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Parcours cartésien - Notes philosophiques de Charles Péguy (IV)
Notes philosophiques[1] de Charles PÉGUY (IV) (1873-1914) LE CARTÉSIANISME I/ Les quatre ou cinq lignes qui ont fait la fortune de Descartes (1326) Quest-ce qui a fait la si haute et si grande et si juste fortune de la philosophie cartésienne ? Ceux qui ont lu les uvres complètes de Descartes ailleurs que dans les limpidités des manuels savent que toute la fortune de Descartes et de la philosophie cartésienne a été faite par quatre ou cinq lignes qui sont dans le Discours de la Méthode. Et cest tout. Et ces quatre ou cinq lignes, ces quatre ou cinq phrases sont précisément des préceptes pour ainsi dire de morale mentale, quelques principes antérieurs dhygiène intellectuelle, des règles de méthode enfin, cest lui qui le dit, non des principes ou des révélations ou des conclusions de système. Cest encore en un sens de la désentrave et de la libération. Cest même aussi de la dénonciation La philosophie cartésienne commence par une dénonciation du désordre[2]. La philosophie cartésienne est essentiellement une philosophie de lordre[3]. Quensuite Descartes ait réussi à imposer lordre et même lidée dordre, et pour toujours, à lunivers pensant, et même à soi-même, cest une autre question, une question ultérieure[4] (1327) Discours de la Méthode et quil vaut mieux écrire discours de la méthode pour bien conduire sa raison et pour chercher ou pour trouver la vérité dans les sciences. Cest un programme, hélas, et cest presque un programme électoral. Et il a été presque aussi peu réalisé quun programme électoral. Quand au lieu de relire le programme, et surtout le titre du programme et surtout le commencement du titre du programme on considère les résultats, quest-ce quon voit. On voit que Descartes a été un grand philosophe, un grand métaphysicien, un grand mathématicien, un grand savant. Mais un grand parmi dautres, à son rang, au même rang que dautres, de la même sorte et de la même nature que dautres, dans le même ordre que les autres, dans le même ordre de certitude et dans le même ordre de travail, nullement un homme hors pair et hors classe, un homme hors cadre, un homme à qui une soudaine méthode, brusquement apparue dans lhistoire du monde, aurait livré un secret dinfaillible et de totale certitude (1329) Descartes lui-même a-t-il déduit sa métaphysique, sa physique, sa physiologie, tout son système à partir de sa méthode. Il ne la même pas déduit tout entière à partir du je pense. Lui-même, il disait quil fallait que lexpérience allât au devant de la déduction. Il entendait par là, et fort explicitement, que la déduction ou mathématique ou logique ou métaphysique et généralement philosophique pouvait aboutir et aboutissait quelquefois (ou souvent) à des cas doubles ou multiples, à des cas que Leibniz eût nommés indifférents, cest-à-dire à des cas tels que la dernière solution déduite, la solution qui se trouve la dernière dans la voie de la filiation déductive nous laisse pour ainsi dire en suspens devant deux ou plusieurs solutions effectives égales, devant deux ou plusieurs solutions réalisées ou réalisables égales, devant deux ou plusieurs solutions de réalisation du détail. Cest pour arbitrer devant ces deux ou (1330) plusieurs solutions égales, cest-à-dire qui satisfont aux conditions de la dernière solution déductive que Descartes fait réintervenir lexpérience. Il admet, il veut que marchant à lenvers, recurrens, regrediens, lexpérience remonte, (partant des faits, des phénomènes, des observations, des expériences), quelle aille au devant de cette voie déductive qui était restée, pour ainsi dire, sur le tranchant du sort. La réalité, en chacun de ses points, est comme une ville bloquée. Larmée royale est partie au secours. Mais larmée royale ne peut parvenir elle-même et il faut quune sortie de la place même vienne au devant delle et lui donne la main. En ce point intermédiaire entre lhomme et le monde, en ce point intermédiaire entre lesprit et la réalité, en ce point intermédiaire où sétablit la liaison entre larmée de secours et littéralement le secours propre de la place, en ce point sopère pour Descartes la connaissance de la vérité. Et il ne faut point douter que pour lui elle ne sopère absolument et que cette connaissance de la vérité ne soit absolue. Personne na plus rien à dire. Lesprit vient dun côté. Lobjet de lesprit vient de lautre, et au devant. Ni lesprit na plus rien à dire, ni lobjet na plus rien à dire.
On me permettra douvrir ici une note dans cette Note. Il est impossible de ne pas considérer, avec un saisissement, combien cette théorie cartésienne est fidèlement apparentée, combien elle est parallèle à la théorie chrétienne et catholique de la grâce, à ce que nous avons le droit de nommer le mécanisme de la grâce. Comme il faut que lexpérience vienne au devant de la raison, ainsi et par un mouvement parfaitement comparable et parfaitement parallèle il faut que la liberté vienne au devant de la grâce. Lhomme aussi est cette ville assiégée. Le péché aussi est ce blocus parfaitement réglé. La grâce aussi est une armée royale qui vient au secours. Mais il faut aussi que la liberté de lhomme fasse une sortie, erumpat, et quelle aille au devant de cette armée de secours. Cest ce que Péguy disait quand il disait que par la création de la liberté de lhomme et par le jeu de cette liberté, Dieu sest mis dans la dépendance de lhomme. Car il ne faut pas considérer seulement la place frontière. Il faut considérer « Versailles et Saint-Denis ». Si la (1331) place nest point secourue, elle se perd. Mais si elle ne se secourt point elle-même par cette sortie, elle se perd. Cest un désastre double. Si au point de connexion la sortie de la place ne donne pas la main à larmée de secours, larmée de secours aussi ne donne pas la main à la sortie de la place. Si lune armée ne trouve pas lautre venue au devant delle, lautre aussi ne trouve pas lune. Quand on se manque on se manque à deux. La faute de lhomme fait manquer Dieu même. Quand la grâce ne trouve pas la liberté venue au devant delle, la liberté aussi ne trouve pas la grâce. Le manquement est forcément double. Quand lhomme manque Dieu, Dieu manque lhomme. Quand la place se perd, Versailles aussi, le royaume aussi perd une place. « Même je remarquais, touchant les expériences, quelles sont dautant plus nécessaires quon est plus avancé en connaissance ; car, pour le commencement, il vaut mieux ne se servir que de celles qui se présentent delles-mêmes à nos sens, et que nous ne saurions ignorer pourvu que nous y fassions tant soit peu de réflexions, que den chercher de plus rares et étudiées : dont la raison est que ces plus rares trompent souvent, lorsquon ne sait pas encore les causes les plus communes, et que les circonstances dont elles dépendent sont quasi toujours si particulières et si petites, quil est très malaisé de le remarquer. Mais lordre que jai tenu en ceci a été tel. Premièrement, jai tâché de trouver en général les principes ou premières causes de tout ce qui est ou qui peut être dans le monde
De tout ce qui est ou qui peut être, là est exactement la fissure. II/ Le voyage qui nous est proposé par Descartes « sans rien considérer pour cet effet que Dieu seul qui la créé, ni les tirer dailleurs que de certaines semences de vérité qui sont naturellement en nos âmes. Après cela, jai examiné quels étaient les premiers et les plus ordinaires effets quon pouvait tirer de ces causes ; et il me semble que par là jai trouvé des (1332) cieux, desastres,uneterre,etmêmesurcette terredeleau,delair,du feu, des minéraux et quelques autres telles choses, qui sont les plus communes de toutes et les plus simples, et par conséquent les plus aisées à connaître. Puis lorsque jai voulu descendre à celles qui étaient plus particulières, il sen est tant présenté à moi de diverses, que je nai pas cru quil fût possible à lesprit humain de distinguer des formes ou espèces de corps qui sont sur la terre, dune infinité dautres qui pourraient y être si ceût été le vouloir de Dieu de les y mettre, ni par conséquent de les rapporter à notre usage, si ce nest quon vienne au devant des causes par les effets, et quon se serve de plusieurs expériences particulières. En suite de quoi, repassant mon esprit sur les objets qui sétaient jamais présentés à mes sens, jose bien dire que je ny ai remarqué aucune chose que je ne pusse assez commodément expliquer par les principes que javais trouvés. Mais il faut aussi que javoue que la puissance de la nature est si ample et si vaste, et que ces principes sont si simples et si généraux, que je ne remarque quasi plus aucun effet particulier que dabord je ne constate quil peut en être déduit en plusieurs diverses façons, et que ma plus grande difficulté est dordinaire de trouver en laquelle de ces façons il en dépend ; car en cela je ne sais point dautre expédient que de chercher derechef quelques expériences qui soient telles que leur évènement ne soit pas le même si cest en lune de ces façons quon doit lexpliquer que si cest en lautre. Au reste, jen suis maintenant là que je vois, ce me semble, assez bien de quel biais on se doit prendre à faire la plupart de celles qui peuvent servir à cet effet : mais je vois aussi quelles sont telles, et en si grand nombre, que ni mes mains ni mon revenu, bien que jen eusse mille fois plus que je nen ai, ne sauraient suffire pour toutes ; en sorte que, selon que jaurai désormais la commodité den faire plus ou moins, javancerai aussi plus ou moins en la connaissance de la nature : ce que je me promettais de faire connaître par le traité que javais écrit, et dy montrer si clairement lutilité que le public en peut recevoir, que jobligerais tous ceux qui désirent en général le bien des hommes, cest-à-dire tous ceux qui sont en effet vertueux, et non pas par faux semblant, ni seulement par opinion, tant à me communiquer celles quils ont déjà faites, quà maider en la recherche de celles qui restent à faire. »
Qui ne voit que par une telle brèche tout le non-déduit peut rentrer. (Si à chaque (1333) fois il faut quitter la voie déductive à un certain point de suspense, faire un saut, (où dans quelle direction, et comment sait-on que cest dans cette direction), et trouver le point de réalité doù il faut revenir à ce point de suspense. Mais une grande philosophie nest pas celle qui na pas de brèches. Cest celle qui a des citadelles. Une grande philosophie nest pas celle qui nest jamais battue. Mais une petite philosophie est toujours celle qui ne se bat pas. Singulier voyage que nous propose Descartes. (Mais il est bien forcé.) Singulier voyage que le voyage cartésien. Cest proprement le voyage interrompu. Cest le voyage discontinu. On descend, on sarrête (ou on est arrêté), on saute (où, et comment), on touche un point qui sera le point darrivée définitif et qui pour linstant nest quun point de départ momentané, on remonte, on revient au point darrêt, on redescend au point darrivée définitif On va, on saute, on revient, on repart, on reva. Quimporte. Parce quun voyage est singulier, parce quil est interrompue, parce quil est discontinu et même parce quil est partiellement rétrograde ce nest pas une raison de ne pas le faire. Quimporte, si le voyage est hardi, si la tentative est féconde, et si laventure est récompensée. Ce qui revient à dire quune grande philosophie nest point une philosophie qui nest pas contestée. Cest une philosophie qui vainc quelque part. Une grande philosophie nest point une philosophie sans reproche. Cest une philosophie sans peur. Une grande philosophie nest pas une dictée. La plus grande nest pas celle qui na pas de faute. Une grande philosophie nest pas celle contre laquelle il ny a rien à dire. Cest celle qui a dit quelque chose. Et même cest celle qui avait quelque chose à dire. Quand même elle naurait pas pu. Le dire. Ce nest pas celle qui na pas de défauts. Ce nest pas celle qui na pas de vides. Cest celle qui a des pleins. Il ne sagit pas de confondre. Cest dans les écoles quil sagit de confondre. Il ne sagit même pas de convaincre. Dans convaincre, il y a vaincre, comme Victor Hugo aimait à me le répéter. (1334) Confondre ladversaire, en matière de philosophie, quelle grossièreté. Le véritable philosophe sait très bien quil nest point institué en face de son adversaire, mais quil est institué à côté de son adversaire et des autres en face dune réalité toujours plus grande et plus mystérieuse. Et cela même, le véritable physicien aussi le sait. Quil nest pas institué en face du contraire physicien, mais à côté du contraire physicien, en face dune nature toujours profonde et plus mystérieuse. Assister à un débat de philosophie ou y participer avec cette idée quon va convaincre ou réduire son adversaire, ou que lon va voir lun des deux adversaires confondre lautre, cest montrer quon ne sait pas de quoi on parle, cest témoigner dune grande incapacité, bassesse et barbarie. Cest témoigner dun grand manque de culture. Cest montrer quon nest pas de ce pays-là. Si le Discours de la Méthode a un sens, cest bien quil faut aller pas à pas, et avec une extrême prudence. Là-dessus il aboutit à une marche, à un progrès, à une démarche qui exige que lon saute entre le point de suspense et le pont darrivée. Si le Discours de la Méthode a un sens, cest bien quil faut que la démarche de lesprit à lobjet soit une déduction, un dégrès continu. Un aller continu. Là-dessus le voyage cartésien réel est un aller, puis un retour et aller. Quand jétais enfant, dans les provinces du Centre, toutes les fois quil y avait dans les jeux à mesurer une distance sur le terrain, par exemple pour les « prisonniers » aux « barres », on se gardait bien de mesurer par enjambées, parce quon pensait que même involontairement des enjambées pouvaient être inégales. On mesurait (et on comptait) pied à pied, cest-à-dire le derrière du talon du pied droit modérément appuyé à la pointe de la semelle du pied gauche. Et ainsi de suite alternativement. Cétait lancien paille, foin des régimes déchus, devenu sous la République et depuis le gouvernement de la raison, le gauche, droite. Et cétait paille qui était devenu le pied gauche, et foin qui était devenu le pied droit. Mais autrefois on comptait et on mesurait par paille, foin et non par gauche, droite. Or Descartes, est un homme qui dans la deuxième partie du Discours de la Méthode veut que lon navance que pied à pied et qui dans la quatrième partie, se plaçant, allant se placer par le Je pense au cur même de lêtre et du moi et de la pensée, procède pour partir au bond le plus prodigieux quil y ait peut-être dans lhistoire des métaphysiques. Dirai-je quil se lest donné bonne et que peut-être quil a eu besoin plutôt quil ne le dit que lexpérience vint au devant de lui pour lui faire voir quel serait son évènement. Il croit quil a déduit les cieux, les astres, une terre. Il croit quil a déduit de leau, de lair, du feu, des minéraux et quelques autres choses. Peut-être que s »il neût jamais vu les cieux il ne les eût point aussi aisément déduits. Peut-être que sil navait jamais vu les cieux, il ne les eût point trouvés. Et ainsi de quelques autres telles choses. Peut-être que sil neût point eu une certaine expérience des cieux il neût point eu aussi aisément une telle connaissance de lévènement des cieux. Il veut quil nait eu besoin que lexpérience vînt au devant de lui que quand il a voulu descendre aux choses qui étaient plus particulières. Il est permis de se demander si lexpérience nest pas venue au devant de lui jusquau commencement du ciel. Il est presque permis de se demander si lexpérience nest pas venue au devant de lui jusquau commencement de Dieu. Nous qui avons vu tout le progrès et les développements de la physique depuis Descartes et qui les voyons tous les jours, pouvons-nous penser dune telle qualification et, par suite, dune telle affirmation que les cieux, les astres, une terre, et même sur la terre de leau, de lair, du feu, des minéraux et quelques autres telles choses seraient les plus communes de toutes et les plus simples, et par conséquent les plus aisées à connaître. Bien peu de physiciens aujourdhui oseraient parler daisé à connaître. III/ Ce nest pas parce que la méthode de Descartes est bonne quelle a eu une aussi haute fortune, mais parce quelle est une méthode Et dans Descartes, navais-je point raison de parler dun certain programme électoral, dun certain ton dun programme électoral. Mais quest-ce à dire, sinon que je trouve ici un renforcement de ce que jannonçais au commencement de cette note, que ce nest pas parce que la méthode de Descartes est bonne quelle a (1336) eu une aussi haute fortune, mais parce quelle est une méthode. Cest pour cela quelle sest inscrite dans lhistoire éternelle. Ce nest point parce quelle est victorieuse, cest parce quelle se bat. Ce nest pas parce quelle arrive, cest parce quelle part. Cest uniquement, au fond, parce quelle est résolue. On suit ceux qui marchent. Et cest parce quelle marche à la française. « Ma seconde maxime, (cest une maxime de sa morale, mais ce que je prétends, cest que sa méthode aussi est une morale, une morale de pensée ou une morale pour penser ; ou si lon veut tout est morale chez lui. Parce que tout y est conduite et volonté de conduite. Sa morale provisoire est une morale provisoire pour la conduite de la conduite (ordinaire, personnelle et sociale). Sa méthode est une morale instauratoire pour la conduite de la pensée. Mais lune et lautre sont conjointes et ont exactement le même procédé) : « Ma seconde maxime était dêtre le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais Au fond sa grande maxime de méthode est aussi dêtre le plus ferme et le plus résolu en ses pensées quil le pourrait. Et peut-être sa plus grande invention et sa nouveauté et son plus grand coup de génie et de force est-il davoir conduit sa pensée délibérément comme une action. » et de ne suivre pas moins les opinions les plus douteuses lorsque je my serais une fois déterminé Ne suivre pas moins les opinions les plus douteuses lorsquil sy serait une fois déterminé voilà qui scandalisera tout homme qui nest pas philosophe et tout homme qui na pas de culture. Cest que des deux pôles de cette phrase, des deux temps de cette maxime, cest déterminé qui est plus fort que douteuses, cest déterminé qui est plus important que douteuses, cest déterminé qui lemporte. Vim patitur. Cest la détermination, lassurance, la résolution qui vainc. Sa (1337) résolution nest pas moins mentale que morale. Elle nest pas moins de conduite mentale que de conduite morale. Elle ne joue pas moins dans lun que dans lautre. Dans la morale elle est censément provisoire. Dans le mental elle est liminaire et instauratoire. Partout elle est le plus profond de sa race et de son génie. « que si elles eussent été très assurées : imitant en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt dun côté tantôt dun autre, ni encore moins sarrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit quils peuvent vers un même côté, et ne changer point pour de faibles raisons, encore que ce nest peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir : car, par ce moyen, sils ne vont justement où ils le désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu de la forêt. » Toute la question est précisément de savoir si la pensée nest pas mieux aussi nimporte où que dans le milieu dune forêt. Ce que je dis, cest que justement parce que sa morale était provisoire, justement parce quelle nentrait pas dans son système, parce quelle nétait pas arrêtée, parce que pour ainsi dire elle nétait pas officielle, justement parce quil sy est moins défendu, moins observé, cest elle qui nous livre son secret. Son secret cest bien daller toujours dans le même sens et, le soir, darriver quelque part. Toute la question est en effet de savoir si la pensée elle-même nentre point dans de certaines conditions, si elle nest point soumise à de certaines conditions générales de lhomme et de lêtre, qui sont des conditions organiques, et dont lune précisément serait que tout vaut mieux que de tourner en rond. Partir, marcher droit, arriver quelque part. Arriver quelque part plutôt que de ne pas arriver. Arriver où lon nallait pas plutôt que de ne pas arriver. Avant tout (1338) arriver. Tout, plutôt que de vaguer. Et que la plus grande erreur, cest encore d« errer » : voilà sa nature même et la race de son secret. Je ne voudrais pas le rendre suspect de ce pragmatisme que lon a si souvent reproché à la philosophie bergsonienne (à tort selon moi, et un jour je le montrerai), mais enfin il est évident que la philosophie cartésienne est un système de pensée où arriver est dun prix éminent et même dun prix unique. Tout plutôt que de navoir pas de gîte ce soir. Lespoir darriver tard dans un sauvage lieu. Si la méthode de Descartes avait été bonne, au sens où lui-même lentendait, cest-à-dire si elle avait eu en elle, si elle avait conduit automatiquement à une certaine certitude quil annonçait et qui était à vrai dire une authentique infaillibilité, elle ne leût point conduit immédiatement et presque dans le même temps à des propositions qui nous paraissent aujourdhui aussi scandaleuses. (Que de déclarer que des cieux et une terre sont aisés à connaître). Où est cette évidence qui devait tout régler. Et quest-ce que cette évidence qui devait être universelle et qui ne dépasse pas son auteur, qui devait être éternelle et qui ne survit pas à son auteur, qui même ne vécut pas peut-être autant que son auteur. Quest-ce donc à dire sinon quune grande philosophie nest point celle qui règle les questions une fois pour toutes mais celle qui les pose ; quune grande philosophie nest pas celle qui prononce, mais celle qui requiert. Descartes promet une méthode de certitude et aussitôt et presque en même temps il tombe dans des propositions qui bientôt nous paraissent scandaleuses. Mais une grande philosophie nest pas celle qui rend des arrêts. Cest peut-être celle qui rend des services. Cest en tout cas celle qui introduit des instances. Une grande philosophie nest pas celle qui prononce des jugements définitifs, qui installe une vérité définitive. Cest celle qui introduit une inquiétude, qui ouvre un ébranlement. (1339) Le monde na peut-être pas suivi la méthode cartésienne, et Descartes certainement ne la pas suivie. Mais Descartes et le monde ont suivi lébranlement cartésien. Une grande philosophie nest pas celle où il ny a rien à reprendre. Cest celle qui a pris quelque chose. Une grande philosophie nest pas celle qui est invincible en raisonnements. Ce nest pas celle qui une fois, une certaine fois, a vaincu. Cest celle qui, une fois, sest battue. Et les petites philosophies qui ne sont pas même des philosophies, sont celles qui font semblant de se battre. Il sagit bien de confondre et de convaincre. Quand cest fini nul nest confondu, nul aussi nest convaincu. Mais les uns sont enregistrés, les uns sont incorporés, les autres ne le sont pas. Cette proposition de Descartes que les cieux, les astres, une terre, de leau, de lair, du feu, des minéraux et quelques autres telles choses seraient les plus communes de toutes et les plus simples, et par conséquent les plus aisées à connaître nous paraît aussitôt saugrenue. Quimporte ! Ce quil faut savoir cest si les premiers mots du Discours de la Méthode ont été le point dorigine dun immense ébranlement, dune onde, dune immense vague circulaire dans locéan de la pensée. Sur la face de locéan de la pensée. Une grande philosophie nest pas celle qui est la première en composition. Ce nest pas celle qui est le premier en dissertation. Cest dans les classes de philosophie que lon vainc par des raisonnements. Mais la philosophie ne va pas en classes de philosophie. Une philosophie aussi nest point une chambre de justice. Il ne sagit pas davoir raison ou davoir tort. Cest une marque de grande grossièreté, (en philosophie), que de vouloir avoir raison ; et encore plus de vouloir avoir raison contre quelquun. Et cest une marque de la même grossièreté que dassister à un débat de philosophie avec la pensée de voir un des deux adversaires avoir tort ou avoir raison. Contre lautre. Parlez-moi seulement dune philosophie qui est en plus délibérée, comme celle de Descartes, ou plus profonde, ou plus attentive, ou plus pieuse. Ou plus déliée. Parlez-moi dune philosophie sévère. Ou dune philosophie heureuse. Parlez-moi surtout dune certaine fidélité à la réalité, que je (1340) mets au-dessus de tout. [1] Extrait de « Notes sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne », La Pléiade, pp. 1315-1340. [2] De même la philosophie bergsonienne sera la dénonciation du tout fait. [3] Comme la philosophie bergsonienne sera une philosophie de la réalité. [4] Quensuite Bergson ait réussi à imposer à lunivers pensant, et même à soi-même et pour toujours, la considération du réel pur, cest une autre question, une question ultérieure. Date de création : 26/01/2010 @ 11:29 Réactions à cet article
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