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Parcours bergsonien - Notes philosophiques de Charles Péguy (V)
Notes philosophiques[1] de Charles PÉGUY (V) (1873-1914) LE BERGSONISME I/ Dans une grande philosophie, il y a un temps de méthode et un temps de métaphysique (1340) Je ne veux point dans cette simple note entrer dans le fond du débat bergsonien. Si je puis le faire un jour je parlerai en chrétien et en catholique. Je parlerai sans autorité, mais je ne parlerai pas sans entente et sans entendement. Que la bataille qui sest livrée autour de Bergson soit à ce point furieuse, cest dans lordre. Mais quelle soit à ce point livrée à lenvers, cest une véritable gageure. On aurait beaucoup fait, on aurait peut-être tout fait si seulement on forçait les combattants à occuper leurs véritables lignes de bataille. Acies suas, non alienas, non contrarias, instruere. Aujourdhui je ne veux que marquer des temps. De même que Hugo est classique au premier temps, et romantique eu deuxième, de même une philosophie peut être à plusieurs temps et elle est généralement à plusieurs temps. Il y a aussi lhistoire. Quoi quon pense métaphysiquement du système cartésien, quand Descartes a fait éclater sa méthode, cum irrupisset, quand il avait fait entrer par irruption sa méthode, il avait conquis sa part dans lhistoire éternelle. Quoi quon pense métaphysiquement du système bergsonien, quand Bergson a fait jaillir sa méthode, il a conquis sa part dans lhistoire éternelle. On se rejetterait en vain sur ce que la méthode de Descartes serait une méthode positive et que la méthode de Bergson serait une méthode purement négative. La méthode de Descartes nest positive quen apparence. Et je dirai en appareil. Elle (1341) revient essentiellement à remonter violemment une pente et à la faire remonter à lesprit. Je dirai à la faire remonter à lhomme. Et la méthode bergsonienne revient essentiellement à remonter vivement une pente et à la faire remonter vivement à lhomme et à lesprit. Dans le sens où le cartésianisme a consisté à remonter la pente du désordre, dans le même sens le bergsonisme a consisté à remonter la pente du tout fait. Toute grande philosophie a un premier temps, qui est un temps de méthode, et un deuxième temps, qui est un temps de métaphysique. Quand on dit que le platonisme est une philosophie de la dialectique, et le cartésianisme une philosophie de lordre, et le bergsonisme une philosophie du réel, on les prend tous les trois dans leur temps de méthode. Quand on dit que le platonisme est une philosophie de lidée, et le cartésianisme une philosophie de la substance, et le bergsonisme une philosophie de la durée, on les prend tous les trois dans leur temps de métaphysique. II/ Quand une idée simple prend corps, il y a révolution Le cartésianisme a été une rupture violente. Le bergsonisme a été une rupture, une déliaison vive et comme acharnée. Il y a certainement dans le bergsonisme comme un acharnement quil ny a point dans le cartésianisme. Mais cest que peut-être la rupture, la déliaison quil sagissait dopérer dans le bergsonisme était encore plus menacée, plus précaire et dautre part plus indispensable encore que celle quil sagissait dopérer dans le cartésianisme. Nous sommes infiniment plus liés à lesclavage du tout fait que nous ne sommes liés à lesclavage du désordre. Lesclavage du tout fait est infiniment plus près à nous reprendre que lesclavage du désordre. Et il a des conséquences infiniment plus désastreuses. Dans le désordre même il peut y avoir des coups de fortune et même des coups dordre. Dans ce qui est fatigué, il ny a plus ni grâce ni jaillissement. Dans tout ce quil peut y avoir de mauvais, lhabitude est ce quil y a de pire. Le cartésianisme ne remontait, ne refoulait quune habitude qui était lhabitude du désordre. Le bergsonisme a entrepris de refouler toute lhabitude comme telle, toute lhabitude organique et mentale. (1342) Et cela dans tous les ordres, dans toutes les disciplines que nous avons échelonnées au commencement de cette étude[2]. On a vu des batailles gagnées dans le désordre même, et par le désordre, des pratiques en avant. On na jamais vu des fatigues et des vieillesses donner par erreur des uvres de nouveauté. Il peut y avoir dans le désordre une certaine fécondité. Lhabitude et le vieillissement essaient en vain de jouer le jeune homme. Cest çà quon nomme une révolution, ce grand effort momentanément couronné. Lhomme dans son fauteuil qui voit une révolution, fût-ce une révolution mentale et qui dit : Cest pas malin, lui-même na rien dit. La question, dans cet ordre nest pas que ce soit malin. Cest que ce soit, à un certain moment de lhistoire du monde, entré dedans. Les plus grandes révolutions, dans tous les ordres, nont point été faites avec et par des idées extraordinaires, et cest même le propre du génie que de procéder par les idées les plus simples. Seulement en temps ordinaire, les idées simples rôdent comme des fantômes de rêve. Quand une idée simple prend corps, il y a révolution. La révolution cartésienne a consisté à arrêter la descente, à remonter lhabitude du désordre. La révolution bergsonienne a consisté à arrêter toute la descente, à remonter toute lhabitude organique et mentale. Il en est ainsi dans tous les ordres. Ce quil y a de plus contrarié au salut même, ce nest pas le péché, cest lhabitude. Des milliers de créanciers répètent machinalement les effrayantes paroles. Et dimitus nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus demutoribus nostris. Quun seul tout à coup, subitement éclairé, les prenne au sérieux, ces paroles, les laisse comme lui entrer dedans, cest instantanément la plus grande révolution quil puisse actuellement y avoir, car cest une révolution dans le règne de largent, cest une subversion du règne de largent. Et cest encore un homme de sauvé. Tout est dans lincorporation, dans lincarcération, dans lincarnation. Et ici encore et en ceci même nous sommes forcés de parler le langage bergsonien et en (1343) ceci on nen parlera jamais dautre. Tout est dans linsertion et linsertion est extrêmement rare. De Dieu, il ny a eu quune incarnation, et des idées mêmes il y a bien peu dincorporations. Quand au lieu de regarder une idée en lair, tout à coup elle est prise au sérieux, cest cela qui est, et qui fait, une révolution. Et lhistoire ne compte que trois ou quatre de ces grands ébranlements. III/ Le bergsonisme a été un nouveau rationalisme Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et pour chercher ou pour trouver la vérité dans les sciences. Le bergsonisme est aussi une méthode pour bien conduire sa raison. Le bergsonisme aussi a une raison. Le bergsonisme est aussi un parti de la raison. On ne voit pas ce que serait une philosophie qui ne serait pas un parti de la raison. Le bergsonisme prétend, entend même servir encore mieux la raison, car il entend pour ainsi dire la servir encore de plus près. Toute philosophie est évidemment et essentiellement un rationalisme. Même une philosophie qui serait, ou qui voudrait être, contre la raison, serait quand même rationaliste. Une philosophie ne peut jamais apporter que des raisons. Le cartésianisme a été dans son principe un effort pour conduire la raison à la recherche de la vérité dans les sciences, (mais par sciences Descartes entendait évidemment une partie de ce que nous nommons métaphysique, et au moins les métaphysiques des sciences). Le bergsonisme a été dans son principe un effort pour conduire la raison à létreinte de la réalité. (Dans les sciences, dans les métaphysiques des sciences, dans la métaphysique). Déjà le platonisme avait été dans son principe un effort pour conduire la raison par la dialectique idéale ou si lon veut idéique à la source même de lêtre. Le bergsonisme a été un effort aussi grand, un effort du même ordre, et je dirai un effort dans le même sens. Il ny a pas plus de philosophie contre la raison quil ny a de bataille contre la guerre, dart contre la beauté, de foi contre Dieu. Le bergsonisme na jamais été ni un irrationalisme ni un antirationalisme. Il a été un nouveau rationalisme et ce sont les grossières métaphysiques que le bergsonisme a déliées (métaphysiques matérialistes,métaphysiquesmédico-légales,métaphysiquesneuro-physiologiques, métaphysiques sociologiques et bien dautres) qui étaient des (1344) durcissements, des scléroses, des raidissements, des ankyloses, étaient littéralement des amortissements de la raison. Toutes ces métaphysiques étaient des sabotages par durcissement de la raison. Elles étaient des esquilles ou des eschares. Le bergsonisme est si peu contre la raison que non seulement il a fait jouer les vieilles articulations de la raison mais quil en fait jouer des articulations nouvelles. IV/ Principes féconds face à des principes superfétatoires Les fameuses règles de Bacon[3] nont introduit dans lhistoire du monde aucune fécondité. Nous ne leur devons rigoureusement rien. Ni une invention, ni une découverte, ni un mouvement de la pensée. Tous ceux qui depuis les premiers balbutiements de la pensée grecque avaient fait une invention, une découverte, un mouvement avaient sans y penser appliquer les règles de Bacon. Tous ceux avant Bacon. Mais depuis Bacon tout homme qui se lèverait de bon matin avec le ferme propos dappliquer les règles baconiennes, et qui naurait que ce ferme propos, qui ne ferait jouer que ce ferme propos, ce tout homme ne ferait pour cela ni une invention, ni une découverte, ni un mouvement de la pensée. Et on na jamais vu une invention, une découverte, un mouvement de pensée sortir de la contemplation des uvres de Bacon. Et voilà une belle application, et non la moins importante des tables de présence et dabsence, et des variations concomitantes. Si jétais un grand philosophe, je naurais peut-être pas le droit de raconter lhistoire suivante. Dautant que ce nest pas une histoire et que cest encore un mot de soldat. Mais je ne suis quun pauvre moraliste. Quand donc il y en avait un, au 131e de larme[4], qui se travaillait trop ostensiblement (à faire un mouvement), (à faire un mot), il y en avait toujours un autre qui disait froidement : Surtout noublie pas de respirer. Tous ceux qui ont fait quelque chose dans le monde sont des types qui nont pas oublié de respirer. Mais on na rien fait dans le monde uniquement parce quon sétait proposé de ne pas oublier de respirer. Discours de la méthode pour bien conduire, cest vraiment, cest littéralement une méthode pour éviter linconduite, la mauvaise conduite. Et alors, si lon veut, (1345) ce nest rien, parce quon a toujours voulu éviter linconduite en matière de pensée, et si lon veut cest tout, parce que cest un des trois ou quatre grands ébranlements qui se soient jamais produits dans lhistoire de la pensée. Si lon veut, ce nest rien parce quil sétait toujours agi déviter linconduite en matière de pensée. Et si lon veut cest encore moins rien, parce quon ne la pas plus évitée après quavant, et que Descartes ne la pas plus évitée quun autre, (et cest en ce sens que jai dit que Bergson est un infiniment bergsonien que Descartes nest un bon cartésien[5]). Et pourtant si lon veut cest tout, parce que cest le cartésianisme. Et encore dans ce discours de la méthode il ny a quune partie, sur six, la deuxième qui soit des règles de la méthode. En tout, sept pages et demie. Et dans cette deuxième partie même il ny a que le cur, en tout vingt lignes qui soient les règles de la méthode. Ce sont ces vingt lignes qui ont révolutionné le monde et la pensée. Valmy aussi est une petite bataille, un duel dartillerie, je veux dire livrée avec de petits effectifs, et même pas livrée du tout, avec presque pas de morts et de blessés. V/ Souplesse plutôt que raideur Cest un préjugé, mais il est absolument indéracinable, qui veut quune raison raide soit plus une raison quune raison souple ou plutôt qui veut que de la raison raide soit plus de la raison que de la raison souple. Cest un préjugé qui a cours et qui fleurit sur toute la ligne. Il règne, il est indéracinable dans toutes les disciplines que nous avons échelonnées au commencement de cette note. Cest le même préjugé qui veut quune logique raide soit plus une logique quune logique souple. Et quune méthode scientifique raide soit plus une méthode, et plus scientifique, quune méthode scientifique souple. Et surtout quune morale raide soit plus une morale et plus de la morale, quune morale souple. Cest comme si on disait que les mathématiques de la droite sont plus des mathématiques que les mathématiques de la courbe. Il est évident au contraire que ce sont les méthodes souples, les logiques souples, les morales souples qui sont les plus sévères, étant les plus serrées. Les logiques raides sont infiniment moins sévères que les logiques souples, étant infiniment moins serrées. Les morales raides sont infiniment moins sévères que les morales (1346) souples, étant infiniment moins serrées. Une logique raide peut laisser échapper des replis de lerreur. Une méthode raide peut laisser échapper des replis de lignorance. Une morale raide peut laisser échapper des replis du péché, dont une morale souple au contraire épousera, dénoncera, poursuivra les sinuosités déchappements. Cest une logique souple, une méthode souple, une morale souple qui poursuit, qui atteint, qui dessine les sinuosités des fautes et des déficiences. Cest une morale souple qui épuise les sinuosités des défaillances. Cest dans une morale souple que tout apparaît, que tout se dénonce, que tout se poursuit. Dans un compartimentage raide il peut y avoir impunément des manques, des creux, des faux plis. La raideur est essentiellement infidèle et cest la souplesse qui est fidèle. Cest la souplesse qui dénonce. Contrairement à tout ce que lon croit, à tout ce que lon enseigne communément, cest la raideur qui triche, cest la raideur qui ment. Et cest la souplesse non seulement qui ne triche pas, non seulement qui ne ment pas, mais qui ne laisse pas tricher et ne laisse pas mentir. La raideur au contraire permet tout, elle ne signale rien. Dans une malle moderne vous pouvez empiler tous les voiles de lin de la supplication antique. Si ces voiles font des faux plis à lintérieur de la malle, rien nen paraît sur le couvercle. Beaucoup de contre sens que lon voit qui se répandent ou plutôt un contre sens global que lon voit qui se répand sur le bergsonisme, sur lancien et le moderne, sur le classique et le romantique tomberait si lon voulait bien déclasser le raide du ferme et du dur. Ce sont les morales raides où il peut y avoir des niches, à poussières, à microbes, des moisissures et des creux de pourriture, dans des coins dans des raideurs, des dépôts, lues, et ce que nos Latins nommaient situs, une moisissure, une saleté venant de limmobilité, dêtre laissé là. Une saleté pour avoir été laissé là. Et ce sont les morales souples au contraire qui exigent un cur perpétuellement tenu à jour. Un cur perpétuellement pur. Nous nous sommes lavés dune telle amertume. De même que ce sont les méthodes souples, les logiques souples qui requièrent un esprit perpétuellement tenu à jour, un esprit perpétuellement pur. Ce sont les morales souples et non pas les morales raides qui (1347) exercent les contraintes les plus implacablement dures. Les seules qui ne sabsentent jamais. Les seules qui ne pardonnent pas. Ce sont les morales souples, les méthodes souples, les logiques souples qui exercent les astreintes impeccables. Cest pour cela que le plus honnête homme nest pas celui qui entre dans des règles apparentes. Cest celui qui reste à sa place, travaille, souffre, se tait. VI/ La mort spirituelle, selon lEglise, est le résultat dun endurcissement ; les théories bergsoniennes de la mémoire et de lhabitude sont proches parentes de ce constat (1402) On connaît cette parole de vieil homme et que pour ma part je trouve admirable. Quel dommage, disait-il, quil faille mourir. (Il ne pensait quà sa mort physique, car un homme capable dune aussi douce parole, et aussi profondémentinnocente,neportaitévidemmentaucunetracedesonendurcissement de lâme qui aboutit à la mort spirituelle.) Quel dommage, disait-il quil faille renoncer à la vie. Depuis le temps, je commençais à my habituer. Il ne croyait pas si bien dire. Cest précisément parce quil achevait de sy habituer quil aboutissait aussi aux achèvements de la mort. Que dautres recherchent des querelles littérales. La lettre tue. Pour moi, comment ne pas voir déjà, et en attendant peut-être tant dautres aspects, comment ne pas voir une parenté profonde, un mystérieux accord dans la profondeur de pensée, comment ne pas voir une démarche et un approfondissement parallèle entre cette vieille formule traditionnelle de lenseignement de lEglise, que la mort spirituelle est le résultat dun endurcissement et ces théories profondes de la mémoire et de lhabitude qui sont une des irrévocables conquêtes de la pensée bergsonienne... (1404) Car il a fallu que la pensée bergsonienne vint dans le temps. il a fallu que la pensée bergsonienne vint dans lhistoire du monde et que fussent enfin pénétrées au fond les réalités métaphysiques de la matière, de la mémoire, de lhabitude, du vieillissement, du durcissement, pour que fût éclairée et pénétrée cette liaison profonde de la mémoire, de lhabitude, du vieillissement, du durcissement à la mort. Grâce à Bergson et à la pensée bergsonienne quand nous parlons de la matière et de la mémoire, quand nous parlons de la liaison de la matière et de la mémoire, quand nous parlons de lhabitude, du vieillissement, du durcissement, nous savons enfin ce que nous disons, nous le savons au juste, nous le savons au fond ; et par là et en cela nous connaissons le mécanisme de lacheminement à la mort spirituelle ; et par là et en cela nous connaissons le mécanisme de cette hébétude, de cet émoussement dhabitude qui rend, qui finit par rendre une âme imperméable aux infusions de la grâce. Cest dire que par là et en cela nous connaissons le mécanisme de cette limitation de la grâce, ou enfin de laction de la grâce, qui est devenu, qui fait présentement lobjet de notre malheureuse étude. Car du bois mort est du bois tout envahi de tout fait, tout entier occupé, tout entier consacré au tout fait, tout entier dévoré de tout fait, tout entier consommé pour ainsi dire par lenvahissement du tout fait. Tout entier racorni, tout entier momifié ; plein de son habitude et plein de sa mémoire. Cest un bois qui est arrivé à la limite de cet amortissement. Cest un bois dont toute la matière a été gagnée peu à peu par ce vieillissement. Cest un bois dont toute la souplesse a été mangée peu à peu par ce raidissement, dont tout lêtre a été sclérosé peu à peu par ce durcissement. Cest un bois qui na plus un atome de place, et plus un atome de matière, pour du se faisant. Pour faire du se faisant. Aussi il nen forme plus, il nen fait plus. Pareillement une âme morte est une âme toute entière envahie de tout fait, toute entière occupée, toute entière consacrée eu tout fait, toute entière consommée (1405) pour ainsi dire par lenvahissement du tout fait. Toute entière racornie, toute entière momifiée ; pleine de résidus, pleine de son débris ; pleine de son habitude et pleine de sa mémoire. Cest une âme qui est arrivée à la limite de cet amortissement. Cest une âme dont toute la matière pour ainsi dire, toute la matière spirituelle a été gagnée peu à peu par ce vieillissement Du bois mort est du bois résiduel à la limite. Une âme morte est une âme résiduelle à la limite. Dans ce système le germe au contraire est à la limite à lautre bout. Le germe est ce qui est résiduel au minimum ; ce qui est du tout fait au minimum ; ce qui est de lhabitude et de la mémoire au minimum. Et ainsi du vieillissement, du raidissement, du durcissement, de lamortissement au minimum. Et ainsi de la liberté au contraire, du jeu, de la souplesse et de la grâce au maximum et à la limite. Le germe est ce qui est le moins habitué. Cest ce où il y a le moins de matière accaparée, fixée par la mémoire et par lhabitude (1406) Cest ce où il y a le moins de dossiers, le moins de mémoires. Le moins de paperasseries, le moins de bureaucratie. Ou encore cest ce qui est le plus près de la création ; ce qui est le plus récent, au sens du mot latin recens. Ce qui est le plus frais. Le plus récemment sorti, le plus sorti des mains de Dieu. Une âme morte est une âme qui a été totalement envahie par ses dossiers, par laccumulation de ses mémoires (1407) Une âme morte est une âme qui a succombé sous laccumulation de sa paperasserie ; de sa bureaucratie. Ou enfin cest une âme qui est le plus loin de la création ; la moins récente ; la moins fraîche, la plus décréée. La moins sortie, la plus éloignée de sortir des mains de Dieu. Et quand on dit que lEglise a reçu des promesses éternelles, qui se rassemblent en une promesse éternelle, il faut entendre rigoureusement par là quelle a reçu la promesse quelle ne succomberait jamais sous son propre vieillissement, sous son durcissement, sous son raidissement, sous son habitude et sous sa mémoire. Quelle ne serait jamais du bois mort et une âme morte ; quelle nirait jamais jusquau bout dun amortissement aboutissant à la mort. Quelle ne succomberait jamais sous ses dossiers et sous son histoire. Que ses mémoires ne lécraseraient jamais totalement. Quelle ne succomberait jamais sous laccumulation de sa paperasserie, sous la raideur de sa bureaucratie. Et que les saints rejailliraient toujours. VII/ Le présent (1486) Le ministère du présent nest pas seulement un ministère de date. Il nest pas seulement un ministère chronologique. Le présent est un certain point dune nature propre. Il est un point de nature et un point de pensée. Le ministère du présent nest pas seulement de regarder passer. Il est de faire passer. Il nest pas seulement le spectateur, qui regarde passer le temps. Il est le centre et lagent même et le point de passée du temps. Le point de passage est déjà en même temps le point de passée. (1487) Le présent nest point inerte. Il nest pas seulement spectateur et témoin. Il est un point dune nature propre et tout passe par ce point et Jésus même, étant homme et temporel, y a passé et ladvenue, lévènement, la survenue de Jésus sur Moïse, de la nouvelle loi sur lancienne loi, du monde chrétien sur le monde antique, de la grâce sur la nature, des Evangiles sur les prophéties nest pleinement évaluable et pleinement saisissable, sinon pleinement intelligible que pour celui qui a considéré la singulière advenue, lévènement, la survenue du futur sur le passé par le ministère du présent. Ce quil y a de propre et de libre dans cette advenue, dans cette survenue est au germe de ce quil y a de singulier et de propre dans lévènement de ce qui nétait quune annonce, dans la tenue de ce qui nétait quune promesse. Mais je le demande à présent quelle est la philosophie qui pour la première fois dans lhistoire du monde a attiré lattention sur ce quavait de propre lêtre même et larticulation du présent. Quelle philosophie, sinon la philosophie bergsonienne. Quelle philosophie, quelle pensée a non seulement la première attiré lattention mais la première allée la plus avant. Qui a vu que là même était le secret du problème, que la déliaison du mécanisme était là, que la déliaison du déterminisme était là, que la déliaison du matérialisme était là. Qui a vu quen ce point était tout le secret de la bataille. Et que tant quon considérerait le présent comme une simple date, comme les autres, parmi les autres, après dautres, avant dautres, tant que lon considérerait le présent comme le passé daujourdhui, comme le passé instantané, comme le instantanément passé, comme la limite en par ici du passé, comme le passé à la limite en par ici, comme le plus récent et linstantanément et le à la limite enregistré ou demeurant lié soi-même dans les ligatures raides du déterminisme, du matérialisme, du mécanisme. Car on prenait le présent à lenvers. On prenait ce point du présent de lautre côté. Car on le prenait comme la dernière ligne inscrite, on le prenait comme le dernier point (1488) acquis, comme le dernier point de linscription. Au lieu quil est le premier point non encore engagé, non encore arrêté, le point encore en cours dacquisition, en cours dinscription, la ligne en cours quon lécrive et quon linscrive. Il est le point qui na point encore les épaules dans les momifications du passé. Au lieu de considérer le présent lui-même, le présent présent on considérait au contraire le présent passé, un présent figé, et fixé, un présent arrêté, inscrit, un présent rendu déterminé. Un présent historique. Au lieu de considérer ce point de secret quest le présent on considérait déjà une histoire du présent, une mémoire du présent, cest-à-dire que lon considérait la figure que ferait le présent aussitôt quil serait devenu passé. On considérait linscription aussitôt quelle serait devenue inscrite. On considérait la vie au moment quelle serait devenue la mort. Et on trouvait quelle était morte. On considérait le présent, on considérait la liberté au moment quelle aurait été liée, quelle serait devenue liée. Et on trouvait quelle était liée. Mais on ne disait pas quelle était liée parce quon lavait liée. On disait quelle était venue au monde comme ça. On disait quelle était venue au monde liée. On ne disait pas que linscription était inscrite parce quon lavait inscrite. On disait quelle était venue au monde comme ça. Puisquon la trouvait comme ça. On disait quelle était venue au monde inscrite. On ne disait pas que la vie était morte parce quon lavait tuée. On disait quelle était venue au monde comme ça. Puisquon la trouvait comme ça. On disait que la vie était venue au monde morte. On ne disait pas que la liberté paraissait liée parce que soi-même on était passé, on sétait mis de lautre côté du lien et quainsi, on la voyait à travers le lien. On disait quelle était liée. On ne disait pas que linscription paraissait morte parce que soi-même on était passé de lautre côté de linscrit et quainsi on la voyait à travers linscrit. On disait quelle était inscrite. (1489) On ne disait pas que la vie était morte parce que soi-même on était passé de lautre côté de la mort et quainsi on la voyait, la vie, à travers la mort. On disait sans le savoir, sans savoir ce quon disait, quelle était morte. Car, continuant à la nommer vie, on en parlait toujours comme dune morte, on la voyait toujours comme une morte. Au lieu de considérer la liberté, la vie, le présent un instant avant quelle entre dans léternelle prison du passé, en la considérant aussitôt après, instantanément après quelle venait de signer sur le registre décrou. Et on disait quelle était serve, et quelle était prisonnière, et quelle était écrouée. On croyait quen allant vite, quà force daller vite on pouvait impunément prendre pour le présent un tout récent passé et parler comme du présent dun tout récent passé, quon ny verrait rien ; que ça revenait au même ; quà force daller vite ça ne se verrait pas. Quen se dépêchant beaucoup on arriverait en même temps quon était parti. Que lintervalle nexisterait pas. Que la liberté au dernier moment dans la rue et la prisonnière au dernier moment dans la prison, que la liberté savançant sous la porte, la prisonnière venant de signer sur le registre décrou, cétait pour ainsi dire le même être et que par conséquent et par glissement cétait évidemment et absolument le même être. Il ny a que lêtre et la réalité qui trouvaient que ce nétait pas le même être[6]. Cest toujours la même tentation intellectuelle, la même tentation offerte au même glissement, à la même profonde paresse intellectuelle. Comme cest le passé qui retient, et même comme il ny a que le passé qui retient, et comme on croit que retenir cest savoir mieux, et même comme absolument on croit que retenir cest (mieux) tenir et que retenir cest savoir, cest toujours au passé que lon sadresse. Seulement on croit quen le prenant dans sa grande épaisseur, dans toute son épaisseur, cest bien effectivement le passé, tandis quen lamincissant assez par le bord où il touche au futur, on en fait le présent. On obtient le présent. Cest-à-dire : on croit quen prenant la mémoire dans toute son épaisseur on obtient lhistoire, mais quen lamincissant assez du côté quelle naît, quelle vient (1490) de naitre, on obtient encore le présent et la connaissance du présent. Cest-à-dire : on croit quen prenant la servitude dans toute son épaisseur on obtient bien en effet le déterminisme mais quen lamincissant assez du côté quelle naît, quelle vient de naître on obtient encore la liberté. Ainsi on aboutit à un présent qui est une lamelle du passé à la limite du passé. (A la limite comme présente, à sa limite du côté du futur). On aboutit à une connaissance du présent qui est une lamelle dhistoire. On aboutit à une lamelle de liberté qui est une lamelle de servitude. Au lieu que le présent est ce qui nest pas encore passé, la connaissance du présent est ce qui nest pas encore de lhistoire, la liberté, le libre est ce qui nest pas encore écroué. Le présent nest pas ce qui est historiquement sur une très mince épaisseur. Cest ce qui nest pas historique du tout. Le présent nest pas ce qui est écroué depuis peu et sur une mince épaisseur (de temps, de prison). Cest ce qui nest pas écroué du tout. Cest ce qui est dune autre nature, dun autre être que lhistorique, dun autre être que linscrit, dun autre être que lécroué. Et eux comment sétonner quils trouvassent passées des lamelles de passé, historiques des lamelles dhistoire, écrouées, déterminées des lamelles de servitude. Mais cest peut-être bien ce quils voulaient. Cest le danger terrible, cest le commandement terrible du passé. Lui seul peut tenir des registres. Et comme tout le monde a besoin de registres, cest toujours à lui que lon sadresse. Lui seul est fabricant de registres. Et il en est marchand. Et tout le monde saffole et court lui en demander. Il est fonctionnaire de lenregistrement. Et comme tout le monde croit que toute science et que toute connaissance est enregistrement, on se précipite vers les enregistrements de lhistoire. Cest ici le centre même du sophisme. Dune part il ne peut y avoir enregistrement et histoire que du passé. Dautre part on pose (plus ou moins explicitement) que (1491) toute science et connaissance est enregistrement et histoire. Après ça on parle de science et de connaissance du présent. Et on entend la même science et la même connaissance. Cest donc impliciter que le présent est un passé. Comment sétonner après cela quon le trouve passé. Mais cest peut-être, plus ou moins obscurément, ce que lon voulait. Car cette confusion du présent au passé, cette réduction du présent au passé était la colle qui faisait tenir le déterminisme, et le matérialisme et lintellectualisme.
Et non seulement cela. Non seulement les registres sont des registres, mais ils sont des registres du passé. Alors tout ce besoin de repos et de tranquillité et de ne plus en entendre parler qui vient de la fatigue et qui se nomme proprement la paresse et notamment la paresse intellectuelle, et ce besoin dofficiel et de contrôle et dauthentique et de bien et dûment enregistré, tout le besoin du papier et au deuxième degré tout le besoin du papier timbré travaille pour cette substitution frauduleuse et pour cette confusion et pour cette réduction. Avoir la paix, le grand mot de toutes les lâchetés civiques et intellectuelles. Tant que le présent est présent, tant que la vie est vivante, tant que la liberté est libre elle est bien embêtante, elle fait la guerre. On parle delle ; et il faut que lon en parle. Cest même le moment den parler. Si seulement le présent est passé, tout sapaise. On nen entend plus parler. Et au fond cest ce que tout le monde veut. On a la paix. Telle est la grande tentation offerte à la paresse intellectuelle et à la nommée sagesse, et à la nommée prudence. Et à la sainte épargne et à la sainte économie. Et surtout à la morale, qui profite toujours. Et qui est celle qui tombe toujours. [1] Extrait de « Notes sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne », La Pléiade, pp. 1340-1347. [2] (1315) Il y a des ordres, il y a des royaumes, il y a des règnes, il y a des disciplines. Il y a la foi ; il y a lamour ; il y a lart ; il y a la philosophie ; il y a la morale ; il y a la science. Et sans doute il y en aurait (1316) dautres, et même il.faudrait dire quil ny a pas seulement des royaumes : il y des provinces. Et qui sont peut-être autant séparées que des royaumes. Car il ny a peut-être rien qui soit aussi contraire aux arts plastiques que les arts musicaux. Et il ny a peut-être rien qui soit aussi contraire aux « sciences » mathématiques que les « sciences » naturelles. Et dans la morale, je distinguerais peut-être une civique qui aurait mes préférences. Le bergsonisme nest pas une géographie, cest une géologie Il sagit dapprofondir lun et dapprofondir lautre (1319) Cessons donc dattribuer certaines qualités à certains ordres comme des pardessus. Mais poursuivons parallèlement à lintérieur des différents ordres et sachons reconnaître les qualités parallèles. Cessons donc aussi, et indépendamment de leur situation dans les ordres, de considérer comme contradictoires en elles-mêmes des qualités qui précisément ne sont contradictoires que dans les classements des intellectuels. Où a-t-on jamais vu que le clair exclut le profond ou que le profond exclut le clair. Ils sexcluent dans les livres, dans les didactiques, dans les manuels. Ils ne sexcluent ni dans la nature ni dans cette autre nature quest la grâce ». [3] Selon Francis Bacon (1561-1626), lanthropologie traite du corps, mais aussi des fonctions psychiques de lhomme. Elle est aussi conduite à létude du processus logique et en particulier à lexamen des méthodes dinvention. Cest à ce propos quil formule son Novum Organum, méthode qui procède « des expériences vers les axiomes », pour ensuite combiner des expériences nouvelles à partir des axiomes formulés. Cest alors que les limites de la pensée de Bacon sont les plus apparentes : sil voit très clairement quil faut distinguer lexpérience vulgaire de lexpérimentation scientifique, il est ignorant des travaux scientifiques de son temps et ne comprend pas le rôle de la mathématisation de la nature dans la science. Sil voit bien que le vrai doit se conquérir contre des formations idéologiques préscientifiques, il se borne à nommer les idéologies (idoles de la tribu, de la caverne, du forum, du théâtre). [4] 131e régiment dinfanterie où Péguy sétait engagé en 1892, où il a servi, jusquà ce quil fut promu sous-lieutenant et affecté au 76e à Coulommiers. [5] (1326) Descartes et Bergson sont hommes. Ont-ils obtenu, obtiendront-ils une réussite totale. On ne voit pas que les philosophes soient destinés à réussir totalement plus que César ou Napoléon. Mais il serait aisé de montrer que Bergson est infiniment meilleur bergsonien que Descartes ne fut bon cartésien. Et je dirai : il est aisé de montrer que Bergson est infiniment un meilleur bergsonien que Descartes ne fut un bon cartésien. Je vois partout dans Bergson le souci de la considération du réel pur. Et dans Descartes je vois de biens grands désordres. [6] « Cest cette capitale idée bergsonienne que le présent, le passé le futur ne sont pas du temps seulement, mais de lêtre Que le futur nest pas seulement du passé pour plus tard, Que le passé nest pas de lancien futur, du futur de dedans le temps. Mais que la création, à mesure quelle passe, quelle tombe du futur au passé, par le ministère, par laccomplissement du présent ne change pas seulement de date, mais quelle change dêtre Que le passage par le présent est le revêtement dun autre être. » Date de création : 26/01/2010 @ 11:34 Réactions à cet article
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