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Théologie 3 - Le thomisme et l'onto-théo-logie
LE THOMISME ET LONTO-THÉO-LOGIE Leurs rapports ont été étudiés par Jean-Luc Marion en HORS TEXTE dans « Dieu sans lêtre » (réédition Puf , Quadrige, Paris, septembre 2002). (279) Une pensée grande parvient à survivre à son époque pour, comme intemporelle ou plutôt obstinément récurrente, prendre sa part à dautres époques que la sienne et sen faire anachroniquement contemporaine. La pensée de saint Thomas illustre par excellence ce paradoxe. Elle na en effet cessé, de renaissances en redécouvertes, de simposer même durant des siècles où elle naurait, en principe, pas semblé pouvoir intervenir. En un mot, le thomisme ne consiste peut-être strictement quen une série presque ininterrompue de « retours à saint Thomas », aussi déclarés dans la fidélité que divers dans les interprétations. Et notre temps ne fait pas exception à ce réflexe qui, après bien dautres, prétend (au moins en esquisse) « retourner » à saint Thomas pour mieux investir aujourdhui des débats aussi ignorés de lui, quinesquivables pour nous. À tous les débats anciens, notamment à tous ces lieux communs de la discussion (réalisme contre criticisme, la question de lêtre elle-même, sans parler du débat sur la « philosophie chrétienne ») où ne cesse de se redéfinir le thomisme, sen ajoute un nouveau : lonto-théo-logie. Avec ce concept, Heidegger met certes une nouvelle définition de lessence de la métaphysique, mais instaure aussi une herméneutique de lhistoire de la philosophie, que sa puissance rend seule comparable à celle déployée par Hegel. En effet, pour autant que le concept donto-théo-logie (a) définit strictement toute métaphysique et que chaque métaphysique se caractérise par sa nécessaire impuissance à penser comme telle la différence entre létant et lêtre, il faudrait en inférer que, par sa constitution onto-théo-logique même, aucune métaphysique naccède à lêtre en tant que tel, mais seulement à lêtre en tant quétant. La métaphysique se définirait par pensée qui ne revendique lêtre quautant quelle ne le pense pas, qui dit ce quil natteint pas. Le meilleur indice de cette impuissance provient de ce que, la plupart du temps, la formule de l« être en tant quêtre » ne décèle en fait guère plus que l« étant en tant quétant » justement parce que lorsque nous prétendons trop vite, trop superficiellement penser et dire être, nous natteignons en réalité jamais que la subsistance et la teneur dun étant. Car il ne suffit pas dinvoquer lêtre pour le penser autrement que comme un étant, ou au-delà de lui et de ses propriétés ; et celles-ci (subsistance, indépendance, acte, éternité, etc.) ne définissent évidemment jamais lêtre mais toujours létant seul. Que lon saccorde la faculté de qualifier cet étant du titre de « Dieu » ne modifie en rien le fait quil sagit encore là que des propriétés de létant, auxquelles l« être », lui, reste parfaitement irréductible, et Dieu totalement étranger. Par conséquent, si, daventure, la pensée de Thomas dAquin devait elle aussi partager le sort commun des philosophes et appartenir à lonto-théo-logie (directement ou par des médiations historiques), elle en subirait un profond dommage. Il sagit donc douvrir un débat absolument décisif pour la validité présente et future de toute pensée qui voudra se réclamer comme thomiste, tant en théologie quen philosophie. Pour laborder, il convient donc : de définir exactement les caractères de lonto-théo-logie selon Heidegger ; de mesurer précisément si les thèses de Thomas dAquin en illustrent certaines et dans quelle condition. Cest seulement à partir des résultats de ces deux examens quil deviendra possible détablir un jugement. Les trois caractères de lonto-théologie (283) Il faut entendre lonto-théo-logie telle quelle a été définie par Heidegger en 1957 : la constitution ontothéo-logique de la métaphysique procède de la puissance de la différence, qui maintient écartés lun de lautre et rapportés lun à lautre lêtre comme fond et létant comme fondé ainsi que comme fondateur, maintien quassure la conciliation. Cette détermination indique donc une triple fondation croisée : (i) lêtre, en tant quil diffère de tout étant, se déclare comme rien détant, donc nayant rien dun étant et surtout pas de létant dit « Dieu » ; au contraire en tant quun tel néant détant, il peut fonder tout étant et tous les étants y compris « Dieu », parce quil les rend aussi indispensables (selon létant voire un concept détant) que possibles (concevables comme non contradictoires dans le concept) ; (ii) létant, par réciprocité, étant le premier à se trouver déclaré dans chaque métaphysique, non seulement fonde les autres étants à titre de cause première qui en rend aussi raison, mais fonde aussi lêtre de létant en tant quil en accomplit à la perfection et jusque dans lexistence les caractéristiques formelles détantité. Ces deux fondations principales [la deuxième se dédoublant en (ii) et (iii)] restent pourtant articulées dans leurs fondations croisées par la différence qui les distingue comme être et étant et, pour cela même les [re] concilie. Pareil schéma fait apparaitre deux types de conséquences, les unes explicitement assurées par Heidegger, les autres introduites par lhistoire de la philosophie. A/ Qui dit onto-théo-logie, en métaphysique, implique trois types de fondation Dans sa constitution onto-théo-logique, une métaphysique sorganise selon les multiples sens dune unique fondation ; car cest bien selon la fondation que sen définissent les deux termes soit la fondation conceptuelle des étants dans lêtre(Gründung),soit la fondation causale ou efficiente et selon raison suffisante (Begründung) des étants par un étant par excellence. Jean-Luc Marion en donne une application à titre dexemple sur la première onto-théo-logie cartésienne. On dira : (i) que si être se définit à partir de cogitare, alors être fonde conceptuellement les étants en les répartissant dans lalternative « ou bien penser ou se trouver pensé » ; bien évidemment, tous les étants, sans exception, de cette fondation par lêtre, y compris et surtout létant qui joue le rôle du premier, létant suprême ; (ii) que létant par excellence, à savoir ici lego qui [se] pense comme res cogitans (chose pensante), et ainsi fonde dabord sa propre existence (ego sum, ego existo) (je suis, jexiste), fonde en raison, mais aussi produit par efficience les autres étants, qui ne sont quen tant quils se trouvent pensés par lui, en tant quétant qui se pense prioritairement lui-même ; (iii) enfin, que la fondation conceptuelle de tout étant par la pensée se fonde à son tour dans la fondation causale qui sexerce sur les pensées pensables la res cogitans en accomplissant ainsi leur être détants. De cette première implication, nous conclurons donc quon ne peut parler donto-théo-logie sauf à voir jouer une triple fondation : la fondation conceptuelle de létant par lêtre (Gründung), la fondation des étants par létant suprême selon la causalité efficiente (Begründung), enfin de la conception conceptuelle par lefficiente. La question reste bien entendu ouverte (bien que Heidegger nen décide pas explicitement) de savoir si lonto-théo-logie exige que ces trois fondations fonctionnent simultanément, ou une seule, ou deux, et lesquelles. Cette indécision doit être gardée à lesprit. B/ Qui dit onto-théo-logie, en métaphysique, implique que létant par excellence exerce une fondation sur tous les autres étants, voire sur lêtre et sa fondation propre Plus explicite encore, cette deuxième implication est tirée par Heidegger lui-même. Létant par excellence exerce une fondation sur tous les autres étants, voire sur lêtre et sur sa fondation propre ; mais il ne le peut quen sexerçant immédiatement comme cette causalité et cette efficience mêmes. Il doit donc retourner sur soi la fondation efficiente et causale quil exerce sur les autres étants ; il se définit, quelque nom quil porte par sa fonction principielle de causa sui : « Lêtre de létant au sens du fondement se trouve fondamentalement représenté exclusivement comme causa sui. Ainsi est nommé le concept métaphysique de Dieu. » Heidegger le marque nettement, en soulignant que la causa sui, lorsquelle fait entrer Dieu en philosophie, le met dabord en uvre sous le nom de Zeus, et que, même ainsi « devant ce Dieu lhomme ne peut ni prier, ni offrir de sacrifice ». Ce que lon nomme ici « Dieu » désigne donc dabord une fonction dans la constitution onto-théo-logique, celle de la fondation se fondant elle-même sous la figure dun étant de principe Le Dieu révélé en Jésus-Christ noffrirait quun cas ou un prétendant parmi dautres à la fonction strictement, voire exclusivement métaphysique de la causa sui. Lonto-théo-logie (a) se définit donc selon des caractères extrêmement précis, sans lesquels on ne saurait identifier une pensée comme métaphysique : 1/ « Le dieu » doit sinscrire explicitement dans le champ métaphysique, cest-à-dire se laisser déterminer à partir dune des déterminations historiques de lêtre en tant quétant, éventuellement à partir du concept détant ; 2/ Il doit y assurer une fondation causale (Begründung) de tous les étants communs dont il rend raison ; 3/ Il doit pour ce faire, assumer toujours la fonction et éventuellement le nom de causa sui, cest-à-dire de létant suprêmement fondateur parce que suprêmement fondé par lui-même. Poser la question de lappartenance de la pensée de Thomas dAquin à lonto-théo-logie revient ainsi à examiner si elle satisfait à ces trois exigences. Les questions à se poser pour savoir si Dieu tel que le conçoit Thomas dAquin relève de lonto-théo-logie en tant que métaphysique (289) La première question est de savoir si lAquinate inclut Dieu dans la métaphysique. Pour lui, seule la théologie au sens de la sacra doctrina peut prétendre connaître les choses divines en elle-mêmes, puisquelle seule les reçoit selon quelles se révèlent, ou plus exactement elle peut les prendre comme le sujet de sa science, parce quelle reçoit dabord de les considérer comme telles. La seconde question a trait à la théologie. Pour lui, elle ne peut atteindre les choses divines que par leurs effets, en tant que ceux-ci relèvent du seul sujet légitime de la metaphysica, lens in quantum ens (létant en tant quétant): « La science de létant en tant que tel ne peut traiter des choses divines que dans la mesure très étroite où celles-ci interviennent par leurs effets selon létantité et comme des étants. La troisième question a trait aux choses divines : comme seuls leurs effets (non elles-mêmes) se disent selon létantité et comme des étants, il faut en conclure quelles ne sinscrivent pas directement dans la théologie de la métaphysique, ainsi quelles le feraient si elles relevaient entièrement de létant commun, mais ny interviennent quindirectement (tangentiellement) à titre de principe des choses (substrat) et non comme de telles choses. Ainsi, pour saint Thomas dAquin, Dieu, en tant que tel nappartient ni à la métaphysique, ni à sa théologie, ni à lens commune, ni à lens in quantum ens. Par une décision théorique aussi radicale, il soppose par avance à ses successeurs qui, très rapidement inverseront ce choix afin de réintégrer Dieu dans la métaphysique et son objet létant, puis bientôt le concept détant. Loriginalité de saint Thomas ressort puissamment. Dieu en tant que tel nappartient pas au sujet de la théologie métaphysique mais reste le principe qui lui départit ce dont, selon létat commun, celle-ci traite, mais dont lui seul ne relève pas. Dieu comprend la métaphysique mais ne sy laisse pas prendre. Cette thèse ne semblera paradoxale quaussi longtemps que lon nenvisagera pas saint Thomas dAquin dans sa situation historique véritable, telle quelle loppose à lessentiel du commentarisme thomiste, plus quelle ne len rapproche. « Pour saint Thomas, il nest pas nécessaire que Dieu appartienne en quoi que ce soit au sujet de la métaphysique pour comprendre lensemble de la science en question (F. Courtine) ». Paradoxale ou non, elle dément une exigence essentielle de toute ontothéo-logie que « Dieu » (ou ce qui exerce la fonction de fondation) relève de lêtre autant et comme les étants quil fonde. La conception qui sera faite de lens par ses successeurs, ne risque-t-elle pas de contrevenir à lesse divin du thomisme? (295) Elle ne le concerne pas pour au moins deux raisons. Premièrement, parce que lesse divin ne se confond pas avec lesse commun ; la Somme théologique le démontre en distinguant deux manières pour lesse de se dire « sans addition » : ou bien parce que sa définition nimplique delle-même aucun ajout (et il sagit de lesse commune des étants finis, négativement) ; ou bien parce que sa définition implique au contraire positivement quil nencoure aucune addition (et il sagit de lesse divin). Le Contra Gentes va plus loin, en soulignant que luniversalité abstraite de la connaissance naffecte pas Dieu : ce Dieu est par définition hors de lentendement seul ; donc il ne peut se confondre avec lesse commune, tel que seule la représentation par entendement parvient à le privilégier
Par cette essentielle dichotomie, Thomas dAquin ne récuse pas seulement par avance tout conceptus univocus entis (tout concept univoque dêtre), il révoque surtout le nud central de toute onto-théo-logie. Létant commun ne peut, suivant Thomas dAquin rien introduire de commun et surtout pas lintelligibilité entre létant en tant quétant et Dieu. Lanalogie de lêtre dont il importe de redire que jamais Thomas dAquin nen a utilisé le syntagme (la locution) na jamais dautre fonction pour lui de creuser le gouffre qui sépare ces deux acceptions de lesse. Pour Thomas dAquin, lanalogie nintervenait au contraire que pour souligner quaucun nom, donc aucun concept et aucune détermination ne devait se dire au même sens de la créature et de Dieu, y compris et surtout lesse. Lanalogie ne gère pas lunivocité tangentielle de lesse commun mais ouvre au contraire lespace où toute univocité dêtre doit exploser. Thomas dAquin pose à cet effet une distinction radicale (entre sujet et prédicat) dans lesse, donc desse et dessence divine ; cette composition détermine sans exception létant créé mais disparaît en Dieu et, dans ce seul cas, lessence ne se distingue plus de lacte dêtre. La différence entre lêtre et lessence que lon pourrait nommer ousio-ontique, telle quelle traverse pour ainsi dire horizontalement tous les étants créés, non seulement sannule devant Dieu, mais devient linstrument dune tout autre différence, pour ainsi dire verticale entre la différence ousio-ontique prise globalement, dune part, et lindifférence ousio-ontique de Dieu, dautre part. Cette nouvelle différence atteste par la création : si lessence diffère de lesse, alors létant se manifeste comme causé. Réciproquement, lidentité de lessence avec lesse devient ici le motif de la puissance et du caractère de créateur. Cette différence (cause/création) ne sidentifie pas à la distinction et composition réelle (esse/essence), mais se marque justement en sy opposant comme à tout conceptus entis (concept dêtre). Lanalogie, gérant cette différence davec la différence de lesse commune, na de cesse de lapprofondir, afin de garantir que jamais lêtre des créatures naura prise sur lesse de Dieu (b). Lanalogie confirme donc ce que lexception à lesse introduisait : si daventure Dieu devait être, ce ne serait jamais comme faisant partie de lobjet (ou du sujet) de la metaphysica, ni surtout selon un concept univoque détant. Lunivocité de principe et de méthode qui rend possible lonto-théo-logie (et la metaphysica qui la réalise parfois historiquement) subit, par avance, une fin de non-recevoir thomiste sans ambiguïté. Thomas dAquin récuse donc absolument le premier critère dune onto-théo-logie en général. On devine pourtant le prix que Dieu doit payer pour se soustraire à cette constitution : puisque celle-ci tient son autorité dun concept détant compréhensible (par définition puisque lens commence à la première intelligibilité), Dieu, à sen faire létranger, devra se faire connaître comme incompréhensible. Mais Dieu nest pas alors seulement incompréhensible en soi, il lest surtout pour échapper à lonto-théo-logie ou nous en libérer. Les deux corrections importantes apportées par Thomas dAquin à la causalité (301) Pareille extra-territorialité de Dieu à l égard dun concept métaphysique de létant, en supposant quil soit accordé à lauteur, ne suffirait pourtant pas à établir quil échappe complètement à lonto-théo-logie. Car le second caractère de lonto-théo-logie semble évidemment attester le contraire, puisquil définit le « Dieu » métaphysique par sa fondation efficiente des autres étants (ii), voire par la fondation efficiente de lêtre en général (iii). Or tel paraît indiscutablement le cas du Dieu que Thomas dAquin vise sous le titre de cause. Il ne semble en effet guère discutable que les relations de création et donc dintelligibilité entre la créature et le créateur ne puissent se traduire parfaitement en termes de fondation et de fondation par une cause efficiente. Car non seulement la causalité efficiente assure lentrée dans létantité des étants créés (de Dieu au monde), mais elle permet, en retour (du monde à Dieu), de connaître le créateur en tant que cause et sous le rapport de la causalité Bref, la causalité détermine les deux sens du rapport : létantité du créé à partir de Dieu, et aussi la connaissance de Dieu à partir du créé. Bien plus, lempire de la causalité sétend même à la relation danalogie, qui, entendue comme proportio, paraît nen offrir quun cas particulier. Dans cette hypothèse, le risque est grand dune contradiction entre lanalogie et la causalité. La fondation quassure Dieu au nom de la cause ne linscrit-elle pas dans une intelligibilité à quoi lanalogie a précisément pour but de le soustraire ? Nest-ce pas lintelligibilité métaphysique de Dieu défaite par la limitation au créé de lesse commune et par lécart de lanalogie, se restaure entièrement avec lassignation de Dieu à la fonction de fondation par causalité efficiente ? (303) Autant cette interrogation simpose, autant le fait la dénégation : en effet, Thomas dAquin ne soumet pas tant Dieu à la causalité efficiente au sens où la métaphysique subséquente en a compris le concept, quil ne réinterprète la relation causale entre le créé et lincréé conformément aux exigences de lanalogie, cest-à-dire en lui imposant de respecter lécart dinconnaissance, donc de ne pas se résumer en une fondation dont les termes pourraient se fonder réciproquement. Plusieurs arguments permettent détablir quun tel travail redéfinit la causalité. Dabord le fait que causa ne peut pas sentendre chez Thomas dAquin comme la « cause totale et efficiente » que Descartes assignera brutalement à lacte créateur de Dieu. Pour lui, au contraire, la causalité, même si elle privilégie certes lefficience, ne devient pas totale puisquelle se déploie aussi selon la finalité et la forme : loin de réduire la causalité à lefficience, restriction que la metaphysica, à lexception de Leibniz, ratifiera entièrement, Thomas dAquin confirme la plurivocité aristotélicienne des causes. Surtout, il ajoute à cette prudence proprement philosophique une précaution plus théologique celle dentendre la causa aussi au sens de Denys où elle apparaît moins comme celle qui produit, que comme ce qui se trouve requis par la chose pour être (comme déjà pour Aristote), et, plus radicalement, ce qui se trouve demandé sur le mode de la prière au Créateur pat le créé ; la requête que le requérant adresse au Réquisit ; ce requérant a donc moins le statut dun effet, que celui dun causatum, dun causé gardant la marque entière de la Causa, en lui, selon une relation moins transitive quimmanente. De ces deux corrections apportées à la causalité, il sensuit une conséquence capitale : lintelligibilité abstraite, transparente et éventuellement univoque de lefficience le cède pour Thomas dAquin (et au contraire de ses successeurs) une causalité normée par la relation de création, cest-à-dire telle que les causes, si elles se fondent réellement dans la cause, se trouvent en retour infiniment excédées par elle. Pareille inadéquation des causes à la cause excédante qui résulte directement de la création implique évidemment que la fondation reste unilatérale, non réciproque : elle va au causé par la cause. La création impose à la causalité une asymétrie essentielle (une relation mixte), qui, en retour, lui interdit de prétendre établir une relation réciproque de lêtre et de létant ou de létant par létant. Ici, Dieu, quon lentende encore comme étant ou déjà comme esse, fonde les étants, mais nen reçoit en tous les cas, aucune contre-fondation, ni à titre détants (puisquil les crée), ni à titre de létant en tant que tel, de létant en général ou esse commune (puisquil les crée aussi bien). La cause peut donc bien rester inconnue comme telle, parce que, si elle se laisse connaître comme fondateur fondant ses effets, elle ne reçoit pourtant aucune fondation qui la rendrait réciproquement intelligible. Cette réforme thomiste de la causalité permet à la cause de produire lesse commune (létant en général) en le transcendant parfaitement :ne sy inscrivant pas,elle défait par avance le système métaphysique, où la causalité ne sexerce que dans les limites du champ (et du concept) de létant : dabord en fondant effectivement létant privilégié aux étants dérivés, puis sexposant à la contre-fondation (logique) de létant privilégié par létant en général. Ici, la causalité ne se retourne pas sur Dieu, qui lexerce dans la stricte mesure où il sen dispense. (305) Nous pouvons esquisser désormais le rapport de la causalité à lesse commune. Contrairement au dispositif que la metaphysica devait instituer, la causalité ne déploie pas, selon Thomas dAquin, le sens de lêtre (ou de létant) mais y préside elle le détermine comme autre quelle, comme son obligé, non comme sa règle. La causalité ne se met pas en uvre en mettant en uvre lêtre (ou létant), elle le détermine comme dépendant delle et sen distinguant. Tandis que Heidegger suppose que la causalité, en exerçant sa fondation onto-théo-logique, [s] accomplit du même coup [comme] lêtre de létant, il faudrait supposer que, pour Thomas dAquin, la causalité sexerce sur lêtre de létant, donc hors de lui, sans sexercer par ou selon lui ; faut-il risquer que cette causalité dexception relèverait dune acception non métaphysique ? Entre les deux thèses une différence radicale intervient donc une distance, qui distingue seule la causalité et lêtre de létant, au lieu de les identifier, comme ne cessera de le tenter la metaphysica. Cette distance se déploie selon différentes thèses. a/ Dieu ne se déploie comme esse quen exerçant une causalité envers les étants, qui concerne autant leur esse, que leurs essences. Ce quêtre peut vouloir dire pour les étants se trouve séparé de Dieu (et de ce quêtre peut vouloir dire pour lui) par la distance dune cause. La cause ne vaut quà lintérieur de la distance jouant non pas pour lesse commune, mais bien contre et avant lui, distance sur lêtre, donc sans lui. b/ Saint Thomas reprend ainsi un argument majeur de la tradition dionysienne. En effet, les Noms divins avaient non seulement défini Dieu comme le principe des étants, mais surtout comme se dont relève lêtre et qui, en retour nen relève pas. Par conséquent, il faut aller jusquà dire que Dieu précède létantité et létant (comme déjà pour Platon) parce que, plus radicalement, il exerce la fonction de principe sur lêtre comme tel, verbal et différent de létant. Principe de lesse des étants créé et en ce sens seulement universalis provisor totius entis, Dieu ne revient pas à lêtre et, pour cette raison même, lêtre lui revient. Entre léventuel être de Dieu et létantétité des étants quil cause comme son principe, intervient une essentielle discontinuité : non seulement entre Dieu et les étants, ma is aussi bien entre Dieu et lêtre de ces étants. Par quoi Thomas dAquin paraît hériter directement dune lignée illustre par exemple, le Liber de Causis. Il en va de même pour son guide, Albert le Grand, où il va de soi que si lêtre des étants jaillit du Premier, celui-ci, Dieu, nen dépend pas, ne sy inscrit pas et ne sy comprend guère. c/ Si Dieu en tant que cause non réciproque, excède lesse au titre dune première créature, il faut comprendre précisément que lêtre, aussi originel quil nous demeure, reste, malgré ou pour cela même a parte Dei second, régional, hypothétique, sous condition, bref quil nous advient comme leffet connu de cause inconnue. Lesse créé reste définitivement et encore seulement un effet tenu à distance par la cause. Lintimité de cet esse à chaque étant ouvre moins ce dernier sur la transcendance de la cause, quil ne souligne au contraire que le plus intime pour nous nexcède pas le rang dun effet créé ; le plus intime en nous nen demeure pas moins encore en soi un effet, premier certes mais pour cela même dautant plus commun. Le plus essentiel, le plus interne, le plus profond dans létant créé reste certes lesse, quil reçoit de lactus essendi de Dieu, mais cet esse lui advient aussi et déjà comme un esse créé. Létant créé reçoit sans doute son esse de lesse divin, mais, précisément parce quil le reçoit comme créé. Lesse vire du créé à lincréé, non comme on vire une somme dun compte à lautre (sans la modifier réellement), mais comme un visage ou un ciel virent dune tonalité à une autre en se modifiant essentiellement. Lactus essendi met en acte les essentiae créées et cest précisément pour cela que cet esse leur advient sous le rapport, laspect et la condition dun effet. La causalité relève donc de part en part de la création. Une telle causalité ne contredit pas la distance, mais laccomplit. La causalité, selon Thomas sAquin, nassigne pas Dieu au système encore à venir de ma métaphysique, elle len écarte. (i) La causalité éloigne dabord parce quelle ne tolère aucune univocité épistémique : si les effets ne peuvent se comprendre que référés à la cause, la cause, en retour, même si son existence peut sinférer des effets en autant de viae, nen garde pas moins une essence absolument inconnue. (ii) La causalité éloigne ensuite parce que, si elle permet et impose une fondation des étants par une cause (Begründung), cette fondation néanmoins ne provient pas dun étant, suprême ou par excellence, puisque Dieu se dit proprement esse et non pas ens ; ensuite cette fondation ne se limite pas aux étants créés, mais remonte jusquà leur être, au moins au sens de leur esse commune, hypothèse que nenvisage pas la topique heideggerienne ; (iii) surtout cette fondation nautorise aucune fondation réciproque et en retour, sous la figure de la fondation (Gründung) de létant suprême (dailleurs manquant) par et selon son être, puisque lesse commune na rien de commun avec un tel esse divin, et que celui-ci nadmet ni ne requiert aucune fondation. Tout comme il a déjà été établi que Thomas dAquin ninscrit pas Dieu dans le champ métaphysique dun concept commun dêtre, refusant par avance toute interprétation onto-théo-logique de Dieu, ne devons-nous pas admettre aussi quil annule la fondation causale réciproque des étants et de lêtre , parce quil recourt à lanalogie entre eux et ne soumet pas lesse à lexigence dune fondation, en pensant la causalité à partir de la création et en ignorant tout « principe de raison suffisante » ? Dans cette double hypothèse, aucun des deux premiers caractères de lonto-théo-logie ne trouverait confirmation dans la pensée de Thomas dAquin. Il reste maintenant à considérer la pertinence du troisième et dernier caractère de lonto-théo-logie. C/Quidit onto-théo-logie, en métaphysique, implique que « Dieu » sy identifie à la fonction de causa sui (310) Il ny a guère lieu de douter que Thomas dAquin ait récusé par avance la légitimité dassigner ce quil entendait par Dieu à cette fonction de causa sui, mais la difficulté tient plutôt dans lidentification de ses arguments. Le premier va de soi, comme aussi la contradiction logique quil dénonce. Dieu ne peut se définir une causa sui, parce que aucune chose ne peut se causer elle-même, puisquelle devrait alors non seulement différer de soi, mais surtout se précéder elle-même. Mais cet argument logique ne suffit pas à disqualifier la causa sui : Descartes le saura parfaitement, en avouant même sa validité, sans pour autant reculer devant lobligation dintroduire un concept contradictoire dès le premier abord. Cest sans doute pour cette raison quun second argument, implicite mais plus puissant, prend le relais du premier. Il se formule ainsi : pour que Dieu puisse exercer de plein droit la cause quexige la distance, il devrait lui-même se soustraire à la causalité. Lesse divin nadmet aucune cause, précisément parce quil exerce la causalité envers les seuls entia. La causalité ne joue, ici encore que pour les étants dont lesse diffère de lessence, donc par définition, pas pour Dieu. Faute de cette limitation, aucune via naboutirait à Dieu, parce quelle naboutirait simplement pas du tout, mais poursuivrait deffet en cause, interprétée à son tour comme un effet à lindéfini. Seule la limitation de lenchaînement causal rend largument de causalité concluant ; une causalité indéfinie ne produirait aucune conclusion, puisquelle nobtiendrait jamais quune cause provisoire, toujours susceptible de se convertir à nouveau en un simple effet. Bref, pour Thomas dAquin, la cause infinie et dernière ne peut se dire que dune causalité finie. Ce qui implique de rejeter non seulement toute causalité sans fin mais aussi toute causalité réciproque ; donc aussi de rejeter non seulement la fondation réciproque entre lêtre et, soit létant en tant que tel, soit létant par excellence [détermination (ii) de lonto-théo-logie], mais surtout la fondation de soi comme effet par soi en tant que cause, sans plus aucun écart ontique (causa sui au sens strict). Largument logique va donc bien au-delà dune évidence formelle : il soutient en fait lédifice spéculatif tout entier. Pourtant, le point central se trouve encore ailleurs. Si Thomas dAquin avait admis, par anticipation sur Descartes, la légitimité dune détermination de Dieu comme causa sui, il aurait aussi et dabord assumé la thèse qui rend cette détermination possible et nécessaire que rien ne fait exception à la causalité, pas même Dieu. Dieu en se soumettant ainsi à une règle universelle de létant aurait renoncé à son exception au régime commun des étants dont lessence diffère de lesse ; comme pour Descartes, ce serait lessence divine qui jouerait alors le rôle de cause pour lexistence divine, au risque, au moins implicite de nexister quau prix de la transcendance de son esse irréductible. Mais lenjeu tient aussi à la contestation (ou à laffirmation) de la décision antérieure prise par Thomas dAquin dexcepter Dieu de lesse commune et donc de la metaphysica, puisquil sagit ici de le soumettre ou non à la causalité entendue comme le trait commun de lesse commune. En cédant à cette exigence implicite (Dieu selon la causalité, Descartes) suite logique , il conviendra dassigner Dieu à tous les autres principes dont la metaphysica se munira : Dieu selon le principe de lordre (Malebranche), Dieu selon le principe de raison suffisante (Leibniz), Dieu selon les conditions a priori de lexpérience (Kant), etc. On voit aussi limportance du refus par Thomas dAquin (et, en fait par la plupart des médiévaux) de toute preuve a priori de lexistence de Dieu : de telles preuves, en effet, comme Spinoza le marquera délibérément, contribuent à rendre Dieu comme une simple part et un simple cas particulier de la doctrine de létant. En récusant la causa sui, Thomas dAquin, ne refuse donc pas seulement un nom métaphysique de Dieu, mais comme lavait si bien vu Heidegger, le nom métaphysique par excellence de Dieu, celui qui en imposant à Dieu un premier a priori (la causalité) le contraint par avance au « grand principe métaphysique » de la raison suffisante à tous ceux qui font système avec lui. Ainsi le troisième et dernier caractère (iii) de la constitution onto-théo-logique de la métaphysique, encourt-il de la part de Thomas dAquin la même censure que les deux premiers : en aucun cas Dieu ne peut se ravaler à la fonction dune causa sui. Il semble donc cohérent de conclure que la pensée de Thomas dAquin ne relève en rien de la constitution onto-théo-logique de la métaphysique, du moins entendue au sens strict où Heidegger la postule. Quen est-il alors de notre accès à lauthentique « esse » ? (318) Si lon considère la condition préalable de possibilité de toute onto-théo-logie que Dieu sinscrive sans retenue dans lhorizon de lêtre, en essence et en existence, en acte et en définition , alors Thomas dAquin deviendrait non seulement le premier des onto-théo-logiens, mais le plus radical, dans la mesure même où il sen tient ni à un étant suprême (Spinoza, Leibniz, Kant), ni à un être indéterminé (Avicenne, Duns Scot, Malebranche), mais à lesse pur comme tel (quAristote navait quapproché). On voit mieux la maladresse de certains commentateurs : ne doutant pas un seul instant que lêtre suffise à énoncer et recueillir la transcendance de Dieu, nadmettant même pas quon puisse préférer lattester suivant un autre des transcendantaux, ils ne soupçonnent pas non plus que linscription dans lêtre de la divinité de Dieu impose désormais à ce « Dieu » de suivre le destin de lêtre ; or lêtre passe vite de lesse où Thomas dAquin prétendait le hisser, à un conceptus univocus entis, qui laisse impensée la divinité de Dieu (Scot, Ockham, Descartes), puis la réintègre dans son régime commun au titre de lens supremum ou perfectissimum (Spinoza, Malebranche, Leibniz, Kant) ; et il pourra ainsi, gardant la même définition aboutir à la « mort de Dieu » dans le même mouvement où lontologia sépuise finalement en nihilisme (Nietzsche). Si, depuis Thomas dAquin, le destin de lêtre se confond indissolublement avec celui de Dieu, lidentification demeure pour le meilleur (le thomisme) et le pire (la metaphysica) . Il ne suffit pas de prétendre, en réponse, que lon doit revenir à l« authentique » conception thomiste de lesse pour se soustraire à ce contrat il faudrait encore le pouvoir. Et il nest pas assuré que laccès à l« authentique » esse nous soit aujourdhui si aisé, ni dailleurs quil suffise à nous soustraire à lattraction inexorable du nihilisme, dont le sérieux consiste justement en ce quil dévalorise même l« authentique » esse ; en effet, sil ne dissolvait quun « inauthentique » esse, que nous importerait-il ? Il ne suffit pas de ne pas vouloir entendre une question pour y avoir déjà répondu, encore moins pour la dépasser. Dans une large part de la « philosophie chrétienne », lêtre reste le dernier recours, le rocher supposé inébranlable sappuierait toujours lapologie ; mais que ne voit-on que lêtre peut aussi devenir et historiquement devint une pierre dachoppement, une meule quon attache au coup de son ennemi avant de le jeter à leau ? Devrions-nous donc nous aveugler au point de demander à lêtre en pleine époque de nihilisme de sauver Dieu ? Doit-on absolument écarter lhypothèse inverse seul un « dieu », et sans doute Dieu, pourra sauver ce qui, de lêtre peut renaître encore et sans doute sous une tout autre figure que celle que la métaphysique lui a infligée ? En un mot, pour nous arracher à lonto-théo-logie, devrions-nous encore et toujours rompre avec Thomas dAquin ? (320) Marion nous propose demprunter une voie totalement différente : Thomas dAquin pourrait au contraire excepter Dieu de lêtre pris non seulement au sens de la metaphysica, mais aussi au sens de lonto-théo-logie (voire de lEreignis), dans la stricte mesure où il déploie un esse radicalement différent tant de lens et du conceptus univocus entis que de lêtre entrevu par Heidegger. Pour le dire clairement, lesse thomiste ne peut pas sentendre à partir de déterminations ontologiques, quelles quelles soient, mais seulement à partir de sa distance avec toute ontologie possible, suivant au contraire les exigences que la transcendance de Dieu fait peser sur létant comme aussi sur son être. Lêtre de létant endure sa distance avec lesse, parce que cet esse revêt en fait dabord et avant tout les caractères du mystère fascinant dun Dieu se rendant conceptuellement manifeste. Si lesse offre bien le premier nom de Dieu selon Thomas dAquin, cela signifie donc dabord pour lui que Dieu ne se dit lesse que de nom et non comme tel. Car en bonne théologie, la primauté desse implique surtout quil doive se comprendre, plus que tout autre nom, à partir de Dieu, et non pas que Dieu puisse se concevoir adéquatement à partir de lesse. Penser lesse à partir de Dieu et non linverse (à la manière de la metaphysica et de Heidegger, aussi bien) permet à Thomas dAquin de libérer lesse divin de sa compréhension tangentiellement univoque à partir de ce que la philosophie entend par être, étant, être de létant, bref de marquer la distance infinie de la créature à Dieu. Cette distance satteste par plusieurs arguments, qui accomplissent autant décarts. a) Le premier tient à la différence entre Dieu et tout étant, donc avec létantité en général ; b) le second tient à la différence entre ens et esse qui doit se penser à partir de la création. Or selon cette radicalité, elle joue sur trois et non seulement deux termes : lesse divin ne cause vraiment les étants, que parce quil cause aussi leur étantité (leur esse commune), leur esse en tant que créé ; si lesse divin crée lesse commune, et donc, comme lêtre au sens de lonto-théo-logie (et de la metaphysica), relaie lesse commune, il faut en conclure que lesse qui se trouve à distance créationnelle de lesse commune ne relève ni de celui-ci, ni de la metaphysica, ni de lonto-théo-logie. Ou encore, lon dira que lesse accueille en lui-même la transcendance, qui oppose lacte dêtre à lesse commune des étants. Dès lors, Dieu sans lêtre (du moins sans cet être) pourrait redevenir une thèse thomiste. Et pour passer à lesse dont Dieu accomplit lacte, il faudrait le penser sans catégories ontologiques, mais selon des déterminations en fait théologiques : comme par exemple, celle d « être intensif » (C. Fabro, dans Participation et causalité). Lêtre, pris suivant cette excellence , se découvrirait ainsi lui-même déjà hors dêtre. c) Mais un troisième argument marque définitivement comment lexcès de lesse propre à Dieu annule toute acception métaphysique (conceptuelle) de lêtre. Thomas dAquin lexpose soit directement, soit indirectement. Directement : « Dieu na pas dautre essence que lesse, qui en tient lieu, annulant ainsi la composition partout ailleurs réelle de lesse avec lessence. Indirectement, particulièrement en deux textes. Sans doute, dans le premier, ne ratifie-t-il pas la thèse de labsence de lessence en Dieu, mais le simple fait que, dans le second, il motive cette absence par sa propre thèse sur la non-composition en Dieu de lesse et de lessence suffit à confirmer son accord avec les « philosophes » (Avicenne et Maïmonide). Que signifie navoir pas dessence ? Certes, cela peut néquivaloir quà la confusion entre lesse et lessence. Mais que marque, à son tour, cette confusion ? Sans doute quaucune essence (ou quiddité) ne peut convenir à lesse de Dieu qui, par suite, reste absolument et formellement sans essence. Un esse irréductible à toute essence signifie, en fait, un esse irréductible à lessence métaphysique de lêtre tel quil se déploie onto-théo-logiquement. d) Un dernier argument confirme sans ambiguïté lexception métaphysique de cet esse : son inconnaissabilité. En effet, lirréductibilité de lesse à toute essence signifie limpossibilité de larticuler prédicativement, donc de dire discursivement, bref de le comprendre ; ainsi ce pur esse se révèle-t-il en principe aussi inconnaissable que le Dieu quil désigne. Dieu connu comme inconnu implique ainsi que son esse ne reste connaissable que comme inconnaissable au contraire de lesse que la métaphysique a essentiellement mis en concept pour le rendre essentiellement connaissable. Et là, les témoignages textuels abondent. Lacception desse propre à Dieu se caractérise strictement par son inconnaissabilité, au contraire de lacception catégoriale, parfaitement intégrée à la pluralité métaphysique des sens de létant selon Aristote. Sexcepter de lêtre au sens métaphysique et demeurer par définition inconnu savèrent parfaitement équivalents en Dieu et Dieu seul. On conclura donc que Thomas dAquin ne pense pas univoquement Dieu dans lhorizon de lêtre. Ou simplement : lesse que Thomas dAquin reconnaît à Dieu nouvre aucun horizon métaphysique, nappartient à aucune onto-théo-logie et entretient une si distante analogie avec ce que nous concevons sous le concept d« être », en sorte quil nen est pas, ny est pas, voire aussi paradoxal quil y paraisse nest pas. Non seulement lénoncé « Dieu sans lêtre » pourrait sentendre comme foncièrement thomiste, mais il se pourrait quaucune interprétation contemporaine de Thomas dAquin ne puisse en retrouver la validité sans assumer lexception inconditionnelle de lesse donc sans la sage imprudence de tels paradoxes. Réponse à la question lesse sans lêtre Nous sommes maintenant en mesure de répondre à la question qui était posée en tête du dernier chapitre. La pensée thomiste, en effet récuse indiscutablement trois caractères de la constitution onto-théo-logiquede la métaphysique. (i) Dieu ne sinscrit pas dans le champ (le sujet ou lobjet) de la métaphysique, ni a fortiori dans le concept détant. (ii) La fondation des étants et de leur être (esse commune) par Dieu relève certes dune causalité, mais elle na rien de réciproque, en sorte que lêtre ne fonde pas (conceptuellement) Dieu, dont lactus essendi échappe à tout concept, dans la mesure stricte où lacte détermine lêtre en lui. (iii) Ce qui se confirme dans le fait que, sans cause ni fondement, pas même sa propre essence qui se confond avec son acte dêtre, Dieu sinterdit lautofondation métaphysique dont la causa sui désigne le paradigme. Voilà la réponse générale aux trois exigences de lonto-théo-logie. Reste cependant à lever les ambiguïtés sur deux autres caractères de la constitution onto-théo-logique de la métaphysique Notamment, dune part, sur celle de linterprétation métaphysique de la création, et dautre part, sur celle de lesse transcendant tout concept, restant ainsi essentiellement inconnu. Toutes les questions que lon doit se poser sur ces sujets pour lever les ambiguïtés Marion se les est toutes posées (c) se concentrent toutes sur un dilemme précis : esse peut-il exclusivement se comprendre selon un sens (historiquement) métaphysique, voire selon une « question de lêtre » réouverte, ou doit-il séclairer dune acception méta-ontologique bref, sentendre comme un esse sans lêtre ? En effet, puisque lon admet habituellement que lesse divin reste, pour Thomas dAquin, sinon pour son école, sans concept dêtre, sans essence, sans définition, sans connaissabilité, bref un nom négatif, pourquoi prétendre le traiter comme un nom affirmatif, fournissant léquivalent dune essence,léquivalent dun concept, léquivalent dune définition, léquivalent dune connaissance ? Pourquoi ne pas admettre que Thomas dAquin na maintenu cet esse que dans lintention de sappuyer tactiquement sur le terme privilégié par ses interlocuteurs philosophes, sans cependant jamais lassumer affirmativement,ni lériger par éminence, mais en lapurant par apophase [par tout ce quil nest pas (d)] ? Les implications de lattribution thomiste de lesse au Dieu chrétien Evidemment, on ne saurait discuter que Thomas dAquin ait désigné Dieu comme esse. Mais on doit discuter quassigné en propre à Dieu, cet esse ne désigne que ce que la métaphysique, voire la « question de lêtre », parviennent à y concevoir et non pas un au-delà de lêtre lui-même quel quil soit. Cette transgression prend seulement acte de ce que rien ne convient rationnellement à Dieu que ce qui sy conforme à linfini. Marion sait que son hypothèse pourra surprendre aussi bien parmi les tenants de Heidegger que parmi les fidèles de Thomas dAquin. Pour les premiers, elle assume des points contestables ; dabord que la metaphysica prise historiquement, équivale à la métaphysique, comme détermination de lhistoire de lêtre ; ensuite que la metaphysica commence à proprement parler après Thomas dAquin (et non pas bien avant) ; et également que lattribution thomiste de lesse au Dieu chrétien signifie plus une assomption de lêtre dans une région radicalement non ontologique, quinversement lassignation à résidence de Dieu dans le destin métaphysique de lêtre ; et quenfin une destination par excès de la métaphysique puisse intervenir à tout moment de son histoire. Pour les fidèles de Thomas dAquin, linacceptable reste que, sous prétexte de libérer lAquinate du fardeau de la metaphysica, lon prétende devoir et même pouvoir souligner la rémanence en lui de la subordination dionysienne (et néo-platonicienne) de lesse à une cause, jusquà intepréter non ontologiquement la transcendance de lesse. Cette double réticence, selon Marion, na rien pour surprendre et il nen conteste pas la légitimité, mais il semble se contenter, en un premier temps, que son hypothèse puisse être prise en considération en létat. Car, pour lui, va-t-il absolument de soi que nous puissions avancer aujourdhui dans la connaissance de Dieu, si nous persistons à lentendre à partir de ce que nous savons ou croyons savoir de lêtre ? Prendre Thomas dAquin au sérieux demande-t-il de penser Dieu à partir de lêtre ou lêtre au départ de Dieu ? Longtemps, il a semblé évident que Dieu, pour saint Thomas, devait se penser à partir d lêtre le débat ne portant que sur la détermination de cet être : existence ou concept, analogie intrinsèque ou extrinsèque, métaphysique ou transcendantalisme, etc. Il a donc inversement paru aller de soi et ce fut la position initiale de Marion dans son « Dieu sans lêtre » que la mise en question du primat de lêtre, comme transcendantal ou comme horizon, exigeait de contester la position fondamentale de Thomas dAquin sur Dieu. Il présente ici, avec joie, une retractatio sur ce point : une autre postulation peut être faite pour lAquinate : penser lêtre à partir de linconnaissabilité de Dieu, directement et sans lintermédiaire dun autre nom (même le Bien), mais non point pour autant moins radicalement. Les deux arguments qui viennent dêtre présentés peuvent, selon lui, sarticuler tout autrement : le débat sur la détermination de lesse, en particulier sur son irréductibilité au concept détant et son excès hors de lobjet de la metaphysica, ne tire son importance que de son résultat : permettre ou le plus souvent interdire de penser cet esse à partir de la distance de Dieu. Il ne sagit plus tant de décider sil faut ou non nommer Dieu du titre desse, mais si nous disposons dune compréhension de lesse telle quelle puisse prétendre non pas atteindre, mais du moins viser en quoi que ce soit, ce que nous nommons Dieu. Il ne sagit pas de décider si nous devons dire Dieu au nom de lêtre, mais si lêtre (pris comme esse ou comme lon voudra) a encore qualité et dignité pour énoncer quoi que ce soit sur Dieu, qui vaille plus que paille. Si, aujourdhui, saint Thomas pouvait nous obliger à nous interroger sérieusement sur ce point, il confirmerait encore une fois son autorité. (a) En bref, par définition, lonto-théo-logie ne pense jamais lêtre quen rapport avec létant et se confond avec lui. (b) Thomas dAquin sen assure dailleurs par deux caractères donnés à lanalogie : dabord quelle relève dabord de la proportio et non pas de la proportionalitas, mais il y a plus : la proportio ne se fait pas par renvoi à un terme ; cest que ce pôle de référence ne doit pas sentendre comme neutre et abstrait, pris hors de la série des analogués (comme la santé pour le malade, le médecin, le remède, etc.) de telle sorte quil puisse revenir à chacun au même titre ; elle se fait par renvoi à un autre terme de la série elle-même, ou encore à un des termes réels de la référence comme dun effet à sa cause ou son principe, des accidents à leur substance. Cet analogué premier, terme réel, reste à la fois différent des analogués et intrinsèquement constitutif deux. Le créé nentretient ainsi aucune proportion commensurable (selon un concept détant) avec Dieu mais il sy réfère. (c) Pour le premier caractère, (ıv) la non-réciprocité de la causalité entre Dieu et les étants créés est-elle suffisante pour écarter toute interprétation métaphysique de la création ? En particulier, les fondations causales des étants, mais aussi de lêtre des étants (comme esse commune créé) par Dieu ne sassimilerait-elle pas à celle des étants, mais aussi de lêtre par létant suprême en métaphysique ? On voit aussitôt que la réponse à ces deux questions dépend de savoir dabord jusquoù Dieu reste tangentiellement en suspension, ensuite jusquoù lacte dêtre ressortit de lêtre lui-même. (v) Doù la deuxième interrogation relative au second caractère : si Dieu transcende, comme acte dêtre, toute composition réelle desse ou dessentia, donc lensemble de létantité créée et si en lui lesse transcende tout concept, donc sil reste essentiellement inconnu, doit-on conclure que son esse appartient encore à ce que nous pouvons entendre par « être » (en son acception métaphysique comme aussi non métaphysique), ou peut-on admettre quil répond à une acception méta-ontologique ? Dans la première hypothèse, lesse assigné à Dieu lui imposerait encore les fonctions onto-théo-logiques de la fondation causale (des étants et de leur esse commune) ; tandis que, dans la seconde, la transcendance méta-ontologique de lesse sans essence ni concept laffranchirait même sous ce nom de toute appartenance à lonto-théo-logie. (d) du grec apophasia, négatif. Terme de rhétorique : dénégation, réfutation. La théologie apophatique ou théologie négative privilégie lapproche de Dieu à partir de ce quil nest pas. Cette théologie découle du néo-platonisme. Le plus connu des théologiens de cette sensibilité est Maître Eckhart. Par opposition la cataphasie est lapproche de Dieu qui procède par laffirmation. Date de création : 18/01/2011 @ 08:02 Réactions à cet article
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