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Poésie - Lessence du poétique
LESSENCE DU POÉTIQUE UNE PHILOSOPHIE DU LANGAGE ÉTABLIE SUR LE SOL DUNE PHILOSOPHIE DE LA NATURE (1966)[1] Pourquoi un tel recours à la Nature dans une méditation appliquée à la poésie ? Pourquoi recourir ainsi à une province du langage humain ? Pourquoi demander à la Nature dauthentifier ce qui paraît ne relever que de lhomme, bien plus, ce qui paraît le plus humain dans lhomme, son verbe ? Pourquoi établir une philosophie du langage sur le sol dune philosophie de la Nature ? En recourant à la Nature, à une Nature qui produit, à une Nature qui parle, Michel Dufrenne[2] entend dabord répondre à une question bien déterminée : quelle est lessence du poétique ? Posé en ces termes, le problème est interne à lesthétique, en tant que discipline philosophique. Il sarticule en deux questions : quest-ce qui fait que le poème, en tant quuvre du langage, est poétique ? Quest-ce qui fait que le poète, comme artisan du langage, est habité par la poésie, par létat poétique ? La première intention est donc de sauver quelque chose dobjectif du côté de la poésie et du côté du poète un essentiel qui donne à lun et à lautre dêtre poétiques. Cest cette première intention, au niveau dune phénoménologie de la poésie qui développe ensuite, à titre dintention seconde lappel à un fond, à un poétisable primordial dans lequel serait enraciné le poétique. Séjournons donc dabord aux alentours du poème et du poète, à ces deux pôles de la phénoménologie de la poésie. I/ Interroger dabord le poème Cest déjà lindice dune volonté ferme et claire déviter de ne pas se laisser prendre dans les rets dune subjectivité qui se projetterait dans le langage après sêtre épanchée sur les choses. Le poème dabord ! Et dans le poème, quoi ? 1) Dabord une voix : une voix qui se déploie entre lécriture quon voit et la récitation quon entend. « Entre lêtre écrit et lêtre récité, il y a un intermédiaire, lêtre lu » (p. 11) ; une voix qui joint le sens au sensible, dans lindivisible unité du signifié et du sonore. Déjà, par ce premier trait, par cette incarnation dans la sonorité sensible, le poème a un air de nature que na point la prose ; cest un objet perçu ; certes, tout « message » (au sens des ingénieurs des communications » est une nature ; et Michel Dufrenne sautorise du traitement du langage dans la théorie de linformation pour rappeler que tout langage est à la fois système physique et objet perçu. 2) Ensuite sa liaison à la nature : il est en effet lié à la nature dune manière plus intime ; non à la nature telle que la connaît la science, mais à la nature telle que léprouve et la sent celui qui naît en son sein. Le poème est de nature, par tout ce qui fait le contraire dun outil, même au sens dun instrument de communication : par ladhérence du sens au signe, qui fait la puissance expressive du mot en poésie. Cest la théorie de lexpression qui fournit alors le pivot de cette première poétique, celle de la poésie ; mais on ferait fausse route si lon entendait lexpression au sens dun mouvement allant de lintériorité du sujet vers lextériorité dun signe. Michel Dufrenne rencontre ici une remarquable analyse de lexpressivité par Raymond Ruyer ; il y a deux directions de lexpression : lune renvoie à celui qui sexprime ; la seconde renvoie à ce qui est exprimé. Cest cette seconde quil convient de prendre (en rapport avec linterrogation sur le poème). Pour cela, il faut dabord interroger les mots plutôt que les phrases (parce que la phrase serait trop vite acte du sujet parlant, libre combinaison, attestant prématurément le règne dun sujet) et, parmi les mots, « les mots quon pourrait dire originaires, ceux qui sont les mots clefs de la poésie » (p. 28) : ciel, or, nuit, palme, amour, mer, destin Ces mots ne sont pas arbitraires ; même les mots de la prose ne le sont pas entièrement : Saussure lui-même avait tempéré le principe de larbitraire du signe par lidée de motivation (par exemple la dérivation des mots composés ou des mots suffixes) ; les mots primordiaux qui sont le « cur dune langue », bénéficient dun autre type de motivation : ils sont la peinture de ce quils nomment ; non que la qualité sonore du mot imite quelque chose de lobjet (les recherches de synesthésies fondées sur cette hypothèse se sont avérées décevantes) ; la ressemblance nest pas entre le mot et la chose, mais entre ce que suscite en nous le mot et ce que susciterait la chose ; ou mieux, car cette ressemblance est encore trop subjective : entre lunité chatoyante dune signification multiple du côté de nos mots et les « grandes images symboliques » qui adhèrent à la perception même du monde. Telle est lexpressivité primordiale : « Le mot est expressif lorsquil nous accorde à ce quil désigne, lorsquen sonnant il nous fait résonner comme nous résonnerions à lobjet, avant même de le reconnaître précisément selon un aspect déterminé, dès quil se présente à nous dans cette plénitude encore ambiguë de la première rencontre » (p. 31). Cette ressemblance propre à lexpressivité, on peut dire quelle est sentie, à condition que le sentiment ne soit pas lui-même confondu avec une quelconque vibration subjective, mais entendu comme une connivence avec lexpression même des choses, comme une manière dêtre dintelligence avec les choses mêmes. Ainsi dans le rapport entre expression et signification la poésie donne le pas à lexpression. Mais il faut bien entendre ce point : il nimplique pas le primat de la fonction « émotionnelle » sur la fonction « descriptive » et « objective » du langage comme on serait tenté de le dire à la suite des positivistes logiques ; lexpression nest pas « émotionnelle » ni « subjective » ; elle est lexpressivité du monde ; et parce que lexpressivité va des choses vers nous, et non linverse, on peut parler dune signification de la poésie, dans une acception du mot signification qui, pour nêtre pas logique, nest pas pour autant « subjective » : la signification cest la venue à la parole de lexpressivité même du monde. Cest de cette manière antisubjectiviste quil faut entendre le primat de lexpression sur la signification en poésie ; loin déliminer la signification, il lui donne une assise ; en procédant de lexpressivité du monde vers lexpression du langage et de celle-ci vers la signification de la poésie, lesthétique de Dufrenne est en position de force pour défendre le rôle du « sujet », bref du « sens » en poésie. On peut même lire ce livre comme un plaidoyer pour la sémantique contre la syntaxe, pour les mots contre les simples arrangements : « La poésie donne au lexique tout son éclat » (p. 47)). Pourquoi ? Parce que, en arrière, se tiennent les grandes images qui gouvernent les choses et les mots : ô lacs ô saisons, ô châteaux Hydre absolue (p. 41). Cest ainsi quune théorie bien comprise de lexpression redonne sa chance à la notion de sens en poésie. Exalter laspect musical du verbe poétique aux dépens de la fonction sémantique, cest supprimer la poésie comme poésie. Sans la contrainte exercée par la valeur sémantique, rythme et harmonie ne sont plus rien. Toute la différence entre poésie et musique réside en ceci : en poésie, lexpression doit passer par la signification et, en musique, se rassembler dans le thème. Nier cette différence, cest sacrifier la poésie à lapocalypse du non-savoir, ramener la parole au silence. Cest ici que se dessine lenjeu : la poésie a un sens, si le sens procède de lexpressivité et celle-ci de la nature ; alors on peut dire que la poésie « ramène le langage à la nature » (p. 37). A linverse sune philosophie de la conscience, une philosophie de la Nature assure au poème un être poétique et garde la poésie de la hantise du nihilisme. Le paradoxe est bien celui-ci : une philosophie de la Nature peut sauver le langage de toute rechute à « linfra-silence de la particularité anarchique » (p. 64). Adossé à une nature, lobscur reste signifiant et à jamais distinct de lin-sensé. Cest donc bien lexpressivité qui fait le lien entre la nature des choses et le sens de la poésie : grâce à elle, la poésie dit le monde ; elle le dit dune autre manière que la science : la science connaît, la poésie montre. Et que montre-t-elle du monde ? Son être poétisable. Cest là que la phénoménologie de la poésie appelle une ontologie de la Nature parlante. II/ Interroger maintenant le poète La question du poète était déjà impliquée dans celle du poème. Et cela doublement : le poème induit dans le lecteur un « état poétique » qui est la première figure « subjective » que rencontre la réflexion sur le poétique ; mais, de plus, l« état poétique » nest pas un état subjectif clos sur soi : il « nous met au pouvoir de lobjet ». Toute lanalyse de létat poétique est ainsi tournée contre sa réduction à une émotion subjective : cest que le sentiment est lui-même perception dun monde et intelligence de son expressivité ; et cest bien pourquoi il fallait commencer par le poème et non par le poète. Cest la même lutte contre la réduction subjective du poétique qui se poursuit dans les pages concernées directement au poète : la question est toujours de comprendre le poète par la poésie et non la poésie par le poète ; au fond le poète « nest rien dautre que le nom que nous donnons à ce poème » (p. 90). Sil en est ainsi, cest parce quil est celui auquel un monde se découvre, en qui un sens parle ; peut-être même « la théorie de létat poétique est-elle toujours une théorie de la lecture, quand elle est une théorie de la création » (p. 98). Cest à partir de cette intuition centrale que sont reprises, corrigées, rectifiées les « figures » traditionnelles du poète : lartisan et linspiré. Car le travail du poète-artisan nest rien sans létat poétique ; et linspiration nest rien sans la présence dun monde qui possède le créateur. Cest dans le même sens quil faut rectifier ce quon dit couramment sur limagination. Si lon oppose avec Sartre conscience imaginante et conscience percevante, lessentiel est perdu ; outre quon oppose des consciences, on confond limagination avec limaginaire, conçu comme une projection de lirréel, un surgissement de subjectivité néantisante ; limagination véritable, cest la perception même du monde sous lespèce des grandes images « à la fois indécises et puissantes, inintelligibles et lourdes de sens » (p. 126), et plus loin : « Ces objets, intensément perçus, nous les avons appelés images [ ]. Il semble ici que limage soit donnée avant tout acte dimagination. Cest dabord à notre perception quelle se propose. Nous la nommons image pour dire quelle apparaît, force notre regard et parfois tous nos appareils sensoriels ; nous désignons par là une certaine qualité du perçu, sa prégnance, son insistance, son éclat, son pouvoir dirradiation » (p. 173). Ainsi ce dont témoignent linspiration et limagination, cest de lextériorité dun appel ou dune force ; la nature dans le poète répond à la nature hors de lui ; linspiration et limagination, cest lappel de luvre à faire, cest lassignation à la parole par quelque figure du monde.
III/ Le poétique renvoie à un poétisable primordial qui est la Nature Cest à quoi parviennent les deux voies du poème et du poète. Tout le sens du livre se joue sur ce passage à la majuscule de majesté : sur le passage de la nature, comme vis-à-vis de lhomme, à la Nature, comme origine ou, comme on dira en un sens schellinguien, comme fond. Ce passage de la phénoménologie à lontologie est à la fois requis par toute lanalyse antérieure et présupposé par elle, dans lun de ces cercles magnifiques que toute philosophie digne de ce nom rencontre un jour. Si cette entreprise philosophique a quelque sens, il faut bien que la parole absolue de la Nature précède le sentiment de la nature dans létat poétique. Tout ce quon a pu dire sur la priorité du poétique par rapport au poème et au poète présuppose quavant lhomme la Nature soit, et la Nature parle. A cette condition, il y a une essence du poétique : à cette condition, lexpérience poétique est authentique. Mais que veut dire : la Nature parle ? On ne peut donner un sens plausible à cette formule que si lon renonce à lidée commune à toutes les philosophies transcendantales[3], idée selon laquelle le sens surgit avec lhomme, avec le langage de lhomme, avec la temporalité de lhomme, avec la liberté de lhomme. Or, de cet idéalisme qui guette toute phénoménologie, nous sommes guéris conjointement par la science et par la poésie : par la science qui nous force à penser un réel avant lhomme cest lidée dunivers. 1) La poésie, elle aussi, nous invite à penser une présence et une puissance avant lhomme (la Nature comme fond) En effet, si lon doit récuser le transcendantalisme qui fait graviter les choses autour de la pensée ou de lexistence humaine, il faut avoir le courage de dire que la Nature nest pas fondement mais fond. Fondement, cest-à-dire justification appartenant au système de gravitation de la pensée ; fond, cest-à-dire origine absolue. Je ne suis pas origine, mais la Nature est origine ; elle me donne être un sens. Est-ce vers une religion que tout cela soriente ? Non, si la religion est elle du Père et du Ciel ; oui, si « Dieu est le nom de cette Nature, limmanence absolue de la nécessité, lêtrelà de lêtre, irrésistible et injustifiable. Cest vers ce Dieu-là que nous nous orientons » (p. 147). Cest Spinoza, cest la dernière philosophie de Schelling, celle du Grund (fond) et des « Puissances » ; ce nest en tout cas pas Heidegger ; rien nest plus étranger à lidée heideggérienne de la « différence ontologique » entre être et étant que lidée de nature naturante, indivisible unité de lêtre et de létant. Est-ce un retour à lopaque, à linforme, à linerte ? Si tel était le cas, lodyssée serait vaine, car nous aurions perdu en route lessentiel : « le poétisable ». Pour que la Nature soit non seulement fond, mais origine du poétique, il faut admettre quelle appelle et engendre lhomme, quelle est lanti-hasard en route vers lhomme et son dire ; que lêtre soriente vers lapparaître, cest-à-dire vers limage, vers le discours, vers la conscience. Sans doute est-ce le temps, comme dissociation naissante, qui tient en réserve lapparaître dans lêtre : Merleau Ponty disait déjà dans la Phénoménologie de la perception : « Le temps est un être dont toute lessence, comme celle de la lumière est de faire voir » (cité p. 157). Une nature qui veut lhomme, qui se voit en lhomme, une Nature qui cherche lexpression, voilà ce quil faut présupposer ! « La Nature porte en elle cet homme parlant dans la mesure où la vocation de lêtre est dapparaître, où la puissance est en dernière analyse, puissance de dévoilement » (p. 159).
2) Comment pouvoir parler de lorigine du fond ? (le poète sent la Nature, le philosophe pense le fond) Ainsi, une fois le renversement commencé de lhomme fondement à la Nature comme fond, il faut le mener jusquau bout, cest-à-dire placer le langage lui-même du côté de la Nature, sinon, comment parler de lorigine du fond ? « Pour parler du fond, il faudrait trouver un langage qui ne fût pas celui de lhomme. Il faudrait que la Nature sannonça elle-même » (p. 145). Bref, il faut que la Nature parle : cest la dimension poétique de la Nature : « Nous venons de dire que la Nature veut lhomme pour quen elle, la lumière soit, il nous faut dire encore quelle veut lhomme parlant, et la première parole qui est la poésie » (p. 166). Ce pas, le philosophe peut-il le faire ? Seul, non. Mais en compagnie du poète, oui. Il semble que le dernier mot, sur le plan de la méthode, réside dans la convergence de lexpérience du poète et de la réflexion du philosophe ; le poète sent la Nature, le philosophe pense le fond. Le poète chante : « Terre, nest-ce pas ce que tu veux : invisible En nous renaître ? » Le philosophe dit : « La nuit de lêtre veut se manifester dans le jour de lapparaître » (p. 168). Cest la poésie qui la première fait apparaître la Nature comme langage ; cest le fond qui se dit dans le dire du poète. A la jointure de la nature et du langage : les « grandes images » ; cest par elles que la Nature parle ; elles sont lannonce faite à lhomme dune Nature naturante » (p. 174). Bref, la Nature est poète, cest-à-dire source dexpressivité : « Poétique désigne lexpressivité des images où sexprime la poïein (le poétisable) de la Nature » (p. 180). [1] Extrait de lessai de Paul Ricoeur, Lectures 2, Paris, Seuil, 1999, p. 335-342. [2] Le Poétique, Paris, PUF, 1963. [3] Non seulement le kantisme, mais encore la première phénoménologie husserlienne et même lexistentialisme. Date de création : 30/11/2009 @ 17:18 Réactions à cet article
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