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Parcours ricordien - Du même à l'autre et de l'autre au même
DU MÊME À LAUTRE ET DE LAUTRE AU MÊME Sous ce titre sont rassemblés, le texte de Paul Ricoeur, « Laltérité dautrui[1] », et ceux dEmmanuel Lévinas « Le Même et lAutre[2] » et « Autrement quêtre[3] ». Il sagit ici de rendre compte de ces deux mouvements qui se croisent, sans sabolir, allant du Même à lAutre et inversement. Comme linaugure la cinquième Méditation cartésienne de Husserl, lego méditant commencera par suspendre, donc par rendre problématique tout ce que lexpérience ordinaire doit à autrui, afin de discerner ce qui, dans cette expérience réduite à la sphère du propre, requiert la position dautrui comme position aussi incontestable (apodictique) que la sienne. Ce mouvement de pensée est tout à fait comparable « au doute métaphysique » de Descartes, sauf quil ne sappuie sur lhypothèse daucun malin génie. Souvre ainsi la voie qui est de constituer le sens autrui « dans » (in) et « à partir » (aus) du sens moi. A cette démarche fait suite celle de Lévinas avec son « désir métaphysique » : « Le terme de ce mouvement lailleurs ou lAutre est dit autre dans un sens éminent. LAutre métaphysiquement désiré nest pas autre comme le pain que je mange, comme le pays que jhabite, comme le paysage que je contemple, comme parfois, moi-même à moi-même, ce je, cet autre. De ces réalités, je peux me repaître et, dans une très large mesure, me satisfaire comme si elles mavaient simplement manqué. Par là même, leur altérité se résorbe dans mon identité de pensant ou de possédant. Le désir métaphysique tend vers tout autre chose, vers labsolument autre». Laltérité dautrui Cette signification que revêt la méta-catégorie daltérité laltérité dautrui est étroitement soudée aux modalités de passivité déjà croisées quant au rapport du soi à lautre que soi. Une nouvelle dialectique du Même et de lAutre est suscitée par cette herméneutique qui, de multiples façons atteste ici que lAutre nest pas seulement la contrepartie du Même, mais appartient à la constitution intime de son sens. Au plan proprement phénoménologique, en effet, les manières multiples dont lautre que soi affecte la compréhension de soi par soi marquent précisément la différence entre lego qui se pose et le soi qui ne se reconnaît quà travers ces affections mêmes. Dès le plan linguistique, la désignation par soi du locuteur est apparue entrelacée à linterlocution en vertu de laquelle chaque locuteur est affecté par la parole qui lui est adressée. Lécoute de la parole reçue fait dès lors partie intégrante du discours en tant que lui-même est adressé à Lautodésignation de lagent de laction, on la vu précédemment, était inséparable de lascription[4] par un autre qui me désigne à laccusatif comme lauteur de mes actions (tu as fait telle action, en pleine possession de tes moyens, non seulement de ton plein gré, mais de choix délibéré). Cest encore le même échange entre le soi affecté et lautre affectant qui régit au plan narratif lassomption par le lecteur du récit des rôles tenus par des personnages le plus souvent construits en troisième personne, dans la mesure où ils sont mis en intrigue en même temps que laction racontée. La lecture, en tant que milieu où sopère le transfert du monde du récit et donc aussi du monde des personnages littéraires au monde du lecteur constitue un lieu et un lien privilégié daffection du sujet lisant. Dans la fiction, il apparaît que laffection du soi par lautre-que-soi trouve un milieu privilégié pour des expériences de pensée que ne sauraient éclipser les relations « réelles » dinterlocution et dinteraction. Bien au contraire, la réception de ces uvres de fiction, contribue à la constitution imaginaire et symbolique des échanges effectifs de parole et daction. Lêtre-affecté sur le mode fictif sincorpore ainsi à lêtre-affecté du soi sur le mode « réel ». Cest enfin au plan éthique que laffection de soi par lautre revêt les traits spécifiques qui relèvent tant du plan proprement éthique que du plan moral marqué par lobligation. La définition même de léthique proposée par Ricoeur bien vivre avec et pour autrui dans des institutions justes ne se conçoit pas sans laffection du projet de bien- vivre par la sollicitude à la fois exercée et reçue : la dialectique de lestime de soi et de lamitié, avant même toute considération portant sur la justice des échanges peut entièrement être réécrite dans les termes dune dialectique de laction et de laffection. Pour être « ami de soi » selon la philautia aristotélicienne il faut déjà être rentré dans une relation damitié avec autrui, comme si lamitié pour soi-même était une auto-affection rigoureusement corrélative de laffection par et pour lami-autre. En ce sens, lamitié fait le lit de la justice, en tant que vertu « pour autrui »selon un autre mot dAristote. Le passage de léthique à la morale de loptatif du bien-vivre à limpératif de lobligation sest opéré sous le signe de la Règle dOr (le bien que tu voudrais quil te soit dit, le mal que tu haïrais quil te soit fait) où le commandement est à la jointure même de la relation asymétrique entre le faire et le subir. Lagir et le pâtir paraissent ainsi être distribués entre deux protagonistes différents : lagent et le patient, ce dernier apparaissant comme la victime potentielle du premier. Mais en vertu de la réversibilité des rôles, chaque agent est le patient de lautre. Et cest en tant quaffecté par le pouvoir-sur lui exercé par lautre, quil est investi de la responsabilité dune action demblée placée sous la règle de réciprocité, que la règle de justice transformera en règle dégalité. Reste à savoir, après toutes ces considérations, quelle figure nouvelle de laltérité est convoquée par cette affection de lipse par lautre que soi ; et, par implication, quelle dialectique du Même et de lAutre répond au réquisit dune phénoménologie de soi affecté par lautre que soi ? Ce qui est en jeu, cest une formulation de laltérité qui soit homogène à la distinction fondamentale entre deux idées du Même, le Même comme idem et le Même comme ipse, distinction sur laquelle a été fondée la philosophie de lipséité par Ricoeur. Cest la cinquième Méditation qui nous apporte la solution. Husserl, comme chacun, avant toute philosophie, comprend le mot autrui comme signifiant autre que moi. Cela étant dit, son dernier texte procède du coup daudace, déjà accompli dans la quatrième Méditation, coup par lequel lego méditant réduit ce savoir commun au statut de préjugé, donc le tient pour non fondé[5]. Lego méditant commencera donc par suspendre, donc par rendre problématique tout ce que lexpérience ordinaire doit à autrui, afin de discerner ce qui, dans cette expérience réduite à la sphère du propre, requiert la position dautrui comme position aussi incontestable (apodictique) que la sienne. Ce mouvement de pensée est tout à fait comparable au doute hyperbolique de Descartes, sauf quil ne sappuie sur lhypothèse daucun malin génie ; mais il consiste dans une opération étrangère à toute suspicion quotidienne : cest un acte philosophique de la famille des actes fondateurs. La suspension de jugement (épochè) pratiquée ici par Husserl est supposée laissée un reste qui ne doit rien à autrui, à savoir la sphère du propre, à laquelle ressortit lontologie de la chair. La seule voie qui reste dès lors ouverte est de constituer le sens autrui « dans » (in) et « à partir » (aus) du sens moi. Que lautre soit dès le début présupposé, lépochè par laquelle lanalyse débute le prouve une première fois : dune manière ou dune autre, jai toujours su que lautre nest pas un de mes objets de pensée, mais comme moi, un sujet de pensée ; quil me perçoit moi-même comme un autre que lui-même ; quensemble nous visons le monde comme une nature commune ; quensemble encore, nous édifions des communautés de personnes susceptibles de se comporter à leur tour sur la scène de lhistoire comme des personnalités de degré supérieur. Cette teneur de sens précède la réduction au propre. Puis, la présupposition de lautre est une deuxième fois et plus secrètement dans la formation même du sens : sphère du propre. Dans lhypothèse où je serais seul, cette expérience ne serait jamais totalisable sans le secours de lautre qui maide à me rassembler, à maffermir, à me maintenir dans mon identité[6]. Cest dire que dans cette sphère du propre, la transcendance ainsi réduite à limmanence ne mériterait pas dêtre appelée un monde : monde ne signifie encore rien avant la constitution dune nature commune. Enfin et surtout mon corps, ma chair, ne peut être tenu pour un corps parmi les corps il ne peut servir de premier analogon à un transfert analogique. Husserl lui-même parle ici, et cest important, dune « mondéanisation » par quoi je midentifie à lune des choses de la nature, à savoir un corps physique. Cette mondéanisation consiste dans un authentique entrelacs par quoi je maperçois comme chose du monde. Tout nest-il pas par là même déjà joué ? Que ma chair soit aussi corps cela nimplique-t-il pas quelle apparaisse telle aux yeux des autres ? Seule une chair (pour moi) qui est corps (pour autrui) peut jouer le rôle de premier analogon au transfert analogique de chair à chair. Là se situe loccasion dune authentique découverte, parallèle à celle de la différence entre chair et corps, celle du caractère paradoxal du mode de donation dautrui : les intentionnalités qui visent autrui en tant quétranger, cest-à-dire autre que moi, excèdent la sphère du propre dans laquelle pourtant elles senracinent. Husserl a donné le nom dapprésentation à cette donation pour dire, dune part, quà la différence de la représentation par signes, ou par image, la donation dautrui est une authentique donation ; dautre part, quà la différence de la donation originaire, immédiate, de la chair à elle-même, la donation dautrui ne permet pas de vivre les vécus dautrui et en ce sens nest jamais convertible en présentation originaire[7]. En ce sens, lécart ne peut être comblé entre la présentation de mon vécu et lapprésentation de ton vécu. A cette double caractérisation négative, Husserl ajoute le trait positif qui constitue sa véritable trouvaille : lappréciation, dit-il, consiste en un « transfert aperceptif issu de ma chair », plus précisément en une « saisie analogisante » qui a pour siège le corps dautrui perçu là-bas : saisie analogisante en vertu de laquelle le corps dautrui est appréhendé comme chair, au même titre que la mienne. On peut se demander avec D. Franck, « en vertu de quoi un corps là-bas qui, en tant que tel, se présente comme transcendance immanente peut recevoir le sens de chair et, grâce à ce sens, apprésenter un autre ego dont la transcendance est dun ordre supérieur ». A vrai dire, la saisie du corps là-bas comme chair nest autre que lapprésentation elle-même. Doù le cercle qui en découle, constitutif dune énigme que lon ne peut que tourner en tous sens. Essayons de franchir encore un pas : avance-t-on dun degré en caractérisant comme « appariemment » la saisie du corps là-bas comme chair ? Une idée nouvelle est certes introduite, à savoir celle dune formation en couple dune chair avec lautre. On comprend bien que seul un ego incarné, cest-à-dire un ego qui est son corps propre, peut faire couple avec la chair dun autre ego. Mais que signifie faire couple ? Dans le transfert par quoi ma chair forme paire avec une autre chaire, il sagit dune synthèse passive hors pair la plus primitive peut-être, et que lon retrouverait entrelacée à toutes les autres synthèses passives. Ainsi, notre tentative savère vaine, car jamais lappariemment ne fera franchir la barrière qui sépare lapprésentation de lintuition. La notion dapprésentation combine de façon unique similitude et dissymétrie. Alors, qua-r-on gagné à introduire ces notions dapprésention, de saisie analogisante, dappariemment ? Si elles ne peuvent tenir lieu dune constitution dans et à partir de lego, elles servent du moins à cerner une énigme que lon peut localiser : la sorte de transgression de la sphère du propre que constitue lapprésentation ne vaut que dans les limites dun transfert de sens : le sens ego est transféré à un autre corps qui, en tant que chair, revêt lui aussi le sens ego. De là lexpression parfaitement adéquate dalter ego au sens, selon de D. Franck, de « seconde chair propre ». Ressemblance et dissymétrie portent sur le sens ego et sur le sens alter ego. Tenue dans ces bornes, la découverte de Husserl est ineffaçable. On verra plus loin quelle ne porte tous ses fruits que coordonnée avec le mouvement venant dautrui vers moi. Mais si ce second mouvement a priorité dans la dimension éthique, le mouvement de lego à lalter ego garde une priorité dans la dimension gnoséologique. Dans cette dimension, le transfert analogique que pointe Husserl est une opération authentiquement productive, dans la mesure où, en transgressant lexpérience de la chair propre, elle transgresse le programme même de la phénoménologie. Si elle ne crée pas laltérité, toujours présupposée, elle lui confère une signification spécifique, à savoir ladmission que lautre nest pas condamné à rester un étranger, mais peut devenir mon semblable, à savoir quelquun qui, comme moi dit « je ». La ressemblance fondée sur lappariemment de chair à chair vient réduire une distance, combler un écart, là même où il crée une dissymétrie. Ce que signifie ladverbe comme : comme moi, lautre pense, veut, jouit, souffre. Si lon observe que le transfert de sens ne produit pas le sens alter de lalter ego, mais le sens ego, il faut répondre quil en est bien ainsi dans la dimension gnoséologique. Le sens ego dans alter ego, cest celui que Ricoeur a présupposé dans toutes ses études. A la limite, ce transfert de sens peut revêtir la forme dune citation, en vertu de laquelle « il pense », « elle pense" signifie : « il/elle dit dans son cur je pense ». Voilà la merveille du transfert analogique. Cest ici que le transfert analogique de moi à autrui recroise le mouvement inverse dautrui à moi. Il le recroise mais ne labolit pas, si même il ne le présuppose. Ce mouvement dautrui vers moi est celui quinlassablement dessine luvre dEmmanuel Lévinas. Le Même et lAutre A lorigine du mouvement dautrui vers moi (celui de lAutre au Même), une rupture. Et cette rupture intervient au point darticulation de la phénoménologie et de lontologie des « grands genres », le Même et lAutre. Sous son angle critique, en effet, luvre de Lévinas est dirigée contre une conception de lidentité du Même, à laquelle est polairement opposée laltérité de lAutre, mais cela à un plan de radicalité où la distinction proposée par Ricoeur entre deux sortes didentité, celle de lipse et celle de lidem, ne peut être prise en compte : non certes par un effet de négligence phénoménologique ou herméneutique, mais parce que, chez Lévinas, lidentité du même a partie liée avec une ontologie de la totalité que Ricoeur dit ne pouvoir assumer du fait quil ne la pas rencontrée dans son investigation. Il en résulte que le soi, non distingué du moi, nest pas pris en compte au sens de désignation par soi dun sujet de discours, daction, de récit, dengagement éthique. Une [ambition] lhabite, qui est plus radicale que celle qui anime Fichte, ainsi quHusserl, de constitution universelle et dautofondation radicale. Cette [ambition] exprime une volonté de fermeture, plus exactement un état de séparation, qui fait que laltérité devra ségaler à lextériorité radicale. De quelle manière Husserl est-il concerné par cet effet de rupture ? En ceci que la phénoménologie, et son thème majeur lintentionnalité, relèvent dune philosophie de la représentation qui, selon Lévinas ne peut être idéaliste et solipsiste. Se représenter quelque chose, cest lassimiler à soi, linclure en soi, donc en nier laltérité. Le transfert analogique, qui est lapport essentiel de la cinquième Méditation cartésienne, néchappe pas à ce règne de la représentation. Cest donc sous un régime de pensée non gnoséologique que lautre satteste. Ce régime est fondamentalement celui de léthique. Quand le visage dautrui sélève face à moi, au-dessus de moi, ce nest pas un apparaître que je puisse inclure dans lenceinte de mes représentations miennes ; certes lautre apparaît, son visage le fait apparaître, mais le visage nest pas un spectacle, cest une voix [Lil, lui non plus, ne luit pas, il parle]. Cette voix me dit : « Tu ne tueras pas ». Chaque visage est un Sinaï qui interdit le meurtre. Et moi ? Cest en moi que le mouvement parti de lautre achève sa trajectoire : lautre me constitue responsable, donc capable de répondre. Ainsi la parole de lautre vient-elle se placer à lorigine de la parole par laquelle je mimpute à moi-même lorigine de mes actes. Lauto-imputation sinscrit dès lors dans une structure dialogale asymétrique dont lorigine est extérieure à moi. Selon Ricoeur, la question soulevée par cette conception de lAutre ne se pose pas au niveau des descriptions, dailleurs jugées admirables par lui, qui relèvent encore dune phénoménologie qui pourrait être appelée alternative, une herméneutique autre, que lon pourrait à la rigueur placer dans le prolongement de léthique kantienne. En ce sens, en effet, Lévinas rompt avec la représentation, comme Kant soustrait la raison pratique au règne de la raison théorique. Mais alors que Kant mettait le respect de la loi au-dessus du respect des personnes, avec le visage, Lévinas singularise le commandement : cest chaque fois pour la première fois que lAutre, tel Autre, me dit : « Tu ne tueras pas ». Ainsi la philosophie de Lévinas procède-t-elle dune rupture qui intervient au point où ce qui a été appelé une phénoménologie alternative sarticule sur un remaniement des « grands genres » du Même et de lAutre. Parce que Même signifie totalisation et séparation, lextériorité de lAutre ne peut plus désormais être exprimée dans le langage de la relation. LAutre sabsout de la relation, du même mouvement que linfini se soustrait à la Totalité. Mais comment penser lirrelation quimplique une telle altérité dans son moment dab-solution ? Il apparaît à Ricoeur que leffet de rupture attaché à cette pensée de laltérité ab-solue procède dun usage de lhyperbole[8] digne du doute hyperbolique cartésien et diamétralement opposé à lhyperbole par laquelle Ricoeur a caractérisé la réduction au propre chez Husserl[9]. Lhyperbole apparaît à ce titre comme lma stratégie appropriée à la production de leffet de rupture attachée à lidée dextériorité au sens daltérité ab-solue. Lhyperbole atteint en fait simultanément les deux pôles du Même et de lAutre. Il est remarquable que Totalité et Infini mette dabord en place un moi livré à la volonté de faire cercle avec lui-même, de sidentifier. Plus encore que dans Le Temps et lAutre qui parlait du moi « encombré » de soi, le moi davant la rencontre de lautre, ou pour mieux dire, davant leffraction du moi par lautre, est un moi obstinément fermé, verrouillé, séparé. Ce thème de la séparation, tout nourri quil soit de phénoménologie dune phénoménologie, dirait-on de légotisme est déjà marqué du sceau de lhyperbole : hyperbole qui sexprime dans la virulence dune déclaration telle que celle-ci : « dans la séparation, le moi ignore Autrui ». Pour un tel moi, incapable de lAutre, lépiphanie du visage (thème encore phénoménologique) signifie une extériorité ab-solue, ces-à-dire non relative (thème relevant de la dialectique des « grands genres »). A lhyperbole de la séparation, du côté du Même, répond lhyperbole de lépiphanie, du côté de lAutre. Epiphanie dit autre chose que phénomène. L « apparoir » du visage se soustrait à la vision des formes et même à lécoute sensible des voix. Cest que lAutre, selon Totalité et Infini, nest pas un interlocuteur quelconque, mais une figure paradigmatique du type dun maître de justice. Hyperbolique, en ce sens, est lassertion que la parole est « toujours enseignante ». Lhyperbole est ç la fois celle de la Hauteur et celle de lextériorité. Hauteur : le visage de lAutre, a-t-il été dit, minterpelle comme du Sinaï. Extériorité : linstruction du visage, à la différence de la maïeutique du Ménon de Platon, néveille aucune réminiscence. La séparation a rendu lintériorité stérile. Linitiative revenant intégralement à lAutre, cest à laccusatif désinence bien nommée que le moi est rejoint par linjonction et rendu capable de répondre à laccusatif encore : « Me voici ! » Lhyperbole dans Totalité et Infini, culmine dans laffirmation que linstruction par le visage ne restaure aucun primat de la relation sur les termes. Aucun entre-deux ne vient atténuer lentière dissymétrie entre le Même et lAutre. Autrement quêtre ou au-delà de lessence renchérit sur lhyperbole jusquà lui donner un tour paradigmatique[10]. Cest en tant que dédire que lassignation à la responsabilité adopte le tour de lhyperbole, dans un registre de dexcès non encore atteint. Ainsi lassignation à responsabilité est-elle rapportée à un passé plus vieux que tout passé remémorable donc encore susceptible de reprise dans une conscience présente ; linjonction relève dun en-deçà de tout commencement de toute archè : le dédit de larchè se nomme an-archie. Relève encore de lhyperbole lévocation de lêtre assigné, qui ne serait lenvers daucune activité, donc d« une responsabilité qui ne se justifie par aucun engagement préalable » . A partir de là, le langage se fait toujours plus excessif : « obsession de lAutre », « persécution par lAutre », enfin et surtout « substitution du moi à lAutre ». Ici est atteint le point paroxystique de toute luvre : « sous laccusation de tous, la responsabilité va jusquà la substitution, le sujet est otage ». Et encore : lipséité dans sa passivité sans archè de lidentité est otage ». Cette expression, excessive entre toutes, est jetée là pour prévenir le retour insidieux de lauto-affirmation de quelque « liberté clandestine et dissimilée »jusque sous la passivité du soi assigné à la responsabilité. Le paroxysme de lhyperbole paraît à Ricoeur tenir à lhypothèse extrême scandaleuse même que lAutre nest plus ici le maître de justice comme dans Totalité et Infini, mais loffenseur, lequel, en tant quoffenseur ne requiert pas moins le geste qui pardonne et qui expie. Que ce soit bien là le lieu où E. Lévinas voulait conduire son lecteur nest pas douteux : « Que lemphase de louverture soit la responsabilité pour lAutre jusquà la substitution le pour lautre du dévoilement, de la monstration à lautre, virant en pour lautre de la responsabilité cest en somme la thèse du présent ouvrage ». En effet, ici seulement, labîme creusé entre altérité et identité est franchi : « Il faut parler ici dexpiation, comme réunissant identité et altérité ». Paradoxalement, cest lhyperbole de la séparation, du côté du Même qui, à Ricoeur, paraît conduire à limpasse lhyperbole de lextériorité, du côté de lautre, à moins que lon ne croise le mouvement éthique par excellence de lautre vers le soi avec le mouvement gnoséologique comme il a été dit du soi vers lautre. A vrai dire, ce que lhyperbole de la séparation rend impensable, cest la distinction entre soi et moi, et la formation dun concept dipséité défini par son ouverture et sa fonction découvrante. Or le thème de lextériorité natteint le terme de sa trajectoire, à savoir léveil dune réponse responsable à lappel de lautre, quen présupposant une capacité daccueil, de discrimination et de reconnaissance, qui, selon Ricoeur, relève dune autre philosophie du Même que celle à laquelle réplique la philosophie de lAutre. Si, en effet, lintériorité nétait déterminée que par la seule volonté de repli et de clôture, comment entendrait-elle jamais une parole qui lui serait si étrangère quelle serait comme rien pour une existence insulaire ? Il faut bien accorder au soi une capacité daccueil qui résulte dune structure réflexive, mieux définie par son pouvoir de reprise sur des objectivations préalables que par une séparation initiale. Bien plus, ne faut-il pas joindre à cette capacité daccueil une capacité de discernement et de reconnaissance, compte tenu de ce que laltérité de lAutre ne se laisse pas résumer dans ce qui ne paraît bien nêtre quune des figures de lAutre, celle du maître qui enseigne, dès lors que lon doit prendre en compte celle de loffenseur dans Autrement quEtre ? Et que dire de lAutre quand il est le bourreau ? Et qui donc distinguera le maître du bourreau ? le maître qui appelle un disciple, du maître qui requiert seulement un esclave ? Quant au maître qui enseigne, ne demande-t-il pas à être reconnu, dans sa supériorité même ? Autrement dit, ne faut-il pas que la voix de lAutre qui me dit : « Tu ne tueras pas », soit faite mienne, au point de devenir une conviction, cette conviction qui égale laccusatif du : « Me voici ! » avec le nominatif du : « Ici, je me tiens » ? Enfin pour médiatiser louverture du Même sur lAutre et lintériorisation de la voix de lAutre dans le Même, ne faut-il pas que le langage apporte ses ressources de communication, donc de réciprocité, comme latteste léchange des pronoms personnels su souvent évoqué, lequel reflète un échange plus radical, celui de la question et de la réponse où les rôles ne cessent de sinverser ? Bref, ne faut-il pas quune dialogique superpose la relation à la distance prétendument ab-solue entre le moi séparé et lAutre enseignant ? Cest finalement dans le thème de la substitution, où culmine la force de lhyperbole, et sexprime dans sa plus extrême vigueur de laltérité, que Ricoeur perçoit une sorte de renversement du renversement opéré dans Totalité et Infini. Lassignation à responsabilité issue de linterpellation par lAutre, et interprétée dans les termes de la passivité la plus totale, sinverse dans un élan dabnégation, où le soi satteste par le mouvement même en lequel il se démet. Qui, en effet, est obsédé par lAutre ? Qui, lotage de lAutre, sinon un Même qui nest plus défini par la séparation mais par son contraire, la Substitution[11] ? Ricoeur trouve confirmation de cette interprétation du thème de la substitution dans le rôle assigné, sous le contrôle dailleurs de ce même thème, à la catégorie du témoignage[12]. On voit bien à quoi témoignage est rendu : à labsolu, certes, donc à la Hauteur dénommée « gloire de linfini », et à lextériorité, dont le visage est comme la trace. « En ce sens, il ny a de témoignage ( ) que de linfini [13]» Mais qui témoigne, sinon le Soi, distingué désormais du moi, en vertu de lidée dassignation à responsabilité ? « Le Soi, cest le fait même de sexposer, sous laccusatif non assumable où le Moi supporte les autres, à linverse de la certitude du moi se rejoignant lui-même dans la liberté[14] ». Le témoignage, cest donc le mode de vérité de cette auto-exposition du Soi, inverse de la certitude du Moi. Ce témoignage est-il si éloigné de lattestation, mot de passe de Ricoeur ? Certes, Lévinas ne parle pas dattestation de soi, tant lexpression serait soupçonnée de ramener à la « certitude du Moi ». De cette confrontation entre E. Husserl et E. Lévinas ressort la suggestion quil ny a nulle contradiction à tenir pour dialectiquement complémentaires le mouvement du Même vers lAutre et celui de lAutre vers le Même. Les deux mouvements ne sannulent pas dans la mesure où lun se déploie dans la dimension gnoséologique du sens, lautre dans celle éthique, de linjonction. Lassignation à responsabilité, selon la seconde dimension renvoie au pouvoir dautodésignation, transféré, selon la première dimension, à toute troisième personne supposée capable de dire « je ». Cest cette dialectique croisée du soi-même et de lautre qui a été anticipée dans lanalyse de la promesse. Si un autre ne comptait pas sur moi, serais-je capable de tenir ma parole, de me maintenir ? [1] Extrait de « Soi-même comme un autre », au Seuil, Points-Esssais, mars 1990, pp.380-393. [2] Extrait de « Totalité et Infini », Livre de poche , biblio-essais 4120, 08/2001, pp. 21-110. [3] « Autrement quêtre » Livre de poche , biblio-essais 4121, 02/2001 [4] Ascripter, cest dire quel est le rapport de laction à lagent. Lexpression la plus abrégée de ce rapport réside dans une formule qui fait de lagent le principe (arkhé) de ses actions, mais un sens de larkhé qui autorise à dire que les actions dépendent de (préposition épi) lagent lui-même (autô) (Ethique à Nicomaque, III, 1). La théorie moderne de laction conduit à donner à lascription une signification distincte de lattribution, signification qui transforme le cas particulier en cas exceptionnel, le place du même côté celui de la pragmatique que la capacité de se désigner soi-même. Lascription consiste dans la réappropriation par lagent de sa propre délibération : se décider, cest trancher le débat en faisant sienne une des options considérées. Cest avec lanalyse de la prohairésis, du choix préférentiel (ou décision), que la détermination éthique de laction lemporte sur la détermination physique. [5] La quatrième Méditation dit de lego que « actif ou passif, [il] vit dans tous les états vécus de la conscience et ( ) à travers ceux-ci, se rapporte à tous les pôles-objets ». Cest donc la détermination des pensées comme des actes et le jeu qui en résulte entre passivité et activité qui singularisent par principe lego. [6] Autrement dit, la chair menacée de fragmentation a besoin du secours de lautre pour sidentifier. Il en résulte que la chair reste à jamais incomplètement constituée D. Franck). [7] Cela a été dit par ailleurs de la mémoire : la suite des souvenirs dautrui ne prendra jamais place dans la suite de mes propres souvenirs. [8] Par hyperbole, il ne faut pas entendre une figure de style , un trope littéraire, mais la pratique systématique de lexcès dans largumentation philosophique. [9] Voir haut de la page 3. [10] Tout un travail préparatoire de démolition consomme les ruines de la « représentation », du « thème », du « dit », pour ouvrir au-delà du « Dire » lère du « Dédire » Cest au nom de ce « Dédire » que lassignation à la responsabilité se soustrait au langage de la manifestation, à son dit et à son thème. [11] Létrange renversement opéré, au plan du Même, par le thème de la substitution trouve sa consécration dans la formule rencontrée plus haut : « Il faut parler ici dexpiation, comme réunissant identité et altérité ». [12] Ricoeur a consacré une analyse détaillée du témoignage chez E. Lévinas dans : Répondre dautrui. Emmanuel Lévinas (collectif), Neufchâtel, La Baconnière ,1989. [13] Autrement quêtre, p. 186. [14] Autrement quêtre, p. 151. Date de création : 06/04/2009 @ 09:44 Réactions à cet article
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