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Sociologie - L'utopie telle qu'en elle-même
LUTOPIE TELLE QUEN ELLE-MÊME LUTOPIE, DEUXIÈME FORME DIMAGINATION, APPARAÎT COMME EXPLORATION DU POSSIBLE CHEZ MARX, NOTION FÉCONDE CHEZ MANNHEIM, HABERMAS ET RICOEUR Parue en 1997, luvre de Paul Ricoeur,. « Lidéologie et lutopie », renferme tous les enseignements quil a pu recueillir chez les auteurs qui ont traité de lune et de lautre, depuis Marx jusquà Geertz en passant par Althusser, Mannheim, Weber et Habermas. Dans les faits, lidéologie occupe la plus grande place (15 leçons sur 18, indique le préfacier), non que lutopie, dont il est question ici, soit moins importante. Pour donner au lecteur un aperçu plus précis, et malgré les difficultés quil y a à le faire Ricoeur na pas manqué de les relever , nous avons tenté de présenter, dune part, une synthèse de lidéologie, et dautre part, cette synthèse de lutopie, bien quelles soient impliquées dans de nombreuses convergences. Selon Ricoeur, « ce qui confirme lhypothèse que la fonction la plus radicale de lutopie est inséparable de la fonction la plus radicale de lidéologie est que toutes deux rencontrent le même point crucial, celui de lautorité. Si toute idéologie tend ultimement à légitimer un système dautorité, toute utopie, à un moment où à un autre, ne doit-elle pas saffronter au problème du pouvoir ? Ce qui est en fin de compte en cause dans lutopie, ce nest pas tant la consommation, la famille ou la religion, mais lusage du pouvoir dans chacune de ces institutions. Et lutopie nest-elle pas rendue possible parce quil existe un problème de crédibilité dans tous les systèmes de légitimation et dautorité ? » Quant aux textes qui ne conviendraient pas à cette dichotomie, nous fournirons les explications, dès que la nécessité sen fera sentir. Chez Marx, lutopie est traitée comme fonctionnant à trois niveaux complémentaires de ceux de lidéologie (pris en ordre inverse). Lutopie est essentiellement exploration du possible : 1) En tant que possible, lintention utopique est de défier et de transformer lordre présent. 2) Là où lidéologie légitime lautorité existante, lutopie sape cette même autorité. 3) Là où lidéologie fonctionne comme distorsion, sa contrepartie utopique est la chimère, la folie, la fuite, lirréalisable ; une rupture totale entre le présent et le futur est proposée. I/ ANALYSE PAR RICOEUR DE « IDÉOLOGIE ET UTOPIE »(1929) DE MANNHEIM Ricoeur reconnaît en premier lieu que Mannheim est sans doute le premier à avoir traité ces deux notions « dans une problématique générale de la non-congruence ». Mannheim a remarqué, en effet, quil y a deux manières pour un système de pensée de ne pas être congruent avec les courants généraux dun groupe ou dune société : soit en se cramponnant au passé, doù résistance au changement, soit par la fuite en avant, doù fort appel au changement. « En un sens, il y a donc une tension entre ces deux modalités de décalage vis-à-vis des idées dominantes. Le second mérite quil reconnaît à Mannheim nest pas moindre ; cest celui davoir tenté délargir le concept marxiste didéologie en en faisant un concept paradoxal dans la mesure où il inclut celui qui lemploie. Le fait davoir poussé assez loin lidée de lauto-implication de celui qui parle didéologie, a valu à son auteur le nom de « paradoxe de Mannheim ». Pour le dire dans le langage de Clifford GEERTZ, lidéologie fait désormais partie de son propre référent. Létude de lutopie chez Mannheim Cette étude, selon les indications de Ricoeur, se déroule en trois étapes. La première est consacrée à la recherche de critères de lutopie. La seconde est une typologie où Mannheim applique une méthode qui sapparente aux types idéaux wébériens, ce qui ouvre la voie à des comparaisons ultérieures entre les deux méthodes. En troisième lieu, Mannheim cherche à interpréter la direction prise par lutopie, sa dynamique temporelle. Ainsi, les trois principales contributions de Mannheim à létude de lutopie sont dabord la recherche dun concept de lutopie, une hypothèse de travail pour conduire la recherche ; ensuite, une tentative pour nous orienter dans la multiplicité des utopies en surmontant cette dispersion à laide dune typologie ; et, enfin, leffort pour dire quelque chose du mouvement irréductible qui travaille cette typologie . Lidée principale de Mannheim est que ce processus conclut à un déclin des utopies, et donc à la disparition progressive de toute forme de non-congruence avec la réalité. Ladaptation à la réalité est toujours plus forte, et cette adaptation tue lutopie. Cette situation est en définitive la principale question posée par le texte de Mannheim. I/ Recherche dun concept de lutopie a) Ce quest lidéologie Lidéologie est dabord un concept polémique et ensuite un concept qui dévalorise ladversaire, prenant le point de vue du héros de laction, dévalorisant celui quil considère, selon lexpression de Hegel, comme une « belle âme ». Aussi le concept didéologie dans le discours philosophique inclut-il peut-être toujours lexpérience spécifique de la réalité qui est celle de lhomme politique. Tout en nous avisant de cette situation, Mannheim ne poursuivra pas dans cette voie, car son propre point de vue est celui de la sociologie de la connaissance, celui dun observateur. Il est néanmoins très important quun « critère politique de la réalité » soit introduit dans la discussion de lidéologie. Cette remarque est faite par Ricoeur pour mieux situer le concept didéologie ; il y a donc place dans le discours philosophique pour des concepts polémiques et pour des concepts qui procèdent dun certain niveau de lexpérience humaine ici celui de la politique b)Hypothèse de travail pour introduire lutopie Mannheim introduit lutopie en postulant que nous devons comprendre que le jugement porté sur une idéologie lest toujours depuis une certaine utopie : la seule manière de sortir du cercle dans lequel lidéologie nous entraîne (lidéologue dans son idéologie), cest dassumer une utopie, de la déclarer et de juger de lidéologie de ce point de vue. Parce que lobservateur absolu est impossible, ce ne peut être que quelquun situé dans le processus lui-même qui assume la responsabilité du jugement On pourrait aller jusquà dire que la corrélation utopie-idéologie doit remplacer la corrélation impossible science-idéologie (le savant nest pas inclus dans sa science), quelle permet de résoudre dune certaine manière la question du jugement, solution qui, ajoute Ricoeur, est elle-même cohérente avec laffirmation quil nexiste pas de point de vue extérieur à ce jeu. En effet, si aucun observateur transcendant nest possible, il faut alors assumer un concept pratique
II/ Tentative pour nous orienter dans la multiplicité des utopies en surmontant cette dispersion à laide dune typologie Nouveaux critères pour un point de vue évaluatif Après leffondrement des critères objectifs, transcendants, empiriques, Mannheim propose de nouveaux critères pour celui qui cherche de trouver du sens dans le processus historique lui-même. « Le fait que nous ny [dans lhistoire] trouvons pas de situations absolues indique que lhistoire nest muette et dénuée de sens que pour celui qui sattend à ne rien apprendre delle »(99). Mannheim semble attendre une réponse dune forme de crypto-hégélianisme : létude de lhistoire intellectuelle qui cherche « à découvrir dans la totalité du complexe historique le rôle, la portée et la signification de tout élément constituant » (100). Il nous faut abandonner, remarque Ricoeur, la position de lobservateur absolu et plonger dans le mouvement même de lhistoire. « Cette sélection et accentuation de certains aspects de la réalité peuvent être considérés comme le premier pas dans une direction qui, finalement conduit à une procédure évaluative et à des jugements ontologiques » (101). Pourquoi ces jugements sont-ils appelés ontologiques ? Parce quil nous faut décider de ce qui et réel ; nous devons partager la vérité de lerreur, dit Mannheim, de manière à combattre la fausse conscience, notion quexamine alors le texte. 1) Dans cette discussion de la fausse conscience, le concept clef est celui de linadéquat, de linapproprié, du non congruent. Le danger de la fausse conscience doit être abordé en déterminant « celles des idées en cours qui sont réellement valables dans une situation donnée » (103). Le concept de la non-congruence [qui pourrait être qualifiée de spatio-temporelle] nous fournira la corrélation entre lidéologie et lutopie, comme nous le verrons dans « La mentalité utopique ». Il nous remarquer ici, indique Ricoeur, quune manière de penser peut être non congruente de deux manières : en étant soit en retrait, soit en avance sur une situation donnée. Ces deux modalités de la non-congruence se combattent sans cesse mutuellement. « Dans les deux cas, la réalité à comprendre est déformée et dissimulée » (107). 2) Mannheim abandonne pour la suite lexamen du mode utopique de non-congruence pour se concentrer sur celui de la non-congruence idéologique. « Des normes, des modes de pensée et des théories vétustes et inapplicables sont appelées à dégénérer en idéologies dont la fonction est de dissimuler la fonction réelle de la conduite plutôt que de la dévoiler » (103). Mannheim choisit trois exemples éclairants de cette inadéquation entre des systèmes de pensée et la société : a) Condamnation par lEglise médiévale du prêt à intérêt. Il montre comment cette interdiction échoua en raison de son inadéquation à la situation économique, particulièrement lors de lessor du capitalisme au début de la Renaissance. Cette interdiction néchoua pas en vertu dun jugement absolu, mais à cause de cette inadéquation à la situation historique. b) « Cas où certaines personnes essaient de déguiser leurs rapports réels avec elles-mêmes et avec le monde et de fausser pour elles-mêmes les faits élémentaires de lexistence humaine, en les déifiant, en les romantisant, ou en les idéalisant, bref en ayant recours au stratagème déchapper à elles-mêmes et au monde et en provoquant ainsi de fausses interprétations de lexpérience » (104). Cest une fuite dans labsolu, mais une fuite qui ne peut être vraiment mise en uvre. c) Cas du propriétaire terrien « dont les terres sont déjà devenues une entreprise capitaliste » (105) mais qui cherche à préserver une relation paternaliste avec ses employés. Son système de pensée, patriarcal, est inadéquat à la situation où il est en fait un capitaliste. Quels sont les critères qui permettent de juger de cette non-congruence ? Cest à nouveau une énigme, car il faudrait ici encore un observateur indépendant, qui pourrait seulement affirmer que « toute idée doit être jugée par son accord avec la réalité » (108). Mais quest-ce que la réalité et pour qui ? La réalité est toujours prise dans un cadre de pensée qui est lui-même une idéologie. 3) Mannheim sefforce alors de retrouver ici un « concept non évaluatif de la réalité » comme de lidéologie, de manière à trancher, non sans difficulté ce qui est et ce qui nest pas congruent. « Le lecteur attentif notera peut-être quà partir dici, la conception évaluative de lidéologie tend de nouveau à prendre la forme de la conception non évaluative, mais ceci dans lintention de découvrir une solution évaluative. Cette instabilité dans la définition du concept fait partie de la technique de la recherche qui pourrait être considérée comme étant arrivée à maturité et qui, par conséquent ne peut sasservir à aucun point de vue particulier qui restreindrait son horizon. Ce relationnisme dynamique offre la seule issue possible hors dune situation mondiale qui nous présente une multiplicité de points de vue antagonistes » (108). Au moment où nous semblons avoir échappé aux pièges dun survol quasi hégélien de la totalité, le concept de réalité quutilise Mannheim réintroduit la thématique hégélienne. Nous constatons ainsi que le jugement de congruence et de non-congruence entre « le mode traditionnel de pensée et les nouveaux objets dexpérience » (111) pose au moins autant de problèmes quil en résout. Nous sommes pris dans un tourbillon, dans un processus dauto-dissolution qui semble nautoriser que des jugements idéologiques au moment même où nous aurions besoin dune position extérieure pour pouvoir continuer à parler de ce processus. Dans le cas de Mannheim, ce qui évite au penseur dêtre totalement englouti dans ce tourbillon, cest précisément la prétention à une réflexion totale, à pouvoir contempler lensemble. Mannheim recourt à la catégorie de totalité. Il emploie des formules telle que « ce nest que lorsque nous sommes entièrement informés du champ limité de tout point de vue, que nous sommes sur la voie de la compréhension de la totalité » (118). Nous sommes ainsi pris dans un processus délargissement continuel, que Mannheim exalte comme « cet effort vers une vue totale » (120). Se voir soi-même dans le contexte du tout correspond à « une poussée toujours plus vaste vers une conception totale » (121). Un tel concept de totalité nest pas un Absolu transcendant, mais il joue le même rôle : transcender le point de vue particulier. Cest à nouveau un hégélianisme sans Savoir absolu. 4) Lidéologie et lutopie font sens ensemble comme une paire de concepts opposés. Mannheim tient à nous faire comprendre que le jugement porté sur une idéologie lest toujours depuis une utopie. Ce à quoi Ricoeur souscrit pleinement. Parce que lobservateur absolu est impossible, ce ne peut être que quelquun situé dans le processus lui-même qui assume la responsabilité du jugement. Ce pourrait être aussi une posture plus modeste que daffirmer que le jugement est toujours porté dun point de vue même sil sagit dun point de vue polémique qui prétend assurer un meilleur avenir à lhumanité et dun point de vue qui se déclare comme tel.
Critères formels de lutopie Mannheim a proposé deux critères formels de lutopie qui, par contraste, fournissent les lois de lidéologie, lun qui rassemble lidéologie et lutopie, lautre qui les distingue. Le premier critère que lutopie partage avec lidéologie, est une certaine forme de non-congruence, de non-coïncidence avec la réalité telle quelle est. Mannheim évoque à ce propos des idées « situationnellement transcendantes ». Elles ne sont pas transcendantes au sein dune philosophie de la transcendance, mais eu égard à létat présent de la réalité. A nouveau, la difficulté est de déterminer ce quest en fait la réalité. Pour mesurer la non-congruence, nous devons avoir un concept de la réalité, mais ce concept de la réalité fait partie du cadre dévaluation, ce qui nous renvoie à la circularité. Le second critère de lutopie est plus décisif. Les utopies « tendent à ébranler partiellement ou totalement lordre des choses qui règne à ce moment ». Ici lidéologie se définit par opposition à lutopie : elle est ce qui préserve cet ordre des choses. Ce critère de lidéologie est meilleur que le premier. Il est plus limité et nest pas nécessairement péjoratif ; en tout cas, Mannheim ne va pas jusque là. Lintérêt du chapitre de Mannheim tient au jeu quil instaure entre ces deux critères. Il est conscient que le premier critère, celui de non-congruence implique une position concernant ce quest la réalité. La question de la nature de « lexistence en soi », question philosophique nest pas dun grand intérêt ici, tandis quimporte au contraire, ce quon considère comme le réel dun point de vue historique ou sociologique. « Dans la mesure où lhomme est une créature qui vit essentiellement dans lhistoire et dans la société, lexistence qui lenvironne nest jamais lexistence en soi: cest toujours une forme historique concrète dexistence sociale. Pour le sociologue, lexistence est ce qui est concrètement effectif, cest-à-dire que cest un ordre social qui fonctionne et nexiste pas seulement dans limagination de certains individus, mais selon lequel les gens agissent réellement » (126-127). Un ordre de vie opérant Nous devons assumer quil existe quelque chose comme un corps collectif, soumis à certaines règles, et par conséquent , « un ordre de vie opérant ». Tout comme Marx, Mannheim ne cesse dopposer lidéologie non à la science mais à ce qui est effectivement opérant, donc à un critère concret de la praxis. Il peut être difficile de comprendre que nous savons ce qui est opératoire dans la société, mais cest le critère auquel nous pouvons opposer ce qui illusoire et imaginaire La fécondité de lutopie soppose à la stérilité de lidéologie. Cette distinction formelle entre lidéologie et lutopie a lavantage de fournir un noyau commun et une différence. Cependant, comme on vient de le voir, le noyau commun la non-congruence est difficile à constater dune manière formelle, non évaluative, et, comme on va le voir, la différence la capacité de changement soulève aussi des questions. Lattribution à lutopie dune telle capacité de changer lui confère une efficacité univoque qui ne nous permet pas den déduire la pathologie : le wishful thinking, le fait de prendre ses désirs pour des réalités. Dun autre côté, dans la mesure où lidéologie est considérée comme inefficace, on manque sa congruence possible avec la société existante, cest-à-dire sa fonction conservatrice, en tous les sens du mot. La capacité de changement liée à lutopie Si lon examine de plus près, ce critère va apparaître comme peu fiable. En effet, si on lapplique dans la société, il est souvent inversé. Lorsque le jugement émane des représentants de la classe dirigeante, lutopie est précisément lirréalisable. Lapplication du critère pose un problème, car cela dépend de qui parle : « ce qui dans un cas donné apparaît comme utopique » (130). Pour donner à ce critère formel un contenu, pour en faire un usage concret, il faut consulter ceux qui lemploient. On assiste à un curieux échange de signification, car ce qui apparaît comme utopique ou idéologique ne dépend pas seulement du « plan et du degré de réalité auquel on applique cette règle » (130), mais aussi de qui utilise cette dénomination. Ainsi y a-t-il une double question : quest-ce qui est désigné comme utopique ou idéologique et qui effectue cette désignation ? Pour les représentants dun ordre donné, lutopie signifie lirréalisable. Cela contredit le critère défendu par le sociologue. Parce quils prennent cet ordre donné pour la mesure de toute chose, lutopie leur apparaît comme irréalisable, tandis que sa définition formelle est précisément dans son aptitude à engager un changement. La définition formelle devrait ne pas tenir compte de la perspective dans laquelle on se place, ce qui paraît contredit par la constitution inéluctablement perspectiviste de lexistence sociale Ceux qui sattachent à défendre le statu quo appellent utopie tout ce qui va au-delà de lordre existant au présent, sans distinguer entre utopie absolue, irréalisable quelles que soient les circonstances, et utopie relative, irréalisable seulement dans le cadre de lordre existant. En effaçant cette distinction, lordre existant peut « supprimer la validité des prétentions de lutopie relative » (132)
Rien ne permet de tirer la conception formelle de lornière car, comme Mannheim lui-même le suggère, les critères permettant de déterminer ce qui est réalisable, sont en fait toujours fournis par les représentants des groupes ascendants ou dominants et non par la sociologie de la connaissance. III/ La dynamique temporelle de lutopie Cest dans le dernier chapitre de « La mentalité utopique » de Mannheim que se révèle le mieux cette dynamique et lintérêt quil y a à la préserver : « Mais éliminer complètement de notre monde tous les éléments qui dépassent la réalité nous conduirait à une facticité qui signifierait en définitive, la ruine de la volonté humaine. Cest là que se trouve la différence essentielle entre les deux types de dépassement de la réalité : alors que le déclin de lidéologie ne représente une crise que pour certaines couches sociales et que lobjectivité à laquelle on parvient en démasquant les idéologies prend toujours la forme dune clarification de soi pour la société prise comme un tout, la disparition complète de lélément utopique dans la pensée et de laction de lhomme signifierait que la nature et lévolution humaines prennent un caractère totalement nouveau ». Si lidéologie est la fausse conscience de notre situation, nous pouvons imaginer une société sans idéologie. Mais nous ne pouvons pas imaginer une société sans utopie, car ce serait une société sans dessein. La distance qui nous sépare de nos fins est différente de la distorsion de notre propre image. « La disparition des différentes formes de lutopie ferait perdre à celui-ci [lhomme] sa volonté de façonner lhistoire à sa guise et, par cela même, sa capacité de la comprendre » Ricoeur affirme quen définitive la corrélation entre lidéologie et lutopie constitue un cercle : « Nous devons essayer de guérir la maladie de lutopie à laide de ce qui est sain dans lidéologie son élément didentité [ ] et tenter de guérir la rigidité, la pétrification des idéologies par lélément utopique ». Mais il serait trop simple ajoute-t-il de se contenter de la seule idée du cercle. Nous devons tenter den faire une spirale. « Nous partons sur un certain ensemble de valeurs et nous tentons ensuite dêtre conséquents par rapport à elles : la vérification est donc une question qui concerne lensemble de notre vie. Nul ne peut y échapper ». II/ ANALYSE PAR RICOEUR DE « CONNAISSANCE ET INTÉRÊT » (1967) DE HABERMAS Comment pouvons-nous comprendre le dialogue que nous sommes si ce nest à travers lutopie dune communication sans frontières ni contraintes ? Ricoeur avoue admettre tout à fait le rôle incontournable de cet élément utopique, dans la mesure où il est la composante ultime de toute théorie de lidéologie. Cest toujours depuis les profondeurs de lutopie que nous pouvons parler de lidéologie. Tel était le cas du jeune Marx lorsquil parlait de lhomme total, celui qui sen allait pêcher le matin, chasser laprès-midi et qui, le soir sadonnait à la critique. Cette reconstruction de la totalité sous-jacente à la division du travail, cette vision dun homme intégral, est lutopie qui nous permet daffirmer que léconomie politique anglaise na pas creusé au-dessous de la surface des relations économiques entre le salaire, le capital et le travail. Ricoeur considère lutopie comme étant elle-même un réseau complexe déléments dorigines diverses. Loin dêtre homogène, elle est un assemblage de forces qui oeuvrent ensemble. a) Les trois composantes de la structure utopique En premier lieu, lutopie est soutenue par la notion dauto-réflexion. Cest le cur de lutopie et la composante téléologique de toute critique, de toute analyse, de toute restauration de la communication. Ricoeur lappelle composante transcendantale ( ) Ce qui reste commun à la théorie et à la pratique, cest cet élément dauto-réflexion qui nest pas historique mais transcendantal : intemporel, sans origine historique assignable, il est bien plutôt la possibilité fondamentale de lêtre humain. Quand le jeune Marx parle de la différence entre lanimal et lhomme, il trace une ligne de démarcation : la différence tient à une transcendance dont lhomme peut se prévaloir. Ricoeur, quant à lui, préfère qualifier ce facteur de transcendantal car il est la condition de possibilité pour que soit réalisé quelque chose dautre. La seconde composante de la structure utopique est culturelle. Cette caractéristique est moderne et provient de la tradition des Lumières : elle ajoute à lactivité imaginative la possibilité dune rectification, la possibilité de mettre à lépreuve les limites du réalisable. Ricoeur reprend une citation dHabermas : « Les idées dune philosophie des Lumières proviennent du fonds des illusions transmises historiquement. Ainsi devons-nous comprendre les actions dune philosophie des Lumières comme la tentative de tester la limite du réalisable en ce qui concerne le contenu utopique du patrimoine culturel dans des conditions données » (315). La troisième composante est lactivité imaginative Lactivité imaginative correspond chez Habermas à ce que Freud appelle lillusion ; celle-ci se distingue de lidée délirante qui est à la fois invérifiable et irréalisable. Lillusion ou lactivité imaginative est lélément de lespérance, dune espérance rationnelle. Dans larticle Connaissance et Intérêt dHabermas, il est affirmé que lhumanité senracine dans des structures fondamentales telles que le travail, le langage et la domination. Il ajoute néanmoins quest également présent en nous quelque chose qui transcende cet ensemble de conditions : cest lutopie. Dans ce contexte, il utilise explicitement le mot « utopie ». « La société nest pas seulement un système dauto-conservation. Il y a, présent chez lindividu en tant que libido, une nature qui est séduction, qui a quitté le domaine de lauto-conservation et poursuit une satisfaction utopique » (153-154). Lactivité imaginative est ce qui « poursuit une satisfaction utopique ». Cette opposition, établie par Habermas entre utopie et auto-conservation est une bonne perspective pour analyser la relation entre idéologie et utopie. b) Analyse de la relation entre idéologie et utopie dans leurs sens les plus positifs Comme on le verra ultérieurement chez Geertz, la fonction essentielle dune idéologie est de poser une identité, quil sagisse de lidentité dun groupe ou de celle dun individu. Lutopie, de son côté rompt avec le « système dauto-conservation » et « poursuit une satisfaction utopique ». Pour Habermas, le rôle effectif de cet élément utopique mène à la thèse suivante : « La connaissance est un instrument dauto-conservation dans la même mesure quelle transcende la pure et simple conservation » (154). Lutopie est précisément ce qui empêche les trois intérêts constitutifs de la connaissance instrumental, pratique et critique dêtre réduit à lun dentre eux. La visée utopique ouvre le spectre des intérêts et lui évite de se refermer ou de retomber dans lintérêt instrumental. Il se peut alors, poursuit Ricoeur, que lutopie au sens positif du terme, sétende jusquà la frontière entre le possible et limpossible, laquelle frontière nest peut-être en définitive, susceptible daucune rationalisation, même sous la forme dune espérance rationnelle. Ne pourrait-on, dans ces conditions, soutenir que le facteur utopique est irréductible, que la critique de lidéologie ne peut prendre appui sur une expérience analogue à celle du transfert dans la psychanalyse où le processus de libération peut mener à la reconnaissance de soi sous la conduite dune reconnaissance effective et mutuelle ? Il se peut même quune reconnaissance pleinement réciproque soit dans toute thérapie en tant que telle un élément utopique. Limagination utopique est celle dun acte idéal de langage, dune situation idéale de communication : lidée dune communication sans frontières ni contraintes. Il se peut que cet idéal constitue notre véritable idée du genre humain. Nous parlons du genre humain, non seulement au titre de lespèce, mais comme dune tâche, puisque nulle part lhumanité nest donnée. Lélément utopique peut être lidée de lhumanité vers laquelle nous nous orientons et que nous tentons sans cesse dactualiser. Ce faisant, Habermas rend possible une critique de la société qui évite le paradoxe de Mannheim (le distinction de la science et de lidéologie). Il ajoute quelque chose à Weber en montrant que cest uniquement au terme de la démarche critique que nous pouvons reconquérir, comme étant notre uvre propre, les prétentions de lautorité et il attire notre attention sur le fait que cette reconquête va de lex-communication et de la désymbolisation vers la reconnaissance et la communication. Sur ce dernier point, il annonce Geertz « qui démontre que lidéologie doit être comprise sur la base de la structure symbolique de laction ». III/ ANALYSE DE RICOEUR DE LUTOPIE DANS « LIDÉOLOGIE ET LUTOPIE »(1997) En conclusion de son analyse de luvre de Geertz Pour conclure ce dernier chapitre sur lidéologie, Ricoeur nous dit que le concept dintégration [tel que développé par Geertz] présuppose les deux autres concepts fondamentaux la légitimation et la distorsion mais quil fonctionne en réalité idéologiquement par le biais de ces deux autres facteurs. Plus encore, on peut situer le nexus entre ces trois fonctions si on rapporte le rôle de lidéologie au rôle plus vaste de limaginaire social A ce niveau très général, son hypothèse quil compte développer dans la deuxième partie de luvre intitulée UTOPIE, est que limagination travaille dans deux directions différentes. Dune part, elle peut fonctionner pour garantir un ordre. Dans ce cas, sa fonction est de mettre en scène un processus didentification qui reflète lordre. Limagination prend ici lapparence dun tableau., Dautre part, pourtant, elle peut avoir une fonction perturbatrice : elle opère alors à la manière dune rupture. Dans ce cas, son image est productive : elle imagine quelque chose dautre, un ailleurs. Dans chacun de ses trois rôles (distorsion, légitimation, intégration), lidéologie représente la première forme dimagination : elle fonctionne comme une garantie, une sauvegarde. Lutopie représente à linverse la seconde forme dimagination : elle est toujours un regard qui vient de nulle part. Comme le suggérait Habermas, cest peut-être une dimension propre à la libido elle-même que de se projeter aus en dehors, nulle part dans ce mouvement de transcendance tandis que lidéologie est toujours à deux doigts de devenir pathologique en raison de sa fonction conservatoire, à la fois au bon et au mauvais sens du terme. Lidéologie maintient lidentité mais elle veut aussi conserver ce qui existe : elle est donc déjà un frein. Quelque chose devient idéologique au sens le plus négatif du terme quand la fonction dintégration se pétrifie, quand elle devient rhétorique au mauvais sens, quand la schématisation et la rationalisation prennent le dessus. Lidéologie travaille à la charnière entre fonction dintégration et résistance. En deuxième partie de son uvre intitulée UTOPIE Ricoeur va sintéresser dabord aux obstacles qui rendent difficile la reconnaissance de lutopie comme problème autonome et comme concept lié à lidéologie. Il examine, en premier lieu, différents points où labsence de parallélisme entre lidéologie et lutopie est évidente. La première difficulté est que les deux phénomènes sont dapparence différente : la tentation est grande de ne reconnaître comme utopies que celles qui constituent un genre littéraire [LUtopie de langlais Thomas More (1516) qui forgea le mot]. Lutopie est un genre déclaré et même écrit, là où lidéologie nest par définition pas déclarée. Cest toujours lautre qui nous déclare victimes de notre propre idéologie. Aussi lidéologie est-elle tout naturellement déniée, alors que lutopie est plus aisément revendiquée. Cest une question dauteur : on parlera des utopies de Saint-Simon, dOwen, etc., tandis quaucun nom propre nest lié à lidéologie. La deuxième difficulté tient aux manières différentes dont les deux phénomènes sont abordés : lidéologie est abordée généralement avec la critique (intention de démystification) encore quelle puisse lêtre dune façon plus amicale, comme la fait Geertz. Lapproche de lutopie est plutôt différente. Dans certains cas, elle peut avoir une connotation négative , comme quand elle est désignée par les groupes dominants qui se sentent menacés. Pour eux, lutopie est quelque chose dimpossible et dirréalisable, au moins au sein de leur ordre. Comme genre littéraire, lutopie inspire une certaine forme de complicité ou de connivence au lecteur bien disposé. Le lecteur est enclin à recevoir lutopie comme une hypothèse plausible. Cela appartient peut-être à la stratégie littéraire de lutopie de chercher à persuader le lecteur au moyen des procédés rhétoriques de la fiction. Une troisième différence entre idéologie et utopie limite encore davantage la comparaison. Sil était déjà difficile disoler un noyau commun à lidéologie comme problème unique, cest encore plus difficile de le faire pour lutopie. On peut recenser les thèmes de lidéologie, mais une analyse du contenu des utopies les disperse complètement. Cependant la permanence de certaines préoccupations se retrouve dans la récurrence de certains thèmes tels que la famille, la propriété, la consommation, lorganisation sociale et politique, la religion, etc. De plus, les utopies sont éclatées non seulement dans leurs projets et leurs contenus, mais dans leurs intentions mêmes de sorte que si lon reste aux différences sémantiques de surface, on est confronté à une pluralité dutopies individuelles quil est difficile de rassembler sous le même nom. Ce problème se reflète aussi dans la méthode dapproche. La critique de lidéologie est sociologique, là où létude des utopies est historique. Il y a en fait une affinité entre le genre littéraire de lutopie et lapproche historique. Quand nous parlons des utopies de Saint-Simon, de Fourier, dOwen, de Welles, de Huxley nous sommes face à une liste dauteurs, et il est tentant de substituer des monographies historiques à la sociologie. La quatrième et peut-être la plus grande difficulté rencontrée par Ricoeur dans son analyse est que dans la pensée marxiste, la distinction de lutopie et de lidéologie tend à disparaître. Restaurer cette distinction, cest sopposer sinon au marxisme en général, du moins au marxisme orthodoxe. Sa lecture de Marx permet à Ricoeur de faire comprendre pourquoi la distinction entre lidéologie et lutopie tend à disparaître dans le marxisme. Comme on la vu, Marx dispose de deux critères différents pour lidéologie. 1/ lidéologie est opposée à la praxis et se trouve ainsi rangée du côté de limagination ; telle est la position lIdéologie allemande. A ce stade, idéologie et utopie sont toutes deux rangées du côté de ce qui nest pas réel. 2/ lidéologie est opposée à la science ; dans ce cas idéologie et utopie sont dans une position commune de non scientifiques. Cette approche fut confirmée par Engels quand il écrivit Socialisme utopique et Socialisme scientifique. Le socialisme utopique est considéré comme appartenant au royaume des idéologies. Le marxisme considère les utopies comme une sous-catégorie de lidéologie et leur applique la même analyse quà lidéologie. Elles ne sont que lexpression de certaines couches sociales. La monotonie de cette explication ôte toute spécificité à lanalyse. Nous avons vu précédemment que létude de lutopie chez Mannheim se déroule en trois étapes. Nous pouvons revenir ici sur la seconde, qui est une topologie pour lui apporter plusieurs compléments non sans avoir remarqué que bien loin dêtre un rêve, lutopie, pour Mannheim, du fait quelle est fondamentalement réalisable, est toujours en voie de réalisation. Lidéologie, au contraire, na pas à être réalisée puisquelle est la légitimation de ce qui est. Il y a non-congruence entre lidéologie et la réalité parce que la réalité change, tandis que lidéologie est soumise à une certaine inertie. Le trait différentiel de lidéologie et de lutopie se manifeste de deux manières, qui sont chacune des corollaires du trait commun de non-congruence. Dabord, les idéologies sont principalement reliées aux groupes dominants ; elles confortent lego collectif de ces groupes dominants. Ensuite, les idéologies sont plutôt dirigées vers le passé, là où les utopies sont orientées vers le futur. Sociologie de lutopie selon Mannheim Une telle sociologie suit trois règles méthodologiques : elle doit dabord construire son concept au sens dune généralisation, comme un concept opératoire. En second, elle doit différencier les utopies selon les couches sociales. Enfin, elle doit établir quune utopie nest pas seulement un ensemble didées, mais une mentalité, un Geist, une configuration de facteurs qui organisent lensemble des idées et des sentiments. Lélément utopique imprègne tous les aspects de lexistence. Ce nest pas quelque chose qui peut être reconnu et exposé explicitement, mais plutôt pour employer le langage de Geertz, un « système symbolique englobant ». Mannheim parle ici de « désir dominant » (151), qui peut être reconnu comme concept méthodologique, à condition de lentendre comme un principe dorganisation qui est davantage éprouvé quil nest pensé. Ces trois critères méthodologiques un concept construit de lutopie, une corrélation avec les couches sociales correspondantes et un désir dominant ne sont pas si loin des types idéaux de Weber. Cette typologie toutefois en diffère sous un aspect fondamental, qui va se révéler décisif pour la suite de cette analyse de Mannheim. Il considère que lantagonisme entre les utopies est fondamental. Pour Mannheim, toute utopie se définit par son antagonisme par rapport aux autres. Les utopies « sont nées et se sont maintenues en contre-utopies mutuellement antagonistes » (149). Quelques utopies pourront être typiquement des anti-utopies, parce quil y a un élément de contre-utopie dans chaque utopie. Cette notion de contre-utopie autorise Mannheim à ranger le conservatisme parmi les utopies, ce qui est en général plutôt contestable. Toutefois, si nous prêtons attention au fait que le conservatisme est une forme qui structure la vie, quil apparaît comme non-congruent et quil est animé par un « désir dominant », on a bien affaire à une utopie. Même sil projette pour lavenir de restaurer le passé, cest toujours une utopie car il soppose à une autre utopie. Il est essentiel que les utopies soient mutuellement en relation dynamique. « Le sociologue ne peut réellement comprendre ces utopies que comme parties dune constellation totale constamment mouvante » ( 150). Dynamique temporelle [Changements dans la configuration de la mentalité utopique » (154)] tel est le titre de la nouvelle section qui traite des évolutions globales du système et de la tendance qui oriente le mouvement de toute la constellation. Il nous faut préalablement regarder dune manière plus statique comment cette configuration est construite. Un point de vue va servir de fil conducteur, car il est récurrent dans lanalyse de Mannheim : la manière dont chaque utopie propose un sens particulier du temps historique. « Cest précisément à cause de cette importance centrale du sens historique du temps que nous insisterons particulièrement sur les rapports qui existent entre toute utopie et la perspective historique du temps correspondant » (152). Première utopie choisie par Mannheim Pourquoi avoir choisi lutopie de lanabaptiste Thomas Münzer (1489-1525) ? 1) parce quelle représente le plus grand écart entre lidée et la réalité. Elle est ainsi lexemple le plus fort du critère de non-congruence et en même temps, lexemple le plus achevé dune tentative de réalisation du rêve utopique. Le mouvement de Münzer est chiliaste (millénariste) : il soriente vers la réalisation dun royaume millénaire venu du Ciel[1]. Le chiliasme assure un point de départ correspondant à une révolution sociale fondée sur des motifs religieux. Ce mouvement vient à bout de la distance entre lutopie et la réalité. Cette exception vient limiter la portée de laffirmation de Marx selon laquelle « la religion est nécessairement du côté de lidéologie », fournissant peut-être le modèle à toutes les utopies dans la mesure où elles viseront toutes à réduire le fossé entre lidée et la réalité. 2) parce quelle relie lidéal aux exigences dune couche sociale opprimée. Décisive est ici la conjonction entre le prêcheur et la révolte des paysans. « Des aspirations qui jusque-là ou bien indépendantes dun but spécifique, ou bien concentrées sur des objectifs de lautre monde prirent soudain un caractère temporel. On sentait maintenant quelles étaient réalisables hic et nunc et elles pénétrèrent le comportement social dune ardeur singulière » (155). On retrouve le critère de la réalisation possible. Pour Mannheim, ce mouvement représente la première brèche dans lacceptation fataliste du pouvoir tel quil est. Pouvons-nous même parler dutopie avant la Renaissance ? Si lutopie, du moins lutopie moderne, se définit par cette conjonction entre un idéal transcendant et la rébellion dune classe opprimée, cest bien la naissance de lutopie. Lutopie chiliaste fait naître des contre-utopies qui sont plus ou moins dirigées contre la menace dune résurgence de cette utopie fondamentale. Les utopies conservatrices, libérales et même socialistes, deviennent toutes dans lanarchisme de lutopie chiliaste leur ennemi commun. Quel est le sens du temps spécifique de cette utopie, et peut-être de toutes les utopies qui opèrent un court-circuit entre labsolu et lici et maintenant immédiats ? Il ny aucun délai, aucune succession temporelle entre labsolu et limmédiat. « Pour le vrai chiliaste, le présent devint la brèche par laquelle ce qui était auparavant intérieur jaillit soudain, sempare du monde extérieur et le transforme » (160). Lexpérience chiliaste est à lopposé de la séparation mystique de lespace et du temps. Le chiliasme se réclame de linstantanéité de la promesse contre la longue maturation développée par un concept pédagogique de la culture, ou contre le sens de lopportunité historique, en fonction de conditions réelles, avancé par la pensée marxiste. Pour Mannheim, le mépris pour la maturation ou lopportunité est caractéristique de lutopie chiliaste.
Deuxième forme dutopie retenue par Mannheim : lutopie libérale-humanitaire Elle est principalement fondée sur la confiance dans le pouvoir de la pensée critique comme processus déducation et de formation. Elle soppose à lordre existant au nom dune idée. Ce nest toutefois pas le platonisme, qui reste un modèle plutôt quune possibilité de changement. En un sens, nous pouvons dire que lUniversité procède de cette utopie, car la transformation de la réalité advient par une meilleure connaissance, une plus haute éducation, etc. Cette forme est utopique en tant quelle dénie, parfois même très naïvement les véritables sources de pouvoir que sont la propriété, largent, la violence, toutes les forces qui ne sont pas celles de lintelligence. Elle valorise à lexcès la capacité de lintelligence à mettre en forme. En ce sens, elle est anti-chiliaste, car elle ne mobilise pas des énergies. Pour Mannheim lutopie libérale culmine dans lidéalisme allemand qui reflète cette physionomie de léducation, cette Bildung. Elle est illustrée par le combat permanent que se livrèrent du début de la Renaissance au moins jusquà la Révolution française, une vision du monde intellectuelle et rationaliste et une vision du monde cléricale ou théocratique. Le groupe social qui sous-tendait la première de ces visions du monde était la bourgeoisie les gens les plus « éclairés » qui combattit les monarchies et, après la Révolution française, le retour à une légitimation théocratique. Le cur de cette utopie se trouve dans lidée dHumanité comme idéal formateur, malgré le caractère abstrait de cette notion. Cette utopie était présente tant dans les Lumières françaises (peut-être sur un mode plus politique et plus immédiat) que dans les Lumières allemandes (davantage comme théorie de la culture), et peut-être quelque chose de similaire était-il à luvre en Angleterre dans la sécularisation du piétisme. Le sens du temps de lutopie libérale est donné par sa vision de lhistoire comme analogue au déroulement de la vie individuelle, avec une enfance et un âge mûr, mais toutefois sans vieillesse ni mort. Cest une conception du progrès, laquelle est dirigée contre la sensibilité historique de lutopie chiliaste. Le changement nintervient pas à tout moment, mais à lissue dune évolution historique. Au lieu de se concentrer sur lirruption dun kairos[2], on souligne ici le rôle de la croissance et du devenir. Ce mythe de léducation de lhomme est toujours anti-anarchiste. Les métaphores et symboles que cette utopie mobilise sont centrées autour de lidée de « lumière » : les Lumières sont un thème qui, en un sens, est aussi partagé par la Renaissance que par la Réforme. Post tenebra lux, après les ténèbres vient la lumière, et la lumière gagne à la fin. Troisième forme dutopie discuté par Mannheim : le conservatisme A première vue, il peut paraître étrange de le ranger au nombre des utopies. Le conservatisme est davantage une contre-utopie, mais une contre-utopie qui, poussée à se légitimer par les attaques dont elle fait lobjet, devient dune certaine manière une utopie. Le conservatisme découvre son idée après les faits. En tant quutopie, le conservatisme développe des symboles tel que le Volksgeist, lesprit du peuple. Son imaginaire est morphologique. La population forme une communauté, peuple, nation ou Etat, qui sont des parties dun tout pensé comme un organisme. La croissance ne peut être accélérée, les gens doivent être patients : les choses prennent du temps pour changer. Cest un sens de la détermination historique, analogue à la croissance dune plante, tandis que les idées flottent en lair. Cette tournure de pensée est de manière évidente anti-abstraite. Aussi le sens du temps du conservatisme est-il en priorité orienté vers le passé, non pas à un passé aboli, mais un passé qui nourrit le présent en lui fournissant ses racines. Contre le kairos de la première utopie, le conservatisme affirme un sens de la durée, de la tradition, lidée que quelque chose est transmis et toujours vivant, et que le présent serait vide sans cet afflux souterrain. Quatrième forme dutopie discutée par Mannheim : lutopie socialiste-communiste Ici aussi, des réserves pourraient être faites sur la classification de Mannheim. Plus précisément, comment peut-on appeler utopique un mouvement qui prétend être anti-utopique ? Mannheim donne deux réponses à cette question. Ce mouvement est utopique dabord et en raison de ses rapports aux trois autres utopies, rapports qui ne sont pas seulement de rivalité mais aussi de synthèse. Mannheim affirme que cette quatrième forme est « basée sur une synthèse intérieure des diverses formes dutopies qui se sont manifestées jusquici » (197). Elle conserve de lutopie chiliaste le sens dune rupture dans lhistoire, la coupure entre une ère de la nécessité et lère de la liberté. Elle conserve aussi le meilleur de la tradition du progrès, lidée dune préparation temporelle, détapes historiques. Le passage, par exemple, de la propriété fondée sur la terre à la propriété du capital représente un développement rationnel qui rend possible à un moment donné une rupture dans la structure sociale. Même lutopie conservatrice est mise à contribution : le sens de la nécessité, lidée que nous ne pouvons pas tout faire à tout moment, lélément déterministe qui est étrangement associé à la rupture. (Dans la Dialectique de la nature, Engels cherche à concilier ces différents aspects, progrès, nécessité, rupture, en soutenant que, à un certain degré, les changements quantitatifs produisent des changements qualitatifs). Après la révolution, le courant conservateur joue aussi un rôle important dans lutopie socialiste : il sagit pour le parti de préserver les acquis de la révolution. Au pouvoir, le parti met en uvre toutes les stratégies dune utopie conservatrice. En revanche, lautre relation de lutopie socialiste-communiste aux utopies précédentes est de les tenir toutes pour des idéologies. Lintrication des trois premières utopies avec la quatrième est particulièrement reconnaissable dans le sens du temps qui caractérise lutopie socialiste-communiste. Mannheim estime que la contribution décisive de cette utopie est la manière dont elle articule la relation du proche et du lointain. Le lointain, cest la construction du communisme : ce sera la fin de la lutte des classes, la fin de loppression, etc. Le proche implique les étapes nécessaires à la réalisation de ce but, étapes qui doivent être rationnelles. Le socialisme doit par exemple intervenir en premier, précéder létape du communisme. Mannheim parle à ce propos de lappréciation stratégique du temps propre à lutopie socialiste-communiste . « Le temps est expérimenté ici comme une série de points stratégiques » (204). Lavenir se prépare dans le présent, mais en même temps, il y aura plus dans lavenir que dans le présent. « Lidée socialiste , dans son interaction avec les faits réels, nopère pas comme un principe transcendant et purement formel qui régirait les évènements de lextérieur, mais plutôt comme une tendance opérant au sein de la réalité et qui se corrige continuellement par rapport à ce contexte » (207). Cette utopie affine lidée de progrès en y introduisant la notion de crise , qui était plus ou moins absente de lutopie libérale, à lexception de Condorcet. Dans lutopie socialiste-communiste , « lexpérience historique devient un véritable plan stratégique » (208).
Parce que Mannheim a défini lidéologie et lutopie comme non-congruentes avec la réalité, sa conclusion est prévisible. Il doit considérer lélimination de la non-congruence comme un gain positif. Cette « approximation de la vie réelle » est un bien dans la mesure où elle exprime une tentative de mieux épouser la réalité sociale. Elle correspond à une « maîtrise des conditions concrètes de lexistence » (210). « Laffaiblissement général dintensité de lactivité utopique se produit encore dans une autre direction importante : chaque utopie, lorsquelle se forme à un stade ultérieur de développement, manifeste un rapprochement plus étroit avec le processus historico-social. En ce sens, les idées libérales, socialistes et conservatrices ne sont que des stades différents et, à vrai dire, des formes dopposition dans le processus qui séloigne toujours davantage du chiliasme et se rapproche plus étroitement des évènements qui se produisent dans le monde » (211). Ricoeur souhaite conclure son analyse de Mannheim en citant une remarque dune grande force. Dans le dernier paragraphe du chapitre sur lutopie, Mannheim explique où le parallèle entre lidéologie et lutopie prend fin : « Mais éliminer complètement de notre monde tous les éléments qui dépassent la réalité nous conduirait à une facticité qui signifierait, en définitive, la ruine de la volonté humaine. Cest là que se trouve la différence essentielle entre les deux types de dépassement de la réalité : alors que le déclin de lidéologie ne représente une crise que pour certaines couches sociales et que lobjectivité à laquelle on parvient en démasquant les idéologies prend toujours la forme dune clarification de soi pour la société prise comme un tout, la disparition complète de lélément utopique dans la pensée et dans laction de lhomme signifierait que la nature et lévolution humaines prennent un caractère totalement nouveau » (232). Si lidéologie est la fausse conscience de notre situation, nous pouvons imaginer une société sans idéologie. Mais nous ne pouvons pas imaginer une société sans utopie, car ce serait une société sans dessein. La distance qui nous sépare de nos fins est différente de la distorsion de notre propre image. La disparition des différentes formes de lutopie ferait perdre à celui-ci [lhomme] sa volonté de façonner lhistoire à sa guise, et par cela même, sa capacité de la comprendre » (233). [1] Selon ce mouvement, Jésus-Christ et les saints doivent régner 1000 ans sur terre. [2] Allégorie dune occasion favorable, souvent représentée sous la forme dun éphèbe aux talons et aux épaules ailées. Date de création : 26/02/2009 @ 16:56 Réactions à cet article
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