LE RÉFÉRENT DANS LA PRODUCTION LITTÉRAIRE
Dans la production littéraire, le référent (celui qui fait signe et dont on parle) se révèle différemment selon chaque mode de production qui va de la littérature à la théologie en passant par lhistoire et la poésie. Jean-Luc Marion la précisé récemment dans son uvre maîtresse de « Dieu sans lêtre ».
« La littérature, soit se dispense de ce référent (Emma Bovary, Werther, Swann, nexistent pas), soit le retrouve en chacun de ses lecteurs (Emma Bovary cest moi, Werther ce nest pas moi, etc.), ce qui revient au même. Dans tous les cas, la littérature se dispense de recourir à un évènement pour y trouver son référent.
Quant à lhistoire, elle publie un texte aboli, ou mieux publie le texte dun référent aboli que lon vise en tant même quil reste à jamais aboli, défait.
La poésie, elle seule provoque, sinon produit son référent par un pur et simple texte : il sagit stricto sensu dun évènement (littéraire) et comme tout évènement, provoque des effets (une émotion), laisse des traces, impose des monuments.
Reste la théologie qui prétend dire le seul toujours vivant ; elle doit donc ouvrir laccès au référent (a). Mais ce référent consiste en la mort passée et la résurrection passée de Jésus, le Christ ; la Pâque qui fut dit-on effective comme évènement passé de lhistoire, du fait même de ce fait défait, sy accomplit, sy enfouit et sy forclôt ; dun élément forclos, le texte en porte la trace, mais il ny ouvre plus aucun accès. Évènement fini, référent inaccessible, que défend la consigne de son texte. Serions-nous privés de lévènement par le signe même qui sy réfère ? Le discours théologique culminerait-il dans la répétition de lirréfutable ? Quon ne dissolve pas trop aisément, par quelque habileté, cette clôture, qui clôt le discours théologique, mais aussi le sens sur lui-même. Car tandis que, sans doute, tout autre discours peut saccommoder de la clôture du sens doù sexile le référent, le discours théologique, seul, ne le peut, qui procède dun évènement et nen annonce que linfinie répétition (b). Mais, pareil accès à lévènement échu, pareille vision et visée du référent comment y reconnaître plus que des vux pieux ? Mais un vu qui reste « pieux », justement na rien de pieux seul deviendrait pieux qui accomplirait son devoir à légard du divin , il sombre par stérilité au rang du blasphème
Lévènement pascal sest accompli, laccomplissement pascal est advenu (Luc, 24,18 : Jean 19,28). Pour les disciples comme pour nous, il nappartient plus au présent. Ne reste, une fois les choses mortes, que des mots : pour nous, reste le texte du Nouveau Testament, tout comme pour les disciples ne restait que la rumeur, où déjà la chronique de la mise à mort (Luc 24,17). Quand les disciples interprétèrent ce que lon dit de lévènement, leur interprétation correcte ne put atteindre quun sens le sens dun évènement révolu, dont la contemporanéité visible ne leur devient pas même envisageable : «
leurs yeux étaient retenus de la reconnaître » (Luc 24,16). Lherméneutique que nous pouvons mener de ce côté-cidutexte,il advientnouvel évènement, qui monnaye lévènement pascal que le référent en personne la redouble, achève et disqualifie par une autre herméneutique qui, pour ainsi dire, contourne son texte, dau-delà passe en-deçà. Le référent sy interprète lui-même comme ne référant quà lui-même : «
et Jésus lui-même (autos) sapprochant fit route avec eux (
) et lui-même (autos) leur dit : ô inintelligents et curs lents à croire tout ce quont dit les prophètes ! Le Christ ne devait-il pas souffrir toutes ces choses pour entrer dans sa gloire ? Et, en commençant depuis Moïse et tous les prophètes, il leur fit tout au long lherméneutique, dans toutes les Écritures, de ce qui le concernait (Luc 24,15, 25-27)
Il peut viser le référent puisquil lassure ; celui quaucun texte ne peut dire, parce quil demeure hors-texte, le référent (Verbe indicible), transgresse le texte pour nous linterpréter, en interprète autorisé par sa pleine autorité (exousia) : expliquant moins le texte que sexpliquant avec lui, il le traverse de part en part, tantôt lecteur, tantôt référent, disant et dit ; bref, il sy dit strictement.
Doù un premier principe pour le théologien : certes, il procède à une herméneutique du texte biblique qui ne vise pas le texte, mais, à travers le texte, lévènement, le référent. Le texte noffre pas loriginal de la foi, parce quil nen constitue pas lorigine. Seul le Verbe peut donner une interprétation autorisée des verba (écrits ou dits) le concernant. Donc le théologien humain ne commence à mériter son nom que sil imite « le théologien supérieur à lui, notre Sauveur », en transgressant le texte par le texte, jusquau Verbe. Sinon le texte devient obstacle à la compréhension du Verbe : ainsi pour les disciples, lAncien Testament, ainsi pour nous, le Nouveau.
Pareille transgression, quopère en personne le Verbe à Emmaüs, offre pourtant lunique possibilité non dune lecture spirituelle mais dune lecture tout court des écritures, voire lunique accès à une parole originaire : « Il est ôté le voile [sc. des prophéties], dès lors que tu transites jusquau Seigneur ; ainsi est ôtée la non-sagesse (insapientia), quand tu transites jusquau Seigneur, et ce qui était de leau devient du vin. Lis-tu les livres des prophètes sans entendre le Christ, quoi de plus insipide et de plus extravagant ? Mais si tu y entends le Christ, non seulement tu savoures ce que tu lis, mais tu ty enivres, enlevant ton esprit hors de ton corps, pour oubliant ce qui est derrière toi, ne plus tendre que vers ce qui est devant (Philippiens 3,13).
Secondement pour le théologien, même et surtout dans lherméneutique du texte biblique, il faut sappuyer moins sur la littéralité de la lettre, que sur la puissance du Seigneur et sa justice, à lui seul. Quon nous comprenne bien : il ne sagit justement pas ici déloge du fondamentalisme (qui tient à la lettre), ni dune fantaisie faussement spirituelle mais de ce principe : le texte résulte, en nos verba qui ly consignent, de lévènement primordial du Verbe parmi nous ; la simple compréhension du texte office du théologien exige infiniment plus que sa lecture aussi informée quon voudra ; elle exige laccès du Verbe à travers le texte. Lire le texte du point de vue où il a été écrit : du point de vue du Verbe. Cette exigence,aussi intenable quelle paraisse et quelle le reste), ne peut séviter. À preuve : tant que le Verbe ne vient pas en personne interpréter aux disciples les textes des prophètes et même la chronique des choses vues à Jérusalem (logoï, Luc 24,17), ce double texte reste inintelligible strictement, ils ny comprennent rien (anoetoi, Luc 24,25), ils ne voient pas lévidence (Luc 24,17). Il faut, au théologien, transir (c) son texte jusquau Verbe, linterprétant du point de vue du Verbe. »
(a) Cet écart même entre texte et évènement, loin de nous éloigner à jamais de lévènement pascal (Bultman et alii), nous marque au contraire quil sagit bien avec Pâques, dun évènement et non dun effet de sens ou dun jeu dinterprétation et que seule la répétition plénière de cet évènement par un autre/le même nous ouvre les textes : droit à leucharistie.
(b) Sur les différentes acceptions de la clôture du sens et leurs implications théologiques, voir lensemble des travaux publiés de M. Costantini, et principalement à « Celui que nous nommons le Verbe », Résurrection, 36, Paris 1971 ; « La Bible nest pas un texte », Revue catholique internationale Communio, 1/7, Paris, 1976.
(c) du latin transire : aller au-delà.