DU COGITO À L’HERMÉNEUTIQUE DU SOI
La présente étude vise à montrer comment le COGITO tel qu’il a été exalté par Descartes, puis compris par ses successeurs, s’est trouvé ensuite brisé par l’initiative de Nietzsche. La manifestation du « sujet pensant » qui est au cœur du Cogito, vient d’être reprise grâce à l’herméneutique du « soi » que Ricoeur nous propose dans son œuvre « Soi-même comme un autre[1] ».
Par le titre de son œuvre, l’auteur a voulu désigner le point de convergence entre les trois intentions philosophiques majeures qui ont présidé à l’élaboration des dix études qu’elle renferme.
La première intention est de marquer le primat de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet, telle qu’elle s’exprime à la première personne du singulier : « je pense », « je suis ».
La seconde intention philosophique, implicitement inscrite dans le titre de l’ouvrage par le biais du terme « même » est de dissocier deux significations majeures de l’identité selon que l’on entend par identique l’équivalent de l’idem ou de l’ipse latin.
La troisième intention philosophique, explicitement incluse dans le titre de l’ouvrage, est de mettre en jeu une dialectique complémentaire, celle du soi et de l’autre que soi.
Reprenons ces intentions une à une pour les préciser.
1) Première intention philosophique : elle trouve un appui dans la grammaire des langues naturelles lorsque celle-ci permet d’opposer « soi » à « je ». En ce qui concerne notre langue, « soi » est défini d’emblée comme pronom réfléchi de la troisième personne (il, elle, eux). Cette restriction de personne est toutefois levée si on rapproche le terme « soi » du terme « se », lui-même rapporté à des verbes au mode infinitif, exemple « se présenter », « se nommer », forme qui représente une plénitude de signification ; le « se » désigne alors le réfléchi de tous les pronoms personnels, et même impersonnels tels que « chacun », « quiconque », « on ». Ce détour par le « se » n’est pas vain dans la mesure où le « soi » accède lui aussi à la même amplitude omnitemporelle quand il complète le « se » associé au mode infinitif, « se désigner soi-même ». C’est sur ce dernier bon usage de notre langue que prend appui notre emploi constant du terme « soi », en contexte philosophique, comme pronom réfléchi de toutes les personnes grammaticales. C’est à son tour cette valeur de réfléchi omnipersonnel qui est préservée dans l’emploi du « soi »dans la fonction de complément de nom : « le souci de soi ». C’est la forme du « se désigner soi-même » qui sera retenue désormais pour canonique.
2) Seconde intention philosophique : elle est de dissocier deux significations majeures de l’identité du « même », selon que l’on entend par identique l’équivalent de l’idem ou de l’ipse latin. L’équivocité du terme « identique » sera au cœur des réflexions de Ricoeur sur l’identité personnelle (ipse) et l’identité narrative (idem), en rapport avec un caractère majeur du « soi », à savoir sa temporalité. L’identité au sens d’idem déploie elle-même une hiérarchie de significations (études V et VI) dont la permanence dans le temps constitue le degré le plus élevé, à quoi s’oppose le différent, au sens de changeant, variable. La thèse constante de Ricoeur sera que l’identité–ipse n’implique aucune insertion d’un noyau non changeant de la personnalité. Dans ses acceptions variées, le terme « même » est employé dans le cadre d’une comparaison ; il a pour contraires : autre, contraire, distinct, divers, inégal, inverse. Le poids de cet usage comparatif du terme « même » a paru si grand à Ricoeur qu’il tiendra désormais la mêmeté pour synonyme de l’identité–idem, auquel il lui opposera l’ipséité par référence à l’identité–ipse.
3) Troisième intention philosophique : mise en jeu une d’une dialectique complémentaire, à savoir celle du soi et de l’autre que soi. Tant qu’on reste dans le cercle de l’identité–mêmeté, l’altérité de l’autre que soi ne présente rien d’original : « autre » figure parmi les antonymes de « même ». Il en va tout autrement si l’on met en couple l’ipséité et l’altérité. Une altérité qui n’est pas – ou pas seulement – de comparaison est suggérée par le titre de l’oeuvre, une altérité telle qu’elle puisse être constitutive de l’ipséité elle-même. Au « comme » il y a l’intention d’attacher la signification forte, non pas seulement d’une comparaison – soi-même semblable à un autre – mais bien d’une implication : soi-même en tant que…autre.
Il nous faut tenir ici pour paradigmatique des philosophies du sujet que celui-ci y soit formulé en première personne – ego cogito –, que le « je » se définisse comme moi empirique ou comme « je » transcendantal, que le « je » soit posé absolument ou relativement. Dans tous ces cas de figure, le sujet c’est « je ». C’est pourquoi l’expression philosophies du sujet est tenue ici pour équivalente à philosophies du Cogito. C’est pourquoi la querelle du Cogito, où le « je » est tour à tour en position de force ou de faiblesse, a paru à Ricoeur tout à fait adéquate pour faire ressortir d’entrée de jeu la problématique du soi, sous la réserve que ses investigations confirment sa prétention, à savoir que l’herméneutique du soi se trouve à égale distance de l’apologie du Cogito et de sa destitution.
1) Le Cogito se pose
L’ambition fondationnelle attachée au Cogito cartésien se laisse reconnaître dès l’abord au caractère hyperbolique[2] du doute qui ouvre l’espace d’investigation des Méditations. La radicalité du projet est ainsi à la mesure du doute qui n’excepte du régime de l’« opinion » ni le sens commun, ni les sciences – tant mathématiques que physiques –, ni la tradition philosophique. Plus précisément, cette radicalité tient à la nature d’un doute sans commune mesure avec celui qu’on peut exercer à l’intérieur des trois domaines susnommés. L’hypothèse d’une tromperie totale procède d’un doute que Descartes appelle « métaphysique » pour en marquer la disproportion par rapport à tout doute interne à un espace particulier de certitude. C’est pour dramatiser ce doute que Descartes forge, comme on sait, l’hypothèse fabuleuse d’un grand trompeur ou malin génie, image inversée d’un Dieu vérace, réduit lui-même au statut de simple opinion[3]. Si le Cogito peut procéder de cette condition extrême de doute, c’est que quelqu’un conduit le doute[4].
Mais ce « je » qui doute, ainsi désancré au regard de tous les repères spatio-temporels solidaires du corps propre, qui est-il ? Déplacé par rapport au sujet autobiographique du Discours de la méthode – dont la trace subsiste dans les premières lignes des Méditations[5] – , le « je » qui mène le doute et qui se réfléchit dans le Cogito est tout aussi métaphysique et hyperbolique que le doute l’est lui-même par rapport à tous ses contenus. Il n’est à vrai dire à personne[6].
Par le doute, « je me persuade que rien n’a jamais été », mais ce que je veux trouver, c’est « une chose qui soit certaine et véritable ».
– Cette dernière remarque est capitale pour comprendre le retournement du doute en la certitude du Cogito dans la Seconde Méditation : conformément à la visée ontologique du doute, la première certitude qui en dérive est la certitude de mon existence, impliquée dans l’exercice même de pensée en quoi l’hypothèse du grand trompeur consiste : « Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra , il ne saurait jamais faire que je sois rien, tant que je penserai être quelque chose[7] ».C ‘st bien là une proposition existentielle : le verbe « être » y est pris absolument et non comme copule : « je suis, j’existe » (Cogito ergo sum).
La question qui ?, liée d’abord à la question qui doute ?, prend un tour nouveau en se liant à la question qui pense ? et, plus radicalement, qui existe ?. L’indétermination extrême de la réponse – indétermination héritée du caractère initialement hyperbolique du doute – explique sans doute que Descartes soit contraint, pour développer la certitude acquise, de lui adjoindre une question nouvelle à savoir celle du savoir ce que je suis. La réponse à cette question conduit à la formule développée du Cogito : « Je ne suis donc précisément parlant
qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison qui sont des termes dont la signification m’était auparavant inconnue[8] ». Par la question quoi ?, nous sommes entraînés dans une recherche prédicative, portant sur ce qui « appartient à cette connaissance que j’ai de moi-même[9] », ou plus nettement encore « ce qui appartient à ma nature ». A ce point, le « je » perd définitivement toute détermination singulière en devenant pensée, c’est-à-dire entendement. Il est vrai que cette tendance qu’on peut dire étymologisante est tempérée par une tendance « phénoménologisante » exprimée dans l’énumération qui préserve la réelle variété intime de l’acte de penser : « Qu’est-ce…qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent (ibid). Cette énumération pose la question de l’identité du sujet, mais en un tout autre sens que la description narrative d’une personne concrète. Il ne peut s’agir que de l’identité en quelque sorte ponctuelle, anhistorique, du « je » dans la diversité de ses opérations ; cette identité est celle d’un même qui échappe à l’alternative de la permanence et du changement dans le temps, puisque le Cogito est instantané[10].
– Au terme de la Seconde Méditation, le statut du sujet méditant apparaît sans aucune commune mesure avec ce que, dans la suite des investigations, il sera appelé, locuteur, agent, personnage de narration, sujet d’imputation morale, etc. La subjectivité qui se pose elle-même par réflexion sur son propre doute, doute radicalisé par la fable du grand trompeur, est une subjectivité désancrée, que Descartes, conservant le vocabulaire substantialiste des philosophes avec lesquels il croit avoir rompu, peut encore appeler une âme. Mais c’est l’inverse qu’il veut dire : ce que la tradition appelle âme est en vérité sujet, et ce sujet se réduit à l’acte le plus simple, le plus dépouillé, celui de penser. Cet acte de penser, encore sans objet déterminé, suffit à vaincre le doute, parce que le doute le contient déjà. Et comme le doute est volontaire et libre, la pensée se pose en posant le doute. C’est dans ce sens que le « j’existe pensant » est une première vérité, c’est-à-dire une vérité que rien ne précède (…)
Le Cogito serait véritablement absolu à tous égards, si l’on pouvait montrer qu’il n’y a qu’un ordre, celui où il est effectivement premier, et que l’autre ordre qui le fait régresser au second rang dérive du premier.
– Or, il semble bien que la Troisième Méditation renverse l’ordre, en plaçant la certitude du Cogito en position subordonnée par rapport à la véracité divine, laquelle est première selon la « vérité de la chose ». Qu’en résulte-t-il pour le Cogito lui-même ? Par une sorte de choc en retour de la nouvelle certitude, à savoir celle de l’existence de Dieu, sur celle du Cogito, l’idée de moi-même apparait profondément transformée
Du seul fait de la reconnaissance de cet Autre qui cause la présence en moi de sa propre représentation. Le Cogito glisse au second rang ontologique. Descartes n’hésite pas à écrire : « j’ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l’infini que du fini, c’est-à-dire de Dieu que de moi-même[11] ». ..L’idée de Dieu est en moi comme la marque même de l’auteur sur son ouvrage, marque qui assure la ressemblance de l’un à l’autre. Il me faut alors confesser que « je conçois cette ressemblance […] par la même faculté par laquelle je me conçois moi-même » (ibid).
Ricoeur pense qu’il n’est guère possible de pousser plus loin la fusion entre l’idée de moi-même et celle de Dieu. Mais qu’en résulte-t-il pour l’ordre des raisons ? Ceci, qu’il ne se présente plus comme une chaîne linéaire, mais comme une boucle ; de cette projection du point à rebours sur le point de départ. Descartes n’aperçoit que le bénéfice, à savoir l’élimination de l’hypothèse insidieuse du Dieu menteur qui nourrissait le doute le plus hyperbolique ; l’image fabuleuse du grand trompeur est vaincue en moi dès lors que l’Autre véritablement existant et entièrement véridique en a occupé la place. Mais la question est de savoir si, en donnant à l’ordre des raisons la forme du cercle, Descartes n’a pas fait de la démarche qui arrache le Cogito, donc le « je », à sa solitude initiale un gigantesque cercle vicieux…
–Tirant les conséquences du renversement de la Troisième Méditation, Malebranche et Spinoza n’ont plus vu dans le Cogito qu’une vérité abstraite, tronquée, dépouillée de tout prestige. Spinoza est à cet égard le plus cohérent : pour l’Ethique, seul le discours de la substance infinie a valeur de fondement ; le Cogito, non seulement régresse au second rang, mais perd sa formulation en première personne, On lit ainsi au livre II de l’Ethique, sous le titre de l’axiome II : « L’homme pense… ». L’axiome I, quant à lui, souligne un peu plus le caractère subordonné du second : « L’essence de l’homme n’enveloppe pas l’existence nécessaire, c’est-à-dire qu’il peut aussi bien se faire suivant l’ordre de la nature que cet homme-ci ou celui-là existe, qu’il peut se faire qu’il n’existe pas ». La problématique du soi s’éloigne de l’horizon philosophique.
Pour le courant idéaliste, à travers Kant, Fichte et Husserl (du moins celui des Méditations cartésiennes), la seule lecture cohérente du Cogito, c’est celle pour laquelle la certitude alléguée de l’existence de Dieu est frappée du même sceau de subjectivité que la certitude de ma propre existence ; la garantie de la garantie que constitue la véracité divine ne constitue alors qu’une annexe de la première certitude. S’il en est ainsi, le Cogito n’est pas une première certitude que suivraient une seconde, une troisième, etc., mais le fondement qui se fonde lui-même, incommensurable à toutes les propositions, non seulement empiriques mais transcendantales. Pour éviter de tomber dans un idéalisme subjectiviste, le « je pense» doit se dépouiller de toute résonance psychologique, à plus forte raison de toute référence autobiographique. Il doit devenir le « je pense » kantien, dont la Déduction transcendantale dit qu’il « doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ». La problématique du soi en ressort en un sens magnifiée, mais au prix de la perte de son rapport avec la personne dont on parle, mais avec le « je-tu » de l’interlocuteur, avec l’identité d’une personne historique, avec le soi de la responsabilité. L’exaltation du Cogito doit-elle être payée à ce prix ? La modernité doit au moins à Descartes d’avoir été placée devant une alternative aussi redoutable.
2) Le Cogito brisé
Le Cogito brisé : tel pourrait être le titre emblématique d’une tradition sans doute moins continue que celle du Cogito, mais dont la virulence culmine avec Nietzsche, faisant de celui-ci le vis-à-vis privilégié de Descartes. L’attaque contre la philosophie qui prétendait s’ériger en science prend appui sur le procès du langage dans lequel la philosophie se dit. Or, il faut bien avouer que, à part le disciple de Kant, Herder, la philosophie de la subjectivité a fait entièrement abstraction de la médiation langagière qui véhicule son argumentation sur le « je suis » et le «je pense ».En mettant l’accent sur cette dimension du discours philosophique, Nietzsche porte au jour les stratégies rhétoriques enfouies, oubliées, et même hypocritement refoulées et déniées, au nom de l’immédiateté de la réflexion.
Le Cours de rhétorique, professé à Bâle (hiver 1872), propose l’idée nouvelle selon laquelle les tropes – métaphore, synecdoque[12], métonymie – ne constituent pas des éléments surajoutés à un discours de droit littéral, non figuratif, mais sont inhérents au fonctionnement le plus primitif du langage. En ce sens, il n’y a pas de « naturalité » non rhétorique du langage. Celui-ci est tout entier figuratif[13].
C’est dans Vérité et Mensonge au sens extra-moral (été 1873) que le paradoxe d’un langage de part en part figural, et de ce fait réputé mensonger, est poussé le plus loin. Paradoxe en un double sens : d’abord en ce que, dès les premières lignes, la vie, prise apparemment en un sens référentiel et non figural, est mise à la source des fables par lesquelles elle se maintient. Ensuite en ce que le propre discours de Nietzsche sur la vérité comme mensonge devrait être entraîné dans l’abîme du paradoxe du menteur. Mais Nietzsche est précisément le penseur qui a assumé jusqu’au bout ce paradoxe, que manquent les commentateurs qui prennent l’apologie de la Vie, de la Volonté de puissance pour la révélation d’un nouvel immédiat, substitué à la même place et avec les mêmes prétentions fondationnelles que le Cogito…Le paradoxe initial est celui d’une « illusion » servant d’« expédient » au service de la conservation de la vie[14]. Mais la nature a soustrait à l’homme le pouvoir de déchiffrer cette illusion : « Elle a jeté la clé ». Pourtant, cette clé, Nietzsche pense la posséder : c’est le fonctionnement de l’illusion comme Verstellung. Il importe de conserver le sens de déplacement à ce procédé, qui signifie aussi dissimulation, car c’est lui qui désigne le secret du fonctionnement non seulement langagier mais proprement rhétorique de l’illusion.
En quel sens le Cogito cartésien est-il ici visé, au moins obliquement ? En ce sens qu’il ne peut constituer une exception au doute généralisé, dans la mesure où la même certitude qui couvre le j’« existe », le j’« existe-pensant », la réalité formelle des idées et finalement leur valeur représentative, est frappée par la sorte de réduction tropologique ici prononcée. De même que le doute de Descartes procédait de l’indistinction supposée entre le rêve et la veille, celui de Nietzsche procède de l’indistinction plus hyperbolique entre mensonge et vérité. C’est bien pourquoi le Cogito doit succomber à cette version elle-même hyperbolique du malin génie, car, ce que celui-ci ne pouvait inclure, c’était l’instinct de vérité. Or c’est lui qui maintenant devient « énigmatique ». Le malin génie s’avère ici plus malin que le Cogito. Quant à la philosophie propre de Nietzsche, ou bien elle s’excepte elle-même de ce règne universel de la Verstellung – mais par quelle ruse supérieure échapperait-elle au sophisme du menteur ? –, ou bien elle y succombe – mais alors comment justifier le ton de révélation sur lequel seront proclamés la volonté de puissance, le surhomme et le retour éternel du même ? Ce dilemme qui ne paraît pas avoir empêché Nietzsche de penser et d’écrire, est devenu celui de ses continuateurs partagés en deux camps, les fidèles et les ironistes[15].
La critique frontale du Cogito a lieu dans les fragments du Nachlass, dix ans après le Cours de rhétorique de Bâle. La sévère critique qui s’y trouve pratiquée montre que l’anti-Cogito de Nietzsche est non pas l’inverse du Cogito cartésien, mais la destruction de la question même à laquelle le Cogito était censé apporter une réponse absolue.
En dépit du caractère fragmentaire de ces aphorismes dirigés contre le Cogito, la constellation qu’ils dessinent permet d’y voir les rigoureux exercices d’un doute hyperbolique dont Nietzsche lui-même serait le malin génie. Ainsi ce fragment tardif : « Je retiens la phénoménalité également du monde intérieur : tout ce qui nous devient conscient est d’un bout à l’autre préalablement arrangé, simplifié, schématisé, interprété – le processus réel de la « perception » interne, l’enchaînement causal entre les pensées, les sentiments, les convoitises, comme celui entre le sujet et l’objet, nous sont absolument cachés – et peut-être pure imagination ». En étendant sa critique à la soi-disant « expérience interne », Nietzsche ruine dans le principe le caractère d’exception du Cogito à l’égard du doute que Descartes dirigeait contre la distinction entre le monde du rêve et celui de la veille. Assumer la phénoménalité du monde intérieur, c’est en outre aligner la connexion de l’expérience intime sur la « causalité » externe, laquelle est également une illusion qui dissimule le jeu des forces sous l’artifice de l’ordre. C’est encore poser une unité tout à fait arbitraire, cette fiction appelée « penser », à part de la foisonnante multiplicité des instincts. C’est enfin imaginer un « substrat de sujet » dans lequel les actes de pensée auraient leur origine. Cette dernière illusion est la plus perfide, car elle met en action dans le rapport entre l’acteur et son faire, la sorte d’inversion entre l’effet et la cause déjà vue plus haut rapportée au trope de la métonymie, sous la figure de la métalepsis. C’est ainsi que l’on tient pour cause, sous le titre du « je », ce qui est l’effet de son propre effet. Dans l’exercice du doute hyperbolique, que Nietzsche porte à la limite, le « je » n’apparaît pas comme inhérent au Cogito, mais comme une interprétation de type causal. On rejoint ici l’argument tropologique antérieur : en effet, placer une substance sous le Cogito ou une cause derrière lui, « ce n’est là qu’une simple habitude grammaticale, celle d’adjoindre un agent à chaque action ». On retombe sur l’« inversion des mots », dénoncée vingt ans plus tôt.
Il ne faut rien voir ici d’autre qu’un exercice de doute hyperbolique poussé plus loin que celui de Descartes, retourné contre la certitude même que celui-ci pensait pouvoir soustraire au doute. Nietzsche ne dit pas autre chose, dans ces fragments du moins, que ceci : je doute mieux que Descartes. Le Cogito aussi est douteux. C’est sur ce mode hyperbolique que l’on comprend mieux des formules telles que celles-ci : « mon hypothèse, le sujet comme multiplicité ». Sans le dire toujours explicitement, Nietzsche essaie cette idée ; il joue avec l’idée d’une multiplicité de sujets luttant entre eux, comme autant de « cellules » en rébellion contre l’instance dirigeante. Il atteste ainsi que rien ne résiste à l’hypothèse la plus fantastique, aussi longtemps du moins qu’on reste à l’intérieur de la problématique délimitée par la recherche d’une certitude qui garantirait absolument contre le doute.
3) Vers une herméneutique du soi
Sujet exalté, sujet humilié : c’est toujours, semble-t-il par un tel renversement du pour et du contre qu’on s’approche du sujet. Dans quelle mesure peut-on dire que l’herméneutique du « soi » ici mise en œuvre occupe un lieu épistémique situé au-delà de cette alternative du cogito et de l’anti-cogito ?
Un survol rapide des neuf études qui constituent proprement l’herméneutique du « soi » peut donner au lecteur une idée sommaire de la façon dont le discours philosophique répond au niveau conceptuel aux trois traits grammaticaux, à savoir l’usage du « se » et du « soi » en cas obliques, le dédoublement du « même » selon le régime de l’ipse et de l’idem, la corrélation entre soi et l’autre que soi. A ces trois traits grammaticaux correspondent les trois traits majeurs de l’herméneutique du soi, à savoir : le détour de la réflexion par l’analyse, la dialectique de l’ipséitémêmeté, celle enfin de l’ipséité et de l’altérité. Il sera donné une forme interrogative à cette perspective en introduisant par la question qui ? toutes les assertions relatives à la problématique du « soi », en donnant ainsi même amplitude à la question qui ? et à la réponse – « soi ». Quatre sous-ensembles correspondent ainsi à quatre manières d’interroger : qui parle ? qui agit ? qui se raconte ? qui est le sujet moral d’imputation ?
Le premier sous-ensemble (études I et II) relève d’une philosophie du langage, sous le double aspect d’une sémantique et d’une pragmatique. Dès ces premières études, le lecteur sera confronté à une tentative pour enrôler à l’herméneutique du soi, des fragments significatifs de la philosophie analytique de langue anglaise. Le recours à l’analyse, au sens donné à ce terme par la philosophie analytique, est le prix à payer pour une herméneutique caractérisée par le statut indirect de la position du soi. Par ce premier trait, l’herméneutique se révèle être une philosophie du détour – expliquer plus pour comprendre mieux – le détour par la philosophie analytique ayant paru à Ricoeur, le plus riche de promesses et de résultats. Mais c’est bien à la question qui ? que revient l’impulsion. Question qui se divise en deux questions jumelles : de qui parle-t-on quand on désigne sur le mode référentiel la personne en tant que distincte des choses ? Et qui parle en se désignant soi-même comme locuteur (adressant la parole à un interlocuteur) ?
Le deuxième sous-ensemble (études III et IV) relève d’une philosophie de l’action, au sens limité que le terme a pris principalement en philosophie analytique. La question qui parle ? et la question qui agit ? apparaîtront étroitement enlacées. Ici encore le lecteur sera invité à participer à une confrontation constructive entre philosophie analytique et herméneutique. C’est en effet la théorie analytique de l’action qui régira le grand détour par la question quoi ? et la question pourquoi ?, quitte à ne pouvoir accompagner jusqu’au bout le mouvement de retour vers la question qui ? – qui est l’agent de l’action ? Répétons que ces longues boucles de l’analyse sont caractéristiques du style indirect d’une herméneutique du soi, à l’inverse de la revendication d’immédiateté du Cogito.
Cette sorte de concurrence entre philosophie analytique et herméneutique se continue dans le troisième sous-ensemble (études V et VI), où la question de l’identité personnelle se pose au point d’intersection de deux traditions philosophiques. La question de l’identité liée à celle de la temporalité, sera développée sous le titre de l’identité narrative. Ce qui vient d’être appelé la concurrence entre deux traditions philosophiques sera soumise à l’arbitrage de la dialectique entre l’identité-idem et l’identité-ipse, dont on a fait, avec le caractère réfléchi du soi, le second trait grammatical du soi-même. En même temps, et corrélativement, le sujet de l’action racontée commencera à s’égaler au concept le plus large de l’homme agissant et souffrant que la procédure analytico-herméneutique est capable de dégager.
Il reviendra au quatrième sous-ensemble (études VII, VIII et IX) de proposer un dernier détour par les déterminations éthiques et morales de l’action, rapportées respectivement aux catégories du bon et de l’obligatoire. Ainsi seront portées au jour les dimensions elles-mêmes éthiques et morales d’un sujet à qui l’action, bonne ou non, faite par devoir ou non, peut être imputée. L’autonomie du soi y apparaîtra intimement liée à la sollicitude pour le proche et à la justice pour chaque homme.
Dire soi, ce n’est pas dire je…le je se pose – ou est déposé. Le soi est impliqué à titre réfléchi dans des opérations dont les analyses précèdent le retour vers lui-même. Sur cette dialectique de l’analyse et de la réflexion se greffe celle de l’ipse et de l’idem. Enfin la dialectique du même et de l’autre couronne les deux premières dialectiques. Deux traits complémentaires doivent être encore soulignés.
Le premier trait concerne le caractère fragmentaire que Ricoeur reconnaît à la série de ses études (a) ; le second concerne l’unité thématique qui les protège de la dissémination qui reconduirait le discours au silence (b).
a) Le caractère fragmentaire de ces études procède de la structure analytico-réflexive qui impose à son herméneutique des détours laborieux. En introduisant la problématique du « soi » par la question qui ?, il a du même mouvement ouvert le champ à une polysémie inhérente à cette question même : qui parle de quoi ? qui fait quoi ? de qui et de quoi fait-on récit ? qui est moralement responsable de quoi ? L’herméneutique est ici livrée à l’historicité du questionnement (surgissant du questionnement philosophique au cours de l’histoire).
b) En revanche, on peut dire que l’ensemble de ces études a pour unité thématique, l’agir humain, et que la notion d’action acquiert au cours des études une extension et une concrétion sans cesse croissante.
Dans cette mesure, la philosophie qui se dégage de l’ouvrage mériterait d’être appelée philosophie pratique et d’être reçue comme « philosophie seconde », après l’échec du Cogito à se constituer en philosophie première et à résoudre la question du fondement dernier. L’unité que le souci de l’agir humain confère à l’ensemble est plutôt analogique entre des acceptions multiples du terme agir dont la polysémie est imposée par la variété de la contingence des questions qui mettent en mouvement les analyses conduisant à la réflexion sur soi.
Un dernier trait va creuser l’écart entre l’herméneutique de Ricoeur et les philosophies du Cogito. Il concerne le type de certitude auquel peut prétendre la première et qui la différencie de manière décisive à celle qui s’attache à la prétention d’autofondation des secondes. On verra poindre lentement au cours des premières études, pour prendre vigueur dans les études médianes, enfin s’épanouir pleinement dans les dernières études, la notion d’attestation par laquelle Ricoeur entend caractériser le mode véritatif (aléthique) du style approprié à la conjonction de l’analyse et de la réflexion, à la reconnaissance de la différence entre mêmeté et ipséité, et au déploiement de la dialectique de soi et de l’autre – bref, approprié à l’herméneutique du soi considérée dans sa triple membrure. L’attestation définit aux yeux de Ricoeur le type de certitude à laquelle peut prétendre l’herméneutique, non pas seulement au regard de l’exaltation épistémique du Cogito à partir de Descartes, mais encore au regard de son humiliation chez Nietzsche et ses successeurs. L’attestation paraît exiger moins que l’une et plus que l’autre. En fait, comparée à l’une et à l’autre, elle – comme le « je » des philosophies du sujet – est proprement atopos (sans place assurée dans le discours). Mais ce n’est pas une croyance doxique, au sens où la doxa – la croyance – a moins de titre que l’épistèmè – la science ou mieux le savoir. Alors que la croyance doxique s’inscrit dans la grammaire du « je crois que », l’attestation relève du « je crois en ». Par là, elle se rapproche du témoignage, dans la mesure où c’est en la parole du témoin que l’on croit. De la croyance, ou si l’on préfère, de la créance qui s’attache à la triple dialectique de la réflexion et de l’analyse, de l’ipséité et de la mêmeté, du soi-même et de l’autre que soi-même, on ne peut en appeler à aucune instance épistémique plus élevée.
On pourrait objecter à cette première approche de l’attestation qu’elle s’éloigne moins qu’elle ne paraît de la certitude du Cogito dans ses deux implications.
1) Face au Cogito qui se pose et à sa certitude, bien que la problématique de l’attestation trouve une de ses sources dans la problématique cartésienne du Dieu trompeur, elle n’en revendique pas pour elle-même le caractère de garantie attaché au Cogito par l’intermédiaire de la démonstration prétendue de l’existence de Dieu, garantie qui finalement résorbe la véracité dans la vérité, au sens fort de savoir théorique auto-fondateur. A cet égard, l’attestation manque de cette garantie de l’hypercertitude attachée à cette dernière. Cette vulnérabilité s’exprimera dans la menace permanente du soupçon, étant entendu que le soupçon est le contraire spécifique de l’attestation. La parenté entre attestation et témoignage se vérifie ici : il n’y a pas de « vrai » témoin sans « faux témoin ». Mais il n’y a pas d’autre recours contre le faux témoignage qu’un autre témoignage plus crédible, et il n’y a pas d’autre recours contre le soupçon qu’une attestation plus fiable.
2) Face au Cogito humilié, la créance est néanmoins une espèce de confiance, comme l’expression d’« attestation fiable » vient à l’instant de le suggérer. Créance est aussi fiance. L’attestation est fondamentalement attestation de soi. Cette confiance sera tour à tour confiance dans le pouvoir de dire, dans le pouvoir de faire, dans le pouvoir de se reconnaître personnage de récit, dans le pouvoir de répondre à l’accusation par l’accusatif : me voici ! selon l’expression chère à Lévinas. A ce stade, l’attestation sera celle de ce qu’on appelle communément conscience morale. Et si l’on admet que la problématique de l’agir constitue l’unité analogique sous laquelle se rassemblent toutes nos investigations, l’attestation peut se définir comme l’assurance d’être soi-même agissant et souffrant. Cette assurance demeure l’ultime recours contre tout soupçon ; même si elle est toujours en quelque façon reçue d’un autre, elle demeure attestation de soi. C’est l’attestation de soi qui, à tous les niveaux – linguistique, pratique, narratif, prescriptif –, préservera la question qui ? de se laisser remplacer par la question quoi ? ou la question pourquoi ? Inversement, au creux dépressif de l’aporie, seule la persistance de la question qui ? en quelque sorte mise à nu par le défaut de réponse, se révèlera comme le refuge imprenable de l’attestation.
En tant que créance sans garantie, mais aussi en tant que confiance plus forte que tout soupçon, l’herméneutique du soi peut prétendre se tenir à égale distance du Cogito exalté par Descartes, et du Cogito proclamé déchu par Nietzsche.
[1] Paul Ricoeur, « Soi-même comme un autre », paru au Seuil, Points, Essais, en mars 1990.
[2] Par hyperbole, il faut le souligner, il ne convient pas d’entendre une figure de style, un trope littéraire, mais la pratique systématique de l’excès, dans l’argumentation philosophique.
[3] « Il se peut faire qu’il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de deux et de trois », Méditations métaphysiques, AT, t. IX, p. 16.
[4] « …je m’appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions », ibid. p.13.
[5] « Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables… », ibid.
[6] C’est pourquoi le « qui » du doute ne manque d’aucun autrui puisqu’il est sorti en perdant tout ancrage, des conditions d’interlocution du dialogue. On ne peut même pas dire qu’il monologue, dans la mesure où le monologue marque un retrait par rapport à un dialogue qu’il présuppose en l’interrompant.
[10] L’argument ici vaut d’être rapporté : « Car il est de soi si évident que c’est moi qui doute, qui entends et qui désire, qu’il n’est pas ici besoin de rien ajouter pour l’expliquer » (AT, t. IX, p. 22).
[12] Procédé qui donne à un terme un sens plus étendu que ne le comporte son emploi ordinaire.
[13] La déclaration de l’écrivain Jean-Paul y est rapportée en ces termes : « Ainsi, eu égard aux connexions spirituelles, tout langage est un dictionnaire de métaphores fanées ». La métaphore paraît ici privilégiée entre tous les tropes, mais la métonymie – remplacement d’un mot par un autre – n’est pas pour autant éclipsée : le remplacement de l’effet par la cause (métalepsis) deviendra, dans les fragments de La Volonté de puissance, le mécanisme principal du sophisme dissimulé dans le Cogito.
[14] L’intellect humain est dit appartenir à la nature en tant qu’apanage d’un animal inventeur de l’intelligence : « Il n’y a pas pour cet intellect une mission plus vaste qui dépasserait la vie humaine » (Le Livre du Philosophe).
[15] Les commentateurs français se rangent plutôt dans le second camp , accompagnés par Paul de Man dans son essai : « Rhetoric of tropes », Londres 1979.