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Parcours habermassien - La sphère publique
LA SPHERE PUBLIQUE
Synthèse proposée par Miguel Abensour
Le principe de Publicité est le principe de contrôle que le public bourgeois a opposé au pouvoir pour mettre un terme à la pratique du secret propre à lEtat absolu. Créateur dune véritable sphère publique, ce principe circonscrit à partir du XVIIIe siècle un nouvel espace politique où tente de seffectuer une médiation entre la société et lEtat sous la forme dune « opinion publique » qui vise à transformer la nature de la domination. A laide dun ensemble institutionnel déterminé, qui permet le développement de discussions publiques ayant pour objet des questions dintérêt général, il sagit de soumettre lautorité politique au tribunal dune critique rationnelle. STRUCTURES SOCIALES DE LA SPHÈRE PUBLIQUE
Institutions de la sphère publique bourgeoise au XVIIIe siècle
[41] Les différentes aires sociales étaient disposées comme suit :
La ligne de démarcation entre lEtat et la société, et qui dans le contexte qui nous occupe est fondamentale, sépare le domaine privé du domaine public. Lespace public se limite au pouvoir auquel se joint la Cour. Quant au domaine privé, il inclut aussi la « sphère publique » proprement dite, car elle repose sur les personnes privées. Au sein de ce domaine, imparti aux personnes privées, on est amené à distinguer la sphère privée de la sphère publique. La première comprend la société civile en un sens plus restreint, cest-à-dire le domaine de léchange des marchandises et du travail social, ainsi que la famille et sa sphère intime. La sphère publique politique, quant à elle, est issue de sa forme littéraire, et les opinions publiques qui en émanent jouent un rôle de médiateur entre les besoins de la société et de lEtat.
La famille bourgeoise et linstitutionnalisation dun domaine privé corrélatif au public
[54] Tandis que les premières institutions de lopinion publique bourgeoise tiennent encore, de par leur origine, à la société aristocratique en passe de prendre ses distances par rapport à la Cour, le « grand public » qui se forme peu à peu dans les théâtres, les musées et les concerts, est bourgeois, même du point de vue de son origine sociale. Vers 1750, son influence devient prépondérante. Les hebdomadaires moralisateurs envahissent toute lEurope. Les expériences, à propos desquelles un public qui se prend lui-même, et avec passion, pour thème de ses discussions, cherche, dans lusage public que font du raisonnement les personnes privées, une compréhension réciproque et une raison critique ont en effet leur source dans une subjectivité spécifique dont la patrie, au sens étymologique, est la sphère familiale restreinte régie par le patriarcat. Comme on le sait, celle-ci saffermit jusquà devenir, dans les classes bourgeoises le modèle dominant, après des transformations subies par la structure familiale, et qui se sont préparées, comme la révolution capitaliste, depuis des siècles. La noblesse urbaine, et surtout laristocratie parisienne qui donnait le ton au reste de lEurope, continue il est vrai de mener son train de vie et na que mépris pour lintimité de la vie familiale bourgeoise. La généalogie familiale et du même coup lhérédité des privilèges sont garanties au sein de la noblesse par le seul nom : ce qui nexige même pas la cohabitation des partenaires conjugaux , lesquels, assez fréquemment habitent leur propre « hôtel » et se retrouvent parfois plus souvent dans les Salons, en dehors de la famille, plutôt quau sein du cercle quelle forme. Avoir une maîtresse est une institution et révèle de façon symptomatique que les relations propres à la « vie de société », changeantes mais obéissant en même temps à de strictes conventions, ne permettent que rarement la création dune sphère privée au sens bourgeois. Cette intimité superficielle et frivole, quand dailleurs elle existe, se distingue de lintimité durable qui caractérise la nouvelle vie familiale. Celle-ci se définit par ailleurs en se détachant des formes plus anciennes de la communauté formée par la grande famille, telles quelles se sont encore maintenues dans le « peuple », surtout à la campagne, bien au-delà du XVIIIe siècle, et qui sont également prébourgeoises, dans la mesure où elles ne reconnaissent pas la distinction entre « public » et « privé ». [55] Si maintenant lon regarde lintérieur des habitations des grandes villes, on y constate que la pièce familiale, la pièce de séjour commune au mari, à la femme, aux enfants et aux domestiques est devenue toujours plus petite ou a complètement disparu. Par contre, les pièces réservées à chaque membre de la famille nont cessé de se multiplier et dêtre aménagées de façon toujours plus individuelle. Lisolement dont peut jouir, même au sein de la maison, chaque membre de la famille passe pour être distingué. W.H. Riehl, dans Die Familie (1889), analyse ce processus dévolution vers la sphère privée qui, comme il le dit, rend la maison plus habitable pour lindividu, mais plus étroite et plus ingrate pour la famille. L« espace public » quétait pour les grandes familles la salle principale et où, à côté du maître, la maîtresse de maison jouait son rôle face aux domestiques et aux voisins, fait place à lespace de la pièce de séjour où les époux et leurs enfants mineurs, formant la famille restreinte, sisolent du personnel. « Les pièces et les salles consacrées à lensemble de la maisonnée se voient réduites au strict minimum. Par contre, lespace le plus grand est réservé dans les maisons bourgeoises distinguées à une pièce toute nouvelle : le salon ( ) [56] Mais le salon, à son tour, nest pas à la disposition de la maison, il est dévolu à la société. Et cette société à laquelle il est réservé est bien loin davoir la même importance que le cercle étroit, très fermé, des amis de la maison.» La ligne qui partage sphère privée et domaine public traverse la maison en son centre même. Les individus quittent lintimité de leur chambre pour lespace public du salon. Mais celle-là est strictement corrélative de celui-ci. Seul le nom du salon rappelle que la discussion en société et lusage public du raisonnement ont eu leur origine dans la sphère de la société aristocratique. Entre-temps, le salon sen est détaché pour devenir le lieu où se rencontrent les pères de famille bourgeois et leurs épouses. Les individus qui sy constituent en public ne se « fondent pas au sein de la société » ; ils font en quelque sorte saillie et toujours sur la toile de fond dune vie privée, qui, au sein de lespace clos formé par la famille retreinte patriarcale, a conquis sa forme institutionnelle. Cet espace intérieur est le lieu dune émancipation psychologique qui correspond à lémancipation économique et politique. [57] Cette idée que la famille restreinte se fait de la sphère dintimité quelle représente entre toutefois en conflit avec les fonctions réelles assumées par la famille bourgeoise, et ce, jusque dans la conscience des bourgeois eux-mêmes. Car, bien évidemment, la famille nest pas épargnée par la nécessité à laquelle se soumet la société bourgeoise, comme toute société avant elle. Au cours du processus daccumulation capitaliste, elle joue le rôle précis qui lui a été assigné : elle apporte la garantie dune cohésion généalogique en tant que continuité des personnes, ce en quoi consiste concrètement laccumulation du capital, et que corrobore le droit dhériter librement de la propriété. Mais surtout, en tant que mandataire de la société, elle assume la tâche difficile dêtre le médiateur qui, sous lapparence de la liberté, assure néanmoins la stricte observance des nécessités sociales. Freud a mis au jour le mécanisme dintériorisation de lautorité paternelle ; en psychologie sociale, ses disciples ont attribué ce mécanisme au modèle que constitue la famille restreinte de type patriarcal. Quoi quil en soit, à lindépendance du propriétaire sur le marché et dans sa propre entreprise correspondait la dépendance de lépouse et de ses enfants vis-à-vis du père de famille : ce qui était là autonomie privée, se traduisait ici sous la forme de lautorité et rendait illusoire cette volonté de lindividu prétendu libre. Même la forme du contrat de mariage, qui suppose la libre déclaration de volonté des deux partenaires était pour lessentiel une fiction, dautant que le pariage ne pouvait se voir épargner le soin de conserver et daccroître le capital, dans la mesure où ka famille en était le support. Les menaces à légard du mariage, qui, pour ces raisons-là, sopposent à lidée de communauté daffection, ont occupé jusquà nos jours le littérature et pas seulement la littérature , sous la forme qui oppose lamour et la raison, cest-à-dire lamour au mariage dargent ou de raison. Enfin, les exigences liées à la profession contredisaient également une idée de la culture selon laquelle celle-ci ne saurait avoir dautre fin quelle-même. [58] Hegel na pas tardé à comprendre à quel point la culture reste prisonnière du travail socialement nécessaire, et ce, dans son fond même dont elle naurait su admettre quil fût bourgeois. Cette ancienne contradiction se reconduit jusquà nos jours dans la lutte pour la formation de la personnalité dune part, et dautre part dans le système déducation qui ne dispense que de pures et simples compétences. [59] A cette époque où règne la sensibilité, les lettres sont le déversoir des « épanchements du cur » plutôt que les dépositaires de « froides informations » qui, lorsquil arrive quelles soient rapportées, oblige celui qui les transmet à devoir sexcuser. Lintérêt psychologique croît dès le début selon la double relation à soi-même et aux autres ; lintrospection sunit, en partie par curiosité, en partie par sympathie, aux mouvements de lâme quéprouve lautre moi. Le journal intime devient une lettre adressée à lexpéditeur même ; le récit de soi-même, un dialogue avec soi adressé à un destinataire autre : ces deux genres constituent dans la même mesure des expériences propres à la subjectivité que les relations mêmes au sein de la famille. Cette subjectivité qui représente la part la plus intime du domaine privé est déjà demblée corrélative du public. A lopposé de cette intimité que la littérature médiatise, cest lindiscrétion que lon rencontrerait, et non pas la Publicité en tant que telle. Les lettres que lon reçoit ne sont pas seulement recopiées et prêtées, car nombre de correspondances sont demblée écrites pour être imprimées. Cest donc à partir de la subjectivité, directement ou indirectement liée corrélative de la Publicité, et qui sexprime dans la correspondance ou les journaux intimes que prend naissance le genre littéraire propre à ce siècle : le roman bourgeois, autrement dit, la peinture psychologique des caractères sous la firme dune biographie. [60] Au sein des couches plus larges de la bourgeoisie, la sphère du public apparaît dabord comme un prolongement et, simultanément comme un complément de la sphère dintimité familiale. La salle de séjour et le salon se trouvent sous le même toit. Et de même que le caractère privé de lune renvoie au caractère public de lautre, de même que la subjectivité de lindividu privé est dès le début corrélative dune Publicité, ces deux dimensions se trouvent réunies par la littérature en tant que fiction. Dun côté, le lecteur qui sy identifie répète les relations privées que la littérature esquisse cest à partir de son expérience de lintimité réelle quil appréhende lintimité fictionnelle, et cest pour vivre celle-là quil sexerce dabord grâce à celle-ci , dun autre côté, lintimité, demblée médiatisée par la littérature, et la subjectivité riche dun potentiel littéraire, sont devenues effectivement la littérature dun large public de lecteurs. Les personnes privées qui forment le public discutent elles aussi en public de ce quelles ont lu et en font bénéficier le développement de la Raison dont le progrès est lobjet de leurs communs efforts. [61] Clubs de lecteurs, cercles de lecture, éditions par souscription surgirent un peu partout et, à lépoque où, comme en Angleterre depuis 1750, le tirage des quotidiens et des hebdomadaires doubla en lespace dun quart de siècle, ils permirent aux classes bourgeoises de faire de la lecture des romans une habitude. Celle-ci forme le public qui, apparu depuis longtemps à travers ces premières institutions que furent les cafés, les Salons et les sociétés de convives, est désormais maintenu par le biais dune instance médiatrice : la Presse avec ses critiques professionnels. Les couches bourgeoises incarnent la conscience publique qui correspond à un usage littéraire de la raison au sein duquel la subjectivité, dont lorigine est lintimité familiale, communique avec elle-même pour se comprendre elle-même.
Cest la conscience publique littéraire qui a innervé la sphère publique politique
[61] Le processus, au cours duquel le public constitué par des individus faisant usage de leur raison sapproprie la sphère publique contrôlée par lautorité et la transforme en une sphère où la critique sexerce contre le pouvoir de lEtat, saccomplit comme une subversion de la conscience publique littéraire, déjà dotée dun public possédant ses propres institutions et de plates-formes de discussion. La représentation des intérêts propres au domaine privé de léconomie déchange ne sera pas autrement comprise quà travers des idées qui se sont développées au sein de lintimité familiale, car cest bien là lorigine du sentiment dhumanité ; il ne se forme pas en effet au sein de la sphère publique elle-même, ce qui était le cas dans le modèle hellénique. La fonction politique de la sphère publique bourgeoise est de sassurer le contrôle de la société civile (par opposition à la chose publique res publica) : forte des expériences propres à la sphère intime de la vie privée, cette nouvelle sphère fait front face à lautorité de la monarchie établie. [62] Cette dimension polémique, au sein de laquelle la sphère publique acquiert, au cours du XVIIIe siècle, une efficacité politique, sétait déjà développée durant les deux siècles précédents dans le débat sur la Constitution à propos du principe de pouvoir absolu. La littérature qui faisait lapologie de la pratique du secret en matière de gouvernement fournissait au Prince les moyens daffirmer seul sa souveraineté jura imperit ; ce sont précisément les secrets dEtat arcana imperit , ce catalogue de toutes les pratiques secrètes dressé par Machiavel qui ont pour tâche dassurer la domination face à un peuple que lon considère comme mineur. A la pratique du secret sopposera plus tard le principe de Publicité, et ceux qui à lépoque étaient les adversaires de cette pratique, les « opposants à la monarchie » (les Monarchomachés), posaient le problème de savoir si la loi devait dépendre de larbitraire du Prince ou si les ordres que ce dernier donnait nétaient recevables que sils avaient pour arrière-plan une constitution. A lépoque et dans leur esprit, le législateur devait être lassemblée des états : les tensions qui existaient entre le Prince et les états détenteurs du pouvoir ont alimenté encore quelque temps la discussion amorcée par les Monarchomachés, mais celle-ci soriente déjà vers la critique de cette même bureaucratie absolutiste qui, dès la fin du XVIIe siècle, va servir alors de cible à la critique bourgeoise. Face à lennemi commun les deux fronts de la critique se confondent ; cest encore le cas chez Montesquieu (Esprit des lois, 1748), à tel point quon peut à peine les distinguer. [63] La tradition philosophique, quelle soit aristélo-scolastique ou moderne et cartésienne connaît bien évidemment la catégorie de « loi universelle » (lex generalis ou lex universalis), mais dans le domaine de la philosophie sociale et de la politique cest Hobbes qui ly a introduite de façon implicite et cest Montesquieu qui lui a donné sa définition claire : « Quiconque détient le pouvoir législatif ou le pouvoir suprême au sein dun Etat se doit de gouverner à laide des lois fixées et établies, promulguées et connues du peuple, et non en imposant des décrets improvisés ». Locke confère à la loi, par opposition à lordre ou au décret, une force constante et durable. Cette définition sera précisée par la littérature française du siècle suivant : « Les lois ( ) sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ». Elles sont les règles foncées en raison et qui possèdent une certaine universalité et une certaine durée. Cest ainsi que sest préparé le retournement de principe de pouvoir absolu dont Hobbes a donné la formulation définitive dans sa théorie de lEtat : « Cest la vérité et non lautorité qui fonde la loi. Tout ce qui relève de la loi (tout ce qui est établi), y compris les normes générales, abstraites et permanentes, à la seule exécution desquelles lautorité doit être réduite, comporte une rationalité qui y est inhérente et où convergent la justesse ou la justice ».
La revendication polémique de ce type de rationalité dirigée contre la pratique du secret propre à la domination du Prince sest historiquement développée en liaison avec lusage public que les personnes privées faisaient du raisonnement
De même que la pratique du secret sert la conservation dun pouvoir fondé sur larbitraire (voluntas), la Publicité est au service dune législation qui cherche à simposer en prenant pour base la raison (ratio). Locke relie déjà la loi rendue publique à un consensus unanime, et Montesquieu la réfère purement et simplement à la raison humaine. Mais cest aux Physiocrates (secte des philosophes économistes rassemblé dès 1760 autour du docteur Quesnay et dont fait partie le marquis de Mirabeau) que revient davoir explicitement établi la corrélation qui réfère la loi à la raison telle quelle sexprime à travers lopinion publique. Une conscience politique se développe au sein de la sphère publique bourgeoise et elle formule, face au pouvoir absolu, lexigence et la notion de lois abstraites et générales, en apprenant ainsi à saffirmer enfin elle-même, en tant quopinion publique, comme lunique source de ces lois. Au cours du XVIIIe siècle lopinion publique revendiquera dêtre compétente sur le plan législatif pour lélaboration de ces normes qui lui sont redevables, et à elle seule, de leur sens rationaliste et critique. [64] Suivant sa propre conception, cette opinion publique qui reposait sur la force du meilleur argument revendiquait cette rationalité qui, un peu prétentieuse sur le plan moral, cherchait à atteindre lunité de la justesse et de la justice. Lopinion publique devait correspondre à la « nature des choses ». Cest pourquoi des lois, et bien que lopinion publique les ait destinées à la réglementation de la sphère du social, pouvaient requérir, outre les critères formels de généralité et dabstraction, le seul critère concret de rationalité. Cest en ce sens que les Physiocrates affirmaient que seule lopinion publique reconnaissait lordre naturel et le rendait sensible, de sorte quensuite le despote éclairé puisse faire de cet ordre naturel, traduit sous la forme de normes générales, la base de sa politique ce nest que dans cette mesure quon peut parler dune convergence entre le pouvoir et la raison.
La famille bourgeoise frappée dambivalence, mais vécue comme unitaire par lopinion publique
[65] Le « domaine privé » recouvre à la fois le domaine de léchange des marchandises et du travail social que nous appelons « sphère privée » et la famille restreinte que nous appellerons « sphère dintimité ». Celle-ci semble indépendante de la première bien quen vérité elle soit profondément solidaire des intérêts du marché. Lambivalence qui caractérise la famille est dêtre à la fois courroie de transmission de la société et possibilité anticipée dune émancipation par rapport à la dite société. Elle sexprime à travers la situation de ses membres : dun côté, lautorité patriarcale les maintient réunis, dun autre côté ils sont liés lun à lautre par des rapports humains dintimité. En tant quhomme privé, le bourgeois représente deux personnes en une : propriétaire de biens et de personnes autant quhomme parmi les autres, bourgeois et homme à la fois. Cette seconde ambivalence de la sphère privée caractérise également la sphère publique : en effet, ou bien les personnes privées sentendent sur les expériences de leur subjectivité, cette fois-ci en tant quhommes à travers lusage quils font du raisonnement sur un plan littéraire ; ou bien, en tant que propriétaires, lusage quils font du raisonnement sur le plan politique leur permet de se mettre daccord sur la manière de régler leurs affaires dans le domaine privé. Bien quil y ait, au sein de la famille (père de famille, femme au foyer, apprenti, domestique), des différences sur le plan des relations avec la sphère publique, aux yeux des couches cultivées, les deux aspects de la sphère publique ne sont pas dissociés et elle apparaît indivisible dans la compréhension que lopinion publique a delle-même. Car dès que les personnes privées ne cherchent plus seulement à sentendre, en tant quhommes, à propos de leur propre subjectivité, mais cherchent également, en tant que propriétaires, à déterminer la part dintervention du pouvoir dans leurs intérêts communs, le sentiment dhumanité, propre à la conscience publique littéraire, procure à la sphère publique lefficacité politique quon en attend. Une fois développée, la sphère publique bourgeoise repose sur lidentité fictive des deux rôles joués par les personnes privées constituant le public : le rôle de propriétaire et celui de pur et simple être humain.
FONCTIONS POLITIQUES DE LA SPHÈRE PUBLIQUE
Le modèle anglais
[67] Une sphère publique assumant des fonctions politiques apparaît au tournant du XVIIe siècle, en Angleterre, pour des raisons qui lui sont propres. Certaines forces sociales qui veulent être en mesure dinfluencer les décisions du pouvoir font appel à un public qui fait usage de sa raison, afin de légitimer devant ce nouveau forum certaines de leurs exigences. Cette pratique a pour corollaire la formation dun Parlement moderne à partir de lassemblée des états ; ce processus sétend tout au long du siècle. Dans une Angleterre où les fils cadets de laristocratie foncière devenaient rapidement des marchands prospères et où la grande bourgeoisie acquérait assez souvent des terres, lopposition traditionnelle entre landed interest et moneyed interest qui navait de toute façon pas pris la forme dune lutte de classes tranchée, est passée au second plan derrière une lutte dintérêts plus récente : à savoir lopposition entre les intérêts récessionnistes du capital financier et commercial dune part, et les intérêts expansionnistes du capital industriel et manufacturier dautre part. Cest au début du XVIIIe siècle que ce conflit commence à être consciemment perçu : alors seulement, commerce et trade ne sont plus de simples synonymes de « manufacture » et d« industrie ». Il est vrai que cette nouvelle lutte dintérêts réactive un antagonisme déjà caractéristique des phases antérieures de lhistoire du capitalisme où sopposaient les intérêts dune génération plus âgée, et ceux dune génération plus jeune qui devait découvrir des débouchés pour les branches nouvelles du commerce et de lindustrie.
La variante française
[79] Ce qui en Angleterre avait exigé une évolution progressive étalée sur plus dun siècle, la Révolution française la créé en un jour en donnant au public politiquement conscient, bien que cela ne dût pas être si durable, les institutions qui jusque-là lui faisaient défaut. Apparaissent alors les Clubs qui sont comme des partis où se recrutent les diverses fractions du Parlement, où lon voit se créer une Presse quotidienne politiquement orientée. Les Etats généraux, pour leur part, adoptent aussitôt le principe de la publicité des débats. Dès le mois dAoût 1789, le Journal des Débats et des Décrets paraît quotidiennement et rend compte des activités parlementaires. Que la sphère publique politiquement orientée soit alors dotée dun cadre juridique nest pas moins remarquable que son institutionnalisation de fait. [80] Car le processus révolutionnaire sest aussitôt donné une Constitution qui le définissait et lui donnait un sens sur le plan juridique. Cest ce qui explique peut-être que sur le continent européen lopinion publique bourgeoise ait été de façon si aigüe consciente de son rôle politique, qui sagisse des tâches quelle remplissait effectivement ou de celles quelle aurait eu éventuellement à assumer. La conscience que la sphère publique politique avait delle-même sest traduite en France par une terminologie aux contours plus précis quen Angleterre à la même époque. Cest telles quelles étaient rédigées dans la Constitution révolutionnaire française, et sous cette forme codifiée, que les tâches politiques incombant à la sphère publique sont aussitôt devenues des mots dordre répandus à travers toute lEurope. Ce nest pas par hasard que « sphère publique » (en allemand Öffentlichkeit) ait été formée dans sa leçon dorigine (Publizität) daprès le concept français ; et cest sous cette forme importée quil figure dans lépigramme qui a fait le tour de lAllemagne à lépoque de la Révolution française :
Ce grand mot-clef que chacun a chanté, Ce devant quoi les perruques de lEtat, Les chefs du peuple eux-mêmes restent béats, Ecoutez-le ! Ça donne : Publicité.
La Constitution de 1793 place explicitement le droit de libre réunion dans le cadre de la protection de la libre expression des opinions : « Le droit de faire connaître ses idées et ses opinions, que ce soit par voie de Presse ou par tout autre moyen, le droit de se rassembler pacifiquement ( ) ne peuvent pas être interdits ». [81] Sous le Premier Empire, la Presse fut muselée, certains journaux interdits et ceux qui ne létaient pas étaient soumis à la censure. Les Bourbons soulignèrent leur retour en annonçant quils allaient respecter la liberté de la Presse, ce que confirme dailleurs la Charte de 1814 dans son article 8 : « Les Français ont le droit de rendre publiques leurs opinions et de les faire connaître à condition de se conformer aux lois qui préviennent les abus de ces libertés ». Mais lopposition ne pouvait sexprimer quavec une extrême prudence. Seule la Révolution de juillet, à qui le National journal dopposition fondé par Thiers et Mignet fournissant ses mots dordre, a su redonner à la Presse, aux partis et enfin au Parlement, régi par le principe de publicité totale des débats et élargi grâce à la réforme électorale, cette liberté daction que leur avaient garantie la Révolution et les Droits de lHomme. [82] Lélément où sest formé un public doté dune conscience politique, ce furent avant tout les réunions privées de la bourgeoisie. Durant les dernières années du XVIIIe siècle, les revues se mirent à fleurir même les revues politiques , et cest directement autour delles que la vie de société des personnes privées sest cristallisée. Les journaux eux-mêmes ne sont pas seuls à témoigner de cette « soif de lecture », même de cette « rage de lire » qui semparent de lépoque des Lumières, car dès les années 1770, les sociétés de lecture, privées ou à but commercial, se sont répandues dans toutes les villes et même dans les petites bourgades, de sorte que ces établissements ont partout déclenché une discussion sur leur utilité. Leur but, lire et commenter la Presse, échanger des opinions personnelles, parvenir en commun à mieux former ces opinions qui, par la suite, dans les années 1790, furent désignées par le terme d« opinion publique ».
La société civile en tant que sphère de lautonomie privée : droit privé et libéralisation du commerce
[83] Au sein de lordre politique, la sphère publique occupe une place de premier plan, et il ne faut pas voir là un hasard. Elle devient ni plus ni moins le principe selon lequel se structurent les Etats constitutionnels bourgeois, dotés dun gouvernement responsable devant un Parlement (Belgique 1830, Angleterre en 1838). [84] Cette sphère publique bourgeoise « achevée » présuppose, sur le plan social, un marché qui tend à se libéraliser et qui fait de léchange dans le domaine de la reproduction une affaire ne concernant, autant quil est possible, que les personnes privées, afin quainsi le processus par lequel la société bourgeoise devient un domaine strictement privé sachève véritablement. Sous labsolutisme en effet, il ne saurait être au début question dun tel processus quen un sens privatif : à savoir que les relations sociales ont été dépouillées de leur caractère quasi public ; les fonctions politiques, juridiques et administratives ont été concentrées entre les mains du pouvoir. [85] La notion de capacité juridique universelle, la garantie du statut juridique de la personne doivent, elles aussi, être comprises parmi les libertés fondamentales du droit privé. Cette capacité juridique ne se détermine plus selon la condition et la naissance. Le status libertatis, le status civitatis, le status familliae cèdent la place au seul status naturalis qui est désormais appliqué universellement à tous ceux qui bénéficient dun statut juridique ce qui correspond au principe dégalité auquel obéissent les propriétaires sur le marché et les gens cultivés au sein de la sphère publique. Lorsquon a entrepris de codifier le droit bourgeois dans son ensemble, on a donné le jour à un système de normes qui garantissent une sphère privée au sens strict, cest-à-dire au sens dun échange entre personnes privées qui tend à se rendre toujours de plus en plus indépendant vis-à-vis des prérogatives du pouvoir central et des différents états et corporations. Le code garantit la propriété privée et son corollaire : les libertés fondamentales (le droit de se lier par contrat, le droit de libre entreprise et lhéritage). Le code juridique de Prusse fut publié en 1794 et son équivalent pour lEmpire autrichien en 1811. Entre ces deux dates, en 1804, Napoléon fit paraître le classique du droit bourgeois : le Code Civil. [87] Face à un régime juridique abstrait, général et, par conséquent , en apparence libre et orienté vers lindividualisme en matière déconomie, la réalité offre une masse presque écrasante de contraintes administratives, professionnelles et corporatistes qui émanent du droit contractuel, du droit du travail aux multiples facettes, du droit de résidence et du droit immobilier, qui ont trait autrement dit à tous les points critiques du Droit privé, tant dans le domaine social que dans la sphère de léconomie. Dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle, le Droit privé moderne fait table rase de toutes ces contraintes et obligations. Toujours est-il quil faut attendre encore un siècle pour que cette évolution des « statuts au contrat » (from status to contract) ait fait sauter toutes les barrières qui, à lépoque, entravaient la mise en valeur du capital industriel, tout comme létablissement définitif du mode de production capitaliste un siècle pour que la propriété soit livrée aux rapports de libre-échange quentretiennent ceux qui prennent part au marché ; pour que sa transmission par héritage soit abandonnée à la libre décision de son possesseur en tant que personne propre ; pour que le choix de lentreprise et son fonctionnement, de même que la formation de ceux qui y seront employés, dépendent de la volonté de lentrepreneur ; pour quenfin le montant du salaire soit fixé par un libre contrat entre employeur et employé. [88] Avant que le commerce entre les nations (et, sur le sol allemand, entre les différentes principautés) ne soit libéralisé par la levée des barrières douanières, le capital industriel se donne libre cours (à lintérieur du pays) ; lorsque toute cette évolution sachève, le marché des marchandises, des terrains, du travail et de largent lui-même, ne relève pratiquement plus que des lois de libre concurrence. Cest ainsi que le libre-échange conséquence de la libre concurrence sur le marché extérieur comme au sein du commerce intérieur a déterminé toute cette phase du capitalisme que lon a appelée libérale. On a pris en effet lhabitude dinférer la nature du capitalisme à partir à partir de cette forme spécifique réglé par la libre concurrence ; mais il ne faut pas oublier, à cette occasion que la capitalisme na revêtu cette forme que le temps dune brève et florissante période de sa longue histoire. Cette forme spécifique est en effet le produit dune conjoncture historique unique, celle de lAngleterre au tournant du XVIIIe siècle. [89] Même à lapogée de cette ère libérale au milieu du XIXe siècle les autres pays nont jamais appliqué sans réserve les principes du laisser-faire au commerce international. Toujours est-il que cest bien au cours de cette période-là que la société bourgeoise se libère, en tant que sphère privée, des directives du pouvoir dEtat, au point qualors la sphère publique politiquement orientée a pu atteindre son plein épanouissement dans le cadre des Etats constitutionnels bourgeois.
Institutionnalisation de la sphère publique au sein de lEtat bourgeois : les contradictions du processus
Cette orientation, prise par une sphère privée qui tend à neutraliser les rapports de force et à sémanciper par rapport à toute forme de domination, permet quà leur tour les garanties juridiques révèlent leur infrastructure économique. Les garanties juridiques, cest-à-dire le lien qui oblige lEtat à respecter des normes générales, protègent, en accord avec le Code Civil des libertés bourgeoises, le régime de « libre-échange ». Certaines interventions de lEtat ou lexercice légal des pleins pouvoirs nont pas, du point de vue de leur signification sur le plan sociologique, un caractère de brutalité primaire, et donc condamnable, parce quils feraient entorse aux principes de la justice tels que le droit naturel les a établis. [90] Ils le seraient simplement parce quils seraient imprévisibles et trahiraient ainsi directement le style et le critère de rationalité quimpliquent les intérêts capitalistes des personnes privées. Il est vrai que les lois du marché parviennent delles-mêmes à séquilibrer, ce qui, aux yeux de léconomie politique classique, leur confère lapparence dun ordre naturel, tandis que les lois promulguées par lEtat ont expressément besoin dune assise. Le Prince pourrait alors lui aussi jouer le rôle dun législateur, mais à cette seule condition quil soit prêt à faire dépendre ses décrets, et en général lactivité de lEtat, de normes générales, sans oublier que celles-ci, de leur côté, devraient servir les intérêts bourgeois sur le terrain des échanges. Le simple fait que lEtat soit constitutionnel nimplique pas encore une intégration de la sphère publique au sein de la Constitution, dans le cadre dun régime parlementaire (ou du moins lié à une forme quelconque de Parlement).
Malgré son origine, la loi nest pas débarrassée dune singulière contradiction qui se révèle en premier lieu à travers une certaine ambivalence de son concept
[91] « Dans la lutte politique contre un gouvernement puissant, il a fallu toujours mettre plus fortement laccent sur la participation dune représentation du peuple, dans la mesure où elle caractérise au premier chef la loi, pour quenfin elle devienne décisive. Si cest avant tout cette participation du peuple qui définit politiquement la loi, alors sexplique le ( ) renversement suivant : ce qui est produit par une participation dune représentation du peuple sappelle une loi. Le règne de la loi signifie alors participation ou bien, en fin de compte, règne de la représentation du peuple. » Dun côté le concept de loi, dans la mesure où celle-ci est lexpression dune volonté, comprend cette phase au cours de laquelle une volonté de pouvoir simpose par la force ; mais dun autre côté, dans la mesure où la loi est expression de la raison, son concept conserve aussi la marque de cet autre moment plus ancien : celui de son apparition dans lopinion publique et qui tient aux relations qui sétaient établies entre le public et le Parlement. Le règne de la loi a pour but danéantir toute firme de domination ; ce qui est une idée typiquement bourgeoise, pour autant que la garantie politique apportée à une sphère privée qui sémancipe par rapport à la domination ne dût pas même revêtir la forme dun pouvoir. Lidée bourgeoise dun Etat légal, autrement dit lidée que toute activité de lEtat est liée à un système, si possible sans faille, de normes légitimées par lopinion publique, vise déjà à éliminer lEtat dans la mesure où il est essentiellement un instrument de la domination. Les actes de souveraineté nont plus en soi que valeur apocryphe. [92] Dans la mesure où le raisonnement public des personnes privées saffirme de façon convaincante comme la recherche dune convergence entre la justice et la justesse, sans que la force participe à une telle adéquation, on ne peut pas dire dun pouvoir législatif reposant sur lopinion publique quil serait une forme de domination. Et pourtant, il est évident que la compétence législative na été obtenue quau terme dune lutte opiniâtre contre les pouvoirs traditionnels et quon ne pourrait lui contester les caractéristiques dun pouvoir : Locke lappelle legislative power, Montesquieu pouvoir. Seule la Justice qui se contente d « appliquer » des lois déjà promulguées, semble à nos deux auteurs être une instance dépourvue de « pouvoir » et par conséquent, dune classe sociale déterminée qui en serait le support. Néanmoins, la distinction entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif procède de lopposition entre la règle et laction, entre lentendement classificateur et la volonté agissante. Bien quelle soit structurée comme un « pouvoir » la législation doit être lémanation, non dune volonté politique, mais dun accord fondé en raison. Le « règne » de la sphère publique signifie, conformément à lidée même de Publicité, un règne où toute domination sévanouit : « cest la vérité et non lautorité qui fonde la loi ». Tout renversement de la formule de Hobbes [tel quopéré par Locke et Montesquieu] naboutit à rien, pas plus lorsquon cherche à comprendre la fonction de lopinion publique à travers le concept de souveraineté, que lorsquon lapplique à lélaboration constitutionnelle des différents pouvoirs. Le pouvoir en tant que tel devient, à linstigation dune sphère publique politiquement orientée, lobjet des discussions. [93] Celles-ci doivent opérer la transposition de la voluntas en une ratio qui, résultant de la concurrence, au sein du public, des arguments privés, doit simposer comme un consensus à propos de ce qui représenterait réellement une nécessité du point de vue de lintérêt général.
Les contradictions internes dune sphère publique politiquement orientée
[94] La définition dune sphère publique politiquement orientée ne trahit que davantage, dans son article central selon lequel tout pouvoir provient du peuple, la nature dune domination qui na pu être elle-même acquise que par la force et non sans difficulté. Par ailleurs, lEtat constitutionnel bourgeois réclame sur la base dune sphère publique active, une organisation du pouvoir telle quelle garantisse sa subordination aux intérêts dune sphère privée qui prétend elle-même neutraliser les rapports de forces et sémanciper vis-à-vis de la domination. Les normes constitutionnelles visent ainsi à reproduire un modèle de la société civile auquel la réalité de celle-ci ne correspond nullement. Les catégories déduites de lévolution du capitalisme, et même de sa phase libérale, sont elles-mêmes de nature historique : elles décrivent des tendances sociales mais elles en restent précisément à définir de simples tendances. Cest ainsi que les « personnes privées » sur lautonomie desquelles (garantie sur le plan social par la propriété) sappuie lEtat constitutionnel, comme sur les compétences du public qui les rassemble, ne constituent en réalité quune petite minorité, même lorsque lon additionne petite et grande bourgeoisie. Le « peuple » et, avant tout, la population paysanne représente une majorité incommensurablement plus nombreuse. Par ailleurs, à cause des lois politiques qui tiennent encore à la société précapitaliste, linfluence des Princes, appuyée sur la bureaucratie et larmée, et celles des grands propriétaires comme de laristocratie foncière, ne cessent dêtre considérable. Néanmoins, les nouvelles Constitutions, écrites ou coutumières, se réfèrent à des citoyens et à de purs et simples êtres humains ; ce à quoi elles sont nécessairement contraintes tant que la Publicité est le principe auquel obéit leur structure.
Le principe origine de la sphère publique bourgeoise est aussi le principe sur lequel elle achoppe
[95] Une sphère publique dont seraient exclus ipso facto certains groupes qui représenteraient une avant-garde ne serait pas seulement en quelque sorte incomplète, elle naurait, au contraire, plus rien dune sphère publique. En effet, ce public quon peut considérer comme le sujet de lEtat constitutionnel bourgeois comprend sa sphère comme une sphère publique en ce sens strict, et ses réflexions anticipent sur lidée quen principe tous les hommes pourraient y appartenir. Lindividu privé est lui aussi un pur et simple être humain, cest-à-dire une personne morale. Il a été défini le lieu historique et social où sest développée une semblable conscience : il sagit de la sphère dintimité, corrélative dun public, propre à la famille retreinte et patriarcale. Cest là que naît cette idée dune humanité, si lon veut informelle. Mais entre-temps, bien entendu, le public avait acquis sa forme définie : celle du public des lecteurs au XVIIIe siècle. Cette sphère publique reste littéraire, même lorsquelle assume des fonctions politiques, et la culture est la première condition à laquelle il faut souscrire si lon veut y appartenir ; la propriété étant la seconde. En fait les deux critères dappartenance recouvrent dans une très grande mesure la même catégorie de personnes. Car, à lépoque, une formation scolaire est plus la conséquence que le présupposé dun statut social qui, à son tour, est déterminé en premier lieu par la propriété. Les couches cultivées sont en même temps les classes possédantes. Le cens qui détermine laccès à la sphère publique politiquement orientée peut ainsi être confondu avec le montant de limpôt ; et dailleurs, la Révolution a même utilisé ce critère pour distinguer entre bourgeois « actifs » et bourgeois « passifs ». Cette restriction du droit de vote ne prenait pourtant pas lallure dune limitation de la sphère publique elle-même tant que celle-ci restait la simple ratification juridique dun statut acquis sur le plan économique, mais au sein de la sphère privée précisément le statut dhomme privé, à la fois cultivé et propriétaire. Laccès de tous à cette sphère, dont lEtat constitutionnel institutionalise les fonctions politiques, doit être décidé immédiatement comme lié à la structure même de la société civile, et non médiatement, par le biais de la Constitution politique que cette société se donne. La sphère publique est alors garantie lorsque les conditions économiques et sociales accordent à chacun les mêmes possibilités de satisfaire aux critères qui permettent dy avoir accès ; autrement dit les possibilités dacquérir les attributs de lautonomie privée qui font de la personne un propriétaire et un homme cultivé. Ces conditions, léconomie politique de lépoque ont été clairement analysées [pour lEurope] par Adam Smith.
Les présupposés de léconomie politique classique
[96] Elle développe un système dont les lois immanentes offrent à lindividu une base sûre qui lui permet de déterminer rationnellement son activité économique daprès la règle de laccroissement maximal du profit. Chacun décide pour soi, sans prendre accord avec les autres, de la manière dont il prévoit ses gains. La production est anarchique du point de vue subjectif, harmonieuse sur le plan objectif. Le premier supposé de léconomie classique est donc dordre économique : cest la garantie de la libre concurrence. Le second part de lidée que toutes les marchandises séchangent à leur valeur laquelle doit à son tour être déterminée par la quantité de travail nécessaire à la produire. Cette condition nétant remplie quà partir du moment où celui qui propose ses marchandises est toujours celui qui les produit, ou inversement, si chaque ouvrier possède lui-même les moyens de production, ce deuxième présupposé est en fait sociologique et revient au modèle dune société qui reposerait sur la petite production. La troisième hypothèse est dordre théorique ; étant en premier lieu introduite par le londonien Stuart Mill (1848), elle fut transmise sous la forme que son hôte Jean-Baptiste Say lui a donnée : elle énonce que loffre et la demande séquilibrent toujours lorsque la circulation des marchandises, des ouvriers et du capital est totale. Les capacités de production doivent donc être continuellement surexploitées, les réserves en force de travail, entièrement mobilisées, et le système doit se maintenir en équilibre, sans connaître en principe de crise, à ce niveau élevé que redéfinit à chaque instant létat de développement des forces productives. A ces conditions seulement, chacun aurait les mêmes possibilités, sous réserve dêtre capable et davoir de la « chance » (cest ainsi que se traduit limpénétrabilité de ce qui se passe sur le marché pourtant strictement déterminée), daccéder au statut de propriétaire et, par là, dêtre « humain » ; autrement dit, dacquérir les attributs dune personne privée ayant accès à la sphère publique : la culture et la propriété.
Lhomme et le citoyen sidentifient dans la mesure où lhomme est propriétaire
[97] Or, même au cours de la première moitié du XIXe siècle, ces conditions nétaient nullement remplies, ce dont témoigne le fait que léconomie politique a joué un rôle essentiellement polémique, et quon ne pouvait attendre que des propriétaires seuls quils représentassent efficacement lintérêt général ; car, pour exercer leurs fonctions publiques, ils navaient nul besoin de franchir dune quelconque manière les limites du monde privé entre lhomme et le citoyen, la personne privée ne présentant aucune rupture dès lors que lhomme est en même temps propriétaire et quil doit contribuer, en tant que citoyen à la stabilité dun régime de propriété où celle-ci reste privée. Lintérêt de classe est à la base de lopinion publique. Mais durant cette période, il a dû coïncider avec lintérêt général, du moins assez pour que cette opinion ait pu être considérée comme lopinion publique, pour quelle ait pu apparaître comme résultant de lusage que le public faisait de sa raison, et par conséquent comme rationnelle. Tant que les présupposés qui ont été évoqués ont pu être acceptés comme des données, tant que le domaine public a été a été une sphère de la vie réelle et a joué le rôle dun principe, ce que le public croyait être et croyait faire était à la fois idéologie, mais aussi plus que simple idéologie. Sur la base de la domination continuelle dune classe sur une autre, cette idéologie a néanmoins donné naissance à des institutions politiques qui ont admis comme leur sens objectif lidée de leur propre dépassement : « cest la vérité et non lautorité qui fonde la loi » ; cest-à-dire la dissolution de la domination en cette contrainte plus légère qui ne simpose plus quà travers les impératifs dune opinion publique. [98] On peut dire alors quil ny a pas didéologie à proprement parler quà partir de cette époque-là. Son origine serait lidentité du « propriétaire » et du simple « être humain » quon suppose, tant dans le rôle quil incombe aux personnes privées de jouer, en tant que public, que dans lopinion publique elle-même où lintérêt de classe peut revêtir lapparence de luniversalisme autrement dit dans lidentification de la domination avec sa dissolution en pure raison. Quoiquil en soit, la sphère publique bourgeoise à son apogée est prise au sein dun dispositif complexe de présupposés qui ont trait à la structure de la société ; ils nont à coup sûr pas tardé à se transformer profondément, ce qui a fait ressortir la contradiction inhérente à cette sphère publique institutionnalisée par lEtat constitutionnel bourgeois. Son principe qui, par essence, soppose à toute domination a contribué à la formation dun ordre politique dont les fondements sociaux nont cependant pas réussi à rendre la domination tout à fait superflue.
LA SPHÈRE PUBLIQUE BOURGEOISE : IDÉAL ET IDÉOLOGIE
LA NOTION DOPINION PUBLIQUE
[99] La compréhension que la sphère publique bourgeoise a du rôle quelle joue sest cristallisée dans la notion d« opinion publique ». La préhistoire de ce concept que nous allons survoler à grands traits pour la France doit nous servir en quelque sorte dintroduction à cette idée de sphère publique bourgeoise qui, après avoir trouvé sa définition dans la doctrine kantienne du droit, verra sa problématique subvertie par Hegel et Marx et devra admettre, avec la théorie politique du libéralisme au milieu du XIXe siècle, cette ambivalence dêtre à la fois idée et idéologie.
La notion dopinion publique dans la France pré-révolutionnaire
[105] Lexpression y apparaît vers le milieu du siècle, mais à lépoque, il est presque impossible de distinguer son sens de celui dopinion. Lopinion publique signifie « opinion populaire », telle quelle sexprime à travers la tradition et le bon sens, que ce soit chez Rousseau qui, en critique de la civilisation, fait ressortir son caractère de spontanéité naturelle, ou chez les Encyclopédistes, qui, en critiques des idéologies, cherchent à la réduire. Ce nest quà partir du moment où les Physiocrates lont comprise comme lémanation du public éclairé lui-même, que lopinion publique revêt le sens précis dune opinion vraie, régénérée par la discussion critique au sein de la sphère publique elle devient la dimension où sabolit lopposition entre opinion et critique.
La première définition donnée par les Physiocrates
Les Physiocrates, qui représentent le public faisant désormais un usage également politique de sa raison sont, comme on le sait, les premiers à défendre lautorité législative de la société civile par rapport aux interventions de lEtat ; mais ils nen restent pas moins les apologistes dun régime absolutiste. Daprès eux, le monarque est commis à la protection de lordre naturel et cest le public éclairé qui lui permet den pénétrer les lois. Cest ainsi que Louis Sébastien Mercier qui, au sein de ce courant, semble avoir été le premier à définir rigoureusement le concept dopinion publique et à approfondir la réflexion sur son rôle social, parvient difficilement dans ses Notions claires sur les gouvernements (1787) à distinguer entre les gouvernants et les savants. Ceux-ci déterminent lopinion publique, ceux-là appliquent dans la pratique politique les conclusions auxquelles aboutit lusage que fait le public dun raisonnement éclairé par les compétences des spécialistes : « Les bons livres répandent des lumières dans toutes les classes du peuple ; ils ornent la vérité. Ce sont eux déjà qui gouvernent lEurope ; ils éclairent le gouvernement sur ses devoirs, sur sa faute, sur son véritable intérêt, sur lopinion publique quil doit écouter et suivre : ces bons livres sont des maîtres patients qui attendent le réveil des administrateurs des Etats et le calme de leurs passions. » Lopinion publique est le résultat « éclairé » de la réflexion publique, effectuée en commun, à propos des fondements de lordre social. Elle représente le condensé de ses lois naturelles. Elle ne gouverne pas mais le despote éclairé est tenu den suivre les vues. [106] Cette doctrine physiocratique dune autorité représentée à la fois par lopinion publique et par le Prince, ratio et voluntas, ne parvient pas à concevoir hors des limites du régime établi le rôle joué par le public qui fait un usage politique de sa raison. Tandis quà la même époque le public spirit est pour les Anglais une instance qui a le pouvoir de contraindre le législateur à se justifier, lisolement de la société par rapport à lEtat saccentue en France, dans la mesure où, dans lesprit des Physiocrates, la fonction critique de lopinion publique reste rigoureusement séparée de son rôle législatif. Néanmoins cette nouvelle conception de lopinion publique développe également lidée spécifique dune sphère publique politiquement orientée. La Harpe a pu dire un jour de Turgot : « Il est le premier parmi nous qui ait changé les actes de lautorité souveraine en ouvrages de raisonnement et de persuasion » ce qui signifie déjà : rationalisation de la domination. Mais Turgot, à linstar des autres Physiocrates rattache si peu une telle idée à celle de garantie démocratique, que les personnes privées qui élaborent à travers lopinion publique de pertinentes perspectives peuvent toujours leur conférer un caractère contraignant dordre législatif, et, certes, la maxime de labsolutisme « autorité fait loi » est ainsi neutralisée, mais son renversement nen est pas pour autant accompli. La raison de lopinion publique se voit en fin de compte toujours privée de son rôle fondateur.
La critique de la civilisation faite par Rousseau et le modèle quil propose
Définissant avec toute la clarté désirable lautodétermination démocratique du public, il rattache la volonté générale à une opinion publique qui coïncide avec lopinion irréfléchie et spontanée, avec lopinion telle quelle est publiée. Lui aussi veut réinstaurer au sein de l« état de société » un ordre naturel ; or, celui-ci nest pas à ses yeux en quelque sorte immanent aux lois de la société, mais ni plus ni moins transcendant à toute société jusquà nos jours. Linégalité et la servitude sont en effet les conséquences de la corruption de cet état de nature où les hommes ne réalisent rien qui nappartienne à leur être propre, tandis que la coupure entre létat de nature et la société reproduit en chaque individu quelle divise en homme dun côté, et citoyen de lautre. Lorigine de laliénation est à mettre au compte du progrès de la civilisation. [107] Le Contrat social devrait remédier à cette césure grâce à une géniale astuce : chacun soumet à la communauté sa personne, ses biens et tous ses droits afin de pouvoir dès lors avoir part aux droits comme aux obligations de tous, grâce à la médiation de la volonté générale. [Les engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que parce quils sont mutuels ; et leur nature est telle quen les remplissant on ne peut travailler pour autrui sans travailler pour soi.] Le pacte social exige une transmission de propriété sans réserve lhomme se fond dans le citoyen. Rousseau dessine le profil non bourgeois dune société où la sphère politique étend partout sa contrainte, et où la sphère de lautonomie privée, comme la société civile qui sest émancipée par rapport à lEtat, nont plus place. Linfrastructure de cette société ne fait pas exception à son caractère non bourgeois : la propriété y est à la fois privée et publique, comme si chaque citoyen navait plus quà se faire lui-même sujet, dans la mesure où il participe à la volonté générale. Celle-ci nest donc pas la résultante dune concurrence dintérêts privés, car une telle volonté de tous correspondrait au modèle libéral qui suppose une autonomie privée, laquelle à son tour renverse directement le modèle du Contrat social. La volonté générale, garantie dun état de nature réinstauré dans les conditions propres à létat de société, semble au contraire se manifester, comme une sorte dinstinct humain, au sein de létat de nature, et aspirer à létat de société pour y trouver un salut. A lopposé de Montesquieu, lesprit de la Constitution nest donc pas, pour Rousseau, gravé dans le marbre ou lairain, mais ancré dans le cur des citoyens, cest-à-dire dans lopinion « je parle des murs, des coutumes, et surtout de lopinion ». Le Contrat social rend souveraine la Law of Opinion. Sous lintitulé dOpinion publique, alors que celle-ci est tout autre chose, lopinion publique est élevée au rang dunique législateur, non sans en exclure la Publicité des discussions où le public fait usage de sa raison. La procédure législative telle quelle est prévue par Rousseau, ne laisse subsister aucun doute à ce sujet. Il suffit dêtre en possession de son bon sens pour discerner où réside lintérêt général. Les raffinements politiques de la discussion publique ne feraient quirriter ces hommes simples, voire ingénus ; de longs débats donneraient aux intérêts particuliers occasion de se manifester. Rousseau oppose lharmonie qui doit régner au sein des assemblées aux dangereuses péroraisons des beaux parleurs. La volonté générale réside dans un consensus des curs bien plus que des arguments, et la société la mieux gouvernée est celle où les lois correspondent aux opinions, de toute façon mieux enracinées. La simplicité des murs « prévient des discussions épineuses ». Le luxe, en revanche, corrompt la saine simplicité, asservit un groupe à un autre « et tous à lopinion ». [108] On voit ici réapparaître lautre sens concurrent du même terme : opinion signifie ici lopinion du public éclairé, médiatisée par la Presse et les discussions de salons ; cest contre linfluence corruptrice de celle-ci que Rousseau, fidèle à la détermination farouche de son Discours de 1750 couronné par lAcadémie de Dijon réaffirme sa conception de lopinion qui émane des murs simples et des curs naturellement bons. Malgré son caractère de spontanéité naturelle cette opinion a besoin dêtre dirigée, dans la double fonction quelle assume. Elle a tout dabord en tant que Convention, à exercer directement un contrôle sur la société : le censeur supervise cette convention moins en arbitre de lopinion quen tant quil est son porte-parole : « Lopinion publique est lespèce de loi dont le censeur est le ministre ». Cest dailleurs là le seul chapitre du Contrat social où il est question de l « opinion publique ». Et ce que dit Rousseau en souligne la similitude presque littérale avec ce que dit Locke dans sa Law of Opinion : « Qui juge des murs juge de lhonneur, et qui juge de lhonneur prend sa loi de lopinion ». Celle-ci cependant, à la différence de lopinion chez Locke, exerce en second lieu la fonction de législateur, ce pour quoi elle a à nouveau besoin de directives. Comme le censeur se fait le représentant de lopinion lorsquelle doit exercer son contrôle sur la société, le législateur est celui qui en formulera la volonté dans lélaboration des lois. Celui-ci se trouve face à une opinion qui, certes, est souveraine, mais qui se trouve aussi dans la situation précaire où elle court le danger de manquer de moyens : le législateur ne peut en effet employer ni la force ni la discussion publique (« la résolution »), et doit donc recourir à lautorité dune influence indirecte « qui puisse entraîner sans violence et persuader sans convaincre ». En fin de compte la démocratie rousseauiste fondée sur lopinion non publique suppose lexercice de la force et les manipulations que cela entraîne. La volonté générale a toujours raison, lit-on dans le passage incriminé, mais la décision qui la dirige ne lui est pas toujours explicitée ; cest pourquoi il faut lui présenter les choses tantôt comme elles sont, tantôt comme elles doivent lui apparaître. Maos on peut se demander pourquoi Rousseau nappelle pas tout simplement opinion la volonté générale et souveraine et pourquoi il lidentifie à lopinion publique. La réponse est simple : une démocratie directe impose la présence réelle de ce qui y est souverain : la volonté générale en tant que corpus mysticum, est solidaire du corpus physicum représenté par lensemble du peuple unanime. [109] Cest limage de la cité grecque qui dicte chez Rousseau lidée dun plébiscite permanent : le peuple dAthènes était en quelque sorte perpétuellement rassemblé sur lagora ; et cest aussi la place publique qui, chez Rousseau, devient le fondement de la Constitution ; cest à elle que lopinion doit dêtre qualifiée de « publique », autrement dit aux citoyens dont lassemblée na quun rôle acclamatif, et non pas à lusage que fait de sa raison le public éclairé. Les Physiocrates préconisent labsolutisme auquel sadjoindrait une sphère publique dotée dune réelle efficacité critique ; Rousseau veut une démocratie doù serai exclue la discussion publique et tous se réclament dun même mot dordre : lopinion publique. Cest ainsi que cette expression voit son sens obéir à une polarisation singulière dans la France pré-révolutionnaire.
Luvre de la Révolution française
Cest elle qui va se faire confondre les deux fonctions de lopinion publique jusque-là séparées, son rôle de critique et celle de législateur. La Constitution de 1791 entrecroise le principe de la souveraineté du peuple et le principe de lEtat constitutionnel parlementaire qui garantit, à travers les droits fondamentaux, la sphère publique politiquement orientée. Par rapport à son équivalent anglais, la conception française de lopinion publique est ainsi radicalisée ; lors dune discussion de lAssemblée nationale à propos de ce que signifiait, du point de vue de la Constitution, lexpression opinion publique, le député Bergasse en a donné une idée dans un style quelque peu pathétique : « Vous savez que ce nest que par lopinion publique que vous pourrez acquérir quelque pouvoir pour faire le bien ; vous savez que ce nest que par elle que la cause si longtemps désespérée du peuple a prévalu ; vous savez que devant elle toutes les autorités se taisent, tous les préjugés disparaissent, tous les intérêts particuliers seffacent. »
La période post-révolutionnaire
[111] Cest Guizot qui, depuis 1820, faisant cours sur lorigine et lhistoire de lEtat constitutionnel, a donné la première formulation classique du « règne de lopinion publique » : « Cest de plus le caractère du système qui nadmet nulle part la légitimité du pouvoir absolu que dobliger tous les citoyens à chercher sans cesse, et dans chaque occasion, la vérité, la raison, la justice, qui doivent régler le pouvoir de fait. Cest ce que fait le système représentatif : 1. Par la discussion qui oblige les pouvoirs à chercher en commun la vérité ; 2. Par la publicité qui met les pouvoirs occupés de cette recherche sous les yeux des citoyens ; 3. Par la liberté de la Presse qui provoque les citoyens eux-mêmes à chercher la vérité et à la dire au pouvoir. »
DÉFINITION CLASSIQUE DE LA SPHÈRE PUBLIQUE BOURGEOISE DANS LA DOCTRINE KANTIENNE DU DROIT
[112] Avant que la notion dopinion publique ait pu être incorporée dans la langue allemande au début des années 1790, lidée de sphère publique bourgeoise avait déjà été dotée, dans la philosophie du droit et de lhistoire, dune structure théorique achevée : le principe kantien de la Publicité (a). Les personnes privées qui font un usage public de leur raison conçoivent comme étant de nature non politique le procès quelles intentent à la domination sous sa forme absolutiste : lopinion publique est en effet commandée par la volonté de rationaliser la politique au nom de la morale. Au XVIIIe siècle, la tradition aristotélicienne dune philosophie de la politique sachève dans la philosophie morale fusion au sein de laquelle le domaine « éthique », de toute façon pensé en étroite avec les notions de « Nature » et de « Raison », recouvre aussi cette sphère du « social » appréhendée comme étant en pleine gestation (le domaine éthique englobe même tout lhorizon sémantique du terme social qui, à cette époque, résonne dune façon si singulière). [113] Il ne faut dailleurs pas voir un hasard dans le fait que Kant, auteur de La Richesse des nations, ait eu une chaire e philosophie morale à Knigsbeg en 1770. Cest dans ce contexte quil faut lire cette phrase de ce philosophe : « La vraie politique ne peut faire aucun pas sans rendre dabord hommage à la morale ; et bien quen soi la politique fût un art difficile, ce nen est pas un cependant que de la réunir à la morale, car celle-ci tranche le nud que la politique ne peut trancher dès quelles sont en conflit ». Elle est extraite de lappendice au Projet de Paix perpétuelle (1795). Kant y répète deux des postulats de sa Doctrine du droit : la constitution civile de tout Etat doit être républicaine et les relations entre Etats, dans le cadre dune fédération cosmopolitique, doivent être pacifiques. Toutes les obligations dordre juridique qui garantissent la liberté civile à lintérieur des Etats, et toutes celles dont dépend le maintien de la paix entre les nations, ont pour horizon cette idée dun ordre juste et sans faille. La domination ou la prétention despotique dune seule personne ne sauraient donc prêter longtemps prêter leur style à lexercice de la force, car celle-ci doit reconnaître que « le pouvoir appartient à la seule raison ». Même les rapports juridiques dont le développement a pour rapport lexclusion de la domination, qui sont apparus comme lespoir dinstaurer une forme de contrainte réciproque respectant la liberté de chacun parce que commandées par des lois universelles, même eux ont pour origine la raison pratique voilà le coup décisif porté au principe absolutiste : « lautorité et non la vérité fait loi ». Cest pourtant grâce à cette formule que Hobbes, en son temps a pu avaliser le pouvoir absolu du Prince, car létablissement de la paix, cest-à-dire la fin de la guerre de religion, ne pouvait vraisemblablement être obtenue quà ce double prix : concentration du pouvoir entre les mains du souverain, et neutralisation, sous la forme de la sphère privée, de la société civile avec tous les problèmes de conscience. Face à ce type de décision dictée selon linspiration dune intelligence qui justifiait de sa qualité, pour ainsi dire existentiellement, à travers la personne du monarque, toute forme de raisonnement qui eût obéi aux règles de léthique se voyait rabaissée au rang dopinion, sans conséquence du point de vue politique. Mais lorsque, deux siècles plus tard, Kant la réhabilite en lui donnant le statut dune loi de raison pratique, lorsquil prétend que la législation dun Etat doit être moralement soumise à son contrôle, les personnes privées, support de la société civile, sétaient déjà constituées en public et avaient déjà institué la sphère où sexerçait leur raisonnement, la sphère publique, dans son rôle politique : être la médiatrice entre lEtat et la société. [114] Cest pourquoi la Publicité chez Kant doit être comprise comme ce principe qui représente la seule instance capable de garantir lunité de la politique et de la morale. Pou Kant, comme pour les Encyclopédistes, lusage public de la raison (lAufklärung), se présente demblée comme laffaire des « savants » et principalement de ceux dentre eux qui élaborent les principes de la raison pure, autrement dit les philosophes. Il sagit toujours, comme dans les querelles de la Scolastique et les fameuses controverses des Réformateurs, de doctrines et dopinions « que les Facultés ont à discuter entre elles au nom des théoriciens ( ) ce vis-à-vis de quoi le peuple se résigne à ne rien comprendre ». Le Conflit des Facultés se déroule comme une discussion critique qui oppose facultés inférieures et facultés supérieures, mais toutes reposent sur une autorité. Elles sont donc soumises à une certaine surveillance de lEtat. [115] Nonobstant son noyau universitaire, la sphère publique au sein de laquelle les philosophes exercent leur uvre critique nest toutefois pas purement et simplement dominée par lUniversité. De même que la discussion entre philosophes se déroule face au gouvernement quelle a pour fonction dinstruire et de sonder, elle sadresse également au public que forme le « peuple », afin de lamener à se servir de sa propre raison. Car en fin de compte, le philosophe nest pas le seul qui soit à la hauteur des tâches de lAufklärung, mais tout homme qui sait faire un usage public de sa raison. Le Conflit des Facultés nest en quelque sorte que le foyer doù rayonnent les lumières de la Raison critique (Aufklärung) et où elles sont sans cesse attisées.
La philosophie politique de Kant autorise quon y fasse clairement apparaître deux versions différentes
[124] La première, la version officielle, utilise lhypothèse dun ordre cosmopolitique qui émane de la seule nécessité naturelle ; une fois admise cette idée, la doctrine du droit peut déduire les actions politiques à la manière des actions morales : dans le cadre dun ordre légal de toute façon établi (par conséquent à la condition extrinsèque quun certain droit puisse réellement échoir aux hommes), la politique fondée sur léthique ne signifie rien dautre quagir conformément au droit, par devoir envers des lois positives. Le règne des lois y est garant par la Publicité, cest-à-dire par une sphère publique dont la capacité à jouer ce rôle est demblée supposée avec la base naturelle de lordre légal. La deuxième version, la version officieuse, part de lidée quon ne peut instaurer cet ordre légal quen exerçant une violence politique. Cest pourquoi elle prend pour hypothèse un ordre cosmopolitique qui, certes, émane dune nécessité naturelle, mais aussi et avant tout dune politique qui repose sur la morale. La politique ne peut pas être exclusivement interprétée sur le plan éthique comme une action conforme au devoir envers des lois établies de façon positive : la création de ces lois qui doit devenir le but véritable de son action, exige au contraire quon prenne en compte une volonté collective, unanime à poursuivre lintérêt général du public, autrement dit à désirer son bien-être ; ce qui doit être à nouveau garanti par la Publicité. Mais cest alors en un sens spécifique que la sphère publique doit être médiatrice de la politique et de la morale : elle a pour tâche de faire apparaître lunité intelligible des buts empiriques de tous, et de faire en sorte que la légalité y procède de la moralité.
La philosophie de lhistoire, son rôle et ses conséquences [125] Dans cette perspective de faire apparaître lunité intelligible des buts empiriques de tous, la philosophie de lhistoire devra prendre en charge la conduite du public ; car cest elle qui joue le rôle dune propédeutique de lordre légal en réalisant laccord des lois de la raison avec les exigences du bien être : elle doit elle-même devenir opinion publique. Kant en arrive ainsi à cette étonnante implication de la philosophie de lhistoire par elle-même, où il mesure dans Idée dune Histoire universelle leffet rétroactif dune théorie de lhistoire sur son propre développement : « Une tentative philosophique pour traiter lhistoire en fonction du plan de la nature, qui vise à une unification politique totale dans lespèce humaine, doit être envisagé comme possible et même comme avantageuse pour ce dessein de la nature ». Ainsi le progrès des Lumières et « un certain attachement éclairé témoigne inévitablement pour le bien dont il a la parfaite intelligence, doivent peu à peu accéder jusquaux trônes et avoir à leur tour une influence sur les principes de gouvernement ». La philosophie de lhistoire doit donc sintégrer elle-même à lusage publique de la raison (Aufklärung) quelle interprète comme étant sa propre démarche, puisque le savoir que développe cette philosophie pénètre dans le raisonnement du public. Les conséquences dune philosophie de lhistoire qui ne laisse encore deviner quimplicitement son intention politique et ses effets mêmes conséquences que le système kantien ne peut intégrer sans seffondrer ressortent précisément à lexamen de la catégorie de Publicité, revendiquée elle-même par cette philosophie : la raison exige, au cours de sa réalisation dans lhistoire, une unification des consciences empiriques qui correspond à lunité de la conscience intelligible en général. La Publicité a pour fonction de médiatiser ces deux unités, et son universalité est celle dune conscience empirique en général, à qui la philosophie hégélienne du droit va donner son nom : il sagit de lopinion publique. [126] La notion de Publicité peut être articulée sur les autres catégories du système kantien sans y provoquer de torsion particulière tant que la distinction, demblée nécessaire pour la philosophie politique, entre sujet empirique et sujet intelligible, monde des phénomènes et monde des noumènes, peut sappuyer sur lhypothèse « sociologique » dun monde libéral de la sphère publique, cest-à-dire sur le rapport classique bourgeois-homme-citoyen, et précisément sur cette société civile qui constituerait un ordre naturel convertissant les « vices privés » en « vertus politiques ». Dans la mesure où toute une série de fictions politiques pénètre le système kantien, parmi lesquelles prend place la conscience que la sphère publique a delle-même en tant qu« opinion publique », cest également à partir de Kant quil faut donc penser dune sphère publique bourgeoise directement liée à lhypothèse dun fondement naturel de lordre légal. Et ce nest pas un hasard si le concept de Publicité sattaque aux fondements du système où il sélabore, dès que le rapport de la sphère publique à son fondement naturel ne peut plus être garanti.
(a) « Chaque prétention juridique doit pouvoir être rendue publique ; et comme il est très aisé de juger dans chaque cas si les principes de celui qui agit supporteraient la publicité, cette possibilité même peut servir commodément de critérium purement intellectuel pour reconnaître, par la raison seule, linjustice dune prétention juridique. La formule du droit transcendantal du droit public, la voici : Toutes les actions relatives au droit dautrui, dont la maxime nest pas susceptible de publicité, sont injustes. Ce principe nest pas seulement moral et essentiel à la doctrine de la vertu ; il est aussi juridique et se rapporte également au droit des hommes. Car une maxime que je nose publier, sans agir contre mes propres fins, qui exige absolument le secret pour réussir, et que je ne saurais avouer publiquement, sans armer tous les autres contre mon projet : une telle maxime ne peut devoir quà linjustice dont elle les menace cette opposition infaillible et universelle dont la raison prévoit la nécessité absolue. »
SUBVERSION DE LA PROBLÉMATIQUE DE LA SPHÈRE PUBLIQUE PAR HEGEL ET MARX
Cest Hegel qui, demblée, va mettre en question lidée que la société civile puisse jamais devenir réellement un ordre naturel tel quon vient de le voir défini. Bien quelle dût être considérée comme le fondement naturel de lordre légal, la sphère privée des échanges et du travail menace de succomber sous les conflits qui lui sont immanents. Mais un tel diagnostic interdit que la sphère publique puisse être le principe dune médiation de la politique et de la morale et dans le concept dopinion publique, Hegel va aussitôt dénoncer cette idée de sphère publique bourgeoise comme étant une idéologie. Au sein du public des personnes privées qui font usage de leur raison se développe ce qui chez Kant sappelait l« accord public » (de tous les jugements), et que Hegel désigne par la notion d« opinion publique » ; dans Principes de la Philosophie du droit, elle exprime « luniversalité empirique des opinions et des pensées de la masse (a)». Il semble au premier abord que les deux définitions soient pour ainsi dire identiques à quelques nuances près. [127] De même que Kant tenait la Publicité du raisonnement comme la pierre de touche de la vérité, ce grâce à quoi la croyance peut faire la preuve quelle est en accord avec la raison de chaque individu, Hegel semble lui aussi compter sur l« opinion publique », car « une chose est ce que chacun simagine en privé, chez lui, auprès de sa femme ou en compagnie de ses amis, et une autre est ce qui se passe au sein dassemblées nombreuses où chaque esprit renchérit sur lautre ». Mais, par ailleurs, lopinion publique ne peut pas non plus se débarrasser du caractère contingent de luniversalité purement formelle dont la substance réside ailleurs quen elle-même ; lopinion publique, nest que lapparence du savoir. Dans la mesure où lusage public de la raison est également laffaire des savants, là est la différence fondamentale avec Le Conflit des Facultés chez Kant, la connaissance déborde sa manifestation purement phénoménale, cest pourquoi la science, chez Hegel échappe au domaine de lopinion publique ; « Quant aux sciences, si elles sont vraiment des sciences, elles ne se trouvent en aucune manière sur le terrain de lopinion et des vues subjectives, et leur exposition ne consiste pas dans lart des tournures, des allusions, des sous-entendus, mais dans une énonciation sans équivoques, ouverte et bien définie de la signification et de la portée de ce quon dit. Aussi, elles ne rentrent pas dans la catégorie de ce qui constitue lopinion publique. »
Les menaces qui pèsent sur la société civile mises en évidence par Hegel
Ce discrédit est une conséquence logique de lanalyse que fait Hegel de la société civile. Il en vante tout dabord les lois, en se référant à lEconomie politique de Smith, de Say er de Ricardo, et leur accorde il est vrai, lapparence de la rationalité. Mais lexamen du caractère à la fois contradictoire et anarchique de ce système de besoins le conduit à faire table rase des fictions du libéralisme sur lesquelles reposait la conception où lopinion publique se représentait elle-même sous les traits de la pure et simple raison. Hegel, en effet, met au jour la faille profonde qui menace la société civile, laquelle « ne supprime pas linégalité des hommes posée par la nature ( ) ; au contraire, elle lélève au rang dinégalité des aptitudes, de la fortune, et même de la culture intellectuelle et morale ». En effet, « par luniversalisation de la solidarité des hommes, par leurs besoins et par les techniques qui permettent de les satisfaire, laccumulation des richesses augmente dune part ( ), mais dautre part, le morcellement et la limitation du travail particulier et, par suite, la dépendance et la détresse de la classe attachée à ce travail augmentent aussi ( ). [128] Et il apparaît ici que, malgré son excès de richesse, la société civile nest pas assez riche, cest-à-dire que dans sa richesse, elle ne possède pas assez de biens pour payer tribut à lexcès de misère et à la plèbe quelle engendre ». Certes, face aux différents états de la société civile, le prolétariat ne peut se définir que négativement ; il nest une catégorie quau regard de lassistance due aux miséreux. Mais dans la théorie de la sous-consommation quil esquisse (et qui a pour corollaire une définition anticipée de limpérialisme), Hegel diagnostique un conflit dintérêts qui discrédite lintérêt commun et prétendu universel des propriétaires qui font usage politique de leur raison, en montrant que cet intérêt nest rien moins que particulier. Lunité et la vérité de lopinion publique des personnes privées rassemblées en un public, nont plus alors de fondement. Lopinion publique est ramenée au niveau dune visée subjective de la masse. Si ce système contradictoire des besoins est divisé en autant dintérêts particuliers, une sphère publique des personnes privées faisant un usage politique de leur raison ne saurait conduire à autre chose quà une opinion et une volonté inorganique, à la formation de puissances simplement massives dirigées contre lEtat organique.
Une solution lui apparaît dans linstauration dun lien corporatif
Afin de prévenir un tel affrontement il importe que des mesures policières comme linstauration dun lien corporatif parent cette menace de désorganisation. Les intérêts qui revendiquent la liberté de commerce et de lindustrie « exigent dautant plus linstauration dun tel lien quils sont enfoncés aveuglément dans la direction de leurs buts personnels, et que seul ce lien peut les ramener à luniversel et atténuer les chocs dangereux (au sein de la société civile), comme abréger la durée de lintervalle pendant la nécessité inconsciente devrait les accommoder ». Hegel prend définitivement ses distances par rapport au libéralisme en introduisant dans sa définition de la société ce correctif dune conception corporative qui limite la sphère privée de sorte que le concept de sphère publique lui aussi ne correspond plus à sa définition libérale. [129] La conscience que lopinion publique a delle-même, cest au sein de lassemblée des états quelle peut lélaborer, là où les corporations de la société civile prennent part au pouvoir législatif ; « La Publicité des débats au sein de cette assemblée, comme il est dit dans les Principes de la Philosophie du droit « na donc plus pour fonction dassurer, par exemple un lien de continuité entre les discussions parlementaires et lusage politique que fait de sa raison un public, qui exerçait qui critiquait le pouvoir et exerçait son contrôle sur lexécutif. Lopinion publique est au contraire le principe dune éducation civique dispensée par lautorité qui ainsi la récupère ; car, « en donnant cette occasion dinformation, on obtient le résultat plus général quainsi seulement lopinion publique atteint la pensée véritable et la vue de la situation et du concept de lEtat, et de ses affaires. Et ainsi, seulement, elle atteint la capacité de juger rationnellement sur ces affaires. Elle apprend à connaître en même temps les occupations, les talents, les vertus et les aptitudes des autorités de lEtat et des fonctionnaires, ainsi quà les apprécier. De même ces talents ont, par une telle publicité, une puissante occasion de se développer et un théâtre pour se faire honneur ; et cest une ressource contre lamour-propre des particuliers et de la foule, un moyen déduction pour celle-ci, et des plus importants ».
Les déperditions de la sphère publique
Ainsi réduite à nêtre à nêtre plus quun « outil pédagogique », la sphère publique ne peut plus être considérée comme lun des principes de lusage public de la raison (lAufklärung), ni comme la sphère où la raison devait se réaliser. La Publicité sert tout au plus à intégrer la visée subjective de la masse à cette sphère de lobjectivité que lEsprit sest donnée sous la forme de LEtat. Hegel maintient néanmoins lidée de la réalisation de la Raison au sein dun ordre « juste et parfait » où justice et bonheur vont de pair. Mais la raison politique du public, lopinion publique, nest plus habilitée à garantir cet accord harmonieux ; cest lEtat qui, en soi, par sa seule existence, en tant que réalité de lidée morale assume désormais cette responsabilité : « Lopinion publique mérite donc aussi bien dêtre appréciée que méprisée, méprisée dans sa conscience concrète immédiate et dans son expression, appréciée dans sa base essentielle, qui, plus ou moins confuse, ne fait quapparaître dans sa manifestation concrète. Comme elle ne possède pas en elle-même cette pierre de touche ni la capacité délever son aspect substantiel à un savoir défini, cest la première condition formelle pour faire quelque chose de grand et de rationnel, que den être indépendant (dans la science comme dans la réalité). » [130] Lopinion publique est rejetée dans la sphère de lopinion pure et simple. La Raison, réalisée dans lexistence de lEtat, conserve donc, pour sa part, ce moment impénétrable de la domination personnelle moment qui, chez Kant, devait être imposé puis dissout au sein de la sphère publique, Hegel résume par cette phrase son analyse de lopinion publique : « La subjectivité qui, comme dissolution de la vie de lEtat existant, se manifeste de la façon la plus extérieure dans lopinion et le raisonnement qui veulent faire valoir leurs contingences et qui se détruisent eux-mêmes du même coup, a aussi sa vraie réalité dans lextrême contraire : la subjectivité, comme identique à la volonté substantielle. Elle constitue alors le concept de pouvoir du Prince. »
Rejet par Hegel de toute idée daccord entre la politique et la morale
Il le rejette comme étant un faux problème. Il oppose à la rationalisation de la domination par la Publicité une sorte dexistentialisme des différentes formes revêtues par lesprit du peuple à travers lhistoire universelle : « On a pendant un temps beaucoup parlé de lopposition de la morale et de la politique, et de lexigence que la première commande à la seconde. Il y a lieu seulement de remarquer en général que le bien dun Etat a une toute autre légitimité que le bien des individus, et que la substance morale, lEtat, a immédiatement son existence cest-à-dire son droit dans quelque chose de concret et non pas dabstrait. Seule cette existence concrète, et non pas une des nombreuses idées générales tenues pour des commandements moraux subjectifs, peut être prise pas lEtat comme principe de sa conduite. La croyance à linjustice prétendue propre à la politique, dans cette illusoire opposition, repose sur les fausses conceptions de la moralité subjective, de la nature de lEtat et de sa situation par rapport au point de vue moral subjectif ». [131] Hegel désamorce lidée de sphère publique bourgeoise, car une société contradictoire et anarchiste ne saurait représenter cette sphère émancipée par rapport à la domination et neutralisant toute forme de pouvoir, où des personnes privées autonomes développent leurs échanges, et sur les bases de laquelle un public constitué de ces personnes serait en mesure de convertir lautorité politique en règne de la Raison. Même la société civile ne peut se passer de la domination : en effet, compte tenu de sa tendance naturelle à la désorganisation, il importe plus que jamais de lintégrer à lEtat par la force. Le modèle hégélien dun état corporatif entend répondre aux contradictions que son auteur a déjà su parfaitement discerner dans lexistence concrète des Etats constitutionnels bourgeois, quils soient dorigine anglo-saxonne ou française. Seulement, Hegel na pas voulu admettre que cette existence témoignait en réalité des progrès accomplis par la société civile.
(a) « Lexpression la masse », ainsi Hegel explique-t-il ce paragraphe, « désigne plus correctement luniversalité empirique que le terme courant tous. Cat si lon dit quil va de soi que, demblée, au moins les femmes et les enfants (etc.) ne sont pas compris dans le tous, il est bien plus évident quon ne doit pas employer cette expression très précise là où il sagit de quelque chose de tout à fait indéterminé ».
Les progrès de la société civile que Hegel a négligés, le jeune Marx, lui, les a parfaitement intégrés dans sa réflexion
Il a vu que, dans la société pré-bourgeoise, la différence entre les états était dordre « politique » ; elle sest réduite au sein de la société bourgeoise, à une différence de caractère purement « social ». Mais vouloir leur attribuer la fonction politique dêtre les médiateurs de lEtat et de la société équivaut à cette vaine tentative de restauration qui finit par rejeter « au sein même de la sphère publique, lhomme dans les limites étroites de sa sphère privée ». La constitution néo-corporatiste, semblable à celle de la Prusse et vantée par Hegel, veut en revenir, obéissant à une sorte de « réminiscence », en deçà dune séparation entre lEtat et la société, accomplie de facto. Marx a compris quune « république », cest-à-dire précisément un Etat sous sa forme constitutionnelle bourgeoise devient nécessairement le régime dun pays où « la sphère privée acquiert une existence autonome ». Jusque-là « lancienne société bourgeoise avait immédiatement un caractère politique, cest-à-dire que les éléments de la vie bourgeoise, comme par exemple la propriété ou la famille, ou encore le mode de travail, étaient, sous la forme de la seigneurie, de la caste et de la corporation, devenus des éléments de la vie de lEtat. Ils déterminaient sous cette forme le rapport de lindividu isolé à lensemble de lEtat, cest-à-dire sa situation politique par laquelle il était exclu et séparé des autres éléments de la société ( ) La révolution politique qui constitua lEtat politique en affaire dordre général, cest-à-dire un Etat proprement dit, renversa nécessairement tous les états, corporations, jurandes, privilèges ( ) [132] La révolution politique abolit donc le caractère politique de la société civile. Elle brisa la société civile en ces éléments simples : dune part en individus, dautre part en éléments matériels et spirituels qui forment le contenu de la vie et la condition bourgeoise de ces mêmes individus. Elle déchaîne lesprit politique qui sétait décomposé, émietté, et perdu dans les impasses de la société féodale ; elle en réunit les bribes éparses, le libéra de son mélange avec la vie bourgeoise et en fit la sphère de la communauté, des affaires générales du peuple, théoriquement indépendante de ces éléments particuliers de la vie bourgeoise. »
Marx en vient à dénoncer lopinion publique qui se dissimule à elle-même son marquage des intérêts de la classe bourgeoise
Comme cette dernière phrase le laisse entendre, Marx considère dun il critique cette sphère publique politiquement orientée, et par conséquent l« indépendance théorique » de lopinion publique des propriétaires qui font usage de leur raison en se croyant de purs et simples êtres humains jouissant de leur autonomie. Mais pour montrer le caractère idéologique de la conscience quils ont deux-mêmes, Marx prend au sérieux lidée de sphère publique bourgeoise telle quelle est mise en uvre en Angleterre et en France, dans limage que renvoient deux-mêmes les rapports sociaux crédités dune « avance politique » par rapport à lAllemagne. Il utilise létalon des constitutions bourgeoises dans sa critique du corporatisme développé par la philosophie hégélienne de lEtat, à la seule fin de démasquer la « république » face à sa propre image, comme étant une vivante contradiction, et afin de présenter, comme en miroir, à lidée quil maintient de la sphère publique bourgeoise les conditions sociales qui permettraient sa réalisation : elle naurait bien entendu plus aucun caractère bourgeois. Marx dénonce lopinion publique comme étant une fausse conscience : elle se dissimule à elle-même son véritable caractère qui est de marquer les intérêts de classe de la bourgeoisie. Sa Critique de lEconomie politique sattaque en fait aux présupposés sur lesquels reposait la conscience que la sphère publique politiquement orientée avait delle-même. Marx montre que le système capitaliste abandonné au jeu de ses mécanismes ne sautait se reproduire sans « crises », tel un « ordre nature ».
Sa critique va montrer les nouveaux rapports de force qui surgissent entre les propriétaires et les travailleurs
Sa critique en effet se poursuit en montrant que laccumulation de capital repose sur lappropriation dune plus-value produite par le surtravail de ces propriétaires dont le seul bien quils puissent échanger réside dans la force de travail on nassiste donc pas à la formation dune société des classes moyennes qui reposerait sur la petite production, mais à lapparition dune société de classes au sein de laquelle les chances dune ascension sociale, qui permettrait à louvrier salarié de devenir lui-même propriétaire, ne cessent de diminuer. Pour finir, le processus daccumulation du capital transforme les marchés en oligopoles, de sorte quil est également vain de croire encore que les prix puissent être fixés en toute indépendance. [133] Lémancipation de la société bourgeoise par rapport aux règlements étatiques ne conduit absolument pas à une neutralisation du pouvoir sur le terrain des échanges entre personne privées. Ce sont au contraire de nouveaux rapports de force qui surgissent, et dabord entre les propriétaires et les travailleurs salariés ; cette opposition des possédants à la classe des salariés réduit leur intérêt à maintenir la sphère des échanges et du travail social dans son statut de sphère privée à un intérêt particulier qui ne peut simposer quen usant de la force contre dautres membres de la société. Lautonomie privée telle quelle existe au sein de la société civile « fait voir à chaque homme, dans un autre homme, non pas la réalisation, mais plutôt la limitation de sa liberté ».
Cette critique anéantit toutes les fictions que revendiquait la sphère publique bourgeoise
Car, tout dabord, il est évident que font défaut les conditions sociales dune égalité des chances qui permettrait à chacun dacquérir grâce au travail et à la « chance » le statut de propriétaire, donc en même temps les attributs de toute personne privée ayant accès à la sphère publique : la culture et la propriété. La sphère publique, à laquelle Marx se voit confronté, contredit son propre principe de libre accès général : le public ne peut plus prétendre sidentifier à la Nation, ni la société civile sidentifier à la société en général. Le fait quil y ait une séparation entre lEtat et la société correspond à « cette scission qui dédouble lhomme en homme public et en homme privé ». Mais en tant que bourgeois, lhomme privé est si peu un pur et simple être humain que pour être en mesure de défendre des intérêts véritablement civiques, il serait obligé « de sortir de sa réalité bourgeoise et den faire abstraction, dabandonner complètement cette structure de la société civile pour se concentrer tout entier dans son individualité ». [134] Cest la raison pour laquelle laccord auquel parviennent les personnes privées au terme de leurs discussions, ne saurait être confondu, dans son expression idéologique entre la justice et la justesse. Ainsi seffondre lidentification sur laquelle repose pour lessentiel lopinion publique lidentification de la Publicité à la raison. Il est impossible de voir sériger un ordre légal qui convertirait la domination politique en une autorité rationnelle sur la base dune société civile reposant elle-même sur lexercice de la violence ; cest également impossible tant que les rapports de force ne sont pas efficacement neutralisés au sein du processus de reproduction de lexistence sociale. Par ailleurs, la dissolution des rapports féodaux de domination au sein du public qui fait usage de sa raison ne représente pas non plus ce prétendu dépassement de la domination politique en général, mais bien au contraire son maintien sous une autre forme ; et létat constitutionnel bourgeois comme la Publicité, puisquelle est le principe daprès lequel il sest structuré, ne sont que pure et simple idéologie. A ce stade du capitalisme, cest précisément la scission entre domaine privé et domaine public qui interdit à la sphère publique bourgeoise de tenir les promesses de ses principes.
La formation de lEtat : de la réforme électorale au suffrage universel
La volonté dimposer dans la réalité un régime constitutionnel bourgeois trouve à sobjectiver dans la lutte pour la réforme électorale qui, au début des années 1830, obtint que le droit de vote fût accordé dune manière un peu plus équitable en France et en Angleterre. Mais Marx, et cest significatif, ne voit, là encore, quun processus qui déjà, au-delà de cette intégration de la sphère publique bourgeoise, entraîne à la formation de lEtat. Dans sa critique de la philosophie hégélienne de lEtat, il explique en effet : « Que la société civile pénètre en masse et si possible, tout entière dans le pouvoir législatif, que la société civile réelle veuille se substituer à la société civile fictive du pouvoir législatif, ce nest pas autre chose que la tendance de la société civile de se doter une existence politique ». Avant 1848, le jeune Marx donne à lévolution qui conduit au suffrage universel une signification démocratique radicale, qui anticipe déjà sur une subversion de la sphère publique bourgeoise ; le soulèvement des ouvriers parisiens en 1848 lui permettra daffiner son diagnostic : « Le régime parlementaire vit de la discussion. Comment linterdirait-il ? Chaque intérêt, chaque institution sociale y sont transformés en idées générales, discutés en tant quidées ( ) La lutte oratoire à la tribune provoque les polémiques de Presse. Le club de discussion au Parlement trouve ses compléments nécessaires dans les clubs de discussion des Salons et des cabarets. [135] Les représentants qui en appellent constamment à lopinion publique, lui donnent le droit de sexprimer au moyen de pétitions. Le régime parlementaire remet tout à la décision des majorités, comment les grandes majorités en dehors du Parlement ne voudraient-elles pas décider, elles aussi ? Quand au sommet de lEtat, on joue du violon, comment ne pas sattendre à ce que ceux qui sont en bas se mettent à danser ? »
La société civile elle-même, pour se reproduire, est conduite à adopter une structure de caractère politique
Larme forgée par la bourgeoisie, la Publicité, va se retourner contre elle. Marx a prévu quainsi la société civile elle-même va adopter ce type de structure. Il était dès lors à prévoir, dès le milieu du XIXe siècle, que, suivant sa propre dialectique, la sphère publique serait investie par ces classes sociales qui, ne disposant daucune propriété et donc daucune base qui eût pu assurer leur autonomie, ils nauraient non plus aucun intérêt à maintenir la société dans son statut de sphère privée. Si ces classes-là, constituant un public plus étendu, supplantaient le public bourgeois en devenant le sujet de la sphère publique, la structure de celle-ci naurait plus quà être transformée de fond en comble. [136] Dès que la masse des non-propriétaires feraient des règles de léchange le thème de leur raisonnement public, la reproduction de lexistence sociale en tant que telle, et non plus simplement sous laspect où elle était assimilée à la sphère privée, deviendrait une affaire dintérêt général. La subversion démocratique de la sphère publique qui « a pour but de substituer la société réelle à la société bourgeoise fictive, identifiée au pouvoir législatif », conduirait donc à une sphère fondamentalement différente où règneraient la concertation et la décision publiques sur la direction et ladministration de tous les pouvoirs nécessairement impliqués dans la reproduction de la société. Le problème dune « société politique » soulevée par Marx dans sa critique de la philosophie hégélienne de lEtat, trouvera ainsi sa solution, quelques années plus tard dans lidée de socialisation des moyens de production ( ) Une fois admises ces hypothèses, la sphère publique devrait alors pouvoir véritablement réaliser ce dont elle avait demblée fait promesse : rationaliser la domination démaquée comme domination de lhomme par lhomme. Le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé dune classe par loppression dune autre. Marx avait également conclu sa critique du Système des contradictions économiques de Proudhon par ces mots : « Ce nest que dans un ordre de choses où il ny aura plus de classes ni dantagonismes de classes que les évolutions sociales cesseront dêtre des révolutions politiques ».
La conception libérale dune sphère publique politiquement orientée trouve sa formulation socialiste dans lidée dune dissolution du pouvoir politique en pouvoir public
A la suite dune citation de Saint-Simon, Engels la exprimée dans cette formule connue : « la domination sur les personnes doit céder la place à ladministration des choses et à la gestion des moyens de production ». Marx, dans Le Capital écrit : « Ce nest pas lautorité en tant que telle qui doit disparaître, mais la domination de nature politique ; les fonctions publiques traditionnelles et celles qui se sont nouvellement créées transforment leur caractère politique en caractère administratif. Ce qui néanmoins nest réalisable que si « les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, quils la contrôlent ensemble au lieu dêtre dominés par sa puissance aveugle ».
Marx tire de la dialectique immanente à la sphère publique bourgeoise les conséquences qui lui permettent de proposer un contre-modèle socialiste
Dans ce modèle le rapport traditionnel et sphère publique sinverse de façon particulière. [137] La fonction de critique et de contrôle propres à la sphère publique voient sy étendre leur domaine dapplication à cette partie de la sphère privée bourgeoise qui était le fief des personnes disposant des moyens de production autrement dit, au sein du modèle socialiste, la critique et le contrôle publics sexercent dans le domaine du travail socialement nécessaire. Il est alors tout à fait impossible que lautonomie ait encore pour assise la sphère privée : cest au sein de la sphère publique elle-même que lautonomie doit être fondée. Un public de personnes privées fait place aux personnes privées dun public. A lidentité du bourgeois et de lhomme, du propriétaire et de lêtre humain, se substitue lidentité du citoyen et de lhomme ; la liberté de lhomme privé se détermine daprès son rôle de citoyen dans la société, et ce nest plus son rôle de citoyen de lEtat qui est déterminé par sa liberté de propriétaire. Cest maintenant grâce à la structure planifiée dun Etat qui sabolit au sein de la société que le public autonome assure à chacun de ses membres une sphère privée où règnent la liberté individuelle, le loisir, et où chacun a le droit de sétablir où il le désire. Cette sphère représente la possibilité dune émancipation des relations informelles et intimes, pour la première fois véritablement « privées », par rapport à la contrainte du travail social qui reste néanmoins ce « règne de la nécessité » quil a toujours été. Une sphère intime libérée de toute fonction économique serait lexemple de cette nouvelle forme dautonomie privée, dérivée de la sphère publique qui la précède et qui rassemble le public des citoyens de la société (et non plus de lEtat). Comme Engels lexplique, anticipant dans ses Principes du communisme sur les thèses du Manifeste, lélimination de la propriété privée a pour conséquence danéantir les anciens fondements de la famille comme ses fonctions traditionnelles ; et, du même coup, la soumission de la femme à son époux et des enfants à leurs parents disparaît à son tour. Ainsi « seront transformés les rapports entre les deux sexes pour devenir des rapports purement privés qui ne concerneront que les personnes intéressées, et dans lesquels la société naura pas à simmiscer ». Dans un article de la Gazette Rhénane, Marx avait déjà exprimé la même idée : « Si le mariage nétait pas la base de la famille, il intéresserait tout aussi peu la loi que, par exemple, lamitié ». Tous deux Engels et Marx considèrent quune relation ne devient effectivement « privée » quà partir du moment où aucune forme juridique ny intervient plus.
LE LIBÉRALISME ET SA CONCEPTION AMBIVALENTE DE SPHÈRE PUBLIQUE : STUART MILL ET ALEXIS DE TOCQUEVILLE
[138] Ce dernier chapitre intervient pour constater que lévolution de la sphère publique na pas obéi à la dialectique envisagée et espérée par les premiers socialistes. Des droits politiques égaux ont été accordés à toutes les catégories sociales dans le cadre même de cette société de classe. La sphère publique ainsi « étendue » na pas conduit inéluctablement au dépassement des infrastructures sur la base desquelles les propriétaires privés sétaient tout dabord efforcés dinstaurer en quelque sorte un règne de lopinion publique. Par ailleurs, du fait que la critique-idéologique socialiste réaffirme si ouvertement lidée de sphère publique bourgeoise, les représentants de la philosophie libérale, au moment de son apogée, se sont vus pour ainsi dire contraints, au milieu du XIXe siècle, de renier le principe de la Publicité bourgeoise là même où ils sen étaient faits les hérauts. Et bien évidemment cette conception ambivalente de la sphère publique namène pas les théoriciens du libéralisme à reconnaître la contradiction inhérente à la société, dont cette conception est pourtant elle-même le reflet. Par rapport à la critique socialiste, lapologie libérale a cependant cet avantage, sur un autre plan, quelle met radicalement en question certaines hypothèses thématiques quont en commun aussi bien la conception classique de la Publicité bourgeoise que son contre-modèle au profil dialectique ( ) [139] Tandis que les socialistes entreprennent de démontrer que linfrastructure de la sphère publique bourgeoise est hors détat de répondre aux exigences de ses propres hypothèses, et quelle devrait changer de base pour être en mesure de les satisfaire, les libéraux prennent prétexte de cette même contradiction pour mettre en question lhypothèse majeure selon laquelle la sphère publique bourgeoise reposerait sur des fondements naturels afin bien entendu de prendre ensuite fait et cause, dune façon dautant plus décidée, pour le maintien dune sphère publique bourgeoise et réformée. Avec le libéralisme, la conscience que la sphère publique a delle-même ne sexprime donc plus à travers une philosophie de lhistoire, quon abandonne au profit dun progrès du common sense on devient « réaliste » ( ) Les relations entre ses membres se déroulaient au sein de la « bonne société », héritée de laristocratie, non sans quelle ait en même temps intégré quelques variantes bourgeoises, où lon continuait à observer les règles, demeurées intactes, de lhonnêteté et de légalité de condition, en obéissant à limpératif de lintérêt personnel et de lobligeance réciproque.
Lapparition des conflits au sein de la sphère publique bourgeoise
[140] Mais ceux des contemporains de la sphère publique bourgeoise à son apogée qui en faisaient lanalyse furent bien obligés que tout cela qui la constituait commençait à disparaître : la diffusion croissante de la Presse et de la propagande a provoqué un élargissement, tout dabord informel du public ; puis, perdant son caractère élitiste, celui-ci voit également se rompre sa cohésion qui reposait sur les institutions des relations de société et sur un niveau culturel relativement élevé. Les conflits qui jusqualors étaient refoulés dans la sphère privée, éclatent maintenant au sein de la sphère publique ; certains groupes sociaux aux besoins desquels un marché qui obéit à sa propre régulation interne ne saurait plus répondre, attendent désormais de lEtat quil joue ce rôle régulateur. Dès lors contrainte de se faire le médiateur de ces exigences nouvelles, la sphère publique devient le terrain où une concurrence dintérêts divergents sexprime sous la forme plus brutale de discussions violentes. Certaines lois qui sont promulguées « sous la pression de la rue » ne peuvent plus être comprises à partir du consensus raisonnable qui se faisait jour au sein de discussions ouvertes entre personnes privées ; de façon plus ou moins avouée, elles sont lémanation de compromis passés entre des intérêts privés opposés. Cest dans ce contexte que Stuart Mill observe à quel point vive est la lutte que mènent les travailleurs manuels et, aux USA, les femmes et les noirs pour obtenir le suffrage universel. Il soutient explicitement tous les courants qui sinsurgent contre laristocratie de largent, contre un élitisme fondé sur le sexe ou la race, contre la démocratie oligarchique des propriétaires et la ploutocratie de la grande bourgeoisie. Quelques jours avant la révolution de février 1848 dont il prévoit léclatement avec exactitude, A. de Tocqueville, député de lopposition à lAssemblée Nationale, adjure le gouvernement daccorder progressivement le droit de vote au peuple : [141] « En fait, la vie publique ne se déroule que là où elle na pas sa place et elle cesse dexister là où, conformément à la loi, on sattend à la rencontrer. Doù cela vient-il ? Cela vient de ce que les lois ont concentré lexercice de tous les droits juridiques entre les mains dune seule classe » Par ailleurs le régime de la libre concurrence est hors détat de tenir sa promesse, car qui croirait que désormais laccès à la sphère publique politique est assuré par la prétendue égalité des chances dacquérir le statut de propriétaire ? Le principe de la sphère publique réclame au contraire laccès direct des classes laborieuses, des masses dépourvues de biens et dinstruction précisément en demandant lextension des droits politiques égaux pour tous. La conception que lopinion publique avait delle-même seffondre, exactement dans la mesure où lui est retirée la finalité polémique qui lui incombait lutter contre la politique du secret pratiquée par les gouvernements ; ce qui implique aussi que lopinion publique elle-même, en quelque manière diffuse, ne peut plus être délimitée avec précision. Lennemi commun ne peut plus réaliser lunité de lopinion publique, ni faire quelle soit clairement définie.
S. Mill et A. De Tocqueville partagent alors leurs vues sur lopinion publique
Lopinion publique se mue en puissance coercitive
Eux qui soutenaient lopinion publique au nom du principe de Publicité, en viennent à la condamner finalement au nom du même principe ; car des intérêts antagonistes qui, avec lextension du public, affluent au sein de la sphère privée, contraignent une opinion publique désagrégée à les représenter, de sorte que celle-ci, se manifestant toujours comme lopinion dominante des intérêts qui tour à tour y règnent, devient une puissance coercitive bien quelle ait eu autrefois pour fonction de réduire toute forme de coercition à la seule force de largument persuasif. Cest directement pourquoi S. Mill déplore le « joug de lopinion publique », met en accusation ce « moyen coercitif quest lopinion publique » ; et son grand plaidoyer, On Liberty (1854), sen prend déjà à la sphère publique qui, jusque-là, avait été considérée comme une garantie de la raison face au pouvoir général. On peut constater « partout une tendance croissante à étendre le pouvoir de la société grâce à la puissance de lopinion publique, jusque dans des domaines où il na pas à intervenir ». Le règne de lopinion publique apparaît comme la domination des masses et des médiocres : « Cest un lieu commun, au sein de lEtat, que daffirmer : cest lopinion publique qui gouverne le monde. [142] La seule puissance qui mérite encore son nom, cest celle des masses et des gouvernements tant quils se font les instruments des aspirations et des entreprises de celle-ci ( ) et ce qui constitue une innovation encore plus significative, cest que, de nos jours, ce ne sont plus les dignitaires de lEglise ou de lEtat, pas plus que des guides ou des écrits dépassent le commun, qui forgent les opinions de la masse. Ce sont des hommes aussi médiocres quelle qui prennent en charge ses efforts intellectuels et qui, obéissant à limpulsion du moment, sadressent à elle par la voix des journaux ». A. de Tocqueville lui aussi considère lopinion publique moins comme une force de la critique, que comme ce qui contraint au conformisme. Dans De la Démocratie en Amérique publié en deux volumes entre 1835 et 1840, il écrit : « A mesure que les citoyens deviennent plus égaux et plus stables, le penchant de chacun à croire aveuglément un certain homme ou une certaine classe diminue. La disposition à croire en la masse augmente, et cest de plus en plus lopinion qui mène le monde ( ) Le public a donc chez les peuples démocratiques une puissance singulière dont les nations aristocratiques ne pouvaient même pas concevoir lidée. Il ne persuade pas de ses croyances, il les impose et les fait pénétrer dans les âmes par une sorte de pression immense de lesprit de tous sur lintelligence de chacun. Aux Etats-Unis, la majorité se charge de fournir aux individus une foule dopinions toutes faites, et les soulagent ainsi de lobligation de sen former qui leur soient propres. Il y a un grand nombre de théories en matière de philosophie, de morale ou de politique, que chacun y adopte ainsi, sans examen, sur la foi du public ». Comme S. Mill, A. de Tocqueville pense quil est temps de considérer lopinion publique comme une force qui peut, dans le meilleur des cas faire barrage au pouvoir de lEtat, mais qui doit avant tout être elle-même soumise à des limites capables de la tenir efficacement en lisière. Dans le même ouvrage il précise : « Lorsquun homme ou un parti souffrent dune injustice aux Etats-Unis, à qui voulez-vous quil sadresse ? A lopinion publique ? Cest elle qui forme la majorité ; au corps législatif ? Il représente la majorité et lui obéit aveuglément ; au pouvoir exécutif ? Il est nommé par la majorité ( ) ; à la force publique ? La force publique nest autre chose que la majorité sous les armes ; au jury ? Le jury, cest la majorité. »
Le droit dexprimer librement ses opinions na plus pour fonction de protéger lusage critique de la raison face aux interventions de la police, mais dempêcher le public de sattaquer aux non-conformistes
[143] Cest par analogie avec les luttes confessionnelles que les conflits au sein de la sphère publique amènent S. Mill à produire son concept de la tolérance. Dans lusage quil fait de sa raison, le public ne peut absolument pas parvenir à une opinion rationnelle, car « seule la différence des opinions peut, étant donné la situation où se trouve la raison humaine, permettre à chacun des aspects de la vérité dentrer loyalement en concurrence avec les autres. Dans la mesure où les intérêts particuliers ne peuvent plus du tout être rapportés à lintérêt commun, les différentes opinions qui en sont les travestis idéologiques conservent un irréductible noyau de pertinence ». S. Mill, fort de son expérience du mouvement chartiste anglais, remarque que la majorité du public élargi ne se compose plus de propriétaires mais de prolétaires « qui occupent même position sociale et appartiennent pour lessentiel à la même catégorie professionnelle : ce sont de simples travailleurs manuels. Et là où la position sociale correspond exactement à lactivité professionnelle, il se forme également une identité des penchants, des passions et des préjugés. [144] Doter lune de ces classes dun pouvoir absolu sans lui adjoindre le contrepoids de penchants de passions et de préjugés dun autre genre, ce nest pas autre chose que prendre le chemin le plus sûr qui mène à saper toute possibilité de progrès vers un mieux ». Il y a donc lieu de tout mettre en uvre pour empêcher la constitution dune telle force qui viendrait engloutir les autres.
Apparaît la nécessité de faire en sorte que lopinion publique de masse nabsorbe pas toutes les autres formes de pouvoir : la représentation politique doit reposer sur une certaine opinion politique élitiste
La sphère publique bourgeoise, quant à elle, ne peut plus être commandée par lidée dun dépassement de la domination ; elle doit bien plutôt contribuer à une répartition des pouvoirs ; et lopinion publique nest plus quune instance de contrôle des excès du gouvernement. Laveu de Stuart Mill révèle lorigine de cette transformation de son rôle : « A partir de ce moment-là, il faut faire en sorte que lopinion publique nabsorbe pas toutes les autres formes de pouvoir. La conception libérale de lEtat constitutionnel bourgeois est ré-actionnaire : dès lors que la composition du public est dénaturée par lintrusion de la masse inculte des non-possédants, elle réagit contre la puissance de cette idée dautodétermination du public, que lEtat constitutionnel avait intégrée dès le début à ses institutions. Le libéralisme a été le premier à révéler le caractère dualiste de lEtat constitutionnel bourgeois, car ce dernier est loin davoir assuré la fusion dintérêts hétérogènes, des composantes dès le début qualifiées de démocratiques et des courants dorigine libérale. S. Mill, en conséquence, soutient la conception qui veut que « les décisions en matière politique ne soient pas le fait dune masse inculte à lexamen ou à la volonté de qui on ferait appel directement ou indirectement. Les décisions ne doivent au contraire dépendre que des analyses produites par la réflexion compétente dun nombre relativement restreint de personnes formées pour assumer ces tâches ». [145] A. de Tocqueville partage avec S. Mill la même conception du Representative Government : lopinion publique commandée par les passions de la foule aurait besoin dêtre assainie par les vues compétentes de citoyens jouissant dune indépendance matérielle ; la Presse, bien quelle fût un auxiliaire décisif de lusage public de la raison (Aufklärung), ny suffirait pas. Et bien entendu, la représentation politique doit reposer sur une certaine hiérarchie sociale ; A. de Tocqueville remet à lordre du jour la conception des pouvoirs intermédiaires, ces pouvoirs corporatifs de la société pré-bourgeoise divisée en différents états, et réhabilite les grandes familles et les personnes qui par leur naissance, leur culture et leur richesse, avant tout grâce à la propriété foncière et aux privilèges dont elle saccompagnait, « surpassait les autres et semblaient destinés à commander ». Il reste néanmoins conscient du fait quil est difficile de faire surgir ex nihilo une aristocratie sur la base de la naissance : « Une association politique, industrielle, commerciale ou même scientifique et littéraire, est un citoyen puissant et éclairé quon ne saurait plier à volonté ni opprimer dans lombre ». Des bourgeois puissants et cultivés se doivent, en labsence dune aristocratie de la naissance, de former un public délite dont lusage quil fera de sa raison commandera lopinion publique. Afin même de maintenir le principe de Publicité, il faut réintroduire certains aspects de la sphère publique fondée sur la représentation qui fertilisent cette opinion minoritaire et permettent la formation du public élitaire des représentants de la Nation. Ce nouveau public délite limiterait le rôle du public qui se fait simplement représenter, puisque, « en règle générale ce sont moins les problèmes eux-mêmes que le caractère et les talents de la personne quil appelle pour statuer sur ces questions, et non sur les siennes, qui font lobjet de sa décision ». [146] Cette phrase de S. Mill a été écrite quatre ans seulement après le manifeste électoral des Whigs (a) qui rappelaient à leurs électeurs lorientation rigoureuse de la sphère publique politique ; « rappelez-vous que maintenant vous avez à vous battre contre les choses et non contre les hommes ». Il nest en effet que trop facile au mécanisme de la personnalisation de ses substituer à lexamen des arguments concurrents, et cest sans aucune difficulté que des rapports objectifs sont travestis pour devenir les éléments dune biographie. S. Mill saccommode de la psychologie sociale du public de masse et revendique une sphère publique littéralement déclassée, une sphère publique doù le système représentatif exclut toute hiérarchie. A. de Tocqueville va toutefois plus loin que S. Mill dans la mesure où son analyse de la sphère publique ne tient pas seulement compte du « despotisme de lopinion publique », mais aussi dun phénomène qui en est le corollaire, et qui se traduit par lapparition dun nouveau despotisme : celui dun Etat où ma bureaucratie devient toujours plus prépondérante. Aguerri par la lutte qui opposa les différents états à lAncien Régime et à laquelle il prit part, A. de Tocqueville observe, non sans la plus grande inquiétude, cette tendance « à la centralisation du pouvoir gouvernemental », pour citer la définition quil en donne. Et il est tout à fait vrai que ce nest pas le mercantilisme, qui sy est efforcé en vain, mais bien le XIXe siècle libéral qui a doté lEtat dune puissance accrue. En Angleterre, on le sait, ce nest quà cette époque-là quon voit apparaître une administration centrale moderne (Civil Service). Et les USA sont lexemple dont A. de Tocqueville se sert dans son analyse de la mise sous tutelle des citoyens : « Au-dessus de ceux-là sélève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul dassurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à lâge viril ; mais il ne cherche, au contraire, quà les fixer irrévocablement dans lenfance. [147] Il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu quils ne songent quà se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être lunique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? » Même le socialisme semble aux yeux de Tocqueville nêtre quun prolongement de cette tendance qui devrait aboutir à liquider lEtat fiscal au profit au profit dune économie étatisée, et installer la terreur dun monde bureaucratisé. Cest ainsi quen 1848, ministre du gouvernement révolutionnaire, il soppose à la revendication qui voulait faire garantir par la constitution le droit au travail, en avançant largument selon lequel cette garantie constitutionnelle aurait pour conséquence quà la longue lEtat deviendrait lunique entrepreneur de lindustrie nationale : « Si jamais on en arrivait à cela, limpôt ne serait plus un moyen de mettre en branle la machine du gouvernement, mais le seul levier qui permettrait de stimuler lindustrie. Dans la mesure où par ce biais il amasserait entre ses mains tout le capital de chaque citoyen, lEtat finirait par être lunique propriétaire de toute chose. Or cela, cest le communisme » [148] Au cours des cent années qui succèdent à lépoque florissante du libéralisme, un capitalisme qui peu à peu « sorganise », dissout le rapport originel qui sétait établi entre sphère publique et sphère privée. Les lignes de force de la sphère publique bourgeoise se décomposent. Mais ni la conception libérale, ni la critique socialiste ne sont en mesure de faire le diagnostic de cette sphère publique qui, de façon singulière, reste en suspens entre les deux constellations politiques proposant chacune un modèle structuré. Deux tendances de caractère dialectique et corrélatives lune de lautre décrivent la décomposition de la Publicité : elle pénètre des sphères toujours plus vastes de la société, mais perd du même coup sa fonction politique qui est de soumettre au contrôle dun public faisant usage critique de sa raison des états de choses rendus publics. A mesure que la sphère publique, en tant que sphère, voit saccroître la surface sociale quelle couvre au détriment du domaine privé quelle ruine davantage, la force de son principe, la Publicité critique, perd toute son acuité.
(a) Membres du parti britannique de ce nom, qui soutint les droits du Parlement et des sectes protestantes contre lautorité monarchique et les privilèges de langlicanisme. Au milieu du XIXe siècle, les anciens courants whig et radicaux furent renforcés par lapport du torysme dissident, acquis au libre-échange ; de la fusion de ces éléments divers naquit le parti libéral. Date de création : 07/09/2010 @ 10:04 Réactions à cet article
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