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Sciences politiques - Persistance du marxisme
PERSISTANCE DU MARXISME Les instances syndicales de notre pays, pour ne parler que delles, faute davoir fait leur aggiornamento, continuent dentretenir une culture post-marxiste dans le but de sopposer à léconomie de marché, au patronat, voire à lEtat. Ils seraient bien mieux inspirés de prolonger leur lecture de Marx par celle de Habermas dont il va être question. Paul Ricoeur qui a un temps présidé aux destinées de lUniversité de Nanterre, na pas manqué de le faire. Mais sans doute ces auteurs restent-ils inconnus pour nos chantres de la revendication. La présente recension de LIdéologie et lutopie de Ricoeur, paru en 1997, leur offre la possibilité de combler cette lacune. Les chances pour quils lisent cette critique sont faibles, et cest dommage, car ils verraient quil existe une réelle façon de se sortir du labyrinthe dans lequel ils préfèrent senfoncer. Dailleurs, certains, au risque de perdre quelques adhérents extrémistes, ont déjà eu le courage demprunter cette voie dialogique qui souvre devant eux. Tout ce qui va suivre tend à montrer que MARX EST UTILE, TOUTEFOIS SA PROPRE CRITIQUE NE RÉSISTE PAS À CELLE DHABERMAS Pour Habermas, en effet, le marxisme nest ni une science empirique ni une science spéculative mais une critique. Lidée selon laquelle la philosophie est en elle-même « critique » a sa source chez Horkheimer, et Habermas suit les traces de ses prédécesseurs de lEcole de Francfort en mettant au premier plan de son propre cadre conceptuelle le concept de critique. En développant sa propre perspective méthodologique, Habermas se propose de montrer comment Marx saccorde à la tradition de la philosophie critique issue de Kant. Dans « Connaissance et intérêt », paru en 1976, Habermas sefforce de lire Marx en ladossant à larrière-plan de la critique et il soutient que la solution matérialiste au problème de la synthèse consiste à mettre le travail en lieu et place du schématisme kantien (a). Poser que le travail produit la synthèse de lobjet, ce nest pas simplement remarquer le rôle économique de lactivité humaine, cest aussi comprendre la nature de notre connaissance, la manière dont nous appréhendons le monde. Parler duvre ou de travail comme ce qui porte la synthèse, il faut le reconnaître, fait violence à Marx, mais cest une violence féconde. Lune des traditions sous-jacentes à cette approche de Marx est la relation maître/esclave chez Hegel où le rôle de lobjet est fondamental. Le maître consomme lobjet, lesclave le produit, et chacun reconnaît lautre à travers ce que lautre accomplit. Chacun se reconnaît aussi en fonction de ce que lautre lui fait. Dans cet échange de positions, le maître saisit le sens de sa consommation dans le travail de lautre, et lesclave saisit le sens de son travail dans la consommation du maître. Pour parler en termes kantiens, la constitution de lobjet est donnée à travers le travail et la consommation. Linterprétation de Habermas, est post-marxiste : elle reçoit à la fois son audace et son amplitude, au-delà de sa source dans Marx. Ayant bien conscience quil se situe au-delà de Marx, il est capable de reconnaître à la fois ce que Marx a accompli (sa grandeur) et de critiquer ses limites (sa faiblesse). Habermas dispose donc dun principe dévaluation et dappréciation de Marx : son entreprise nest pas une pure et simple répétition de Marx, mais selon Ricoeur, une répétition critique. Il se propose donc de le suivre dans sa démarche : de lexamen des mérites de Marx à celui de ses limites, afin de mettre en perspective sa vision de lhomme intégral recouvrant la légitimité de son autorité au sein dune situation idéale de communication. (a) « Dans toutes les mises dun objet sous un concept (subsomptions), la représentation de lobjet doit être homogène au concept, cest-à-dire que le concept doit contenir ce qui est représenté dans lobjet à subsumer sous lui, car cest ce que signifie précisément lexpression : un objet est contenu sous un concept. Ainsi le concept empirique dune assiette a de lhomogénéité avec le concept géométrique pur dun cercle, puisque la forme ronde qui est pensée dans le premier se laisse intuitionner dans la seconde ». I/ EXAMEN DES MÉRITES DE MARX LINTÉRÊT LIÉ À LA CONNAISSANCE Habermas généralise en montrant la manière dont nous appréhendons le monde. La grandeur de Marx, pour Habermas, tient à ce quil produit la solution du problème de la synthèse. Chez Marx, observe-t-il : « Le sujet de la constitution du monde nest plus une conscience transcendantale en général, mais le genre humain qui reproduit sa vie dans des conditions naturelles » (59). La synthèse y est vue non comme celle dune conscience mais dune activité. Cest la praxis qui porte la synthèse. En utilisant le concept de genre humain concret, Habermas laisse entendre quil sagit, en un sens phénoménologique, de la définition du « matérialisme ». Le fait de caractériser le genre humain concret comme sujet de la synthèse comporte plusieurs avantages. 1) Le premier avantage de la construction développée par Habermas à partir de Marx est quon dispose à la fois dune catégorie anthropologique et dune catégorie épistémologique. Poser que le travail produit la synthèse de lobjet, ce nest pas simplement remarquer le rôle économique de lactivité humaine, cest aussi comprendre la nature de notre connaissance. La manière dont nous appréhendons le monde. « Le système des activités objectives crée les conditions réelles de la reproduction possible de la vie sociale et, en même temps, les conditions transcendantales de lobjectivité possible des objets de lexpérience » (60). Cette conjonction des catégories épistémologiques et anthropologiques est cruciale pour la relation qui sera abordée ultérieurement entre intérêt et champ dexpérience. Comme on le verra, Habermas soutient que certaines sciences correspondent à certains intérêts. Lintérêt pour le contrôle et la manipulation correspondent aux sciences empiriques, lintérêt pour la communication aux sciences historiques et interprétatives, et lintérêt pour lémancipation aux sciences sociales critiques telles que la psychanalyse. Pour étayer ces corrélations, Habermas doit introduire au départ la liaison (suggérée par le titre de son ouvrage) entre un concept anthropologique un intérêt et un système épistémologique un système catégoriel permettant de traiter de certains champs de connaissance. Cette relation entre les deux jeux de catégories prend sa source dans la notion de travail envisagée comme synthèse. Larticulation du rapport entre épistémologie et anthropologie, entre connaissance et intérêt, telle est la problématique densemble de la deuxième partie de louvrage. 2) Le second avantage de la construction développée par Habermas à partir de Marx est que cette élaboration de la synthèse produit une meilleure interprétation de « monde vécu » (Lebenswelt), formulé dabord dans le dernier texte de Husserl, La crise des sciences européennes. La compréhension du travail social comme synthèse nous permet déliminer un « malentendu logico-transcendantal » (60) : nous éviterons alors de prendre le concept de « monde vécu » de manière anhistorique ( ) « Lespèce humaine nest pas caractérisée par une complexion invariante, naturelle ou transcendantale, mais seulement par un mécanisme de devenir humain » (61). Les Manuscrits, souligne Ricoeur, parlent dune nature qui devient plus naturelle. Lhumanité et la nature sont promues ensemble, et cest ensemble quelles deviennent plus naturelles et plus humaines. Selon Habermas, cette historicisation du transcendantal est rendue possible parce que Marx a lié lhistoire aux forces productives. Habermas insiste sur la nature historique de la praxis manifeste dans laccumulation des outils où il sagit dune histoire technologique et il montre comment Marx a lié cette histoire au concept de forces productives. La dimension historique est introduite par le moyen des forces productives : elles sont les porteurs de lhistoire. Donc, la synthèse assumée par le travail se distingue de lessence figée assignée par Kant aux catégories. En un sens, cest uniquement parce quil y a une histoire de lindustrie que lhistoire existe. Il apparaît alors, du fait de cet énoncé, que Habermas ne souscrit pas au parti pris de Marx : les idéologies nont pas dhistoire. Lentendement a une histoire qui lui est propre et qui peut être exemplifiée par lhistoire des sciences. Lindustrie nest pas lunique facteur qui donne à lexistence humaine une dimension historique : les idées ont aussi une histoire. 3) Le troisième avantage est que « La synthèse de la matière du travail par la force de travail reçoit son unité effective à travers les catégories de lhomme manipulant » (67). Cette lecture de Marx, le situe plus ou moins dans la même catégorie que Peirce et Dewey. Dans lun des chapitres suivants, Marx apparaît comme un précurseur du pragmatisme éclairé. 4) Le fait de traiter du travail comme synthèse de lobjet comporte un quatrième avantage : déployer limportante analyse inaugurée par Fichte. Dans la tradition de lidéalisme allemand. Fichte est avec Kant, lautre figure qui annonce lélaboration marxiste de la synthèse, et Habermas y revient sans cesse dans son livre. Fichte est celui qui a franchi le pas décisif dune philosophie de la théorie à une théorie de la praxis, parce que son concept fondamental est lactivité de lêtre humain qui se produit lui-même. Fichte a mis en relation la synthèse dans limagination avec lactivité du sujet. Le moi originaire est, dans la pensée de Fichte, le sujet agissant. Le moi susceptible daccompagner toutes mes représentations pour parler en langage kantien nest pas une représentation ultime. Il nest pas une représentation dun ordre plus élevé mais une activité, le moi qui se pose lui-même. Il y a de nombreux textes dans lIdéologie allemande, nous rappelle Ricoeur, où le concept de perception de soi, dauto-constitution, est central. Habermas est fondé à remonter de ce concept dauto-constitution jusquà lidée fichtéenne dune humanité qui se pose elle-même par le processus de la praxis et par léchange avec la nature. Lengendrement réciproque de lêtre humain et de la nature est dans le même temps un auto-engendrement de lêtre humain. Habermas reconnaît donc, en termes kantiens et fichtéens, lapport de Marx. Le concept de travail comme synthèse prend la place de la synthèse kantienne par lentendement ou de la synthèse fichtéenne par lauto-perception de soi. II/ EXAMEN DES LIMITES DE MARX LÊTRE UNIDIMENSIONNEL DE MARX La même interprétation qui a souligné lapport de Marx est aussi le point de départ de sa critique. Lobjection de Habermas et il y revient sans cesse est que Marx a réduit le concept dactivité à celui de production. En même temps que Marx résolvait le problème de la synthèse par le travail, il limitait la portée de sa découverte en identifiant le travail à la seule activité instrumentale. Au dire de Habermas, « La base philosophique de ce matérialisme savère insuffisante pour établir une auto-réflexion phénoménologique sans réserve de la connaissance et prévenir ainsi latrophie positiviste de la théorie de la connaissance » (74) En un sens, donc, la position de Habermas sur ce point est antimarxiste, et pourtant il sefforce de soutenir sa propre objection de lintérieur même du marxisme. LE TRAVAIL COMME PROCESSUS DAUTOCRÉATION DE LHOMME Habermas tente de montrer que le marxisme porte en son sein les traces dune indécision quant au concept dauto-création et dauto-production de lêtre humain. La base de lanalyse de Habermas est limportante distinction qui na pas été assurée par Marx entre les « forces productives » et « les relations de production ». Cette distinction est niée dans sa théorie bien quelle soit reconnue dans toutes ses analyses concrètes. Ce qui fait dire à Habermas que la théorie que Marx élabore à propos de son uvre est plus étroite que ce qui est effectivement impliqué par cette dernière. Quest-ce que cela signifie quand on dit que la production comporte deux versants : les forces et les rapports ? Par rapports de production, on doit entendre le cadre institutionnel du travail, le fait que le travail prend place au sein du système de la libre entreprise ou bien de lentreprise étatique, etc. Les rapports de production, quant à eux, sont constitués par le système institutionnel au sein duquel on rencontre les formes de médiations symboliques qui seront précisément analysées par Geertz. Un cadre institutionnel de production ne consiste pas seulement en règles légales, en un cadre juridique, mais en ce que Habermas appelle le complexe de linteraction médiatisée par des symboles et la tradition culturelle à travers laquelle un peuple appréhende son uvre. Si nous considérons par exemple les socialismes en Europe de lEst, en Union soviétique, en Chine, les traditions de chaque peuple influent sur le contenu réalisé du socialisme. Le complexe de linteraction médiatisée par des symboles et la tradition culturelle sont des composantes du cadre institutionnel. Nous devons prendre le terme « institutionnel » en un sens plus large que juridique ou légal. « A côté des forces productives dans lesquelles se sédimente lactivité instrumentale, la théorie marxienne de la société fait entrer aussi dans son point de départ le cadre institutionnel, les conditions de production ; pour ce qui est de la pratique, elle nélimine pas le complexe de linteraction médiatisée par des symboles, ni le rôle de la tradition culturelle, à partir desquels seulement on peut comprendre la domination (Herrschaft) et lidéologie » (74-75). LAU-DELÀ DE LA SIMPLE PRODUCTION Pour dépasser ce simple constat, Habermas est conduit à replacer lidéologie au sein dun cadre conceptuel qui distingue les rapports et les forces, lidéologie nintervenant quau niveau des rapports de production et non des forces productives. Pour donner sens à la distinction entre les rapports et la force, Habermas montre que Marx a recours au concept de praxis ; il y voit une tentative de sa part pour regagner lépaisseur du concept fichtéen dactivité au sein dun langage marxiste. Le travail est la source de la synthèse, mais le travail humain excède toujours laction instrumentale parce que nous ne pouvons travailler sans lapport de nos traditions et de notre interprétation symbolique du monde. Selon Habermas, la reconnaissance de cette dualité dans la constitution de la praxis est ce que Marx présuppose dans sa propre pratique de recherche, mais quil évacue de son cadre théorique. « Dans ses analyses de contenu, Marx conçoit lhistoire de lespèce sous les catégories, à la fois de lactivité matérielle et de la suppression critique des idéologies, de lactivité instrumentale et de la pratique révolutionnaire, du travail et de la réflexion ; mais Marx interprète ce quil fait dans le concept étroit dune autoconstitution de lespèce par le seul travail. Le concept matérialiste de la synthèse na pas une assez grande extension pour expliquer de quel point de vue Marx contribue à lintention dune critique de la connaissance radicalisée dans le vrai sens du terme. Bien plus, il a empêché Marx lui-même de comprendre de ce point de vue sa propre démarche » (75). Doù linterrogation de Ricoeur : peut-on maintenir ce qui a été dit précédemment de la synthèse comme travail, si nous remplaçons le concept de travail par celui de praxis, qui englobe à la fois le travail et un élément autre ? Il a en effet repéré chez Habermas un problème récurrent : une certaine hésitation entre le travail, la praxis et lactivité. Ces concepts se chevauchent. Parfois, le travail est le concept englobant qui opère la synthèse, et il équivaut alors à la praxis. Mais, à dautres moments, le travail est identifié à lactivité instrumentale. Il nest pas facile de le situer. TRAVAIL ET PRAXIS Compte tenu de la difficulté quil y a de bien cerner la praxis et le travail dans les écrits de Marx, Habermas semploie à préciser ce qui les différencie et, en particulier, fait apparaître la critique comme science de la praxis. Il ramène cette distinction à celle quil entrevoit entre action instrumentale et interaction ou action communicationnelle. Dans le troisième chapitre de Connaissance et Intérêt, Habermas tire les conséquences épistémologiques de cette distinction. Sa question est la suivante : quel est le statut dune science de la praxis ? Marx a élaboré une critique et non une science de la nature, mais il na produit aucune justification épistémologique pour sa théorie de la société. Au lieu de cela, il a sans cesse décrit son travail par analogie aux sciences de la nature. Le fait que con uvre était une critique de léconomie politique aurait dû orienter son attention vers la dimension réflexive de cette critique, mais tel na pas été le cas. Habermas soutient par conséquent que dans la mesure où la praxis se voit réduite à la production matérielle, à lactivité instrumentale, le modèle est bien celui des sciences de la nature. La science de la praxis est purement et simplement abordée comme un prolongement des sciences de la nature. LA CRITIQUE COMME SCIENCE DE LA PRAXIS Habermas, et cest là son apport important, précise que si lon doit élaborer une dialectique entre linstrumentalité et les pôles interactifs de la praxis, une science est à notre disposition ; une science qui ne soit pas une extension ou une transposition des sciences de la nature, mais une discipline dun genre différent : cest la critique. Une science de la nature, précise Habermas, peut très bien être non réflexive du fait quelle traite dobjets distincts du sujet connaissant, du savant. La conséquence en est que le savant nest pas impliqué dans son savoir, alors quil lest à coup sûr dans les sciences de la société. Quand les sciences de la société sont envisagées, de manière erronée, par analogie avec les sciences de la nature le contrôle des forces productives est alors lui-même compris sous la catégorie de ce que Habermas appelle un savoir de disposition (80), avec sans doute en arrière-fond lidée heideggerienne de lutilisable sous la main (zur Hand). Quand le modèle des sciences de la nature est prégnant, le « savoir de réflexion » est englouti dans le « savoir de disposition ». Le pouvoir de contrôle technique est englobant : « Selon le Marx de la maturité : « La technologie est livrée au seul développement cumulatif de lactivité contrôlée par le succès et suit la tendance à laccroissement de la productivité et au remplacement de la force de travail humaine cette tendance se réalise avec la transformation de linstrument de travail en machinerie » (81). La présupposition qui veut que toute science se constitue par le modèle des sciences de la nature restreint lidée fichtéenne dauto-création de lhomme à la réalité industrielle. Pour Habermas, cette réduction nest autre que lidéologie de la modernité. Lidéologie réduit progressivement lactivité au travail, le travail à lactivité instrumentale et lactivité instrumentale à la technologie qui engloutit notre travail. La science qui soccupe de lhomme devient une province des sciences de la nature et rien de plus. Dans cette interprétation, quelque chose se trouve refoulé. La lecture « industrialiste » de lactivité humaine dissimule « la dimension de lauto-réflexion dans laquelle elle doit cependant se mouvoir » (83). Même pour Marx, nous dit Habermas, « la transformation de la science en machinerie na en aucune façon ipso facto pour conséquence la libération dun sujet total conscient de soi et maîtrisant le processus de production » (83). Il faut quelque chose de plus que la simple activité instrumentale : les rapports de pouvoir qui déterminent les interactions des hommes entre eux. « Marx distingue très précisément un contrôle conscient de soi du processus vital de la société par les producteurs associés dune régulation automatique du processus de production qui sest émancipé de ces individus » (84). Ce « contrôle conscient de soi du processus vital » est ce quHabermas appelle le système des interactions. La distinction entre une théorie des interactions et une théorie de lactivité instrumentale est la réponse de Habermas à la tension du technique et du pratique chez Marx. On doit entendre par « pratique » non seulement laspect matériel mais toutes les dimensions de lactivité déterminée par des normes et des idéaux : ce qui recouvre tout le champ de léthique et de léthique appliquée. La pratique inclut toutes les sphères de lactivité dotées dune structure symbolique, dune structure qui à la fois interprète et régule laction. Le technique et la pratique constituent une bipartition du champ de lactivité humaine. « Le milieu dans lequel les relations des sujets et des groupes sont réglées normativement est la tradition culturelle : elle forme le contexte linguistique de communication sur la base duquel les sujets interprètent la nature et sinterprètent eux-mêmes dans leur environnement naturel » (85). La référence à la tradition culturelle, aux normes, aux institutions, au contexte linguistique de communication et à linterprétation, vient conforter lhypothèse de Ricoeur : le processus de distorsion ne prend sens (a) que si lactivité est conçue au travers de médiations symboliques. Le concept dinterprétation appartient à cette couche originaire et il désigne lactivité menée par les individus dans leur environnement à la fois à légard de la nature et vis-à-vis deux-mêmes. Sans la distinction entre activité instrumentale et activité communicationnelle, il ny a aucune place pour la critique, et pas même pour lidéologie. Ce nest quau sein dun cadre institutionnel que la dépendance sociale et la domination politique peuvent déployer leurs effets répressifs. Ce nest quau sein de ce cadre que lidée dune « communication exempte de domination » (86) prend sens. L « acte dauto-création de lespèce » doit donc englober à la fois lactivité productive (le travail) et lactivité révolutionnaire. Lémancipation est double vis-à-vis de loppression humaine. Entre le développement des nouvelles technologies et celui de la lutte idéologique existe une interdépendance (89). Marx a été incapable délaborer la dialectique de ces deux développements parce que la distinction des forces productives et des rapports de production est restée soumise au cadre catégoriel de la production. Habermas affirme, quant à lui, que l « autoconstitution de lespèce humaine dans lhistoire de la nature » doit réunir à la fois « lautocréation par lactivité productive et la formation par lactivité critique révolutionnaire » (89). (a) Ricoeur, dans son étude sur « lidéologie », avant même daborder Weber, avait formulé le cadre général au sein duquel se situait son approche : « dans la mesure où je me suis attaché dabord à Marx puis à Althusser, jai commencé par le concept marxiste didéologie envisagé comme distorsion. RECONNAISSANCE PLUTÔT QUE POUVOIR Par certains aspects la distinction de Habermas entre pratique et technique semble se fonder davantage sur Hegel que sur Marx (a). Cest en effet dans ses écrits de jeunesse que Hegel élabore pour la première fois le problème de la reconnaissance qui est le problème moral fondamental. Ainsi, ce qui est en jeu dans la dialectique domination/servitude, ce nest pas la lutte pour le pouvoir mais la reconnaissance. Habermas voit dans ce schème de la reconnaissance un modèle de la relation entre sujets. Il importe donc, à ses yeux, que le problème en définitive, ne soit pas danéantir notre ennemi, mais de parvenir à un accord au-delà de nos différences. Comme on le verra, Habermas considère que, sur cette question, le modèle de la situation psychanalytique est très pertinent. A ses yeux, le problème de la lutte des classes ne se résout pas par la suppression de lune dentre elles, mais dans le dépassement de lantagonisme de sorte que puisse advenir un état où les hommes se reconnaissent mutuellement. Le problème de la reconnaissance revient à un autre moment dans la Phénoménologie de lesprit, plus près encore de la philosophie dIéna : il sagit de la reconnaissance entre le coupable et le juge. Le juge doit juger et reconnaître le coupable et il doit également être jugé par le coupable afin dêtre lui-même reconnu. Entre le jugeant et le jugé, il y a une situation dexclusion réciproque et la reconnaissance est la victoire remportée sur cette situation daliénation. Le maître/esclave, le juge/coupable...il sagit dun cadre de lutte. Lissue nen est pas la suprématie ce qui reconduirait à la même structure de domination mais à la reconnaissance. Ce schème de la reconnaissance est important aux yeux de Habermas car il situe sa théorie de linteraction comme « relation dialogique » (90). La situation dexclusion, qui doit être surmontée par la reconnaissance est une pathologie de la communication. Lidéologie est elle-même une maladie de la communication. Elle nest pas la distorsion accidentelle mais la distorsion systématique de la relation dialogique. On ne peut parler de relation dialogique quà travers e processus de reconnaissance, et lidéologie est le système de résistances qui bloquent la relation dialogique. (a) Habermas prend appui sur des écrits de la jeunesse de Hegel et sur la Realphilosophie de Iéna (88). UNE IDÉOLOGIE CHASSE LAUTRE Habermas fait remarquer quil ne prend pas seulement appui sur Hegel mais sur la recherche de Marx lui-même : il fait appel au célèbre texte du Capital sur le fétichisme de la marchandise. Marx y utilise le modèle feuerbachien du renversement non comme un mode dexplication mais comme une métaphore. De même que la religion a transformé lactivité humaine en pouvoir divin, de même le capitalisme a réifié le travail humain sous la forme de la marchandise. Ceux que fascinent les réifications de notre travail sont exactement dans la même situation que ceux qui projettent notre liberté dans un être surnaturel quensuite ils vénèrent. Dans les deux cas, il y a de lidolâtrie. Le texte de Marx sur le fétichisme de la marchandise est décisif pour une théorie de lidéologie, car il met en évidence que dans la société bourgeoise, lidéologie ne fonctionne pas simplement ni même principalement comme une forme sociale qui institutionnalise la domination politique. Sa fonction essentielle est bien plutôt de stabiliser lantagonisme de classes par le biais de la forme légale du libre contrat de travail. En masquant lactivité productive sous la forme marchandise, lidéologie opère au niveau du marché. Ricoeur en conclut que, à lère du capitalisme, lidéologie dominante nest plus une idéologie religieuse mais précisément une idéologie du marché. Pour parler comme Bacon, on peut dire que lidéologie prend maintenant la forme de lidole du marché. Lidéologie a émigré de la sphère religieuse vers la sphère économique. Il est donc possible de situer la religion dans une posture dialectique entre idéologie et utopie. Elle fonctionne comme une idéologie lorsquelle légitime le pouvoir en place mais elle fonctionne également comme une utopie dans la mesure où elle constitue une motivation qui nourrit la critique ; elle peut nous aider à démasquer lidole du marché. ACTIVITÉ INSTRUMENTALE ET ACTIVITÉ COMMUNICATIONNELLE Cest au terme du troisième chapitre de Connaissance et intérêt quHabermas réaffirme sa distinction entre activité instrumentale et activité communicationnelle. Il confirme là sa théorie de linteraction comme « relation dialogique », en situant le concept de lutte des classes au sein de lactivité communicationnelle sans le limiter, comme la fait Marx, au concept de production. Pour Habermas, le concept de lutte des classe est homogène non au concept de production mais au cadre institutionnel au sein duquel travaillent les forces productives. Il fait donc partie du processus de la connaissance de soi. Porter attention à la situation de la lutte des classes, cest accéder à une nouvelle dimension de la conscience, de la conscience de classe. Cette démarche, toutefois, ne prend sens que dans la mesure où elle est déjà lamorce dune critique et dun mouvement vers la reconnaissance. La lutte des classes est donc un processus distinct du simple travail social car elle fait se confronter les subjectivités : notre identification de classe est lune des manières par lesquelles nous nous identifions comme sujets. On peut comprendre maintenant que la critique de lidéologie est elle-même une partie du processus de communication : elle constitue, au sein de ce processus, le moment critique. III/ VISION DE LHOMME INTÉGRAL Si nous ne disposons pas dune ontologie au sein de laquelle le dialogue est constitutif de qui nous sommes, pouvons-nous envisager cet idéal communicationnel ? Mais peut-être nest-ce purement et simplement quune question daccent, et la question de Habermas est-elle : comment pouvons-nous comprendre le dialogue que nous sommes si ce nest à travers lutopie dune communication sans frontières ni contraintes ? Ricoeur avoue admettre tout à fait le rôle incontournable de cet élément utopique, dans la mesure où il est la composante ultime de toute théorie de lidéologie. Cest toujours depuis les profondeurs de lutopie que nous pouvons parler de lidéologie. Tel était le cas du jeune Marx lorsquil parlait de lhomme total, celui qui sen allait pêcher le matin, chasser laprès-midi et qui, le soir sadonnait à la critique. Cette reconstruction de la totalité sous-jacente à la division du travail, cette vision dun homme intégral, est lutopie qui nous permet daffirmer que léconomie politique anglaise na pas creusé au-dessous de la surface des relations économiques entre le salaire, le capital et le travail. Ricoeur considère lutopie comme étant elle-même un réseau complexe déléments dorigines diverses. Loin dêtre homogène, elle est un assemblage de forces qui oeuvrent ensemble. a) Les trois composantes de la structure utopique En premier lieu, lutopie est soutenue par la notion dauto-réflexion. Cest le cur de lutopie et la composante téléologique de toute critique, de toute analyse, de toute restauration de la communication. Ricoeur lappelle composante transcendantale ( ) Ce qui reste commun à la théorie et à la pratique, cest cet élément dauto-réflexion qui nest pas historique mais transcendantal : intemporel, sans origine historique assignable, il est bien plutôt la possibilité fondamentale de lêtre humain. Quand le jeune Marx parle de la différence entre lanimal et lhomme, il trace une ligne de démarcation : la différence tient à une transcendance dont lhomme peut se prévaloir. Ricoeur, quant à lui, préfère qualifier ce facteur de transcendantal car il est la condition de possibilité pour que soit réalisé quelque chose dautre. La seconde composante de la structure utopique est culturelle. Cette caractéristique est moderne et provient de la tradition des Lumières : elle ajoute à lactivité imaginative la possibilité dune rectification, la possibilité de mettre à lépreuve les limites du réalisable. Ricoeur reprend une citation dHabermas : « Les idées dune philosophie des Lumières proviennent du fonds des illusions transmises historiquement. Ainsi devons-nous comprendre les actions dune philosophie des Lumières comme la tentative de tester la limite du réalisable en ce qui concerne le contenu utopique du patrimoine culturel dans des conditions données » (315). La troisième composante est lactivité imaginative Lactivité imaginative correspond chez Habermas à ce que Freud appelle lillusion ; celle-ci se distingue de lidée délirante qui est à la fois invérifiable et irréalisable. Lillusion ou lactivité imaginative est lélément de lespérance, dune espérance rationnelle. Dans larticle Connaissance et Intérêt dHabermas, il est affirmé que lhumanité senracine dans des structures fondamentales telles que le travail, le langage et la domination. Il ajoute néanmoins quest également présent en nous quelque chose qui transcende cet ensemble de conditions : cest lutopie. Dans ce contexte, il utilise explicitement le mot « utopie ». « La société nest pas seulement un système dauto-conservation. Il y a, présent chez lindividu en tant que libido, une nature qui est séduction, qui a quitté le domaine de lauto-conservation et poursuit une satisfaction utopique » (153-154). Lactivité imaginative est ce qui « poursuit une satisfaction utopique ». Cette opposition, établie par Habermas entre utopie et auto-conservation est une bonne perspective pour analyser la relation entre idéologie et utopie. b) Analyse de la relation entre idéologie et utopie dans leurs sens les plus positifs La fonction essentielle dune idéologie est de poser une identité, quil sagisse de lidentité dun groupe ou de celle dun individu. Lutopie, de son côté rompt avec le « système dauto-conservation » et « poursuit une satisfaction utopique ». Pour Habermas, le rôle effectif de cet élément utopique mène à la thèse suivante : « La connaissance est un instrument dauto-conservation dans la même mesure quelle transcende la pure et simple conservation » (154). Lutopie est précisément ce qui empêche les trois intérêts constitutifs de la connaissance instrumental, pratique et critique dêtre réduit à lun dentre eux. La visée utopique ouvre le spectre des intérêts et lui évite de se refermer ou de retomber dans lintérêt instrumental. Il se peut alors, poursuit Ricoeur, que lutopie au sens positif du terme, sétende jusquà la frontière entre le possible et limpossible, laquelle frontière nest peut-être en définitive, susceptible daucune rationalisation, même sous la forme dune espérance rationnelle. Ne pourrait-on, dans ces conditions, soutenir que le facteur utopique est irréductible, que la critique de lidéologie ne peut prendre appui sur une expérience analogue à celle du transfert dans la psychanalyse où le processus de libération peut mener à la reconnaissance de soi sous la conduite dune reconnaissance effective et mutuelle ? Il se peut même quune reconnaissance pleinement réciproque soit dans toute thérapie en tant que telle un élément utopique. Limagination utopique est celle dun acte idéal de langage, dune situation idéale de communication : lidée dune communication sans frontières ni contraintes. Il se peut que cet idéal constitue notre véritable idée du genre humain. Nous parlons du genre humain, non seulement au titre de lespèce, mais comme dune tâche, puisque nulle part lhumanité nest donnée. Lélément utopique peut être lidée de lhumanité vers laquelle nous nous orientons et que nous tentons sans cesse dactualiser. Date de création : 26/02/2009 @ 16:51 Réactions à cet article
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