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Parcours ricordien - Du Cogito à l'herméneutique de soi
DU COGITO À LHERMÉNEUTIQUE DU SOI La présente étude vise à montrer comment le COGITO tel quil a été exalté par Descartes, puis compris par ses successeurs, sest trouvé ensuite brisé par linitiative de Nietzsche. La manifestation du « sujet pensant » qui est au cur du Cogito, vient dêtre reprise grâce à lherméneutique du « soi » que Ricoeur nous propose dans son uvre « Soi-même comme un autre[1] ». Par le titre de son uvre, lauteur a voulu désigner le point de convergence entre les trois intentions philosophiques majeures qui ont présidé à lélaboration des dix études quelle renferme. La première intention est de marquer le primat de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet, telle quelle sexprime à la première personne du singulier : « je pense », « je suis ». La seconde intention philosophique, implicitement inscrite dans le titre de louvrage par le biais du terme « même » est de dissocier deux significations majeures de lidentité selon que lon entend par identique léquivalent de lidem ou de lipse latin. La troisième intention philosophique, explicitement incluse dans le titre de louvrage, est de mettre en jeu une dialectique complémentaire, celle du soi et de lautre que soi. Reprenons ces intentions une à une pour les préciser. 1) Première intention philosophique : elle trouve un appui dans la grammaire des langues naturelles lorsque celle-ci permet dopposer « soi » à « je ». En ce qui concerne notre langue, « soi » est défini demblée comme pronom réfléchi de la troisième personne (il, elle, eux). Cette restriction de personne est toutefois levée si on rapproche le terme « soi » du terme « se », lui-même rapporté à des verbes au mode infinitif, exemple « se présenter », « se nommer », forme qui représente une plénitude de signification ; le « se » désigne alors le réfléchi de tous les pronoms personnels, et même impersonnels tels que « chacun », « quiconque », « on ». Ce détour par le « se » nest pas vain dans la mesure où le « soi » accède lui aussi à la même amplitude omnitemporelle quand il complète le « se » associé au mode infinitif, « se désigner soi-même ». Cest sur ce dernier bon usage de notre langue que prend appui notre emploi constant du terme « soi », en contexte philosophique, comme pronom réfléchi de toutes les personnes grammaticales. Cest à son tour cette valeur de réfléchi omnipersonnel qui est préservée dans lemploi du « soi »dans la fonction de complément de nom : « le souci de soi ». Cest la forme du « se désigner soi-même » qui sera retenue désormais pour canonique. 2) Seconde intention philosophique : elle est de dissocier deux significations majeures de lidentité du « même », selon que lon entend par identique léquivalent de lidem ou de lipse latin. Léquivocité du terme « identique » sera au cur des réflexions de Ricoeur sur lidentité personnelle (ipse) et lidentité narrative (idem), en rapport avec un caractère majeur du « soi », à savoir sa temporalité. Lidentité au sens didem déploie elle-même une hiérarchie de significations (études V et VI) dont la permanence dans le temps constitue le degré le plus élevé, à quoi soppose le différent, au sens de changeant, variable. La thèse constante de Ricoeur sera que lidentitéipse nimplique aucune insertion dun noyau non changeant de la personnalité. Dans ses acceptions variées, le terme « même » est employé dans le cadre dune comparaison ; il a pour contraires : autre, contraire, distinct, divers, inégal, inverse. Le poids de cet usage comparatif du terme « même » a paru si grand à Ricoeur quil tiendra désormais la mêmeté pour synonyme de lidentitéidem, auquel il lui opposera lipséité par référence à lidentitéipse. 3) Troisième intention philosophique : mise en jeu une dune dialectique complémentaire, à savoir celle du soi et de lautre que soi. Tant quon reste dans le cercle de lidentitémêmeté, laltérité de lautre que soi ne présente rien doriginal : « autre » figure parmi les antonymes de « même ». Il en va tout autrement si lon met en couple lipséité et laltérité. Une altérité qui nest pas ou pas seulement de comparaison est suggérée par le titre de loeuvre, une altérité telle quelle puisse être constitutive de lipséité elle-même. Au « comme » il y a lintention dattacher la signification forte, non pas seulement dune comparaison soi-même semblable à un autre mais bien dune implication : soi-même en tant que autre.
Il nous faut tenir ici pour paradigmatique des philosophies du sujet que celui-ci y soit formulé en première personne ego cogito , que le « je » se définisse comme moi empirique ou comme « je » transcendantal, que le « je » soit posé absolument ou relativement. Dans tous ces cas de figure, le sujet cest « je ». Cest pourquoi lexpression philosophies du sujet est tenue ici pour équivalente à philosophies du Cogito. Cest pourquoi la querelle du Cogito, où le « je » est tour à tour en position de force ou de faiblesse, a paru à Ricoeur tout à fait adéquate pour faire ressortir dentrée de jeu la problématique du soi, sous la réserve que ses investigations confirment sa prétention, à savoir que lherméneutique du soi se trouve à égale distance de lapologie du Cogito et de sa destitution.
1) Le Cogito se pose Lambition fondationnelle attachée au Cogito cartésien se laisse reconnaître dès labord au caractère hyperbolique[2] du doute qui ouvre lespace dinvestigation des Méditations. La radicalité du projet est ainsi à la mesure du doute qui nexcepte du régime de l« opinion » ni le sens commun, ni les sciences tant mathématiques que physiques , ni la tradition philosophique. Plus précisément, cette radicalité tient à la nature dun doute sans commune mesure avec celui quon peut exercer à lintérieur des trois domaines susnommés. Lhypothèse dune tromperie totale procède dun doute que Descartes appelle « métaphysique » pour en marquer la disproportion par rapport à tout doute interne à un espace particulier de certitude. Cest pour dramatiser ce doute que Descartes forge, comme on sait, lhypothèse fabuleuse dun grand trompeur ou malin génie, image inversée dun Dieu vérace, réduit lui-même au statut de simple opinion[3]. Si le Cogito peut procéder de cette condition extrême de doute, cest que quelquun conduit le doute[4]. Mais ce « je » qui doute, ainsi désancré au regard de tous les repères spatio-temporels solidaires du corps propre, qui est-il ? Déplacé par rapport au sujet autobiographique du Discours de la méthode dont la trace subsiste dans les premières lignes des Méditations[5] , le « je » qui mène le doute et qui se réfléchit dans le Cogito est tout aussi métaphysique et hyperbolique que le doute lest lui-même par rapport à tous ses contenus. Il nest à vrai dire à personne[6]. Par le doute, « je me persuade que rien na jamais été », mais ce que je veux trouver, cest « une chose qui soit certaine et véritable ». Cette dernière remarque est capitale pour comprendre le retournement du doute en la certitude du Cogito dans la Seconde Méditation : conformément à la visée ontologique du doute, la première certitude qui en dérive est la certitude de mon existence, impliquée dans lexercice même de pensée en quoi lhypothèse du grand trompeur consiste : « Il ny a donc point de doute que je suis, sil me trompe ; et quil me trompe tant quil voudra , il ne saurait jamais faire que je sois rien, tant que je penserai être quelque chose[7] ».C st bien là une proposition existentielle : le verbe « être » y est pris absolument et non comme copule : « je suis, jexiste » (Cogito ergo sum). La question qui ?, liée dabord à la question qui doute ?, prend un tour nouveau en se liant à la question qui pense ? et, plus radicalement, qui existe ?. Lindétermination extrême de la réponse indétermination héritée du caractère initialement hyperbolique du doute explique sans doute que Descartes soit contraint, pour développer la certitude acquise, de lui adjoindre une question nouvelle à savoir celle du savoir ce que je suis. La réponse à cette question conduit à la formule développée du Cogito : « Je ne suis donc précisément parlant quune chose qui pense, cest-à-dire un esprit, un entendement ou une raison qui sont des termes dont la signification métait auparavant inconnue[8] ». Par la question quoi ?, nous sommes entraînés dans une recherche prédicative, portant sur ce qui « appartient à cette connaissance que jai de moi-même[9] », ou plus nettement encore « ce qui appartient à ma nature ». A ce point, le « je » perd définitivement toute détermination singulière en devenant pensée, cest-à-dire entendement. Il est vrai que cette tendance quon peut dire étymologisante est tempérée par une tendance « phénoménologisante » exprimée dans lénumération qui préserve la réelle variété intime de lacte de penser : « Quest-ce quune chose qui pense ? Cest-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent (ibid). Cette énumération pose la question de lidentité du sujet, mais en un tout autre sens que la description narrative dune personne concrète. Il ne peut sagir que de lidentité en quelque sorte ponctuelle, anhistorique, du « je » dans la diversité de ses opérations ; cette identité est celle dun même qui échappe à lalternative de la permanence et du changement dans le temps, puisque le Cogito est instantané[10]. Au terme de la Seconde Méditation, le statut du sujet méditant apparaît sans aucune commune mesure avec ce que, dans la suite des investigations, il sera appelé, locuteur, agent, personnage de narration, sujet dimputation morale, etc. La subjectivité qui se pose elle-même par réflexion sur son propre doute, doute radicalisé par la fable du grand trompeur, est une subjectivité désancrée, que Descartes, conservant le vocabulaire substantialiste des philosophes avec lesquels il croit avoir rompu, peut encore appeler une âme. Mais cest linverse quil veut dire : ce que la tradition appelle âme est en vérité sujet, et ce sujet se réduit à lacte le plus simple, le plus dépouillé, celui de penser. Cet acte de penser, encore sans objet déterminé, suffit à vaincre le doute, parce que le doute le contient déjà. Et comme le doute est volontaire et libre, la pensée se pose en posant le doute. Cest dans ce sens que le « jexiste pensant » est une première vérité, cest-à-dire une vérité que rien ne précède ( ) Le Cogito serait véritablement absolu à tous égards, si lon pouvait montrer quil ny a quun ordre, celui où il est effectivement premier, et que lautre ordre qui le fait régresser au second rang dérive du premier. Or, il semble bien que la Troisième Méditation renverse lordre, en plaçant la certitude du Cogito en position subordonnée par rapport à la véracité divine, laquelle est première selon la « vérité de la chose ». Quen résulte-t-il pour le Cogito lui-même ? Par une sorte de choc en retour de la nouvelle certitude, à savoir celle de lexistence de Dieu, sur celle du Cogito, lidée de moi-même apparait profondément transformée Du seul fait de la reconnaissance de cet Autre qui cause la présence en moi de sa propre représentation. Le Cogito glisse au second rang ontologique. Descartes nhésite pas à écrire : « jai en quelque façon premièrement en moi la notion de linfini que du fini, cest-à-dire de Dieu que de moi-même[11] ». ..Lidée de Dieu est en moi comme la marque même de lauteur sur son ouvrage, marque qui assure la ressemblance de lun à lautre. Il me faut alors confesser que « je conçois cette ressemblance [ ] par la même faculté par laquelle je me conçois moi-même » (ibid). Ricoeur pense quil nest guère possible de pousser plus loin la fusion entre lidée de moi-même et celle de Dieu. Mais quen résulte-t-il pour lordre des raisons ? Ceci, quil ne se présente plus comme une chaîne linéaire, mais comme une boucle ; de cette projection du point à rebours sur le point de départ. Descartes naperçoit que le bénéfice, à savoir lélimination de lhypothèse insidieuse du Dieu menteur qui nourrissait le doute le plus hyperbolique ; limage fabuleuse du grand trompeur est vaincue en moi dès lors que lAutre véritablement existant et entièrement véridique en a occupé la place. Mais la question est de savoir si, en donnant à lordre des raisons la forme du cercle, Descartes na pas fait de la démarche qui arrache le Cogito, donc le « je », à sa solitude initiale un gigantesque cercle vicieux Tirant les conséquences du renversement de la Troisième Méditation, Malebranche et Spinoza nont plus vu dans le Cogito quune vérité abstraite, tronquée, dépouillée de tout prestige. Spinoza est à cet égard le plus cohérent : pour lEthique, seul le discours de la substance infinie a valeur de fondement ; le Cogito, non seulement régresse au second rang, mais perd sa formulation en première personne, On lit ainsi au livre II de lEthique, sous le titre de laxiome II : « Lhomme pense ». Laxiome I, quant à lui, souligne un peu plus le caractère subordonné du second : « Lessence de lhomme nenveloppe pas lexistence nécessaire, cest-à-dire quil peut aussi bien se faire suivant lordre de la nature que cet homme-ci ou celui-là existe, quil peut se faire quil nexiste pas ». La problématique du soi séloigne de lhorizon philosophique. Pour le courant idéaliste, à travers Kant, Fichte et Husserl (du moins celui des Méditations cartésiennes), la seule lecture cohérente du Cogito, cest celle pour laquelle la certitude alléguée de lexistence de Dieu est frappée du même sceau de subjectivité que la certitude de ma propre existence ; la garantie de la garantie que constitue la véracité divine ne constitue alors quune annexe de la première certitude. Sil en est ainsi, le Cogito nest pas une première certitude que suivraient une seconde, une troisième, etc., mais le fondement qui se fonde lui-même, incommensurable à toutes les propositions, non seulement empiriques mais transcendantales. Pour éviter de tomber dans un idéalisme subjectiviste, le « je pense» doit se dépouiller de toute résonance psychologique, à plus forte raison de toute référence autobiographique. Il doit devenir le « je pense » kantien, dont la Déduction transcendantale dit quil « doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ». La problématique du soi en ressort en un sens magnifiée, mais au prix de la perte de son rapport avec la personne dont on parle, mais avec le « je-tu » de linterlocuteur, avec lidentité dune personne historique, avec le soi de la responsabilité. Lexaltation du Cogito doit-elle être payée à ce prix ? La modernité doit au moins à Descartes davoir été placée devant une alternative aussi redoutable.
2) Le Cogito brisé Le Cogito brisé : tel pourrait être le titre emblématique dune tradition sans doute moins continue que celle du Cogito, mais dont la virulence culmine avec Nietzsche, faisant de celui-ci le vis-à-vis privilégié de Descartes. Lattaque contre la philosophie qui prétendait sériger en science prend appui sur le procès du langage dans lequel la philosophie se dit. Or, il faut bien avouer que, à part le disciple de Kant, Herder, la philosophie de la subjectivité a fait entièrement abstraction de la médiation langagière qui véhicule son argumentation sur le « je suis » et le «je pense ».En mettant laccent sur cette dimension du discours philosophique, Nietzsche porte au jour les stratégies rhétoriques enfouies, oubliées, et même hypocritement refoulées et déniées, au nom de limmédiateté de la réflexion. Le Cours de rhétorique, professé à Bâle (hiver 1872), propose lidée nouvelle selon laquelle les tropes métaphore, synecdoque[12], métonymie ne constituent pas des éléments surajoutés à un discours de droit littéral, non figuratif, mais sont inhérents au fonctionnement le plus primitif du langage. En ce sens, il ny a pas de « naturalité » non rhétorique du langage. Celui-ci est tout entier figuratif[13]. Cest dans Vérité et Mensonge au sens extra-moral (été 1873) que le paradoxe dun langage de part en part figural, et de ce fait réputé mensonger, est poussé le plus loin. Paradoxe en un double sens : dabord en ce que, dès les premières lignes, la vie, prise apparemment en un sens référentiel et non figural, est mise à la source des fables par lesquelles elle se maintient. Ensuite en ce que le propre discours de Nietzsche sur la vérité comme mensonge devrait être entraîné dans labîme du paradoxe du menteur. Mais Nietzsche est précisément le penseur qui a assumé jusquau bout ce paradoxe, que manquent les commentateurs qui prennent lapologie de la Vie, de la Volonté de puissance pour la révélation dun nouvel immédiat, substitué à la même place et avec les mêmes prétentions fondationnelles que le Cogito Le paradoxe initial est celui dune « illusion » servant d« expédient » au service de la conservation de la vie[14]. Mais la nature a soustrait à lhomme le pouvoir de déchiffrer cette illusion : « Elle a jeté la clé ». Pourtant, cette clé, Nietzsche pense la posséder : cest le fonctionnement de lillusion comme Verstellung. Il importe de conserver le sens de déplacement à ce procédé, qui signifie aussi dissimulation, car cest lui qui désigne le secret du fonctionnement non seulement langagier mais proprement rhétorique de lillusion. En quel sens le Cogito cartésien est-il ici visé, au moins obliquement ? En ce sens quil ne peut constituer une exception au doute généralisé, dans la mesure où la même certitude qui couvre le j« existe », le j« existe-pensant », la réalité formelle des idées et finalement leur valeur représentative, est frappée par la sorte de réduction tropologique ici prononcée. De même que le doute de Descartes procédait de lindistinction supposée entre le rêve et la veille, celui de Nietzsche procède de lindistinction plus hyperbolique entre mensonge et vérité. Cest bien pourquoi le Cogito doit succomber à cette version elle-même hyperbolique du malin génie, car, ce que celui-ci ne pouvait inclure, cétait linstinct de vérité. Or cest lui qui maintenant devient « énigmatique ». Le malin génie savère ici plus malin que le Cogito. Quant à la philosophie propre de Nietzsche, ou bien elle sexcepte elle-même de ce règne universel de la Verstellung mais par quelle ruse supérieure échapperait-elle au sophisme du menteur ? , ou bien elle y succombe mais alors comment justifier le ton de révélation sur lequel seront proclamés la volonté de puissance, le surhomme et le retour éternel du même ? Ce dilemme qui ne paraît pas avoir empêché Nietzsche de penser et décrire, est devenu celui de ses continuateurs partagés en deux camps, les fidèles et les ironistes[15]. La critique frontale du Cogito a lieu dans les fragments du Nachlass, dix ans après le Cours de rhétorique de Bâle. La sévère critique qui sy trouve pratiquée montre que lanti-Cogito de Nietzsche est non pas linverse du Cogito cartésien, mais la destruction de la question même à laquelle le Cogito était censé apporter une réponse absolue. En dépit du caractère fragmentaire de ces aphorismes dirigés contre le Cogito, la constellation quils dessinent permet dy voir les rigoureux exercices dun doute hyperbolique dont Nietzsche lui-même serait le malin génie. Ainsi ce fragment tardif : « Je retiens la phénoménalité également du monde intérieur : tout ce qui nous devient conscient est dun bout à lautre préalablement arrangé, simplifié, schématisé, interprété le processus réel de la « perception » interne, lenchaînement causal entre les pensées, les sentiments, les convoitises, comme celui entre le sujet et lobjet, nous sont absolument cachés et peut-être pure imagination ». En étendant sa critique à la soi-disant « expérience interne », Nietzsche ruine dans le principe le caractère dexception du Cogito à légard du doute que Descartes dirigeait contre la distinction entre le monde du rêve et celui de la veille. Assumer la phénoménalité du monde intérieur, cest en outre aligner la connexion de lexpérience intime sur la « causalité » externe, laquelle est également une illusion qui dissimule le jeu des forces sous lartifice de lordre. Cest encore poser une unité tout à fait arbitraire, cette fiction appelée « penser », à part de la foisonnante multiplicité des instincts. Cest enfin imaginer un « substrat de sujet » dans lequel les actes de pensée auraient leur origine. Cette dernière illusion est la plus perfide, car elle met en action dans le rapport entre lacteur et son faire, la sorte dinversion entre leffet et la cause déjà vue plus haut rapportée au trope de la métonymie, sous la figure de la métalepsis. Cest ainsi que lon tient pour cause, sous le titre du « je », ce qui est leffet de son propre effet. Dans lexercice du doute hyperbolique, que Nietzsche porte à la limite, le « je » napparaît pas comme inhérent au Cogito, mais comme une interprétation de type causal. On rejoint ici largument tropologique antérieur : en effet, placer une substance sous le Cogito ou une cause derrière lui, « ce nest là quune simple habitude grammaticale, celle dadjoindre un agent à chaque action ». On retombe sur l« inversion des mots », dénoncée vingt ans plus tôt. Il ne faut rien voir ici dautre quun exercice de doute hyperbolique poussé plus loin que celui de Descartes, retourné contre la certitude même que celui-ci pensait pouvoir soustraire au doute. Nietzsche ne dit pas autre chose, dans ces fragments du moins, que ceci : je doute mieux que Descartes. Le Cogito aussi est douteux. Cest sur ce mode hyperbolique que lon comprend mieux des formules telles que celles-ci : « mon hypothèse, le sujet comme multiplicité ». Sans le dire toujours explicitement, Nietzsche essaie cette idée ; il joue avec lidée dune multiplicité de sujets luttant entre eux, comme autant de « cellules » en rébellion contre linstance dirigeante. Il atteste ainsi que rien ne résiste à lhypothèse la plus fantastique, aussi longtemps du moins quon reste à lintérieur de la problématique délimitée par la recherche dune certitude qui garantirait absolument contre le doute.
3) Vers une herméneutique du soi Sujet exalté, sujet humilié : cest toujours, semble-t-il par un tel renversement du pour et du contre quon sapproche du sujet. Dans quelle mesure peut-on dire que lherméneutique du « soi » ici mise en uvre occupe un lieu épistémique situé au-delà de cette alternative du cogito et de lanti-cogito ? Un survol rapide des neuf études qui constituent proprement lherméneutique du « soi » peut donner au lecteur une idée sommaire de la façon dont le discours philosophique répond au niveau conceptuel aux trois traits grammaticaux, à savoir lusage du « se » et du « soi » en cas obliques, le dédoublement du « même » selon le régime de lipse et de lidem, la corrélation entre soi et lautre que soi. A ces trois traits grammaticaux correspondent les trois traits majeurs de lherméneutique du soi, à savoir : le détour de la réflexion par lanalyse, la dialectique de lipséitémêmeté, celle enfin de lipséité et de laltérité. Il sera donné une forme interrogative à cette perspective en introduisant par la question qui ? toutes les assertions relatives à la problématique du « soi », en donnant ainsi même amplitude à la question qui ? et à la réponse « soi ». Quatre sous-ensembles correspondent ainsi à quatre manières dinterroger : qui parle ? qui agit ? qui se raconte ? qui est le sujet moral dimputation ? Le premier sous-ensemble (études I et II) relève dune philosophie du langage, sous le double aspect dune sémantique et dune pragmatique. Dès ces premières études, le lecteur sera confronté à une tentative pour enrôler à lherméneutique du soi, des fragments significatifs de la philosophie analytique de langue anglaise. Le recours à lanalyse, au sens donné à ce terme par la philosophie analytique, est le prix à payer pour une herméneutique caractérisée par le statut indirect de la position du soi. Par ce premier trait, lherméneutique se révèle être une philosophie du détour expliquer plus pour comprendre mieux le détour par la philosophie analytique ayant paru à Ricoeur, le plus riche de promesses et de résultats. Mais cest bien à la question qui ? que revient limpulsion. Question qui se divise en deux questions jumelles : de qui parle-t-on quand on désigne sur le mode référentiel la personne en tant que distincte des choses ? Et qui parle en se désignant soi-même comme locuteur (adressant la parole à un interlocuteur) ?
Le deuxième sous-ensemble (études III et IV) relève dune philosophie de laction, au sens limité que le terme a pris principalement en philosophie analytique. La question qui parle ? et la question qui agit ? apparaîtront étroitement enlacées. Ici encore le lecteur sera invité à participer à une confrontation constructive entre philosophie analytique et herméneutique. Cest en effet la théorie analytique de laction qui régira le grand détour par la question quoi ? et la question pourquoi ?, quitte à ne pouvoir accompagner jusquau bout le mouvement de retour vers la question qui ? qui est lagent de laction ? Répétons que ces longues boucles de lanalyse sont caractéristiques du style indirect dune herméneutique du soi, à linverse de la revendication dimmédiateté du Cogito. Cette sorte de concurrence entre philosophie analytique et herméneutique se continue dans le troisième sous-ensemble (études V et VI), où la question de lidentité personnelle se pose au point dintersection de deux traditions philosophiques. La question de lidentité liée à celle de la temporalité, sera développée sous le titre de lidentité narrative. Ce qui vient dêtre appelé la concurrence entre deux traditions philosophiques sera soumise à larbitrage de la dialectique entre lidentité-idem et lidentité-ipse, dont on a fait, avec le caractère réfléchi du soi, le second trait grammatical du soi-même. En même temps, et corrélativement, le sujet de laction racontée commencera à ségaler au concept le plus large de lhomme agissant et souffrant que la procédure analytico-herméneutique est capable de dégager. Il reviendra au quatrième sous-ensemble (études VII, VIII et IX) de proposer un dernier détour par les déterminations éthiques et morales de laction, rapportées respectivement aux catégories du bon et de lobligatoire. Ainsi seront portées au jour les dimensions elles-mêmes éthiques et morales dun sujet à qui laction, bonne ou non, faite par devoir ou non, peut être imputée. Lautonomie du soi y apparaîtra intimement liée à la sollicitude pour le proche et à la justice pour chaque homme. Dire soi, ce nest pas dire je le je se pose ou est déposé. Le soi est impliqué à titre réfléchi dans des opérations dont les analyses précèdent le retour vers lui-même. Sur cette dialectique de lanalyse et de la réflexion se greffe celle de lipse et de lidem. Enfin la dialectique du même et de lautre couronne les deux premières dialectiques. Deux traits complémentaires doivent être encore soulignés. Le premier trait concerne le caractère fragmentaire que Ricoeur reconnaît à la série de ses études (a) ; le second concerne lunité thématique qui les protège de la dissémination qui reconduirait le discours au silence (b). a) Le caractère fragmentaire de ces études procède de la structure analytico-réflexive qui impose à son herméneutique des détours laborieux. En introduisant la problématique du « soi » par la question qui ?, il a du même mouvement ouvert le champ à une polysémie inhérente à cette question même : qui parle de quoi ? qui fait quoi ? de qui et de quoi fait-on récit ? qui est moralement responsable de quoi ? Lherméneutique est ici livrée à lhistoricité du questionnement (surgissant du questionnement philosophique au cours de lhistoire). b) En revanche, on peut dire que lensemble de ces études a pour unité thématique, lagir humain, et que la notion daction acquiert au cours des études une extension et une concrétion sans cesse croissante. Dans cette mesure, la philosophie qui se dégage de louvrage mériterait dêtre appelée philosophie pratique et dêtre reçue comme « philosophie seconde », après léchec du Cogito à se constituer en philosophie première et à résoudre la question du fondement dernier. Lunité que le souci de lagir humain confère à lensemble est plutôt analogique entre des acceptions multiples du terme agir dont la polysémie est imposée par la variété de la contingence des questions qui mettent en mouvement les analyses conduisant à la réflexion sur soi. Un dernier trait va creuser lécart entre lherméneutique de Ricoeur et les philosophies du Cogito. Il concerne le type de certitude auquel peut prétendre la première et qui la différencie de manière décisive à celle qui sattache à la prétention dautofondation des secondes. On verra poindre lentement au cours des premières études, pour prendre vigueur dans les études médianes, enfin sépanouir pleinement dans les dernières études, la notion dattestation par laquelle Ricoeur entend caractériser le mode véritatif (aléthique) du style approprié à la conjonction de lanalyse et de la réflexion, à la reconnaissance de la différence entre mêmeté et ipséité, et au déploiement de la dialectique de soi et de lautre bref, approprié à lherméneutique du soi considérée dans sa triple membrure. Lattestation définit aux yeux de Ricoeur le type de certitude à laquelle peut prétendre lherméneutique, non pas seulement au regard de lexaltation épistémique du Cogito à partir de Descartes, mais encore au regard de son humiliation chez Nietzsche et ses successeurs. Lattestation paraît exiger moins que lune et plus que lautre. En fait, comparée à lune et à lautre, elle comme le « je » des philosophies du sujet est proprement atopos (sans place assurée dans le discours). Mais ce nest pas une croyance doxique, au sens où la doxa la croyance a moins de titre que lépistèmè la science ou mieux le savoir. Alors que la croyance doxique sinscrit dans la grammaire du « je crois que », lattestation relève du « je crois en ». Par là, elle se rapproche du témoignage, dans la mesure où cest en la parole du témoin que lon croit. De la croyance, ou si lon préfère, de la créance qui sattache à la triple dialectique de la réflexion et de lanalyse, de lipséité et de la mêmeté, du soi-même et de lautre que soi-même, on ne peut en appeler à aucune instance épistémique plus élevée. On pourrait objecter à cette première approche de lattestation quelle séloigne moins quelle ne paraît de la certitude du Cogito dans ses deux implications. 1) Face au Cogito qui se pose et à sa certitude, bien que la problématique de lattestation trouve une de ses sources dans la problématique cartésienne du Dieu trompeur, elle nen revendique pas pour elle-même le caractère de garantie attaché au Cogito par lintermédiaire de la démonstration prétendue de lexistence de Dieu, garantie qui finalement résorbe la véracité dans la vérité, au sens fort de savoir théorique auto-fondateur. A cet égard, lattestation manque de cette garantie de lhypercertitude attachée à cette dernière. Cette vulnérabilité sexprimera dans la menace permanente du soupçon, étant entendu que le soupçon est le contraire spécifique de lattestation. La parenté entre attestation et témoignage se vérifie ici : il ny a pas de « vrai » témoin sans « faux témoin ». Mais il ny a pas dautre recours contre le faux témoignage quun autre témoignage plus crédible, et il ny a pas dautre recours contre le soupçon quune attestation plus fiable. 2) Face au Cogito humilié, la créance est néanmoins une espèce de confiance, comme lexpression d« attestation fiable » vient à linstant de le suggérer. Créance est aussi fiance. Lattestation est fondamentalement attestation de soi. Cette confiance sera tour à tour confiance dans le pouvoir de dire, dans le pouvoir de faire, dans le pouvoir de se reconnaître personnage de récit, dans le pouvoir de répondre à laccusation par laccusatif : me voici ! selon lexpression chère à Lévinas. A ce stade, lattestation sera celle de ce quon appelle communément conscience morale. Et si lon admet que la problématique de lagir constitue lunité analogique sous laquelle se rassemblent toutes nos investigations, lattestation peut se définir comme lassurance dêtre soi-même agissant et souffrant. Cette assurance demeure lultime recours contre tout soupçon ; même si elle est toujours en quelque façon reçue dun autre, elle demeure attestation de soi. Cest lattestation de soi qui, à tous les niveaux linguistique, pratique, narratif, prescriptif , préservera la question qui ? de se laisser remplacer par la question quoi ? ou la question pourquoi ? Inversement, au creux dépressif de laporie, seule la persistance de la question qui ? en quelque sorte mise à nu par le défaut de réponse, se révèlera comme le refuge imprenable de lattestation. En tant que créance sans garantie, mais aussi en tant que confiance plus forte que tout soupçon, lherméneutique du soi peut prétendre se tenir à égale distance du Cogito exalté par Descartes, et du Cogito proclamé déchu par Nietzsche. [1] Paul Ricoeur, « Soi-même comme un autre », paru au Seuil, Points, Essais, en mars 1990. [2] Par hyperbole, il faut le souligner, il ne convient pas dentendre une figure de style, un trope littéraire, mais la pratique systématique de lexcès, dans largumentation philosophique. [3] « Il se peut faire quil ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais laddition de deux et de trois », Méditations métaphysiques, AT, t. IX, p. 16. [4] « je mappliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions », ibid. p.13. [5] « Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, javais reçu quantité de fausses opinions pour véritables », ibid. [6] Cest pourquoi le « qui » du doute ne manque daucun autrui puisquil est sorti en perdant tout ancrage, des conditions dinterlocution du dialogue. On ne peut même pas dire quil monologue, dans la mesure où le monologue marque un retrait par rapport à un dialogue quil présuppose en linterrompant. [7] Ibid . p.19. [8] AT, t. IX, p. 21. [9] AT, t. IX, p. 22. [10] Largument ici vaut dêtre rapporté : « Car il est de soi si évident que cest moi qui doute, qui entends et qui désire, quil nest pas ici besoin de rien ajouter pour lexpliquer » (AT, t. IX, p. 22). [11] AT, t. IX, p. 36. [12] Procédé qui donne à un terme un sens plus étendu que ne le comporte son emploi ordinaire. [13] La déclaration de lécrivain Jean-Paul y est rapportée en ces termes : « Ainsi, eu égard aux connexions spirituelles, tout langage est un dictionnaire de métaphores fanées ». La métaphore paraît ici privilégiée entre tous les tropes, mais la métonymie remplacement dun mot par un autre nest pas pour autant éclipsée : le remplacement de leffet par la cause (métalepsis) deviendra, dans les fragments de La Volonté de puissance, le mécanisme principal du sophisme dissimulé dans le Cogito. [14] Lintellect humain est dit appartenir à la nature en tant quapanage dun animal inventeur de lintelligence : « Il ny a pas pour cet intellect une mission plus vaste qui dépasserait la vie humaine » (Le Livre du Philosophe). [15] Les commentateurs français se rangent plutôt dans le second camp , accompagnés par Paul de Man dans son essai : « Rhetoric of tropes », Londres 1979. Date de création : 17/06/2009 @ 08:04 Réactions à cet article
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