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Parcours ricordien - Rhétorique, poétique, herméneutique
lire ce texte au format pdf LES DISCIPLINES DE LUSAGE DISCURSIF DU LANGAGE RHÉTORIQUE, POÉTIQUE, HERMÉNEUTIQUE (ARGUMENTER, CONFIGURER, REDÉCRIRE)
La difficulté de ce thème ici soumis à linvestigation résulte de la tendance des trois disciplines nommées à empiéter lune sur lautre, au point de se laisser entraîner par leurs visées totalisantes à occuper tout le terrain. Quel terrain ? Celui du discours articulé dans des configurations de sens plus étendues que celui de la phrase. Par cette clause, Ricur entend situer ces trois disciplines à un niveau supérieur à celui de la théorie du discours considéré dans les limites de la phrase[1]. QUELQUUN DIT QUELQUE CHOSE À QUELQUUN SUR QUELQUE CHOSE La définition du discours pris à ce niveau de simplification nest pas lobjet de son enquête, bien quelle en constitue la présupposition. Il demande au lecteur dadmettre, avec Benveniste et Jakobson, Austin et Searle, que la première unité de signification du discours nest pas le signe, mais la phrase, cest-à-dire une unité complexe qui coordonne un prédicat à un sujet logique. Le langage ainsi pris en emploi dans ces unités de base peut être défini par la formule : quelquun dit quelque chose à quelquun sur quelque chose. Quelquun dit :un énonciateur fait arriver quelque chose, à savoir une énonciation, un speech-act, dont la force illocutionnaire obéit à des règles constitutives précises qui en font tantôt une constatation, tantôt un ordre, tantôt une promesse, etc. Quelque chose sur quelque chose : cette relation définit lénoncé en tant que tel, en conjoignant un sens à une référence. À quelquun : la parole adressée par le locuteur à un interlocuteur fait de lénoncé un message communiqué. Il appartient à une philosophie du langage de discerner dans ces fonctions coordonnées les trois médiations majeures qui font que le langage nest pas à lui-même sa propre fin : médiation entre lhomme et le monde, médiation entre lhomme et lautre homme, médiation entre lhomme et lui-même. Cest sur ce fond commun du discours, entendu comme unité de signification de dimension phrastique, que se détachent les trois disciplines dont on va comparer les visées rivales et complémentaires. Avec elles, le discours prend son sens proprement discursif, à savoir une articulation par des unités de signification plus grandes que la phrase. La typologie que Ricur va essayer de mettre en place est irréductible à la typologie des speech-act que proposent Austin et Searle ; elle sy superpose. I/ RHÉTORIQUE La rhétorique est la plus ancienne discipline de lusage discursif du langage ; elle est née en Sicile au VIe siècle avant notre ère ; en outre, cest elle que Chaïm Perelman a prise pour guide pour lexploration du discours philosophique, et cela tout au long de son uvre (LEmpire rhétorique). A/ Les traits majeurs de la rhétorique 1) Le premier définit le foyer à partir duquel rayonne ledit empire ; ce trait ne devra pas être perdu de vue quand le moment sera venu de prendre la mesure de lambition de la rhétorique à couvrir le champ entier de lusage discursif du langage. Ce qui définit la rhétorique, ce sont dabord certaines situations typiques du discours. Aristote en définit trois qui régissent les trois genres, du délibératif, du judiciaire, et de lapparatépidictique). Trois lieux sont ainsi désignés : lassemblée, le tribunal, les rassemblements commémoratifs. Des auditoires spécifiques constituent ainsi les destinataires privilégiés de lart rhétorique. Ils ont en commun la rivalité entre des discours opposés entre lesquels il importe de choisir. Dans chaque cas, il sagit de faire prévaloir un jugement sur un autre. Dans chacune des situations nommées, une controverse appelle le tranchant de la décision. On peut parler en un sens large de litige ou de procès, même dans le genre épidictique. 2) Le deuxième trait de lart rhétorique consiste dans le rôle joué par largumentation, cest-à-dire par un mode de raisonnement qui se tient à mi-chemin entre la contrainte du nécessaire et larbitraire du contingent. Entre la preuve et le sophisme règne le raisonnement probable. Cest précisément dans les trois situations typiques susdites quil importe de dégager un discours raisonnable, à mi-chemin du discours démonstratif et de la violence dissimulée dans le discours de pure séduction. On perçoit déjà comment, de proche en proche, largumentation peut conquérir tout le champ de la raison pratique où le préférable appelle délibération, quil sagisse de la morale, du droit, de la politique, et comme on le verra lorsque la rhétorique sera portée à sa limite le champ entier de la philosophie. 3) Le troisième trait vient tempérer lambition damplifier prématurément le champ de la rhétorique : lorientation vers lauditeur nest aucunement abolie par le régime argumentatif du discours ; la visée de largumentation demeure la persuasion. En ce sens, la rhétorique peut être définie comme la recherche du discours persuasif. Lart rhétorique est un art du discours agissant. A ce niveau aussi, comme à celui des speech-act, dire cest faire. Lorateur ambitionne de conquérir lassentiment de son auditeur et, si cest le cas, le décider à agir dans le sens désiré. En ce sens, la rhétorique est à la fois illocutionnaire et perlocutionnaire. Mais comment persuader ? 4) Le quatrième et dernier trait vient préciser les contours de lart rhétorique surpris au « foyer » doù il rayonne. Lorientation vers lauditeur implique que lorateur parte des idées admises quil partage avec lui. Lorateur nadapte son auditoire à son propre discours que sil a dabord adapté celui-ci à la thématique des idées admises. En cela largumentation na guère de fonction créatrice : elle transfère sur les conclusions ladhésion accordée aux prémisses. Toutes les techniques intermédiaires qui peuvent au reste être fort complexes et raffinées restent fonction de ladhésion effective ou présumée de lauditoire. Certes, largumentation qui confine le plus à la démonstration peut élever la persuasion au rang de la conviction ; mais elle ne sort pas du cercle défini par la persuasion, à savoir ladaptation du discours à lauditoire.
B/ Le foyer de fondation de la rhétorique Cest dans ce cadre quil faut parler de lélocution et du style, à quoi les modernes ont eu trop tendance à réduire la rhétorique. On ne saurait pourtant en faire abstraction, en raison précisément de son orientation vers lauditeur ; les figures de style, tours ou détours[2]tropes), prolongent lart de persuader en un art de plaire, lors même quils sont au service de largumentation et ne se dégradent pas en simple ornement. ( Cette description du foyer de la rhétorique en fait tout de suite apparaître lambiguïté. La rhétorique na jamais cessé dosciller entre une menace de déchéance et la revendication totalisante en vertu de laquelle elle ambitionne de ségaler à la philosophie. Menace de déchéance pesant sur la rhétorique Par tous les traits susdits, le discours manifeste une vulnérabilité et une propension à la pathologie. Le glissement de la dialectique à la sophistique définit aux yeux de Platon la plus grande pente du discours rhétorique. De lart de persuader on passe sans transition à celui de tromper. Laccord préalable sur les idées admises glisse à la trivialité du préjugé ; de lart de plaire on passe à celui de séduire, qui nest autre que la violence du discours. Le discours politique est assurément le plus enclin à ces perversions. Ce quon appelle idéologie est une forme de rhétorique. Mais il faudrait dire de lidéologie ce quon dit de la rhétorique : elle est le meilleur et le pire. Le meilleur : lensemble des symboles, des croyances, des représentations qui, à titre didées admises, assurent lidentité dun groupe (nation, peuple, parti, etc.). En ce sens, lidéologie est le discours même de la constitution imaginaire de la société. Le pire : car cest le même discours qui vise à la perversion, dès lors quil perd le contact avec le premier témoignage porté sur les évènements fondateurs et se fait discours justificatif de lordre établi. La fonction de dissimulation, dillusion dénoncé par Marx nest pas loin. Cest ainsi que le discours idéologique illustre le trajet décadent de lart rhétorique : de la répétition de la première fondation aux rationalisations justificatrices, puis à la falsification mensongère. C/ La revendication totalisante de la rhétorique Celle-ci se réalise sur la pente « sublimation » de la rhétorique. Elle joue son va-tout sur lart dargumenter sur le probable, délié des contraintes sociales déjà indiquées. Le dépassement de ce qui a été plus haut appelé les situations typiques, avec leurs auditoires spécifiques, se fait en deux temps : En un premier temps, on peut annexer tout lordre humain au champ rhétorique dans la mesure où ce quon appelle le langage ordinaire nest autre que le fonctionnement des langues naturelles dans les situations ordinaires dinterlocution ; or linterlocution met en jeu des intérêts particuliers, cest-à-dire finalement ces passions auxquelles Aristote avait consacré le livre II de sa Rhétorique. La rhétorique devient ainsi lart du discours « humain, trop humain ». En un deuxième temps, la rhétorique peut revendiquer pour son magistère la philosophie tout entière. Que lon considère seulement le statut des premières propositions, en toute philosophie : celles-ci, étant indémontrables par hypothèse, ne peuvent procéder que dune pesée des opinions des plus compétents, et donc se ranger sous la bannière du probable et de largumentation. Cest ce que Ch. Perelman a soutenu dans toute son uvre. Pour lui, les trois champs de la rhétorique, de largumentation et de la philosophie première se recoupent. Ricur veut seulement souligner deux choses : dune part, la rhétorique, lui semble-t-il ne peut saffranchir entièrement ni des situations typiques qui en localisent le foyer générateur ni de lintention qui en délimite la finalité. En ce qui concerne la situation initiale, on ne saurait oublier que la rhétorique a voulu régir à titre premier lusage public de la parole dans ces situations typiques quillustrent lassemblée politique, lassemblée judiciaire et lassemblée festive ; par rapport à ces territoires spécifiés, celui de la philosophie ne peut être, de laveu même de Perelman, quun auditoire universel, cest-à-dire virtuellement lhumanité entière, ou, à défaut, ses représentants compétents et raisonnables. On peut craindre que cette extrapolation au-delà des situations typiques néquivaille à un changement radical du régime discursif. Quant à la finalité de la persuasion, elle ne saurait non plus être sublimée au point de fusionner avec le désintéressement de la discussion philosophique authentique. Il reste que la visée de la discussion philosophique, si elle est à la hauteur de ce quon vient dappeler auditoire universel, transcende lart de persuader et de plaire, sous ses formes les plus honnêtes, qui prévaut dans les situations typiques susdites. Cest pourquoi dautres foyers de constitution du discours doivent être considérés, dautres arts de composition et dautres visées du langage discursif[3]. II/ POÉTIQUE Si lon ne se borne pas à opposer rhétorique et poétique, au sens de lécriture rythmée et versifiée, il peut paraître difficile de distinguer entre les deux disciplines. Poiesis, si lon revient encore à Aristote, veut dire production, fabrication du discours. Or la rhétorique nest-elle pas aussi un art de composer des discours, donc une poiesis ? Bien plus, quand Aristote considère la cohérence qui rend intelligible lintrigue du poème tragique, comique ou épique, ne dit-il pas que lassemblage ou lagencement (sustasis) des actions doit satisfaire au vraisemblable ou au nécessaire[4] ? Plus étonnant encore, ne dit-il pas quen vertu du vraisemblable ou du nécessaire, la poésie enseigne des universaux et ainsi savère plus philosophique et dun caractère plus élevé que lhistoire[5] ? Il nest donc pas douteux que poétique et rhétorique se recroisent dans la région du probable. Mais si elles se recroisent ainsi, cest parce quelles viennent de lieux différents et se portent vers des buts différents. A/ Le lieu initial doù la poétique diffuse (foyer de fondation) Cest, selon Aristote, la fable, lintrigue que le poète invente lors même quil emprunte la matière de ses épisodes à des récits traditionnels. Le poète est un artisan, non seulement de mots ou de phrases, mais dintrigues qui sont des fables, ou de fables qui sont des intrigues. La localisation de ce noyau, que Ricur appelle laire initiale de diffusion ou dextrapolation du monde poétique est de la plus haute importance pour la confrontation qui suit. Au premier abord, cette aire est bien étroite, puisquelle couvre seulement lépopée, la tragédie et la comédie. Mais cest précisément cette référence initiale qui permet dopposer lacte poétique à lacte rhétorique. Lacte poétique est une invention de fable-intrigue, lacte rhétorique une élaboration darguments. Certes, il y a de la poétique dans la rhétorique, dans la mesure où « trouver » un argument (leurésis du livre I de la Rhétorique) équivaut à une véritable invention. Et il y a de la rhétorique dans la poétique dans la mesure où à toute intrigue on fait correspondre un thème, une pensée (dianoia, selon lexpression dAristote).
B/ Les lieux où la poétique se porte (foyer de dispersion) Il est de fait que, dans la poétique, laccent ne tombe pas au même endroit : le poète nargumente pas à proprement parler, même si ses personnages argumentent ; largument sert seulement à révéler le caractère en tant quil contribue à la progression de lintrigue. Et le rhétoricien ne crée pas dintrigue, de fable, même si un élément narratif est incorporé à la présentation du cas. Largumentation reste fondamentalement dépendante de la logique du probable, cest-à-dire de la dialectique, au sens exclusivement aristotélicien, et de la « topique », cest-à-dire de la théorie des « lieux », des topoi, qui sont des schèmes didées admises appropriées à des situations typiques. De lautre côté, linvention de la fable-intrigue reste fondamentalement une reconstruction imaginative du champ de laction humaine imagination ou reconstruction à laquelle Aristote applique le terme de mimesis[6], cest-à-dire imitation créatrice. Malheureusement une longue tradition hostile nous a fait entendre imitation au sens de copie, de réplique à lidentique. Et nous ne comprenons rien à la déclaration centrale de la Poétique dAristote selon laquelle épopée, tragédie et des comédies sont des imitations de laction humaine. Mais précisément parce que la mimesis nest pas une copie, mais une reconstruction par limagination créatrice. Aristote ne se contredit pas ; il sexplique lui-même quand il ajoute : « Cest la fable qui est limitation de laction, car jappelle ici fable lassemblage (sunthesis) des actions accomplies (1540 a) ». C/ Le noyau générateur de la poétique Cest le rapport entre poiesis, muthos, mimesis, autrement dit : production fable-intrigue imitation créatrice[7]. La poésie, en tant quacte créateur, imite dans la mesure même où elle engendre un muthos[8], une fable-intrigue. Cest cette invention dun muthos quil faut opposer à largumentation en tant que noyau générateur de la rhétorique. Si lambition de la rhétorique trouve une limite dans son souci de lauditeur et son respect des idées reçues, la poétique désigne la brèche de nouveauté que limagination créatrice ouvre dans ce champ. D/ Les autres différences entre la rhétorique et la poétique Ces différences découlent de la précédente. La rhétorique a été caractérisée plus haut non seulement par son moyen, largumentation, par son rapport à des situations typiques et sa visée persuasive. Sur ces deux derniers points, la poétique fait diversion. Lauditoire du poème épique ou tragique, cest celui que rassemble la récitation ou la représentation théâtrale, cest-à-dire le peuple, non plus dans le rôle darbitre entre des discours rivaux, mais le peuple offert à lopération cathartique exercée par le poème. Par catharsis[9], il faut entendre un équivalent de la purgation au sens médical et de la purification au sens religieux : une clarification par la participation intelligente au muthos du poème. Cest donc finalement la catharsis quil faut opposer à la persuasion. A lopposé de toute séduction et de toute flatterie, elle consiste dans la reconstruction imaginative de deux passions de base par lesquelles nous participons à toute grande action, la peur et la pitié ; celles-ci se trouvent en quelque sorte méthaphorisées par cette reconstruction imaginative en quoi consiste, par la grâce du muthos, limitation créatrice de laction humaine. Ainsi comprise, la poétique a elle aussi son foyer de diffusion : le noyau poiesismuthosmimesis. Cest à partir de ce centre quelle peut rayonner et couvrir le même champ que la rhétorique. Si dans le domaine politique, lidéologie porte la marque de la rhétorique, cest lutopie qui porte celle de la poétique, dans la mesure où lutopie nest pas autre chose que linvention dune fable sociale capable, croit-on, de « changer la vie ». E/ La visée centrale de la poétique La conversion de limaginaire, voilà la visée centrale de la poétique. Par elle, la poétique fait bouger lunivers sédimenté des idées admises, prémisses de largumentation rhétorique. Cette même percée de limaginaire ébranle en même temps lordre de la persuasion dès lors quil sagit moins de trancher une controverse que dengendrer une conviction nouvelle. La limite de la poétique dès lors, cest, comme lavait aperçu Hegel, limpuissance de la représentation de ségaler au concept. III/ HERMÉNEUTIQUE Quel est le foyer initial de fondation et de dispersion de cette troisième discipline ? Ricur part de la définition de lherméneutique comme art dinterpréter les textes. Un art particulier est en effet requis dès lors que la distance géographique, historique, culturelle qui sépare le texte du lecteur suscite une situation de mécompréhension, qui ne peut être dépassée que dans une lecture plurielle, cest-à-dire une interprétation multivoque. Cest sous cette condition fondamentale que linterprétation, thème central de lherméneutique, se révèle une théorie du sens multiple. Reprenons quelques points de cette insertion initiale. Dabord pourquoi insister sur la notion de texte, duvre écrite ? Léchange oral de la parole rectifiable par le jeu de la question et de la réponse ne laisse pas apparaître la difficulté que seule lécriture suscite, à savoir que le sens du discours, détaché de son locuteur, ne coïncide plus avec lintention de ce dernier. Désormais, ce que lauteur a voulu dire et ce que le texte signifie subissent des destins distincts. Le texte, en quelque sorte orphelin, selon le mot de Platon dans Phèdre, a perdu son défenseur qui était son père et affronte seul laventure de la réception et de la lecture. Cest au vu de cette situation que Dilthey, lun des théoriciens de lherméneutique, a sagement proposé de réserver le terme dinterprétation[10] à la compréhension des uvres de discours fixées par lécriture ou déposées dans des monuments de culture offrant au sens le support dune sorte dinscription.
A/ Les lieux dapplication de lherméneutique Sil doit être distingué de celui de la rhétorique et de la poétique, cest ici que le lieu originaire du travail dinterprétation importe dêtre reconnu. Trois lieux se sont successivement détachés. 1) Ce fut dabord dans notre culture occidentale judéo-chrétienne, le canon du texte biblique Ce lieu est si décisif que beaucoup de lecteurs seraient tentés didentifier lherméneutique avec lexégèse biblique ; ce nest dailleurs pas tout à fait le cas, même dans ce cadre restreint, dans la mesure où lexégèse consiste dans linterprétation dun texte déterminé, et lherméneutique dans un discours de deuxième degré portant sur les règles de linterprétation. Toutefois, cette première identification du lieu dorigine de lherméneutique nest pas sans raison et sans effet ; notre concept de « figure » reste largement tributaire de la première herméneutique chrétienne, appliquée à la réinterprétation des évènements, des personnages, des institutions de la Bible hébraïque, dans les termes de la proclamation de la Nouvelle Alliance. Puis avec les Pères grecs et toute lherméneutique médiévale, dont le père de Lubac a fait lhistoire, sest constitué lédifice compliqué des quatre sens de lEcriture, cest-à-dire des quatre niveaux de lecture : littérale ou historique, tropologique ou morale, allégorique ou symbolique, anagogique ou mystique. Enfin, pour les modernes, une nouvelle herméneutique biblique est issue de lincorporation des sciences philologiques classiques à lexégèse ancienne. Cest à ce stade que lexégèse sest élevée à son niveau herméneutique authentique, à savoir la tâche de transférer dans une situation culturelle moderne lessentiel du sens que les textes ont pu assumer en rapport avec une situation culturelle qui a cessé dêtre la nôtre. On voit ici se profiler une problématique qui nest plus spécifique des textes bibliques ni en général religieux, à savoir la lutte contre la mécompréhension issue de la distance culturelle. Interpréter, désormais, cest traduire une signification dun contexte culturel à lautre selon une règle présumée déquivalence de sens. Cest en cela que lherméneutique biblique rejoint les deux autres lieux de lherméneutique.
2) Le second lieu est constitué par la philologie des textes classiques Ce lieu est apparu dune façon autonome par rapport au précédent dès la Renaissance mais surtout à partir du XVIIIe siècle. Ici comme là, la restitution du sens sest révélée être une promotion de sens, un transfert ou, comme il vient dêtre dit, une traduction, en dépit ou même en faveur de la distance temporelle ou culturelle. La problématique commune à lexégèse et à la philologie procède de ce rapport particulier de texte à contexte, qui fait que le sens dun texte est réputé capable de saffranchir de son contexte initial (décontextualisation), pour se recontextualiser dans une situation culturelle nouvelle, tout en préservant une identité sémantique présumée. La tâche herméneutique consiste dès lors à sapprocher de cette identité sémantique présumée ; la traduction au sens large du terme, est le modèle de cette opération précaire.
3) Le troisième lieu de lherméneutique concerne le texte juridique Un texte juridique, en effet, ne va jamais sans une procédure dinterprétation, la jurisprudence qui innove dans les lacunes du droit écrit et surtout dans des situations nouvelles non prévues par le législateur. Le droit avance ainsi par accumulation de précédents. La jurisprudence offre ainsi le modèle dune innovation qui en même temps fait figure de tradition. Il se trouve que Ch. Perelman est lun des théoriciens les plus remarquables de ce rapport entre droit et jurisprudence. Or la reconnaissance de ce troisième foyer de lherméneutique est loccasion dun enrichissement du concept dinterprétation tel quil est constitué dans les deux foyers précédents. La jurisprudence montre que la distance culturelle et temporelle nest pas seulement un abîme à franchir, mais un medium à traverser. Toute interprétation est une réinterprétation, constitutive dune tradition vivante. Pas de transfert, de traduction, sans une tradition, cest-à-dire sans une communauté dinterprétation.
B/ Comparaison de lherméneutique aux deux disciplines précédentes Comparée à la rhétorique, lherméneutique comporte elle aussi des phases argumentatives dans la mesure où il lui faut toujours expliquer plus pour comprendre mieux, et dans la mesure aussi où il lui revient de trancher entre des interprétations rivales, voire des traditions rivales. Mais les phases argumentaires restent incluses dans un projet plus vaste, lequel nest certainement de recréer une situation dunivocité en tranchant ainsi en faveur dune interprétation privilégiée. Son but est bien plutôt de maintenir ouvert un espace de variations. Lexemple des quatre sens de lEcriture est à cet égard très instructif ; et, avant celui-ci la sage décision de lEglise chrétienne primitive de laisser subsister côte à côte quatre évangiles dont la différence dintention et dorganisation est évidente. Confronté à cette liberté herméneutique, on pourrait dire que la tâche dun art de linterprétation comparée à celle de largumentation, est moins de faire prévaloir une opinion sur une autre que de permettre à un texte de signifier autant quil peut, non de signifier une chose plutôt quune autre, mais de « signifier plus » et ainsi de faire « penser plus », selon une expression de Kant dans la Critique de la faculté de juger. A cet égard lherméneutique ne paraît pas moins proche de la rhétorique que de la poétique, dont Ricur disait que le projet est moins de persuader que douvrir limagination. Elle aussi en appelle à limagination productrice dans sa demande dun surplus de sens. Au reste cette exigence est inséparable du travail de traduction, de transfert lié à la recontextualisation dun sens transmis dun espace culturel dans un autre. Mais alors, pourquoi ne pas dire quherméneutique et poétique sont interchangeables ? Pour comprendre que ce nest pas le cas, ilfaut revenir à linsistance qua Aristote, didentifier la poiesis à lagencement de la fable-intrigue. Ainsi le travail dinnovation se tient-il à lintérieur de lunité de discours que constitue lintrigue. Et bien que la poiesis ait été définie comme mimesis de laction, Aristote ne fait plus aucun usage de la notion de mimesis comme si elle suffisait à disjoindre lespace imaginaire de la fable de lespace réel de laction humaine. Ce nest pas une action réelle que vous voyez là, suggère le poéticien, mais seulement un simulacre daction. Cet usage disjonctif, plutôt que référentiel, de la mimesis est tellement caractéristique de la poétique que cest ce sens qui a prévalu dans la poétique contemporaine, laquelle a retenu laspect structural du muthos[11] et laissé tomber laspect référentiel de la fiction. Cest ce défi que lherméneutique relève à lencontre de la poétique structurale. Ricur se plaît à dire que la fonction de linterprétation nest pas seulement de faire quun texte signifie autre chose, ni même signifie tout ce quil peut et quil signifie toujours plus pour reprendre les expressions antérieures mais de déployer ce quil appelle maintenant le monde du texte. Les uvres poétiques désignent un monde. Si cette thèse paraît difficile à soutenir, cest parce que la fonction référentielle de luvre poétique est plus complexe que celle du discours descriptif, et même en un sens fort paradoxale. Luvre poétique en effet ne déploie un monde que sous la condition que soit suspendue la référence du discours descriptif. Le pouvoir de référence de luvre poétique apparaît alors comme une référence seconde à la faveur de la suspension de la référence primaire du discours. On peut alors caractériser avec Jakobson, la référence poétique comme référence dédoublée. Il y a donc une part de vérité dans la thèse communément répandue en critique littéraire quen poésie, le langage na de rapport quavec lui-même. En approfondissant labîme qui sépare les signes des choses, le langage poétique se célèbre lui-même. Cest ainsi que la poésie est tenue couramment pour un discours sans référence. La thèse soutenue ici par Ricur pose que la suspension de la référence, au sens défini par les normes du discours descriptif, est la condition négative pour que soit dégagé un mode plus fondamental de référence. C/ Le moment herméneutique Cest le travail de pensée par lequel le monde du texte affronte ce quon appelle conventionnellement réalité pour la redécrire. Cet affrontement peut aller de la dénégation, voire de la destruction ce qui est encore un rapport au monde , jusquà la métamorphose et transfiguration du réel. Il en est ici comme des modèles en science, dont lultime fonction est de redécrire lexplanandum initial. Cet équivalent poétique de la rediscription est la mimesis créatrice, qui manque à une théorie purement structurale du discours poétique. Le choc entre le monde du texte et le monde tout court, dans lespace de la lecture, est lultime enjeu de limagination productrice. Il engendre ce que Ricur ose appeler la référence productrice propre à la fiction. Cest avec cette tâche en vue que lherméneutique peut à son tour élever une prétention totalisante, voire totalitaire. Partout où le sens se constitue à « penser plus », un monde nouveau est tout à la fois découvert et inventé. Mais cette prétention totalisante doit à son tour subir le feu de la critique. Il suffit que lon ramène lherméneutique au centre à partir duquel sa prétention sélève, à savoir les textes fondateurs dune tradition dans une tradition et exige une traduction, linterprétation est à luvre. Partout où une interprétation est à luvre, une innovation sémantique est en jeu. Et partout où nous commençons vivante. Or le rapport dune culture à ses origines textuelles tombe sous une critique dun autre ordre, la critique des idéologies, illustrée par lEcole de Francfort et ses successeurs, K.O. Appel et J. Habermas. Ce que lherméneutique tend à ignorer, cest le rapport plus fondamental encore entre langage, travail et pouvoir. Tout se passe ici pour elle comme si le langage était une origine sans origine. Conclusion Il apparaît en conclusion quil faut laisser être chacune de ces disciplines à partir de lieux de naissance irréductibles lun à lautre. Et il nexiste pas de super-discipline qui totaliserait le champ entier couvert par la rhétorique, la poétique et lherméneutique. À défaut de cette impossible totalisation, on ne peut que repérer les points dintersection remarquables des trois disciplines. Mais chacune parle pour elle-même. La rhétorique reste lart dargumenter en vue de persuader un auditoire quune opinion est préférable à sa rivale. La poétique reste lart de construire des intrigues en vue délargit limaginaire individuel et collectif. Lherméneutique reste lart dinterpréter les textes dans un contexte distinct de celui de leur auteur et de leur auditoire initial, en vue de découvrir de nouvelles dimensions de la réalité. Argumenter, configurer, redécrire, telles sont les trois opérations majeures que leur visée totalisante respective rend exclusives lune de lautre, mais que la finitude de leur site originel condamne à la complémentarité. [1] Paul Ricur, Lectures 2, Paris, Seuil, Essais, 1999. p. 481-495. [2] Sens propre détourné. [3] Perelman, dans lEmpire rhétorique, fait une place à des modalités dargumentation comme lanalogie, le modèle et la métaphore ; il fait également une place à des procédures dinterprétation qui relèvent de ce qui sera tenu plus loin pour une illustration de la discipline herméneutique. [4] Poétique, 1154 a, 33-36. [5] 1451 b, 5. [6] mimesis : Aristote la spécifie en lui donnant pour déterminant quelque fois des agissants (prattontes), le plus souvent laction elle-même (praxis), doù la fameuse expression mimesis praxeos.(activité mimétique). Avec Aristote (en rupture avec la conception métaphysique de la mimesis), lactivité mimétique na plus pour champ dexercice que la pratique humaine, ce qui la met dans une proximité avec léthique : « Comme ceux qui imitent représentent des hommes en action, lesquels sont nécessairement gens de mérite ou gens médiocres, (les caractères presque toujours se ramènent à deux classes, le vice et la vertu faisant chez tous les hommes la différence du caractère), il les représentent ou meilleurs que nous sommes en général, ou pires, ou encore pareils à nous , comme font les peintres (1448 a, 1-4) ». Telle est la première et double décision thématique, déconnecter la mimesis de la métaphysique : mimesis praxeos, « Cest la fable qui est limitation de laction ». [7] Pour préciser ce rapport, Ricur dit : « La Poétique (1447 a, 28) définit la poiesis (cest-à-dire, ici, « lart qui imite par le langage seul, prose ou vers », par lintersection entre lactivité mimétique et lactivité configurante , opérant conjointement dans le champ de la praxisagissants susceptibles dévaluation éthique. humaine par le truchement d [8] muthos : assemblage des actions accomplies. Celui-ci a une longue histoire, inséparable du débat sans cesse recommencé entre muthos et logos. Ici encore, Aristote tranche : muthosmimesis, assigné à la sphère pratique, dans la mesure où le muthosmimesis praxeos, sa rège darticulation ; muthos sera défini comme « assemblage (sunthesin) des actions accomplies (1450, a 3) ». La Poétique est ainsi identifiée sans réserve à lart de composer les muthos ; à cet égard, on remarquera le « car » qui lie les deux propositions suivantes : « Cest la fable qui est limitation de laction, car jappelle fable lassemblage des actions accomplies (1450 a, 3-5) ». Comment traduire muthos ? Faut-il dire fable ou intrigue ? Il est difficile de garder les deux valeurs : le caractère fictif de la fable, le caractère structuré de lassemblage. Comme le second trait a paru prévaloir à Ricur, il a choisi intrigue, ou mieux mise-en-intrigue. sera comme la été applique à la [9] catharsis : troisième terme du ternaire de La Poétique mimesismuthoskatharsis. Il intervient en mettant en relation le dedans et le dehors de luvre par lentremise du spectacle, lopsis, qui donne à voir laction mimée. La katharsis nest dailleurs quun faisceau dans une gerbe deffets de sens, parmi lesquels il faut mettre le plaisir : plaisir pris à imiter, plaisir propre à la tragédie dont il est dit quil est lergon, la fonction propre de la tragédie. La Poétiquemuthos ; elle vaut alors élucidation, éclaircissement de la terreur et de la pitié, ou comme métaphorisation de ces passions. ne prend pas en compte les passions en tant que suscitées par la représentation mais bien par leur purgation ; orquelestleprincipedelapurgationpoétique, cest le fait quelle est luvre de la compréhension du [10] Le verbe interpréter nest plus le lieu de difficultés de traduction entre lallemand et le français, ni de malentendus concernant lusage. En allemand, une solide et constante tradition a imposé le couple verstehen auslagen (avec la nuance que lon va dire) ; dautre part Auslegung et Interprétation sont pratiquement interchangeables dans tous les contextes. Enfin, Hermeneutik sest imposé pour désigner la discipline qui vise à donner un statut de rigueur, sinon de scientificité de lInterprétation (Auslegung). [11] muthos : que lon traduit par fable si lon veut souligner son caractère de fiction, ou par intrigue si lon veut souligner son caractère organisé, structuré. Date de création : 30/11/2009 @ 17:10 Réactions à cet article
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