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Parcours habermassien - Science et technique comme idéologie
SCIENCE ET TECHNIQUE COMME IDÉOLOGIE I/ LE PROJET DHABERMAS Comme indiqué dans lavant-propos daoût 1968, le livre dHabermas sur « la technique et la science comme idéologie » est consacré à une discussion de la thèse développée par Herbert Marcuse[1] : « La puissance libératrice de la technologie linstrumentalisation des choses se convertit en obstacle à la libération, elle tourne à linstrumentalisation de lhomme ». Habermas met à profit cette discussion pour montrer comment le consensus social que postule la démocratie, peut être en mesure de sopérer dans les pays industrialisés. A/ Lutter contre un certain modernisme « idéologique » Il est sans doute permis de ramener la pensée dHabermas[2] à une double critique idéologique : dune part celle du positivisme et, dautre part ce qui pourrait être appelé le « technicisme ». Le positivisme est cette façon dhypostasier la science au point den faire comme léquivalent dune nouvelle foi, donnant réponse à tout. Le technicisme aboutit à faire en quelque sorte fonctionner le savoir scientifique et plus encore la technique qui en est lapplication, en tant quidéologie et à en attendre des solutions pour la totalité des problèmes qui se posent à nous. Ce système de représentation est dautant plus convaincant quil nest pas seulement un masquage idéologique de la réalité (55 sq.). Problèmes et solutions, les deux sont liés : cette double lutte est le combat mené contre les deux visages que montre le mêmeadversaire,cest-à-direuncertainmodernisme « idéologique». B/ Se situer par rapport au progrès scientifique et technique et proposer une théorie sociale en cohérence avec lui La spécificité du progrès scientifique et technique est son caractère indéniablement cumulatif, au regard duquel toute autre forme de « progrès » peut être mise en doute ou regardée comme une analogie métaphorique. Le souci théorique premier dHabermas est de se situer par rapport à ce progrès, de proposer une théorie sociale qui tienne compte des modifications profondes (« qualitatives ») quont apportées les dernières décennies à cet égard. Il lui incombe dès lors la tâche dune démystification de la magie chiffrée dont sentoure le complexe scientifico-technique. Mais cette mise en question se veut elle-même « scientifique » : il ne suffit pas, dans un mouvement de raidissement volontariste et activiste, de poser le primat exclusif du facteur humain et de dénier à la technique la toute-puissance usurpée que daucuns revendiquent pour elle, tout en séconomisant leffort dune plus ample réflexion, pour pouvoir demblée passer à lAction. Il ne sagit pas de proposer un volontarisme qui soit seulement linverse de la technocratie. La technique nest pas un « tigre de papier », elle doit être éminemment prise au sérieux. II/ LA NOTION DE PROGRÈS TECHNIQUE AU COURS DES ÂGES A/ Des espoirs déçus Au XVIIIe siècle, la science a été prometteuse de progrès intellectuel et moral pour tous en droit, en fait pour la bourgeoisie ; cest lesprit des Lumière (Aufklärung). Au siècle suivant, le progrès technique était censé amener les conditions objectives promettant lémancipation du prolétariat au terme dune pratique révolutionnaire. De nos jours, aucune de ces deux promesses na été proprement tenue ; par ailleurs, les rapports entre science et technique se sont modifiés, ainsi que leur relation à lunivers social, au « monde vécu social » où ces deux activités se sont développées. B/Disparition de lautonomie de la science par rapport à la technique Ce quil y a pu avoir de réelle autonomie de la science par rapport à la technique (et inversement) tend à complètement disparaitre. Lindépendance fait place à linterdépendance. Par opposition à la science antique, depuis Galilée, les sciences expérimentales des temps modernes procèdent dune attitude technicienne, et Descartes nest pas le seul à avoir prévu que la science pourrait nous rendre « maîtres et possesseurs de la nature ». Mais, au départ, le savoir nomologique (qui ressort des lois) fourni par les sciences de la nature nest encore que formellement un savoir techniquement utilisable. Lexpérience scientifique consiste à prévoir et à re-produire un phénomène au terme dune intervention de lobservateur devenu expérimentateur ; mais les possibilités dapplication technique peuvent napparaître et napparaissent le plus souvent qua posteriori. Ce nest que depuis les grandes inventions du XIXe siècle que la science et la technique sont entrées dans une relation de double dépendance réciproque et se trouvent couplées dans un double processus de feed-back. De nos jours, la recherche scientifique met en uvre des techniques de précision qui lui sont devenues tout aussi essentielles que la méthode expérimentale elle-même. C/Disparition de la fonction formatrice accordée à la science Cette technicisation de la science saccompagne dune « scientification » de tout savoir et elle signifie en même temps la perte de cette double dimension pédagogique et culturelle qui définit le concept allemand de Bildung et le rend intraduisible[3]. De nos jours, la forme proprement universitaire des études na plus à protéger lindividu contre les inconvénients de la sphère professionnelle parce que cette dernière serait restée étrangère à lesprit de la science, mais bien au contraire parce que de son côté la science a aliéné sa dimension formatrice dans la mesure où elle pénétrait dans la pratique professionnelle. « La conviction philosophique de LIdéalisme allemand quant aux vertus formatrices de la science ne se justifie plus en ce qui concerne les sciences expérimentales proprement dites » (85). D/Extension du complexe scientifique et technique au sein dun complexe systématique encore plus vaste Il y a maintenant un couplage de la science et de la technique avec la production industrielle sans oublier les transports et les techniques de télécommunications ni les différentes techniques permettant dorganiser et de manipuler les libertés dont disposent nos « démocraties de masse » (techniques de vente, publicité, organisation des loisirs, etc.). Le mode de production capitaliste exige à titre permanent un renouvellement des techniques : cest une contrainte institutionnelle à linnovation. Il nest donc pas étonnant que lindustrie prenne en charge une part de la recherche scientifique et technique. Le problème des investissements toujours plus élevés quexige la recherche a depuis longtemps relégué le chercheur individuel au rang dun folklore historique prestigieux mais dépassé. « Intégré à une grande entreprise » (153), le chercheur actuel travaille en équipe à la solution de problèmes parcellisés, selon les mêmes pratiques de division du travail qui sont ceux de léconomie générale au sein de laquelle sinscrit le secteur scientifico-technique et à laquelle ce dernier est de plus en plus essentiel. A vrai dire, ces investissements massifs exigent une intervention croissante de lEtat lui-même. Cest non seulement au système économique mais aussi aux instances administratives centralisées de nos sociétés que sintègrent la science et la technique. Le complexe scientifico-technique se politise en quelque sorte, au même titre que la politique se « scientifise ». Les investissements en matière stratégique ont là une importance décisive ; ce sont eux qui déterminent des priorités qui finissent par se répercuter sur lensemble du système. Aux Etat-Unis, on le sait, la Défense et lUniversité travaillent en symbiose. Par ailleurs, les sociologues américains ont attiré lattention sur lexistence dun « complexe militaro-industriel ». « Aux Etats-Unis, me ministère de la Défense et la N.A.S.A. sont les plus importants commanditaires en matière de recherche scientifique. On peut supposer quil y a une situation analogue en Union soviétique (92). A tel point quon a maintenant tout un complexe science-technique-industrie-armée-administration intégré, avec un processus de feed-back généralisé. (système de vases communicants). Cest ainsi que science et technique deviennent la première force productrive. Le philosophe allemand en tire la conséquence que la théorie marxiste de la valeur-travail devra faire lobjet dune révision, car cest le travail intellectuel qui est maintenant à la base effective de notre économie. III/ PRÉVISION DUN PRIMAT FONCTIONNEL ACCORDÉ AU COMPLEXE SCIENTIFIQUE AU SEIN DE NOTRE SOCIÉTÉ A/ Le paradoxe dAldous Huxley « Par un paradoxe apparent, comme dit la citation dA. Huxley, il se trouve maintenant que ce sont scientifiques et les techniciens qui, grâce à leur savoir de ce qui se passe dans un monde non vécu dabstractions et de déductions, ont acquis cette puissance immense et croissante qui est la leur, dirigent et modifient le monde dans lequel les hommes ont à la fois le privilège et lobligation de vivre » (77). Cela modifie bien sûr les conditions mêmes de toute politique de la recherche et amène à une réorientation de la politique universitaire. LUniversité fait lobjet de mesures visant à la rentabilisation, avec une double tendance dune part à la faire éclater en autant dInstituts spécialisés quil y a de branches techniques, et dautre part à lintégrer de plus en plus au secteur économique, à la « production » (comme on dit depuis longtemps en allemand et quon commence à dire en français) ; balkanisation spécialitaire et intégration techno-économique sont liées. Cette évolution vers la planification technocratique de lentreprise universitaire conduit à rompre avec la grande tradition humboldtienne de lUniversité allemande et à renoncer à lambitieuse médiation entre théorie et pratique intentionnée à travers la problématique de la Bildung (formation). Léchéance dune réforme des études de médecine en est un exemple, qui doit redéfinir le rapport entre les théories scientifiques de la recherche en biologie et la pratique médicale proprement dite, avec le problème dune réinsertion dans la cadre du complexe « hospitalo-universitaire » (sans parler des pressions exercées par un certain malthusianisme corporatif des positions acquises ). Mais cet effort de domestication technocratique de ce quon appelle en allemand la « liberté académique » amène aussi , comme sa contrepartie, une politique étudiante plus ou moins radicale, à laquelle on assiste tant en Allemagne ou en France quaux Etats-Unis. Par ailleurs, il se produit el il saccumule tout un savoir sur la science, rassemblé sous des étiquettes anglo-saxonnes modernistes comme meta-Science ou Science of Science. La réflexion sur la science devient sociologiquement pertinente. Cest tout ce contexte, scientifico-technique mais aussi économique et politique que connotera « la technique ». On devra donc se souvenir que le concept de technique véhicule (ou « subsume ») plus ou moins directement tout un complexe dimplications qui va bien au-delà de son sens strict, au point dailleurs quon pourra se demander dans quelle mesure « la technique » nest pas là une sorte dhypostase métaphysique B/ Face à cette extension et emprise de la technique deux réactions sont possibles On aura une réaction « de gauche », une interprétation libérale de la technique, et une réaction de « droite », une interprétation conservatrice de la technique ; chacune de ces interprétations donnera au prolongement futurologique, quil semble possible dextrapoler à partir à partir de cette technique en pleine expansion, les colorations dun rêve différent. Les premiers nous proposeront une utopie optimiste, les derniers une utopie pessimiste. a) Lattitude libérale et optimiste Elle consiste à nous rassurer. Le cauchemar dune cybernétisation totale, ravalant lhomme au rang dun simple appendice de ce machinisme qui est son uvre et qui serait à son tour en mesure de lasservir, nest quune chimère. La « révolte des machines » nest quun thème de science-fiction. La technique namènera pas cette déshumanisation de la civilisation humaine dont elle émane et cette robotisation des hommes quannoncent les prophètes de mauvaise augure ; et, au demeurant, remarquons-le cette mauvaise prédiction ne date pas dhier Cest toujours aux hommes quil incombe et quil incombera de contrôler lappareil technologique dont ils disposent, ce sont eux qui prennent les décisions en dernière instance. Lautonomie de la technique et des machines ne signifie nullement quelles soient devenues proprement indépendante, elle ne fait que donner la mesure de leur efficacité. Si la technique nous fait rêver, il ne faut pas que ce soit pour céder aux fascinations cauchemardesques que peut exercer le mythe dun apprenti sorcier technicisé ; sil est permis de rêver, cest à une société sans travail. Le thème mythologique dont on pourra sinspirer est celui de lAge dOr dun âge dor qui ne soit plus seulement un paradis perdu, la pure et simple réminiscence négative qui nous assigne, en creux la malédiction du travail quotidien. Grâce à lextension des domaines de la rationalité scientifique et technique, les sujets humains se trouvent remis en possession de la liberté qui les définit et ils accèdent au bien-être. Lutopie religieuse dune Terre Promise fait place à une promesse « uchronique » (hors-temps) de bonheur et de totale humanité, gagée sur le progrès technique. b) Lattitude conservatrice et pessimiste Non seulement lhomme peut se dédoubler par les vertus de la technique et trouver en face de lui un autre lui-même, comme sa propre objectivation totale, sous la forme dun appareil technologique qui soit en mesure de la remplacer et de le dispenser de tout travail, mais il se pourrait aussi quipso facto, il soit lui-même intégré à ses propres installations techniques. A vrai dire, le processus est amorcé déjà ; cest dailleurs précisément le sens spécialisé que prend en langage technique le mot même d« appareil ». Dans les systèmes homme-machine, précise Habermas, cest finalement la machine qui a le dessus, il y a comme un renversement au terme duquel les instructions du programme sont dictées par la machine à lhomme, ainsi quen témoignent les installations de pilotage automatique par exemple. C/ Les rapports entre lhomme et la technique vers un ensemble méta-humain Le défaut de linterprétation libérale de la technique est de concevoir les rapports entre lhomme et la technique sur un mode dualiste schématique, comme si les hommes se réunissaient et décidaient démocratiquement de lusage quils feront de « leurs » ressources techniques, comme si certains « intérêts économiques » ne prédéterminaient pas toute décision, prise ou non « démocratiquement ». Surtout, cest oublier le poids des contraintes objectives. Cest ainsi par exemple que A. Gehlen indique quon assiste à un processus de fusion entre le progrès technique et le cadre institutionnel de la société au sein de laquelle il se développe, proposant une lecture à la fois techniciste et futuriste du phénomène de convergence qui aboutit à lapparition dun système intégrant science-technique-industrie-armée-administration étatique. Par un processus méta-biologique, où certains se sont plu à voir une nouvelle « mutation humaine » (P. Bertaux), apparaît une seconde nature dun type tout à fait nouveau : il ya constitution dun complexe anthropologique intégrant totalement technique et société. Les appareils de la technologie dit A. Gehlen font maintenant « partie de lorganisme humain, au même titre que la coquille des mollusques ». Lensemble méta-humain qui se trouve constitué correspond aussi à une totalisation qui nous fait passer des civilisations pré-industrielles et plurielles à une seule et même Société industrielle planétaire. En même temps quun « seul monde », on a alors un Système généralisé, stabilisé par autorégulation, avec une expansion régulière contrôlée. Cest là le cauchemar que tente de dissiper linterprétation libérale de la technique, le « meilleur des mondes » de Huxley, cette allusion au meilleur des mondes possibles de Leibniz ; lantiphrase de Huxley[4] rejoint leuphémisme, puisquaussi bien cette totale mise au pas de lunivers humain fait encore figure dalternative heureuse à une catastrophe nucléaire ou écologique dont dautres agitent le spectre. Toujours daprès le principe que tout nest pas « compossible[5] », le pessimisme leibnizien de la relative impuissance divine à faire mieux, fait place à une très relative toute-puissance humaine, qui pourrait faire pire D/Phagocytose de la démocratie par la technique : la technocratie On connaît le discours moderniste auquel peuvent donner lieu de telles spéculations : lavènement dune ère « néo-technique », succédant au « paléotechnique » doù nous sortons , bouleverse toutes les données de nos réflexions antérieures ; et le moindre paradoxe nest pas nest pas que le pessimisme de cette interprétation conservatrice su progrès technique se donne le visage en quelque sorte « anesthésié » dune réconciliation entre technique et démocratie où le bien-être rachète largement les quelques libertés perdues Mais dans cette perspective il y a en fait phagocytose de la démocratie par la technique, cest la technocratie avec ses méthodes administratives et manipulatoires[6]. Il y a un développement immanent du progrès technique dont émanent un certain nombre de « contraintes objectives » qui, à elles seules suffisent à éliminer toute alternative de choix. Doù une société technicisée avec une politique scientificisée, prise en charge par un « Etat technique » qui est la version moderne de lEtat total en même temps quil entreprend de réaliser intégralement le programme de létat de bien-être. Pour cette conscience technocratique, il ny a jamais dautres problèmes que ceux auxquels la science et la technique finissent par trouver des solutions. Les solutions techniques précèdent même les problèmes humains auxquels elles apportent réponse et elles exigent en quelque sorte delles-mêmes leur mise en application. Dans ces conditions, la catégorie même de politique apparaît comme une survivance, comme lexpression dune attitude régressive et ayant en aversion tout changement (misonéiste) quil sagisse au demeurant dune politique de type « libéral » ou « collectiviste ». Socialiste ou non, la démocratie est un mythe démodé. « Dans lEtat technique, des idées de ce genre sont tout juste bonnes pour une manipulation des motivations au service de ce qui se produit dune manière ou dune autre, en fonction de nécessités objectives. » (92) Cette « dépolitisation et limportance de plus en plus déterminante des conditions de fait, vont de pair ; cest aussi ce qui est au principe de « convergence » entre lEst et lOuest, dont les « fonctionnaires » du communisme officiel ne se défendent (avec dautant plus dénergie quil y a là lindéniable vérité dune évolution nécessaire) que pour maintenir cette fiction de mythologie politique, donc préscientifique, quest lidéologie marxiste sur laquelle repose leur domination[7] Le propre de cette idéologie technocratique est de se présenter comme étant sans alternative : on na pas le choix ! Il faut être « réaliste » et « efficace » dans le cadre de la structure. Cest ce quentreprend de démystifier J. Habermas. IV/ LES ALTERNATIVES À LIDÉOLOGIE TECHNOCRATIQUE Habermas rappelle dabord que ce modèle technocratique nest surtout pas la seule façon de penser le rapport entre la décision politique et le savoir technique ; il décrit à la suite les trois modèles qui permettent de penser ce rapport : 1) Le premier est le modèle décisionniste inspiré de la distinction wébérienne entre le Savant et le Politique. Dans cette optique, la « scienticisation de la politique » ne saurait être totale : il subsiste des résidus qui ressortissent à la décision politique et sont irréductibles à une plus ample rationalisation, car il est « impossible de trouver à la décision pratique, dans une situation concrète, une légitimation suffisante grâce à la raison. » (99) Cela, le modèle technocratique voudrait le contester en invoquant les progrès de la rationalité scientifique et technique ; selon lui, le modèle décisionniste se trouverait désormais dépassé, démodé comme la démocratie. Le modèle wébérien apparaîtrait dès lors comme archaïque et « primitif » (au sens dun simplisme grossier de la pensée que prend le mot en allemand). Le modèle technocratique, lui, se présente comme une proposition plus moderne et surtout plus « élaborée » permettant de dépasser la conception décisionniste de la politique qui procède dune analyse superficielle de la réalité. En vérité, cest tout le contraire : le modèle technocratique qui se donne pour une correction des insuffisances du modèle décisionniste, cest lui, réellement, qui procède dune vision superficielle des choses, et il représente en réalité un recul ; cest bien le modèle décisionniste qui correspond à une analyse plus approfondie. Cest que Max Weber navait « oublié » ou méconnu la rationalisation progressive de nos sociétés, cest même lui qui « a introduit le concept de rationalisation pour caractériser la forme capitaliste de lactivité économique, la forme bourgeoise des échanges au niveau du droit privé et la forme bureaucratique de la domination «. (3) Cest précisément pour penser les processus complexes de la modernité que le modèle décisionniste a été élaboré ; il a pour fonction de définir les rapports nouveaux qui sinstaurent entre savants et politiques du fait de cette évolution récente, marquée par lindustrialisation économique et lurbanisation démographique, la sécularisation des modes de vie et de pensée, la « bureaucratisation » de lEtat Certes, la « rationalisation » a depuis Weber beaucoup progressé, les secteurs rationalisés se sont étendus, et cest peut-être seulement depuis la Seconde Guerre mondiale quon peut parler dune véritable scientifisation de la politique ; il semble que gouverner consiste de moins en moins à « exercer un art » et de plus en plus à appliquer une science ». (98) On a atteint un « second stade » de cette rationalisation diagnostiquée par Max Weber, on est passé du paléo-technique au néo-technique. A côté des règles et des moyens proprement techniques, des technologies, qui définissent l« activité instrumentale », on peut aussi envisager une rationalisation des choix eux-mêmes ; ce sont les stratégies, qui réduisent par le calcul probabilitaire les marges dincertitude dune décision à partir des règles préférentielles définies sur la base de lanalyse formalisée dune situation objective et en fonction de la théorie des jeux. La politique moderne, scientificisée, a recours à toute une armée dexperts, spécialistes et autres techniciens, elle met en uvre lanalyse systémique et la logique de la décision, elle a recours aux techniques de la recherche opérationnelle, elle utilise des modèles mathématiques extrêmement « sophistiqués » et le calcul des ordinateurs A tel point que les rapports du savant et du politique se trouveraient inversés : le politique devient un exécutant, le dernier mot revient à une intelligentsia scientifique dégageant les « nécessités objectives » telles quelles sont dictées par la « logique des choses ».(103) En fait, il sagit là dun passage à la limite et, contre cette idéologie technocratique qui extrapole de façon indue en supposant accomplie et totale la rationalisation scientifique et technique, le modèle décisionniste garde lessentiel de sa validité. Certes les marges de la décision qui restent au politique se sont rétrécies de façon appréciable, mais cela ne fait que mieux apparaître le caractère irréductiblement décisionnel des décisions quil reste à prendre, une fois que la rationalisation a été poussée aussi loin quon le pouvait. Il y a encore un choix proprement arbitraire à faire entre les termes dune alternative qua définis la rationalité scientifique ou technique sans quil lui soit possible daller au-delà. Il faut bien voir quen dépit du jargon mathématisé dont elles sentourent, toutes ces procédures stratégiques, ces aides à la décision ne sauraient, par essence, aboutir à une rationalisation exhaustive de la problématique. Les décisions quelles permettent de prendre ne sont nullement sans risques. Cest ainsi que la guerre du Vietnam a mis en échec les stratégies calculées par les ordinateurs du Pentagone. Les techniques de décision ne font que donner la mesure dune complexité quil nest plus possible de dominer par les méthodes traditionnelles. Doù ce que J. Habermas appelle le « modèle décisionniste élargi » (là où nous serions plutôt tentés de parler dun modèle décisionniste « rétréci » ) qui maintient lessentiel de lanalyse wébérienne, tout en tenant compte de implications nouvelles de ce « second stade » de la rationalisation néo-technique. A côté de ce totalitarisme moderniste quest la technocratie, il y a place pour une autre philosophie politique, celle par exemple que nous avons appelée linterprétation libérale de la technique. Ce quil reste darbitrage décisionnel définit dans cette optique le facteur humain de la politique, ce résidu essentiellement politique par où peut (et doit) intervenir la morale ou plus généralement lunivers des Valeurs. Le progrès technique est ainsi linstrument dune libération relative : nous sommes dès lors en mesure de faire passer dans les faits une certaine philosophie de la vie, un certain humanisme , de donner effectivement un sens à lhistoire qui en elle-même nen a pas (et là, J. Habermas fait référence à Karl R. Popper). Mais est-ce à dire quon doive sestimer satisfait du modèle décisionniste ? Même si lon doit reconnaître que, de fait, « il a une valeur descriptive par rapport à une certaine pratique de la décision prise sur la base dinformations scientifiques[8], et quil a le grand mérite de battre en brèche limposture technocratique, on ne saurait sen tenir là ». 2) Le modèle pragmatique proposé par J. Habermas a pour effet de renvoyer dos-à-dos les deux modèles précédents. Cest une façon dengager le couple politique/raison scientifico-technique dansunprocessusdynamiquedajustement réciproque. Habermas en a trouvé le prototype dans la communication qui sétablit entre les Scientific Agencies américaines[9] et leurs commanditaires du côté du pouvoir politique. La solution dun problème passe par un mouvement dallées et venues qui aboutit à une détermination progressive du problème lui-même en fonction même des solutions quil devient au fur et à mesure possible de lui trouver. La vieille aporie, quon ne saurait trouver ce quon ne cherche pas déjà, ni chercher ce quon ne sait pas quon trouvera, nous enferme dans un cercle que le modèle décisionniste ne nous permet de sortir quau prix dun volontarisme de lirrationnel ; le modèle pragmatique nous fait dépasser ce cercle jusqualors vicieux dans une spirale dynamique de lapprofondissement. Plus généralement le politique est le lieu dune médiation entre les valeurs de la Tradition et les possibilités, voire les exigences dont sont porteuses les informations scientifiques. Corrélativement, le mouvement continu de traduction et de « rétro-traduction » entre le jargon scientifico-technique et la langue commune traditionnelle de la politique est loccasion dune herméneutique de lélucidation réciproque où lon pourra voir une dialectique de la communication entre les citoyens : la dialectique du savoir et du pouvoir débouchant sur une « dialectique du pouvoir et du vouloir ». (95) Le modèle pragmatique tente donc de répondre à un double problème : le dualisme de la volonté et de la raison dune part, et le problème de la relation communicationnelle dans le cadre des sociétés quOutre-Rhin on appelle volontiers « pluralisme » dautre part. Dans le cadre du modèle pragmatique la stricte séparation entre les fonctions de lexpert spécialisé dune part et celles du politique dautre part, fait place à une interrelation critique qui ne se contente pas de retirer à lexercice de la domination tel que le justifie lidéologie les fondements douteux de sa légitimation, mais le rend globalement accessible à une discussion menée sous légide de la science, y apportant ainsi des modifications substantielles. Ni le spécialiste nest devenu souverain par rapport aux politiciens qui, si lon en croit le modèle technocratique, seraient en réalité rigoureusement soumis à la contrainte objective des faits et nauraient plus quune possibilité de décision tout à fait fictive ; ni ces derniers ne conservent en dehors des secteurs de la pratique où la rationalisation sest imposée un domaine réservé tel que les questions pratiques continueraient à devoir y être tranchées par des actes darbitrage volontaire, comme ladmet le modèle décisionniste. Il semble au contraire quune certaine forme de communication réciproque soit à la fois possible et nécessaire, de sorte que dun côté les experts scientifiques « conseillent » les instances qui prennent les décisions et quinversement les politiques « passent commande » aux savants en fonction des besoins de la pratique Cest ainsi que, dun côté, le développement de techniques et de stratégies nouvelles se trouve orienté à partir de lhorizon explicité des besoins et des interprétations historiquement déterminées de ces besoins, cest-à-dire en fonction de certains systèmes de valeurs ; et ces intérêts sociaux dont les systèmes de valeurs sont le reflet font, de leur côté, lobjet dun contrôle qui les confronte avec les possibilités techniques et les moyens stratégiques quil faut mettre en uvre pour les satisfaire. Ils se trouvent donc pout une par confirmés, pour une part récusés, ou articulés ou reformulés en termes nouveaux, voire dépouillés de leur caractère dobligation idéalisé par lidéologie (106-107). Des trois modèles présentés, seul le modèle pragmatique présente un lien nécessaire avec la démocratie. Daprès celui-ci, les recommandations techniques et stratégiques ne peuvent sappliquer efficacement à la pratique quen passant par la médiation politique de lopinion publique. En effet, le dialogue qui sétablit entre les experts spécialisés et les instances de la décision politique détermine la direction du progrès technique à partir de lidée quon se fait de ses besoins pratiques, en fonction dune certaine tradition, tout autant quil critique et mesure cette idée aux chances que la technique lui donne de voir ses besoins satisfaits ; ; et ce dialogue doit justement être en prise directe sur les intérêts sociaux et les orientations dun monde vécu social donné par rapport à certaines valeurs. Le processus de communication avec feed-back qui a lieu dans ces deux directions trouve un ancrage dans ce que Dewey appelait value beliefs, cest-à-dire en loccurrence une compréhension, historiquement déterminée et socialement codifiée, anticipant ce qui, dans une situation concrète, est nécessaire au niveau de la pratique ? Cette précompréhension est une conscience qui ne peut être élucidée que dans une démarche herméneutique et sarticule dans les paroles que les citoyens vivant ensemble échangent entre eux. Cest pourquoi ce dialogue que prévoit le modèle pragmatique et qui doit scientificiser la pratique politique ne peut pas sinstaurer indépendamment dun autre dialogue, préscientifique, qui se trouve toujours avoir déjà été engagé ; or, ce dernier peut être institutionnalisé sous la forme démocratique de discussions publiques auxquelles assistent les citoyens. A la base dune scientificisation de la politique, il y a la relation entre les sciences et lopinion publique, qui en est proprement constitutive. [1] Ce texte est dédié à Herbert Marcuse pour son soixante-dixième anniversaire. [2] Extraits de la Préface de « La technique et la science » de J. Habermas, par J.R. Ladmiral, Tel , Gallimard, 2008. [3] Le préfacier a préféré sa traduction en français par le terme de « formation » plutôt que « culture » qui fait presque toujours contresens dans le texte. La formule selon laquelle la science aurait une fonction formatrice a exigé autrefois une séparation nette entre les lUniversité et les Ecoles dingénieurs, ne fût-ce que parce que les formes préindustrielles de la pratique professionnelle étaient fermées à toute directive théorique. Dans le système dorganisation du travail tel quil existe de nos jours dans les sociétés industrielles, on assiste à un phénomène de feed-back complexe entre la recherche dune part et ses applications techniques et sa mise en valeur économique dautre part, entre la science dune part et la production ainsi que ladministration dautre part. Dans ces conditions il nest plus possible dinvoquer les arguments traditionnels pour sopposer de façon catégorique à léclatement de lUniversité en Ecoles spécialisées. [4] Cest le « pire des mondes » quil veut signifier. [5] Dont lexistence nest pas exclue par lexistence dautre chose : « Selon Leibniz, Dieu a choisi de créer le meilleur des mondes possibles, cest-à-dire celui où se trouvent le plus grand nombre de biens compossibles ». [6] Là, Herbert Marcuse ainsi que J. Habermas tombent à peu près daccord avec Arnold Gehlen quand il remarque que pressions indirectes et manipulations diverses permettent de plus en plus de contrôler et de limiter objectivement la liberté des individus, tout en leur laissant limpression subjective dune liberté croissante. [7] Lidéologie positiviste de la « mort des idéologies » rejoint ici lanticommunisme. La Konvergenztheorie présuppose implicitement un modèle universel linéaire de croissance économique et dacculturation : la différence « géographique » et idéologique entre lEst et lOuest (et, plus généralement entre les différents ensembles nationaux) est à la fois minimisée et réinterprétée dans les termes historiques dun « retard » du monde communiste. De même, quand « lEst et lOuest » sont mentionnés dans ce texte, cest pour invoquer leur probable convergence technocratique et bureaucratique ». [8] Comme celle qui est en usage de nos jours dans les centres de commandement des grandes démocraties de masse dont les Etats-Unis nous fournissent larchétype (104). [9] Le gouvernement fédéral américain subventionne quelque trente-cinq Scientific Agencies. Il sinstaure dans ce cadre, un dialogue permanent entre science et politique qui, autrement ne pourrait sengager quen des occasions ad hoc comme ladjudication des commandes particulières concernant différentsprojetsderecherche.Lapremièrecommission scientifique, gouvernementale, fondée par le Président américain en 1940, avait déjà pris en charge ces deux fonctions, quassume de nos jours toute une imposante machine administrative dorganes-conseils. Le conseil en matière politique consiste dune part à interpréter les résultats de la recherche en fonction de lhorizon des intérêts qui commandent lintelligence sue ceux qui agissent peuvent avoir des situations qui se présentent ; et il sagit dautre part dapprécier les différents projets comme aussi de susciter et de sélectionner des programmes susceptibles dorienter les processus de la recherche dans la direction des problèmes posés par la pratique (politique de la recherche à long terme). La formulation dune politique de la recherche à long terme, le lancement dindustries nouvelles qui mettront en valeur les informations scientifiques à venir, la planification dun système denseignement tel que la relève soit assurée par une génération de gens qualifiés pour lesquels il reste encore à créer des emplois voilà une tentative pout prendre en main de façon consciente une médiation entre le progrès technique et la pratique vécue des grandes sociétés industrielles, qui sest jusquà présent imposée avec tous les traits dune histoire naturelle ; et cette tentative déploie la dialectique dun vouloir éclairé et dun pouvoir conscient de soi. Date de création : 07/12/2009 @ 11:42 Réactions à cet article
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