adolescence, qui ne signifient en rien que l’adolescent qui manifeste à un moment donné tel ou tel comportement (d’apparence voyeuriste, exhibitionniste, fétichiste ou encore sadique ou masochiste) deviendra par la suite un pervers pathologique.

 

« Ce qui excite au plus haut point l’adolescent, ce n’est pas tant le sexe à proprement parler, c’est le sexuel présent dans tous les messages qui l’ont intrigué autrefois. […] C’est donc le sexuel de l’autre, le sexuel dont il a été marqué et qui l’a séduit en profondeur pendant toute l’enfance qu’il cristallise ainsi et avec lequel il est prêt à se confondre au point de disparaître avec lui si sa pratique n’éveille aucun écho. En l’exhibant d’une manière ou d’une autre, l’adolescent recherche l’effet qui lui prouvera que la chose existe et que par conséquent, il existe lui aussi ».   

 

C’est probablement la première raison d’être de la perversion transitoire : instaurer dans la réalité le temps « auto » sans lequel il n’est pas de plaisir et de partage possible. Il s’agit autrement dit de s’approprier la sexualité, d’en opérer une « prise » qui pourra ensuite être réinvestie dans des relations.

 
Accéder à la personne, c’est ne plus vivre dans l’histoire des autres

Pour la théorie de la médiation, la personne est la faculté d’analyse à laquelle l’être humain accède aux environs de la puberté et par laquelle il acculture aussi bien sa sexualité que sa génitalité – entendues respectivement comme rapport entre les membres de l’espèce sur la base de la différence et de la complémentarité des sexes (sexualité) et mise au monde et prise en charge des petits par les adultes (génitalité). Capacité de poser des frontières différentielles autant que segmentaires, la personne introduit une rupture radicale avec l’être-au-monde caractéristique de l’enfance. L’environnement de l’adulte qui a émergé à émergé à la personne et donc à une radicale excentration n’est plus celui de l’enfant, qui n’est dans l’histoire que par procuration, porté par ses autrui significatifs (Mead, 2006). Cette rupture est d’ailleurs entérinée, dans de nombreuses civilisations, par les fameux rites de passage auxquels les ethnologues, à la suite de van Gennep, ont accordé une grande attention. Cette rupture confronte brutalement l’adolescent à l’arbitraire de la loi et des usages sociaux dont il détient désormais le principe et

qu’il se trouve en position de devoir assumer.

Accéder à la personne, c’est donc ne plus vivre dans l’histoire des autres, mais devenir acteur de sa propre histoire, accéder à l’historicité, définie comme production d’histoire et de socialité. Cette conception est bien illustrée par le personnage d’Antigone dans la tragédie de Sophocle : s’opposant à Créon et à son édit, par fidélité à la filia familiale, elle veut que son frère Polynice mort dans son combat avec Etéocle, ait une sépulture digne d’un être humain. Cette opposition, si elle la condamne à mourir, fait montre de son autonomie, oppose sa propre loi à celle de Créon. C’est grâce à cette indépendance, à cette autonomie possible, qu’elle peut faire des histoires, c’est-à-dire, en définitive, contribuer à faire l’Histoire.

Ceci étant dit, l’accession à la personne n’efface pas l’héritage de la socialisation primaire. L’enfance et avec elle toute l’histoire incorporée constitutive de l’habitus ne sont pas annulées mais persistent en chacun comme dimension, ou phase, d’une dialectique de divergence et de convergence qui se met en place. En tant que tels, ils devront désormais être assumés.  

Didier Hascoët déclare qu’il « est possible de parler d’aspiration à une identité sociale qui n’implique pas une renonciation à son être social d’origine, à son habitus ». L’accès à la personne, en effet, s’il n’implique pas un renoncement à l’être social d’origine, implique par contre que celui-ci soit désormais assumé dans cette « aspiration à une identité sociale » qui apparaît à l’adolescence. Et chacun sait que cela ne va pas toujours sans difficultés.

 
La personne comme interlocuteur

Dans l’histoire de la pensée occidentale on peut distinguer deux grandes définitions de la personne : la personne comme hypostase (c) et la personne comme interlocuteur, qui intéresse plus directement le sociologue.

La personne comme interlocuteur renvoie à la capacité de « répondre de » autrement dit à la responsabilité, dans le cadre d’une relation du je de celui qui parle, du tu de celui à qui l’on parle, du il/lui/elle de celui ou celle dont on parle (Théry, « La distinction de sexe », 2007). Cette personne comme interlocuteur possible, responsable (« ce qui répond de ») ne peut être pensée de façon isolée : « il y a des interlocuteurs dans un dialogue, des personnages dans ‘une’ action tragique, des ‘capacités’ supplémentaires sur la scène du droit ». Elle est plurielle en tant qu’elle renvoie « à la distinction/relation des personnes dans une action commune ». Ainsi, en droit des contrats, il n’y pas de débiteur sans créancier, pas de locataire sans bailleur, pas d’acheteur sans vendeur, pas d’emprunteur sans prêteur. Le droit définit dans un même mouvement les deux partenaires de la relation. 

Partant de là, Irène Théry, dans « La distinction de sexe », 2007) écrit :

« Pour qu’il y ait des histoires qu’on raconte, des questions qu’on pose, et des gens pour y répondre, il leur faut d’abord que soit instituée la pratique de l’interlocution, que nul ne peut inventer par lui-même, pas plus qu’il n’invente sa langue maternelle. Pour y être enseigné, il faut un monde préexistant, auquel on apprend à participer. C’est pour avoir cherché à se passer de ce monde en transposant le je de l’interlocution dans l’hypostase d’un moi intérieur par définition séparé de tout contexte que Locke a transformé la singularité individuelle en une énigme insoluble, qui est aussi l’une des utopies les plus puissantes de l’individualisme : le rêve insensé d’une première personne absolue ».

 

Cette formulation peut paraître durkheimienne : l’institution de l’interlocution y précède de façon logique, aussi bien que chronologique, l’accession à la personne et à la responsabilité. Mais cette insistance sur l’institution préalable de l’interlocution ne suffit pas pour répondre à la question de Locke. En effet, il ne suffit pas, pour devenir une personne, d’être pris dans un jeu de relations sociales ou d’interlocution. Il faut être capable de maîtriser ce jeu. C’est encore une fois, tout l’enjeu de la puberté. L’enfant, comme l’ont vu Berger et Luckmann, est pris dans des relations avec des autrui significatifs ou généralisés qu’il ne choisit pas : « Comme l’enfant ne dispose pas du moindre choix des ses autrui significatifs, son identification à ces derniers est quasi-automatique. Pour la même raison, son intériorisation de leur réalité particulière est quasi-inévitable » (Berger et Luckmann, 2006). La question n’est d’ailleurs pas seulement celle du choix. Elle est celle d’une absence de conflictualité, celle d’un monde et d’usages sociaux qui vont de soi. Si, comme il a déjà été dit, l’enfant intériorise le monde tout court, « l’adolescent au contraire découvre l’arbitraire de la loi et des usages sociaux avec lesquels il va pouvoir entrer en conflit. Il n’est plus simplement pris dans les relations. Il montre par son comportement de contestation ou d’émancipation plus ou moins marqué qu’il entend désormais maîtriser ces relations ».

Mais quelles sont-elles ? Gagnepain distingue en effet deux faces du lien social : l’acculturation de la sexualité définit des alliances (il parle ici de classe ou de nexus – nœud, lien, mais aussi l’étreinte ou l’obligation), alors que l’acculturation de génitalité définit des compétences (il parle ici de métier ou de munus – le devoir, la charge, l’office, le service rendu, mais aussi le don, le présent).

Une courte réflexion autour des concepts d’identité et d’altérité en français est opportune. Si je dis : « Passe-moi une autre assiette ! », qu’est-ce à dire ? S’agit-il d’une autre assiette de même type ou d’un type différent ? Le contexte permet le plus souvent de décider, mais la langue française n’est pas très précise de ce point de vue ; alors que le latin faisait la distinction entre alter (l’autre supplémentaire) et altus (l’autre différent) (d). Il convient ainsi de distinguer deux logiques :

 

– une logique qualitative, celle du « ou bien » (celle des identités et des différences, des ressemblances et des dissemblances) qui permet de définir dans la différence des identités sociales : jeune ou bien vieux, riche ou bien pauvre, blanc ou bien noir, etc.

– une logique quantitative, celle du « et » (celle des unités et des suppléments, celle des dépendances ou des indépendances) qui permet de définir dans la séparation des unités sociales : un foyer fiscal et un deuxième foyer fiscal, un ménage et un deuxième ménage, un groupe et un deuxième groupe, etc.

 

Ainsi, pour maîtriser les relations sociales, il nous faudra poser des frontières différentielles qui définissent des identités sociales et de poser des frontières quantitatives ou segmentaires qui définissent des unités sociales, cela aussi bien en matière d’appartenances que de compétences (niveaux de responsabilité), tant différentielles (qualitatives) que segmentaires (quantitatives).    

Le tableau ci-dessous présente ces différents classements de façon synthétique. L’instanceperformance renvoie à la façon dont nous réinvestissons ce découpage dans des situations, en relation avec les autres. renvoie au découpage implicite, sans que chacun d’entre nous en ait pleinement conscience, la

 
                                                                   Instance                   Performance               

 Appartenance  différence statut Etat
‘’        ‘’ segmentation position        
 Partenaire
 Compétence différence fonction Charge
‘’        ‘’ segmentation rôle

 partie (divertissement) 


La personne est ainsi définie par Jean Gagnepain comme une capacité mentale de structuration ou d’analyse des relations sociales.  

A la suite de Georg Simmel, la théorie de la personne fait ainsi l’hypothèse d’une « forme sociale », reposant non plus sur l’antagonisme du singulier et du pluriel , mais sur les rapports dialectiques d’un processus de divergence (instance) et de convergence (performance). Jean Gagnepain parle d’une dialectique ethnico-politique, l’ethnique désignant le processus implicite de divergence et de tracé des frontières, le politique désignant le réinvestissement de ces frontières dans des situations particulières. L’opposition de la schizophrénie et de la paranoïa montre bien cette dialectique : le premier figeant ou réifiant la tendance à la divergence et à la singularité, tandis que le second ne posant pas lui-même de frontières de compétences ne peut réaliser qu’une convergence pathologique. Le schizophrène s’autonomise en permanence et se voit contraint de se donner un domaine de compétence ou de spécialité complètement à part que personne ne peut lui contester. A contrario, le paranoïaque ne peut plus découper lui-même un domaine de compétence ou de spécialité. Plus rien ne lui dit où commencent et se terminent ses responsabilités ; il a donc tendance, soit à vouloir tout contrôler, soit à se démettre de tout.

On voit ainsi que la sociologie peut ne pas se contenter de postuler l’autonomie de l’acteur social, elle peut aller au-delà pour soutenir que cette autonomie est liée à une capacité mentale particulière appelée « personne » et qui devient l’un de ses objets. Ainsi doit-elle rendre compte de ce qui fait de l’être humain un acteur social. Cela passe par une démarche pathoanalytique dans le cadre d’une anthropologie clinique.   

 
Une démarche pathoanalytique.

Cette démarche est tout à fait centrale pour une théorie de la médiation à tel point que l’on peut presque identifier théorie de la médiation et démarche pathoanalytique (sous le nom d’anthropologie clinique).  

Cette théorie de la médiation a pour principe premier « de n'accepter de dissociation théorique qu'articulée à un clivage clinique, seul à même d'introduire une résistance à l'ingéniosité logique du descripteur (thèse de doctorat de J. Laisis, 1991) ». Elle s'inscrit ainsi dans la continuité de la démarche freudienne, illustrée par la métaphore du cristal brisé : « là où elle nous montre une cassure ou une fissure, écrivait Freud, il peut y avoir normalement une articulation ». Et Pierre Karli, dans sa thèse de 1995, lorsqu'il présente la méthode de la « neuropsychologie cognitive », ne dit pas autre chose : « à partir de l'observation de semblables dissociations d'origine pathologique, on peut élaborer un modèle de l'architecture de la fonction cognitive chez le sujet humain ».
C'est cette démarche pathoanalytique - dans laquelle la lésion cérébrale révèle, en les dissociant, « les opérations de traitement relativement indépendantes les unes des autres » - qui a permis à Jean Gagnepain (dont J.M. Le Bot est le continuateur), d'opérer la déconstruction de la raison présentée par lui sous le nom de déconstruction des « plans » de la médiation. La clinique montre en effet que, loin de se limiter au seul logos, la raison est plurielle. Elle est diffractée selon plusieurs plans de rationalité. On peut par exemple perdre le langage (aphasie) sans perdre la technique (atechnie) et inversement. Mais la clinique neurologique montre aussi que des patients cérébrolésés semblent avoir perdu toute autonomie, bien qu'ils ne soient ni aphasiques ni atechniques, et ni atteints d'un quelconque trouble moteur ; ainsi ces malades viennent-ils mettre en échec le postulat d'autonomie. Tout se passe donc comme s'il y avait un conditionnement cérébral de l'autonomie.

Autre donnée qui nous vient de l'homme normal : celui-ci, hors de toute atteinte de certaines `lésions cérébrales frontales', n'accepte jamais, comme le dit Crozier, d'être instrumentalisé ; il dispose toujours d'une marge de jeu autonome ; lequel constat, en général, suffit à vérifier la présence du phénomène de l'autonomie chez l'homme.
Jean-Michel Le Bot maintient cependant l'idée selon laquelle la sociologie ne peut plus aujourd'hui se désintéresser de la possibilité bien réelle qui lui est donnée de répondre scientifiquement à la question portant sur le fondement même de l'autonomie [de l'attestation de soi] chez l'homme. Car rendre compte scientifiquement de ce fondement c'est pouvoir rendre compte d'une modalité particulière de la raison – d'une faculté mentale – par laquelle l'homme structure ou informe sa relation aux autres, qu'il s'agisse de relation d'alliance ou de relation de pouvoir ».

 

(a) Il n’est pas sans intérêt de mettre en parallèle l’élaboration de cette autonomie dans la phénoménologie d’Husserl. Dans la cinquième des Méditations cartésiennes il esquisse précisément la constitution de l’objectivité complète (sens intersubjectif) à partir du domaine rigoureusement mien de la monade : solipsisme qui ne nie pas l’existence d’autrui, mais décrit une existence, qui, en principe, peut se considérer comme si elle était seule. 

Il est clair que l’ego, pris concrètement, possède un univers de spécificité propre qui est à dévoiler au travers d’une explicitation originale de son ego sum apodictique, explicitation elle-même apodictique ou prescrivant du moins une forme apodictique. A l’intérieur de cette sphère originale (de l’explicitation originale de soi : l’attestation de soi), nous trouvons aussi un monde transcendant qui surgit sur le fondement du phénomène intentionnel monde objectif grâce à la réduction de ce qui m’est spécifique (au sens positif maintenant préféré) : mais toutes les apparences, fantasmes, pures possibilités, objectivités éidétiques correspondantes qui s’offrent comme transcendantes, dans la mesure où elles sont soumises uniquement à la réduction à la spécificité, appartiennent aussi à ce domaine, au domaine de ce qui m’est essentiellement propre, de ce que je suis moi-même dans ma pleine consécration [tout ce qu’atteste mon moi], ou, comme nous disons aussi dans ma monade.

Il n’y a pour Husserl, avant l’exercice de la pensée, aucune force supérieure qui la domine. La pensée est une autonomie absolue.

(b) Chez l’homme, l’existence sociale retentit sur une socialisation communicationnelle de la cognition et de l’apprentissage qui s’engage très tôt.Michaël Tomasello, après l’avoir également remarqué chez G.H. Mead (dans L’Esprit, le Soi et la Société) fait état de cette capacité socio-cognitive de l’homme à comprendre ses congénères comme des êtres agissant intentionnellement – un acquis de l’évolution qui sépare homo sapiens de ses parents les plus proches en le rendant apte au développement culturel.

(c) Cette personne comme hypostase est une entité isolable, au même titre que le corps individuel ; elle est « une entité définie en soi par la nature rationnelle de son âme, la personne ». Elle est singulière en tant qu’elle renvoie à une essence définie par des qualités substantielles. Cette conception de la personne comme hypostase va être renforcée dans la pensée occidentale par Locke qui, dans ses Essais sur l’entendement humain (1694), absolutise la première personne et faisant de la personne un moi enclos dans un corps. Elle débouche sur la vision de l’individu libéral, simple monade ne devant rien à personne, ainsi que sur la conception de la personne psychologique comme celle qui a un moi (intérieur) et qui est un moi. La question que Locke se posait était celle du maintien, à travers le temps, d’une entité identique à elle-même malgré ses changements. Or cette question de la permanence de l’être est tout à fait essentielle pour la présente étude ; elle était au point de départ de la réflexion de Lacan dans sa thèse de 1932 sur la psychose paranoïaque qui voyait dans cette permanence le fondement de la responsabilité.  

(d) De même entre idem (le même supplémentaire = la mêmeté) et ipse (le même pourtant différent= l’ipséité= la personnalité).



Date de création : 18/02/2011 @ 14:22
Dernière modification : 21/02/2011 @ 17:32
Catégorie : Sociologie
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