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Parcours habermassien - Kantisme et christianisme
KANTISME ET CHRISTIANISME
La Préface du premier texte donne les premières indications : « A propos du titre, je voudrais encore remarquer ceci ; puisque la révélation peut bien, à tout le moins, comprendre en soi une pure religion de la raison, mais quen revanche cette dernière ne peut contenir lhistoire liée à la révélation, je pourrais concevoir lune comme une sphère plus large de la foi, renfermant lautre en soi comme plus étroite (non comme des cercles extérieurs lun à lautre, mais concentriques) et ce serait dans cette dernière que le philosophe, en tant que théoricien (sappuyant seulement sur les principes a priori et devant par conséquent faire abstraction de toute expérience), devrait se tenir. Partant de ce point de vue je puis tenter une seconde recherche : je veux dire partir dune quelconque révélation tenue pour telle, et tandis que je fais abstraction de la pure religion de la raison (dans la mesure où elle constitue un système cohérent), considérer la révélation comme système historique seulement fragmentaire en ce qui regarde les concepts moraux et voir si ce système ne conduit pas au même système rationnel de la religion, qui ne serait certes pas au point de vue théorique (qui enveloppe aussi laspect technique et pratique de la méthode denseignement comme théorie technique), mais bien au point de vue moral et pratique, indépendant et suffisant pour une religion proprement dite, qui comme concept rationnel a priori (qui demeure après épuration de tout ce qui était empirique) ne se présente que sous ce rapport. Si cela réussit, on pourrait dire quil devrait y avoir non seulement compatibilité entre la raison et lEcriture, mais encore unité, de telle sorte que celui qui ( sous la direction des concepts moraux) suit lune ne saurait manquer de suivre lautre et de saccorder avec elle. Sil nen était pas ainsi, on aurait ou bien deux religions en une personne, ce qui est absurde, ou bien une religion et un culte et, dans ce dernier cas, comme le culte nest pas (comme la religion) une fin en soi et na dautre valeur que celle dun moyen, il faudrait souvent les mêler ensemble, pour les réunir pour peu de temps, car ils se sépareraient incessamment comme lhuile et leau, et le pur moment moral (la religion de la raison) surnagerait nécessairement » La publication de La Religion dans les limites de la simple raison fit lobjet dun rescrit du pasteur Wöllner qui, pour plus de rigueur, avait été nommé par Frédéric-Guillaume II à la tête de la commission de censure ; Kant en fait lui-même état dans sa réponse en reprenant les reproches qui lui avaient été formulés dont les termes sont sans équivoque : « Notre suprême Personne, a déjà depuis longtemps remarqué avec grand déplaisir la façon dont vous abusez de votre philosophie pour déformer et abaisser maints dogmes capitaux et fondamentaux des Saintes Ecritures et du christianisme ; elle a remarqué la façon dont vous lavez fait notamment dans La Religion dans les limites de la simple raison et aussi dans dautres traités plus brefs Nous exigeons au plus tôt votre justification la plus scrupuleuse pour vous soustraire à Notre suprême disgrâce Kant adressa sa réponse le 12 octobre 1794 : « Jai prouvé ma grande vénération pour le dogme biblique dans le christianisme, notamment en déclarant dans La Religion dans les limites de la simple raison célébrer la Bible comme constituant pour linstruction publique religieuse le meilleur guide propre à fonder et à maintenir indéfiniment une véritable religion nationale rendant les âmes meilleures ; et en déclarant par conséquent aussi blâmer et tenir pour scandaleuse, larrogante prétention de susciter, dans les écoles ou en chaire, ou encore dans les écrits populaires (car dans les facultés ce doit être permis), objections et doutes à légard du dogme théorique de la Bible et des mystères quelles contiennent, ce qui pourtant nest pas encore la plus grande démonstration du respect pour le christianisme, car cest laccord, ici mis en évidence entre lui et la plus pure croyance morale de la religion, qui en constitue le meilleur et le plus durable éloge » Le Conflit des Facultés que Kant avait adressé à la commission tomba également sous le coup de la censure et resta plusieurs années en souffrance. La censure étant devenue moins sévère après la mort de Frédéric-Guillaume II (1797), Kant adressa son texte à luniversité de Halle, réputée plus libérale ; il fut effectivement publié en 1798.
EXPLICITATION DE LA DÉMARCHE KANTIENNE Loin de nous lintention de découvrir cette démarche par nous-mêmes. Nécessité nous est faite de recourir à un passeur philosophe. Un candidat vient par bonheur de se présenter. Il sagit de Jürgen Habermas dont le livre « Entre naturalisme et religion » vient dêtre traduit. A nos yeux, pour avoir étudié ses uvres précédentes, notamment son anthropologie réaliste « Connaissance et intérêt », il peut se révéler le passeur idéal du kantisme.
Naissance de la philosophie de la religion Habermas, en quelques lignes du Prologue de son livre, indique comment la religion est parvenue au « tribunal de la raison ». Après la prise en charge de la philosophie grecque par la théologie chrétienne, celle-ci, au Moyen-Age, devint la gardienne de la philosophie. La raison naturelle avait alors sa justification comme contrepartie de la révélation. Puis, à laube des Temps modernes, samorça le virage anthropocentrique de lhumanisme : la connaissance du monde devint autonome et neut plus à se justifier comme savoir séculier ; « la charge de la preuve changea de camp : cest la religion qui se trouva désormais citée devant le tribunal de la raison Lheure de la philosophie de la religion avait sonné[1] ».
Lautocritique de la raison kantienne Lautocritique de la raison kantienne est dirigée des deux côtés : contre la position de la raison théorique envers la tradition métaphysique et contre la raison pratique envers la doctrine chrétienne. Cest de lautoréflexion transcendantale que procède la pensée philosophique, à la fois en tant que pensée postmétaphysique (a) et que pensée postchrétienne (b) ce qui ne veut pas dire antichrétienne. a) En démarquant lusage spéculatif de lusage transcendantal de la raison, Kant a produit les fondements de la pensée post-métaphysique. Dans la mesure où, en vertu des idées instauratrices dunité dont la « raison » transcendantale est porteuse, cest elle-même qui projette le tout du monde, il lui faut du même coup sinterdire tout énoncé sur la constitution ontologique ou téléologique de la nature ou de lhistoire qui reviendrait à les hypostasier. b) Létant dans sa totalité ou le monde moral de Kant en tant que tel ne peuvent être des objets de connaissance. Cette limitation épistémologique de la raison théorique aux conditions dun usage de lentendement qui dépend de lexpérience trouve sa contrepartie, pour la philosophie de la religion, dans « la limitation de la raison, eu égard à toutes nos idées du supra-sensible, aux conditions de son usage pratique[2] » Kant contrecarre donc les prétentions de la raison, autant dans une direction que dans lautre. Pour la première direction, retenons lobjectif global que Kant sest assigné : « ouvrir, à une philosophie qui a jusqualors erré à tâtons, le chemin de la science[3] ». Pour la seconde direction, le fait de démarquer lusage pratique de la raison et la foi positive est de nature à produire une impulsion de la religion par la raison. Habermas souligne quen domestiquant la religion par la raison ce nest pas à lhygiène de la pensée philosophique quelle uvre, mais à mettre en garde le public en général contre deux formes dogmatiques : 1) Cest le Kant, homme éclairé qui, contre une orthodoxie ecclésiastique figée qui tient « les principes naturels de la moralité pour secondaires[4] », souhaite faire valoir lautorité de la raison et de la conscience morale individuelle. 2) Cest le Kant moraliste qui se retourne contre le défaitisme éclairé de lincroyance et souhaite, contre le scepticisme, sauver les contenus de foi et les obligations qui, présents dans la religion, peuvent être justifiés dans les limites de la simple raison. La critique de la religion va ainsi de pair avec lidée quil y a quelque chose à sauver et cest en se lappropriant quon le sauvera[5]. A partir de cette louable ambition de Kant, Habermas montre quil y a plus intérêt désormais à tenter de récupérer les contenus dans une foi de la raison, quà combattre la soutane et lobscurantisme. Ceci est dautant plus nécessaire que nayant plus guère à sa disposition quune théorie de la justice[6], la raison pure pratique ne peut plus être parfaitement sûre, à laide des seuls outils quelle en retire, dêtre à même de contrecarrer une modernisation qui tend à sortir des rails. Lui fait défaut, et beaucoup le pensent avec Habermas, la créativité dun langage qui ouvre au monde et fasse que se régénère, à partir de ses ressources propres, une conscience normative qui sétiole de tous côtés.
Habermas savère en phase avec Kant Voilà pourquoi la philosophie kantienne de la religion lintéresse. Selon lui : elle offre un point de vue qui permet de se demander comment il est possible de sapproprier lhéritage sémantique des traditions religieuses sans effacer la frontière qui sépare les univers de la foi et du savoir[7]. Il relève dans lavant-propos du Conflit des facultés ce qui va lui servir de fil conducteur. Kant y déclare que « la foi médiatisée par la raison souffre dun déficit théorique que celle-ci ne nie pas[8] ». Compenser ce déficit revient « à satisfaire un besoin de la raison », nous dit Kant. Ainsi, sous langle de la foi médiatisée par la raison, « la révélation comme source dune dogmatique en soi contingente, est perçue comme non fondamentale, mais non pour autant, comme accessoire ou superflue[9] ». Doù le questionnement dHabermas : pour quelles raisons et à quelles conditions les traditions peuvent-elles prétendre à la non superfluité, y compris du point de vue dune philosophie agnostique de la religion, cest-à-dire élaborée dun point de vue non apologétique ? Son objectif est maintenant clair: La réponse à laquelle jaimerais parvenir à lissue de ma lecture critique devra sappuyer plus sur des mobiles et des déclarations dintention que sur les énoncés systématiques de Kant. [Pour relever les références, nous adopterons les pratiques du traducteur à savoir, pour le premier texte, Religion III et pour le second, Conflit III, le chiffre III correspondant au tome III de la Pléiade consacré aux derniers écrits de Kant.]
Les démarcations opérées par Kant dans sa philosophie de la religion Habermas a choisi de regrouper ces démarcations en six points (1-6). 1/ Indépendance de la morale profane de la raison par rapport à la tutelle de la théologie (critique de la religion propre à lesprit des Lumières) Habermas va sattacher à montrer que cette critique est particulièrement avisée. Pour Kant : La morale de légal respect pour chacun vaut indépendamment du contexte religieux quel quil soit dans lequel elle senchâsse. Il nest cependant pas sans concéder qu« il nous est difficile dappréhender la coercition morale sans penser en même temps à un autre et à sa volonté (dont la raison universellement législatrice nest que le porte-parole), à savoir Dieu. Mais cette figure qui aide à lévidente appréhension nest là que pour renforcer le mobile moral dans notre propre raison législatrice[10] ». « La religion ne se distingue pas de la morale en aucun point par la matière, cest-à-dire lobjet, car elle concerne le devoir en général[11] ». La foi dEglise, qui sappuie sur des vérités révélées, se présente toujours au pluriel, alors que ce qui se dégage de purement moral de la religion naturelle se « communique à chacun[12] » ; « il ny a quune (vraie) religion ; en revanche il peut y avoir maintes formes de foi[13] ». A partir de la raison pure pratique, la religion na pas besoin de statuts, bi daucune forme dorganisation ; elle sancre dans lintimité même « de la disposition du cur à observer tous les devoirs humains, non dans des statuts ou des observances[14] ». « Les doctrines bibliques constituent lenveloppe que lon ne doit pas confondre avec le contenu de la religion assimilable par la raison [15]». De ces prémisses sensuit la prétention du philosophe instruit par la raison à contester au théologien instruit par les Ecritures[16], linterprétation de la Bible, eu égard à lessentiel de la religion lequel réside, dit Kant, « dans la dimension pratique et morale (de ce que nous devons bien faire)[17] ». Il érige ainsi la raison en critère de lherméneutique devant guider la foi dEglise et fait du même coup de « lamélioration morale de lhomme [qui] constitue la fin de toute religion fondée sur la raison, le principe suprême de toute interprétation des Ecritures[18] ». Le ton se durcit dans le Conflit des facultés. Il sagit ici explicitement de la prétention quaffiche la philosophie de se reconnaître le droit de décider des contenus de vérité de la Bible et décarter « tout ce qui ne peut être reconnu par des concepts de notre raison, dans la mesure où ils relèvent de la morale pure et sont par conséquent infaillibles[19] ». A titre délément tenu hors critique, la grâce divine qui doit être conservée dans un impératif à laction par soi-même : « Les passages des Ecritures qui semblent contenir un abandon purement positif à une présence extérieure produisant en nous la sainteté doivent donc être lus de telle façon que par là il devienne clair que nous devons travailler nous-mêmes au développement de cette disposition morale[20] ». Face à la question de savoir si, dans lactivité morale, on doit partir de la « foi en ce que Dieu a fait pour nous, [ou de] ou ce que nous devons faire pour nous en rendre digne [en quoi que cela puisse consister][21] », Kant tranche en faveur de la valeur intrinsèque du mode de vie moral : « Ce quau sens moral lhomme est ou doit devenir, bon ou mauvais, il doit lavoir fait ou le faire par lui-même[22] ». Lhomme ne gagne assurément aucun droit au bonheur à se comporter moralement, tout au plus se révèle-t-il, en agissant de la sorte, digne de faire lexpérience du bonheur.
2/ Puisque les traditions religieuses se laissent ainsi réduire à leur contenu moral, on en retire inévitablement limpression que la philosophie de la religion se contente de détruire une illusion transcendantale Pour Kant, cependant, la philosophie de la religion a un contenu qui va au-delà de la critique de la religion. Lorsquil rappelle à la théologie que, « considérée pour elle-même, la loi morale ne promet certes pas le bonheur[23] », il est bien clair que la philosophie de la religion a aussi un sens constructif, qui est de renvoyer la raison aux sources religieuses pour que la philosophie puisse y trouver en retour une sollicitation et dès lors en apprendre quelque chose. Bien que, dans les lois morales elles-mêmes, « il ny a[it] pas la moindre raison » de découvrir « un lien nécessaire[24] », entre le fait quune personne moralement méritante soit digne de bonheur et le bonheur qui lui serait proportionnellement congruent, le fait de voir souffrir quelquun injustement est un phénomène qui nous touche au plus profond. Notre indignation devant le cours injuste du monde nous dit de la manière la plus claire qui soit « que, au terme, il ne peut en aller de même selon quun homme sest conduit de manière honnête ou insincère, équitable ou cruelle, alors que, approchant de la fin de sa vie, il na, du moins en apparence, obtenu aucun bonheur pour ses vertus ou aucune punition pour ses crimes. Cest comme si [nous] percev[ions] en [nous]-mêmes une voix [nous] disant quil devrait en être autrement [25]». A vrai dire, le bonheur dont nous aimerions que chacun reçoive sa part en proportion de son comportement vertueux nest que la fin ultime subjective de tous les êtres raisonnables de lunivers[26], à laquelle nous tendons par nature. Pour une raison pratique qui vise à luniversel, est peut être encore plus choquante que cette absence de garantie individuelle au bonheur pour ceux qui agissent comme il le faut, cette autre idée que toutes les actions morales réunies qui se mènent dans le monde, ne peuvent rien pour améliorer létat désastreux de la cohabitation entre les hommes. Cest cette protestation contre la contingence dun destin social naturel qui « les rejette dans labîme du chaos dont ils furent tirés, eux qui pouvaient croire être la fin ultime de la création[27] », qui trouve manifestement un écho dans la « doctrine du christianisme ». Kant nest pas sans reconnaître que, lorsque la religion aborde la particulière insensibilité des commandements moraux valant de manière inconditionnée, son message saccompagne dune promesse : « Considérée pour elle-même, la loi morale ne promet certes pas le bonheur [ ]. Maintenant, la doctrine morale chrétienne comble ce manque [ ] en présentant le monde, dans lequel les êtres raisonnables se consacrent de toute leur âme à la loi morale comme un royaume de Dieu, où la nature et les murs entrent dans une harmonie étrangère [ ] grâce à un saint auteur qui rend possible le souverain bien [que la raison déduit][28] ». Ainsi lidée biblique de « royaume de Dieu » se trouve-t-elle traduite par le concept métaphysique de souverain bien. Il est opportun de rappeler ici que, dès la préface de son ouvrage sur la religion, Kant attire lattention sur le fait que la pure foi religieuse a une portée qui excède celle de la simple conscience du devoir moral dont elle se distingue par là-même : en tant quêtres raisonnables, nous trouvons intérêt à promouvoir une fin ultime, alors que nous ne pouvons en penser la réalisation que si nous la concevons comme lheureuse cumulation, obtenue par une puissance suprême, des conséquences secondaires de nos actions morales inconditionnées, pour nous tout à fait imprévisibles. Certes, pour lagir juste, nul besoin de fin. La moindre idée de fin détournerait lagent moral de linconditionnalité du commandement catégorique quil observe. Il reste qu« il est impossible que la raison demeure indifférente à la manière dont il faut répondre à la question : Que peut-il résulter de notre agir juste et vers quoi, à supposer même que cela ne soit de notre complet ressort, pourrions-nous orienter nos faits et gestes vers une fin [ ][29] » ? Le seul moteur qui fait que la foi religieuse pure est foi, cest le besoin qua la raison d« admettre une puissance à même de fournir [aux lois morales et aux actions fidèles à ces lois] autant deffet quil est possible dans le cadre dun monde, cet effet étant en harmonie avec la fin morale ultime[30]». Pourquoi ce besoin et cet intérêt sont-ils censés procéder de la raison, cest laffaire de la raison pratique elle-même de le montrer. Pour en faire la preuve nous ne pouvons pas escompter que la philosophie rencontre la doctrine historique de la religion, il faut que cela soit déjà établi dans la théorie morale [et que cela ait été encadré par la critique de facultés téléologiques de juger, et par conséquent par la réflexion utile à la découverte (heuristique) de la philosophie de la nature][31] ». Le concept antique de souverain bien sert de passerelle pour autant quil puisse être, par identification au concept biblique de royaume de Dieu, investi de contours eschatologiques. De fait, si Kant « peut aller à tâtons vers une doctrine des postulats[32] qui confère encore à la raison pratique la force dinsuffler confiance en une promesse de la loi morale », cest en anticipant subrepticement la capacité de la sémantique religieuse à ouvrir le monde.
3/ Strictement, la raison pratique na compétence que sur les exigences morales, dont elle fait pour tout individu un devoir, conformément à la loi morale Habermas retrace les étapes par lesquelles Kant cherche à promouvoir le devoir. Le « règne des fins est neutre » : même si, en son sein, toutes les personnes sont pensées dans une union puisque, citoyennes dune entité morale commune, elles légifèrent et agissent fidèlement à la loi morale, le « règne des fins » nen est pas moins une idée, elle aussi, qui najoute rien au contenu de la loi morale adressée à chaque individu. Certes, avec cette idée transcendantale, Kant décline la forme dun vivre-ensemble (correspondant dans une certaine mesure à lordre républicain) qui sétablirait si les lois morales étaient universellement observées (si, en loccurrence chacun faisait ce quil doit). Mais pour que cette idée transcendantale (ce règne des fins) se transforme en règne de ce monde, encore faut-il que cette idée ne se limite plus à ne guider moralement que lagir individuel, mais quelle se traduise en idéal dun état socio-politique quil sagirait de réaliser dans le monde phénoménal. Dans la philosophie de la religion, Kant opère de fait cette translation à travers ce quon appelle « une entité éthique commune ». Alors que, il faut le souligner, dans le cadre de sa théorie morale, il fait un pas intermédiaire en introduisant la conception du « souverain bien » qui esquisse également « laccord parfait entre la morale et le bonheur » comme un état dans le monde. Cet idéal nest toutefois pas présenté comme un but quil sagit de poursuivre en coopérant, mais comme un effet collectif espéré résultant de toutes les fins individuelles, si chacun les poursuivait dans le respect des lois morales. Reste à constater que même si lon prend en compte le « souverain bien » de la théorie morale kantienne, cet idéal de bonheur universel ne peut pas constituer un devoir à proprement parler. Lorsque Kant dit : « Nous devons chercher à promouvoir[33] le souverain bien », nous sommes en présence plutôt dune incitation que dun devoir[34] puisquil bute sur les limites de lintelligence humaine, laquelle lorsquil sagit de réaliser collectivement des fins généreuses, sempêtre aussitôt de manière irrémédiable dans lembrouillamini des conséquences secondaires. Kant, néanmoins, va mettre en uvre, il convient de le relever, tous les moyens conceptuels pour élever lengendrement du souverain bien dans le monde au rang dun devoir moral. Du fait que le commandement selon lequel chacun devrait faire du plus grand bien possible dans le monde la fin ultime de son action ne puisse être contenu dans les lois morales, Kant aimerait nous convaincre que le « respect de la loi morale » est déjà impliqué par lintention du souverain bien[35] ». Nous devons nous représenter le souverain Bien comme « lobjet entier de la raison pure pratique », parce que cest un commandement de celle-ci même, de faire tout ce qui est possible pour contribuer à lengendrer[36] ». Nous pouvons nous convaincre de ce que la loi morale nous engage, et nous oblige, abstraction faite de toute promotion effective dun souverain bien, et sans avoir à supposer des postulats qui lui fassent écho tel que celui de lexistence de Dieu ou de limmortalité. Kant veut apporter la preuve que les lois du devoir se trouvent acceptées : « En faisant ainsi de la promotion du bonheur en accord avec la moralité le but final, il nous est ordonné par la loi morale de promouvoir ce but final autant que cela est en notre pouvoir (en ce qui concerne le bonheur), quelle que soit lissue de cet effort. Laccomplissement du devoir consiste dans la forme de la volonté sérieuse, non dans les moyens de la réussite. Supposé donc quun homme se persuade, ébranlé en partie par la faiblesse de tous les arguments spéculatifs si variés qui se présentent à lui dans la nature et dans le monde sensible, que Dieu nexiste pas[37], il serait cependant à ses propres yeux un vaurien si, pour cette raison, il voulait tenir les lois du devoir pour simplement imaginaires, sans valeur et nobligeant à rien, et sil voulait se résoudre à les transgresser sans crainte. Si par suite un tel homme pouvait se convaincre de ce dont il avait dabord douté, il resterait encore avec une telle manière de penser un vaurien, même sil remplissait son devoir sans [avoir] la conviction dhonorer le devoir[38] ». Kant se contente alors de renvoyer au fait que le besoin de collaborer à la réalisation de la fin ultime, celle-ci ne pouvant être pensée que sous la condition dun agir intégralement moral, est nécessairement désintéressé. « Nous pouvons donc admettre un honnête homme (comme Spinoza) qui se tient pour fermement persuadé quil ny a pas de Dieu et (parce que du point de vue de lobjet de la moralité il en résulte la même chose) quil ny a pas de vie future ; comment jugera-t-il sa propre destination finale intérieure en vertu de la loi morale quil respecte en agissant ? Il ne demande aucun avantage résultant de lobéissance à cette loi, ni en ce monde et encore moins dans un autre ; désintéressé, il se contente plutôt de faire le bien vers lequel cette sainte loi oriente toutes ses forces[39] ». Le mobile qui, chez lhomme, réside dans lidée du plus grand bien possible dans le monde auquel il puisse collaborer nest pas non plus le bonheur personnel qui serait ce faisant visée, mais seulement cette idée comme fin en soi, et par conséquent [?] sa poursuite comme devoir. Elle ne comporte pas en effet de perspective de bonheur au sens strict ; elle ne contient que la perspective dun bonheur proportionné à la dignité du sujet, quel quil soit. « Or, une détermination de la volonté qui se limite, elle-même et son intention de prendre part à une telle totalité, à cette condition nest pas intéressée[40] ». Le caractère désintéressé nest cependant pas ce qui donne sens à un devoir ; il est le cas échéant une présupposition lorsquil sagit daccomplir un devoir déterminé, qui va à lencontre de ce quon souhaiterait. En fin de compte, Kant doit admettre quil sagit dans ce cas, dune « détermination de la volonté dune espèce particulière[41] », qui ne peut pas être mise sur le même plan que les « devoirs » tels quil les comprend habituellement. 4/. Kant sobstine néanmoins à en passer par un devoir pour promouvoir le souverain bien Habermas a en vue de trouver, dans les intentions de Kant, les conditions et les raisons de la mise au jour du souverain bien. Le postulat de lexistence de Dieu lui laisse entrevoir une réponse. Dès linstant où nous acceptons ce type de devoir par excès, la question simpose de savoir à quelles conditions, une observation des lois naturelles devrait pouvoir réaliser le souverain bien dans un monde dominé par la causalité naturelle. La raison pratique ne peut contribuer aussi peu que ce soit à faire de cette fin un devoir porteur dune obligation morale que si sa réalisation nest pas dentrée de jeu impossible. Il faut quelle puisse être pensée comme possible. Du même coup avec ce devoir qui excède manifestement les capacités humaines, la raison pratique réclame par conséquent de nous que nous tablions sur lexistence dune intelligence souveraine qui harmonise les conséquences entraînées par notre respect des lois morales ; conséquences que nous ne sommes pas à même dappréhender dune façon prévisionnelle avec le cours du monde en tant quil est piloté par les lois naturelles : « Nous devons chercher à promouvoir le souverain bien (qui doit donc être, malgré tout, possible). Ainsi est également postulée lexistence dune cause de la nature dans son ensemble qui, distincte de la nature, contiendrait la raison du lien qui les unit, à savoir laccord exact entre le bonheur et la moralité[42] ». Kant a ainsi introduit, aux fins de la morale elle-même, dans la manière de la penser, la dimension de la visée dun monde meilleur : cest afin de renforcer la confiance en elle-même de la conscience morale et de la protéger du défaitisme[43]. [Toute la suite du commentaire dHabermas va être conditionnée par le souci de Kant déloigner le désespoir.] Certes, Kant veut immuniser Spinoza, le séculier[44], contre le désespoir que pourraient faire naître les conséquences lamentables dun agir moral qui naurait dautre fin quen lui-même. Mais il veut surtout, tout en dépassant la métaphysique, faire une place à la foi. Mais la foi nest pas tant pour lui une question de mode de penser quune question de contenu. Il va chercher à trouver par la raison une posture équivalant à celle que permet la foi à lhabitus cognitif du croyant : « La foi (prise dans son sens strict, et donc non seulement la foi religieuse, mais aussi la foi médiatisée par la raison) est une confiance dans le fait quun objectif sera atteint, dont la promotion est pour nous un devoir , mais dont la possibilité de réalisation , en revanche, ne nous est pas discernable[45] ». Ce que Kant explique dans la note en bas de page : « Elle est une confiance dans la promesse de la loi morale, non toutefois en tant que promesse contenue dans la loi morale, mais en tant que promesse que jajoute [souligné par Habermas], et ce à partir dune raison moralement suffisante ». Kant souhaiterait ainsi retenir un aspect de la promesse, déduction faite de son caractère sacré. La connaissance morale serait ainsi immunisée contre le découragement introspectif, et à même de souvrir à la dimension dune promesse tenant dans la perspective de réussir quelque chose dans le monde fini, laquelle pourrait alors sadditionner à toutes les actions morales quon y mène. Dune façon explicite, ce que veut Kant, ce nest donc pas, en premier lieu, récupérer les contenus religieux par la voie conceptuelle, mais intégrer à la raison, le sens pragmatiste propre à la modalité religieuse de la foi. Il commente lui-même dans le même passage ce quil essaie de faire disant que ce serait une « imitation flatteuse » du concept chrétien de fides. La foi médiatisée par la raison conserve en effet le caractère spécifique de ce que lon tient pour vrai, et qui conserve à la fois[46] : du savoir moral, la référence à des raisons convaincantes, de la foi religieuse, lintérêt dans la réalisation despérances existentielles. Si Kant avait été dans lincapacité de « penser le désespoir », comment expliquer quil sescrime à penser quil est nécessaire de compléter la loi par le devoir de réaliser la fin ultime ; par cette démarche, on perçoit clairement ce qui a pu lintéresser, avant tout, dans la tradition judéo-chrétienne. Plutôt que la promesse de lexistence de Dieu dans lau-delà (ou de limmortalité de lâme), cest la perspective du règne de Dieu sur terre : « La doctrine du christianisme, quand même on ne lenvisagerait pas encore comme doctrine religieuse, donne [ ] un concept du souverain bien (du règne de Dieu) qui satisfait à lui seul aux exigences les plus strictes de la raison pratique[47] ». Lidée eschatologique dun Dieu qui produit des effets dans lhistoire, ce qui va bien au-delà de tous les idéaux platoniciens, permet de traduire lidée du « règne des fins » et de la faire passer des sphères transcendantales mais blafardes de lintelligible dans une utopie intramondaine. Lhomme y gagne lassurance de pouvoir, par son agir moral, promouvoir la réalisation de cette « entité éthique commune » que Kant dégage philosophiquement à partir de la métaphore dun règne de Dieu sur terre. Lhistoire nous accorde en quelque sorte un crédit en nous livrant la religion positive avec son trésor dimages stimulantes pour limagination ; sans ce crédit, la raison pratique serait privée du stimulus épistémique qui la conduit à formuler les postulats à laide desquels elle peut sefforcer de traduire en convictions recevables par la raison un besoin déjà préalablement articulé dans une langue religieuse. La raison pratique trouve déjà présent dans les traditions religieuses un quelque chose qui promet de compenser un manque qui se formule alors comme un « besoin de la raison » à condition bien sûr quil parvienne à sapproprier, selon ses propres critères rationnels, ce déjà-là transmis par lhistoire. Kant ne savoue pas cette dépendance épistémique puisquil accorde à la religion positive et à la foi de lEglise une fonction instrumentale. Il postule que les hommes nont besoin des modèles évocateurs, des biographies exemplaires des prophètes et des saints, des promesses et des miracles, des images suggestives et des récits édifiants en tant quils y trouvent des « occasions » de surmonter leur « incrédulité morale », et dexpliquer cet état de fait par les faiblesses de la nature humaine. La révélation raccourcit le chemin que doivent parcourir les vérités de la raison pour se diffuser. Elle rend accessibles, sous une force doctrinale, des vérités auxquelles les hommes, même sans directives autoritaires, « par le simple usage de leur raison eussent déjà dû parvenir deux-mêmes[48] ». Cest ainsi que, la « foi purement morale » finit par se dégager des voiles conventionnels de la foi dEglise : « Les voiles [ ] doivent être déposés [ ]. Les rênes de la sainte tradition, avec ses appendices, statuts et observances, si, en leur temps, ils ont bien rendu service, deviennent petit à petit superflus quand ils ne se transforment pas finalement [ ] en carcan[49] ». 5/. Kant décrit que le passage progressif de la foi dEglise à lautorité unique de la pure foi religieuse est lapproche du royaume de Dieu[50] Habermas, non sans avoir remarqué que cette approche est fort différente de celle, critique, indiquée dans la Religion dans les limites de la raison, qui conduit à voir dans la foi dEglise un simple « véhicule » de diffusion[51], va montrer comment Kant sachemine vers une « entité éthique commune ». Précisément, lorsque nous comprenons la création dun « royaume de Dieu sur terre » même sil est « absurde de dire que les hommes devraient établir un royaume de Dieu[52] comme le résultat dun effort de coopération du genre humain lui-même, les institutions du salut qui apparaissent dabord sous une forme plurielle jouent un rôle important sur le chemin pénible qui conduit à l« Eglise véritable ». Le mouvement qui mène au plus près du royaume de Dieu est « présenté sous la forme sensible dune Eglise [ ], dont il incombe [ ] aux hommes, comme une uvre qui leur est laissée, et qui peut être exigée deux, de fonder létablissement[53] ». Linstitution de la paroisse, qui se comprend comme « peuple de Dieu soumis à des lois éthiques », incite Kant, dans la philosophie de la religion, à forger un concept qui procure à lhéritage métaphysique blafard du « souverain bien » une incarnation plastique sous la configuration concrète dune forme de vie. Kant développe le concept d« entité éthique commune », non dans le cadre de la cohérence interne de la philosophie pratique, mais lorsquil en examine lapplication « à une histoire existante[54] ». A lévidence, ce nest pas seulement que la « religion dans les limites de la simple raison » importe, depuis les traditions religieuses, tout ce qui, avant la raison, avait consistance, cest aussi, et bien plutôt, que celle-ci reçoit par là des impulsions qui contribuent à élargir son domaine dexercice, en principe strictement réservé à la déontologie. Lors de la reconstruction des contenus « doctrinaux transmis par lhistoire et la révélation » que la raison peut sapproprier, cest en particulier cette contribution fournie par les communautés de foi organisées en vue d« établir un royaume de Dieu sur terre » qui retient lintérêt de Kant. La « doctrine appliquée de la religion » développe donc, pour traduire le « chiffre » du royaume de Dieu sur terre, un concept d« entité éthique commune » conforme à la raison et oblige, par là même, la raison pratique à aller au-delà de lautolégislation purement morale pour aborder le « règne des fins ». La théorie morale, redit Habermas, accorde au « règne des fins » un statut intelligible qui na nul besoin de recevoir un complément terrestre. Cette idée sadresse aux destinataires individuels de la loi morale, respectivement. Elle ne requiert aucune réalisation sous la forme dune entité morale commune, puisque le modèle quelle propose et qui postule une « union systématique des êtres raisonnables par des lois objectives communes[55] », ne suppose pas le devoir dune quelconque coopération, cest-à-dire dune participation à une pratique commune. Le « règne des fins » révèle seulement in abstracto la souveraineté des lois morales valant catégoriquement abstraction faite des conséquences factuelles que peut entraîner une action dans le monde complexe des phénomènes. Le caractère public de ce mundus intelligibilis reste dans une certaine mesure virtuel. A cet égard, lentité commune que forment les citoyens dune république organisée selon des lois juridiques en est la contrepartie réelle. La moralité pensée dans lintériorité ne peut se manifester extérieurement quà travers le médium contraignant du droit et ne laisser de traces visibles que dans un comportement légal. Ce dualisme strict de lintérieur et de lextérieur, de la moralité et de la légalité, Kant labandonne quand il traduit lidée dune Eglise universelle invisible simposant à toutes les communautarisations religieuses dans ce concept d« entité éthique commune ». Le « règne des fins » sort ainsi de la sphère de lintériorité et adopte par analogie à une paroisse qui inclurait lhumanité toute entière une forme institutionnelle. : « Une union des hommes sous de pures lois de vertu peut être dite éthique et même, pour autant que ces lois ont un caractère public, éthique civile (par opposition à juridique civile)[56] ». Que la théorisation et la conceptualisation philosophiques dépendent ici épistémiquement de la source dinspiration de la tradition religieuse est extrêmement net. En introduisant auprès de létat juridique civil propre à lentité politique commune, létat éthique civil propre à une entité commune seulement organisée selon des lois de vertu, Kant offre de la « fin ultime des êtres de raison de ce monde » une nouvelle lecture, intersubjectiviste. De son côté, le devoir de collaborer à la réalisation de la fin ultime prend lui aussi un autre sens. Jusquici, la « promotion » du souverain bien devait plutôt être pensée comme quelque chose qui « procédait », sans intention de la part des hommes, de la somme des suites, imprévisibles dans leur complexité, et des conséquences secondaires quentraînaient lensemble des actions morales. Létrange devoir de contribuer à la réalisation de la fin ultime ne pouvait avoir, non plus, par conséquent, dinfluence directe sur lorientation de lagir à la rigueur pouvait-il en avoir une sur la motivation à agir. Seules les lois morales en fonction desquelles chaque personne décide pour elle-même ce que le devoir commande dans chaque situation de faire, ont la capacité dorienter. Quand bien même létat idéal où vertu et bonheur convergent nest-il pas seulement référé au salut personnel, mais à la réalisation du « bien suprême dans le monde », le superdevoir qui requiert de réaliser cet état demeure quant à lui sans contenu véritable, car il ne peut guère être accompli que par la voie indirecte de lobservance individuelle des simples devoirs. Chaque individu est « immédiatement » confronté à la loi morale. Mais cela change dès lors que, au souverain bien que chaque honnête homme espère promouvoir par un agir moral constant, se substitue la vision de la forme de vie que Kant conceptualise à travers lentité éthique commune. Les pratiques locales dune vie communautaire qui incarnent dans une approximation plus ou moins grande, et serait-ce dune manière contournée et anticipée, cette forme de vie peuvent, en effet, constituer des « points de ralliement » pour tenter désormais une approximation progressive par la coopération : « Car une victoire du bon principe sur le mauvais ne peut être espérée quainsi. Est en outre déployé par la morale législatrice, à part les lois quelle prescrit à chaque individu, un drapeau de la vertu comme point de ralliement pour tous ceux qui aiment le bien, afin quils se rassemblent sous lui[57] ». Sous cette perspective, le devoir qui incombait à chaque individu de promouvoir le souverain bien se transforme en un devoir qui incombe désormais aux membres des diverses communautés déjà existantes de sunir en un « Etat éthique », cest-à-dire en un royaume de la vertu toujours plus englobant, et toujours plus inclusif[58]. 6/. Ce ne sont que les postulats de Dieu et de limmortalité qui peuvent permettre à la raison de récupérer les intuitions inhérentes à cette idée[59] dun mouvement tendant à sapprocher du royaume de Dieu sur terre Habermas montre que, en sattachant à cette projection, nous avons surtout une intuition qui suggère que le juste doit rechercher un soutien dans les biens concrets que des formes de vie meilleures ou rendues meilleures prodigueraient. Même sans la certitude dune assistance divine comme horizon qui à la fois limiterait nos actions et souvrirait à elles, nous aspirons à ces images, par lesquelles nous nous laissons guider, de formes de vie qui ne déçoivent pas les espoirs quon y place et qui font un bout de chemin avec la morale mais ce nest ni sous la forme de lentité éthique commune que nous propose Kant, ni dans les limites strictes de ce qui est moralement dû. Elles nous inspirent et nous encouragent à aller prudemment mais à retourner aussi sans cesse avec obstination vers ce type de coopérations qui, si souvent échouent parce quelles ne peuvent réussir que dans des circonstances heureuses. On doit la doctrine des postulats à lintroduction dun devoir problématique, qui entraîne que ce qui doit être fait outrepasse ce que peuvent les hommes, et ce aussi loin que lexige la résorption de cette asymétrie par lextension du savoir à la foi. On retrouve là encore le dilemme dans lequel Kant sempêtre du fait du caractère contradictoire de ses intentions, qui le placent à la fois à légard de la religion, dans une position dhéritier et dans une position dopposant. Dun côté, il considère la religion comme une source de la morale, qui satisfait aux critères de la raison ; de lautre, il y voit un lieu de ténèbres qui doit être purgé par la philosophie de lobscurantisme et de lexaltation. Tenter de sapproprier par la réflexion les contenus religieux est inhérent à lobjectif propre à une critique de la religion qui est de parvenir à un jugement philosophique sur la vérité et la fausseté. La raison ne peut vouloir à la fois conserver et manger le gâteau de la religion. Pour autant, lintention constructive sur laquelle repose la philosophie kantienne de la religion mérite que nous continuions de nous intéresser si nous souhaitons savoir quel enseignement nous pouvons tirer, pour lusage de la raison pratique, de ce que sont capables darticuler les religions universelles et ce, dans les conditions dune pensée postmétaphysique. La traduction de lidée de domination souveraine de Dieu sur terre dans le concept dune république réglée par des lois de vertu montre de manière exemplaire que Kant lie la démarcation critique, et en même temps autocritique, du savoir par rapport à la foi à lattention permanente quil faut porter à la pertinence cognitive que peuvent avoir les contenus préservés dans les traditions religieuses. La philosophie morale kantienne peut se comprendre dans son ensemble comme un essai de reconstruction discursive du devoir-être catégorique inhérent aux commandements divins. Le sens pratique de la philosophie transcendantale prise comme un tout serait ainsi de translater le point de vue transcendant de Dieu dans une perspective intramondaine ayant la même fonction et de le conserver en tant que point de vue moral. Cest à cette généalogie que se nourrit également toute entreprise visant à « désenfler » par la raison, sans le liquider, le mode de la foi. Lidéalisme sans illusion de Kant est lui-même lexpression dune posture cognitive qui associe, dun côté une attitude accueillant sans réserve ni détours les récris pessimistes de la raison théorique, et, de lautre, la détermination optimiste dune raison pratique inébranlable. Cette combinaison préserve « un habitus de la raison », demblée sensible au scepticisme, de lindifférence défaitiste et de lautodestruction cynique. Certes, Kant se situe encore en deçà du seuil dune conscience historique dont Hegel sera le premier à reconnaître la portée philosophique. Il comprend encore lappropriation des contenus religieux au moyen de la réflexion à partir dune perspective du sein de laquelle une foi purement médiatisée par la raison viendrait se substituer graduellement à la religion positive, mais il ne la comprend pas encore comme le déchiffrement généalogique dun contexte historique dapparition auquel la raison appartient elle-même. Mais, en un certain sens, la doctrine des postulats est déjà une manière de réconcilier la certitude de soi de la raison dans sa critique de la religion et lintention de traduire les contenus religieux afin de les sauver. Habermas prend soin dindiquer à la suite, que son regard herméneutique sur la philosophie kantienne de la religion est naturellement imprégné par deux siècles dhistoire de sa réception. Dans ce cadre, il avoue garder en mémoire lentreprise apologétique qui a donné lieu à luvre la plus importante du point de vue de la philosophie de la religion, à savoir celle de Hermann Cohen, qui utilise la religion kantienne de la raison comme une clé pour interpréter en détail les sources littéraires de la tradition juive[60]. Mais les trois figures sur lesquelles il va se concentrer dans les paragraphes 6-12, du fait quelles se situent dans la postérité immédiate de Kant, sont celles de Hegel, Schleiermacher et Kierkegaard ; ils ont, chacun à sa manière, réagi à la critique kantienne de la religion et à la démarcation quelle suppose entre la foi et le savoir, en sen saisissant tous également, dune manière riche en conséquence. Tous trois étaient convaincus que le critique de la religion quavait été Kant était resté, en tant quhomme du XVIIIe siècle, tributaire dune forme abstraite de pensée éclairée par la raison et avait en fin de compte dépouillé les traditions religieuses de leur substance propre. Ce qui est débattu dans cette branche de la réception kantienne, ce sont avant tout la question dune description non réductrice du « phénomène religieux » et celle dune juste délimitation de la raison et de la religion. [1] Habermas relève cette citation chez M. L. Bachmann, Theologie und Philosophie, dans cahier n° 2, 77e année, 2002. [2] Critique de la faculté de juger, T. II, p.1267. [3] Préface de la Seconde Edition de la Critique de la Raison pure, T. I , p.748. [4] Conflit III, p.868. [5] Ce texte est à rapprocher de celui que Kanr a adressé au pasteur Wöllner pour sa défense : « car cest laccord, ici mis en évidence entre lui [le christianisme] et la plus pure croyance morale de la religion, qui en constitue le meilleur et le plus durable éloge » [6] Il pense sans doute à Rawls avec sa conception de l« usage public de la raison ». [7] Cette hypothèse est la bienvenue dans la mesure où cest elle qui simpose dans les Etats démocratiques. [8] Conflit III, p.810. [9] Ibid, p.810. [10] Métaphysique des murs, T. III, p.786. [11] Conflit III, p.837-838. [12] Religion III, p.169. [13] Religion III, p.731. [14] Religion III, p.105. [15] Conflit III, p.849. [16] -- -- p.837. [17] -- -- p.809 [18] Religion III, p.136. [19] -- -- p.852. [20] Conflit III, p.846-847. [21] Religion III, p.146. [22] -- -- p.60. [23] Critique de la raison pratique, T.II, p.767. [24][24] Critique de la raison pure, T.II ; p.760. [25] Critique de la faculté de juger, T. II, p.1266. [26] Religion III, note de la page 157. [27] Critique de la faculté de juger, T. II, p.1259. [28] Critique de la raison pure, T.II ; p.764-765. [29] Religion III, p.17. [30] Religion III, p.126. [31] Critique de la faculté de juger ; §82-91. [32] Ce ne sont que les postulats de Dieu et de limmortalité qui peuvent permettre à la raison de récupérer les intuitions inhérentes à cette idée excédant la loi morale dun mouvement tendant à sapprocher du royaume de Dieu sur terre. [33] Stricto sensu, promouvoir, cest tenter de contribuer à sa réalisation. [34] Habermas dit devoir faible comme Kant le dit des « idéaux » de « platoniciens ». [35] Dans la Critique de la raison pratique, T. II, p.760, on relève que « dans le problème pratique de la raison pure, cest-à-dire dans la mise en uvre du souverain Bien, la connexion entre la moralité et le bonheur proportionné dun être, est postulée comme nécessaire ». [36] Ibid, p.753. [37] Kant prend ici lexemple de Spinoza. [38] Critique de la faculté de juger, T. II, p. 1258. [39] Ibid, fin 1258 et début 1259. [40] Note, p.258, T. III, Lieu commun. [41] Note, p.257, T. III, Lieu commun. [42] Critique de la raison pratique, T. II, p.760. [43] Adorno, au dire critique dHabermas, a vu dans cette attitude, « une candeur naïve du Philosophe des Lumières dans son impossibilité de penser le désespoir ». [44] Ce séculier « qui se tient pour fermement persuadé quil ny a pas de Dieu et (parce que du point de vue de lobjet de la moralité il en résulte la même chose) quil ny a pas de vie future » (Critique de la façon de juger, T.II, p.1258). [45] Critique de la façon de juger, T.II, p.1283. [46] Le traducteur fait remarquer que cette conception ne cadre pas avec les trois modes de tenir-pour-vrai que Kant avait introduit dans le « Canon de la raison pure » : connaissance a priori, empirique et a posteriori. [47] Critique de la raison pratique, T.II, pp.763-764. [48] Voir Religion II, p.185 et Conflit III, p.838. [49] Voir Religion II, p.148. [50] Il représente une forme « chiffrée » de létat du Bien suprême réalisé dans le monde. [51] Diffusion de la foi médiatisée par la raison. [52] Religion III, p.181. [53] Religion III, p.181. [54] Métaphysique des murs, T. III, p. 787. [55] Fondements de la Métaphysique des murs, T. II, p.300. [56] Religion III, pp.113-114. [57] Religion III, p.113. [58] Religion III, p.114. [59] Idée excédant la loi morale. [60] Religion de la raison tirée des sources du judaïsme, PUF, 1994, p.15-16. Dysfonction érectile[1] Habermas relève cette citation chez M. L. Bachmann, Theologie und Philosophie, dans cahier n° 2, 77e année, 2002. Date de création : 06/04/2009 @ 15:32 Réactions à cet article
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