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Transcendantaux du temps (Parcours ricordien)

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LES CONCEPTS TRANSCENDANTAUX DU TEMPS


KANT : RELIER SOUS LA CONDITION DU TEMPS[1]

Avec le concept kantien de la recognition (de l’allemand Rekognition), se trouve porté au lexique philosophique un terme qui, à bien des égards est sans antécédent dans la tradition antérieure. Si, en effet, la prééminence du jugement est acquise avec Descartes surtout au titre de la méthode dans le Discours, c’est une autre fonction du jugement qui entre en scène avec Kant, entraînant une révolution concernant le sens attaché à la subjectivité titulaire de cette fonction. Si pour Descartes et pour Kant reconnaître c’est identifier, saisir par la pensée une unité de sens, ils diffèrent quant au sens donné à l’identification : pour Descartes, identifier est inséparable de distinguer, c’est-à-dire séparer par souci de clarté le même de l’autre, d’où résulte l’évidence de l’idée « reçue » pour vraie ; pour Kant, c’est tout au contraire relier. Relier, comme le dit le Robert, des images, des perceptions qui concernent l’esprit…connaître par la mémoire, le jugement et l’action.

Mais la promotion de la fonction de liaison, de synthèse, n’est pas la seule à caractériser la contribution spécifique de Kant à une grande philosophie de la reconnaissance ; il faut y ajouter la prise en compte du temps, plus généralement de la sensibilité, dans l’opération de synthèse que la recognition ponctue ainsi qu’on va le voir. Est sans précédent cette manière de situer le jugement au point d’intersection de deux « souches de la connaissance humaine », à savoir la capacité de recevoir et celle de penser, assignée la première à la sensibilité, la seconde à l’entendement. Selon l’expression de Kant à la fin de l’Introduction de la Critique de la raison pure : « Il y a deux souches de la connaissance humaine, qui viennent peut-être d’une racine commune, mais inconnue de nous, à savoir la sensibilité et l’entendement : par la première les objets nous sont donnés, par la seconde, ils sont pensés » [A 15, B 30]. Cette situation de jugement porte la marque de la philosophie critique.

Du champ de cette philosophie critique sont exclus tous les traits de la théorie cartésienne du jugement, en même temps que l’appareil de la psychologie rationnelle, au point que l’on peut affirmer : reconnaître c’est connaître. Malgré son grand intérêt, la théorie de la recognition ne contredira pas cette équation.

Deux thèses président à cette élimination de la psychologie rationnelle : d’abord l’affirmation de l’hétérogénéité initiale des deux sources de la connaissance , affirmation qui place la théorie du jugement avec celle de la recognition au point d’intersection de ces deux sources. Ensuite la distinction entre le point de vue transcendantal et le point de vue empirique qui place l’a priori hors du champ de l’expérience. Cet entrecroisement inédit entre les deux sources est professé dans les quelques lignes qui concluent l’Introduction de la Critique de la raison pure : « Or, en tant que la sensibilité devrait contenir des représentations a priori, constituant la condition sous laquelle les objets nous sont donnés, elle appartiendrait à la philosophie transcendantale » [A 16, B 34]. Le « or » est la seule marque rhétorique avertissant de cette décision primordiale. A cet égard le ton sur lequel sont prononcées les définitions terminologiques dans l’Esthétique transcendantale qui régissent désormais le discours est sans réplique :

< De quelque manière et par quelque moyen qu’une connaissance puisse se rapporter à des objets, le mode par lequel elle se rapporte immédiatement à des objets, et que toute pensée, à titre de moyen, prend pour fin, est l’intuition. Mais celle-ci n’a lieu qu’autant que l’objet nous est donné, ce qui n’est possible, à nouveau, du moins pour nous autres hommes, que si l’objet affecte d’une certaine manière l’esprit. La capacité de recevoir (la réceptivité) des représentations grâce à la manière dont nous sommes affectés par des objets s’appelle sensibilité. C’est donc au moyen de la sensibilité que des objets nous sont donnés, et elle seule nous fournit des intuitions ; mais c’est par l’entendement qu’ils sont pensés, et c’est de lui que proviennent les concepts. Mais toute pensée doit se rapporter finalement soit en droite ligne (directe) soit par des détours (indirecte) au moyen de certains caractères, à des intuitions, et par conséquent chez nous à la sensibilité, puisque aucun objet ne peut nous être donné d’une autre façon.

[B 34] L’effet d’un objet sur la capacité de représentation en tant que nous sommes affectés pat lui est la [A 20] sensation. On nomme empirique cette intuition qui se rapporte à l’objet par le moyen de la sensation. L’objet indéterminé d’une intuition empirique s’appelle phénomène[2]. Ce qui dans le phénomène, correspond à la sensation, je l’appelle sa matière ; mais ce qui fait le divers du phénomène peut être ordonné suivant certains rapports, je l’appelle forme du phénomène. Comme ce en quoi seulement les sensations peuvent s’ordonner et être mises en une certaine forme ne peut pas être encore lui-même sensation, il suit que, si la matière de tout phénomène nous est donnée seulement a posteriori, sa forme doit se trouver prête a priori dans l’esprit pour les sensations prises dans leur ensemble, et par conséquent, on doit pouvoir la considérer indépendamment de toute sensation.

J’appelle pures (dans le sens transcendantal) toutes les représentations où l’on ne trouve rien qui appartienne à la sensation. Par suite, la forme pure des intuitions sensibles en général, dans laquelle tout le divers des phénomènes est intuitionné sous certains rapports, se trouve a priori dans l’esprit.

Cette forme pure de la sensibilité s’appellera encore intuition [B 35] pure. Ainsi, quand, dans la représentation d’un corps, je sépare ce que l’entendement en pense, comme la substance, la force, la divisibilité, etc., ainsi que ce qui appartient à la sensation, comme l’impénétrabilité, la dureté, [A 21] la couleur, etc., il me reste encore quelque chose de cette intuition empirique, à savoir l’étendue et la figure. Celles-ci appartiennent à l’intuition pure, qui se trouve a priori dans l’esprit, comme une pure forme de la sensibilité, indépendamment même de tout objet réel des sens ou de toute sensation.

Une science de tous les principes de la sensibilité a priori, je l’appelle esthétique transcendantale. Il faut donc qu’il y ait une telle science, qui constitue [B 36] la première partie de la théorie transcendantale des éléments, par opposition à celle qui contient les principes de la pensée pure et qui se nomme logique transcendantale.

[A 22] Dans l’esthétique transcendantale, nous isolerons d’abord la sensibilité, en séparant tout ce que l’entendement y pense par ses concepts, de telle sorte qu’il ne reste rien que l’intuition empirique. En second lieu, nous en écarterons encore tout ce qui appartient à la sensation, de sorte qu’il ne reste plus que l’intuition pure et la simple forme des phénomènes, seule chose que la sensibilité puisse fournir a priori. Il résultera de cette recherche qu’il y a deux formes pures de l’intuition sensible comme principes de la connaissance a priori, savoir l’espace et le temps [3].>



1. SOUS LA CONDITION DU TEMPS

La dissociation qui vient d’être faite entre l’empirique et le transcendantal touche non seulement la théorie de l’espace, mais, à titre éminent la théorie du temps dont l’entrée dans notre champ d’investigation a été soulignée dès les premières lignes dette recension. Que le temps ne soit pas un concept empirique, tiré de l’expérience sensible, mais une représentation a priori, cela est décidé en même temps qu’est tranché le statut de L’Esthétique transcendantale : l’approche transcendantale se précède en quelque sorte elle-même.

Est appelée Esthétique transcendantale la science de tous les principes a priori de la sensibilité. Que ces principes ne soient pas des concepts de l’entendement, des concepts discursifs, comme par exemple la catégorie de causalité, mais bien des principes de la sensibilité, sans pour autant procéder de l’expérience, voilà la grande trouvaille de Kant et aussi la grande énigme posée en préface à la théorie de la recognition.

Le temps de l’Esthétique transcendantale n’est ni le temps vécu de l’âme, ni le temps des changements dans le monde, mais la forme du sens interne, comme l’espace est celle du sens externe, est finalement de l’un et de l’autre, dans la mesure où toutes les représentations passent par le sens interne : « Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-même et de notre état intérieur » (Esthétique transcendantale, § 6b).

En termes positifs : « Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général » (§ 6a). Or cette formule est plus qu’une anticipation de l’argument négatif précédent, il comporte un trait inattendu qui donne à la querelle autour du sens interne un enjeu considérable. Voici que le temps est forme pure non seulement de toute intuition interne mais de toute intuition externe ; qu’elles aient ou non pour objet des choses extérieures, toutes les représentations « appartiennent, toujours en elles-mêmes, en tant que déterminations de l’esprit, à l’état interne » (§ 6c). D’où résulte que le temps est la condition a priori de tout phénomène en général, immédiatement pour le sens interne, médiatement pour le sens externe.

Le lecteur d’aujourd’hui a de la peine à mesurer l’importance de la révolution que constitue la disqualification du sens interne en tant que révélateur d’un moi substance, d’une âme en soi, comme il le fut dans le cadre de la psychologie rationnelle, chez Descartes, mais encore chez Locke, Leibniz et Wolff. La forme du temps occupe désormais la place stratégique jusque-là tenue par le sens interne.

Le moi substance se trouve mué en « moi transcendantal ».

Pour Ricoeur, dans le cadre de son enquête, le trait le plus significatif est le calque de la démonstration concernant le temps sur celle concernant l’espace. Le temps, en tant que forme, se réduit aux relations de succession et de simultanéité qui en font une grandeur unidirectionnelle, toutes les parties du temps se distinguant à l’intérieur d’un temps unique, infini au sens de sans limites. C’est sur ce temps que joue la recognition dont il va être question. Une seule concession, purement tactique, est à noter : si la critique refuse au temps toute réalité absolue, elle lui accorde une réalité empirique, c’est-à-dire « une validité objective par rapport à tous les objets qui peuvent être donnés à nos sens » (A 35, B 52). « Sa réalité empirique demeure donc comme condition de toutes nos expériences…Il n’est autre chose que la forme de notre intuition interne[4]. Si on en retranche la condition particulière de notre sensibilité, alors le concept du temps disparaît aussi ; il n’est point inhérent aux objets eux-mêmes, mais seulement au sujet qui les intuitionne » (A 38, B54). C’est dans cette faille de l’argument que s’engouffrera, à partir de Husserl, une phénoménologie encore appelée transcendantale , mais capable de thématiser dans le cadre d’une philosophie du « monde de la vie » quelque chose comme un temps de l’être-au-monde avec ses changements réels.


2. RELIER

Dans la perspective de la critique, le dédoublement de la connaissance entre sensibilité et entendement recroise la distinction entre la perspective transcendantale et la perspective empirique[5].

L’acte de relier, cette opération unique dans laquelle se compose la réceptivité de la sensibilité et la spontanéité de l’entendement, est un acte fondamentalement de jugement. Après avoir procédé à une décomposition en concepts purs le pouvoir même de l’entendement, à laquelle nous devons la table des catégories, Kant déclare : « Or, l’entendement ne peut faire aucun autre usage de ces concepts que de juger par leur moyen. Comme aucune représentation ne se rapporte immédiatement à un objet, si ce n’est l’intuition, un concept n’est jamais rapporté immédiatement à un objet, mais à quelque autre représentation de celui-ci(qu’elle soit une intuition ou d éjà mêle un concept. Le jugement est donc la connaissance médiate d’un objet, par suite la représentation d’une représentation de celui-ci » (A 68, B 93). C’est ce texte sur lequel Ricoeur s’appuiera pour la suite de son analyse. Il sous-tend que juger n’est pas composer la faculté d’élire avec celle de recevoir l’idée, donc la volonté avec l’entendement comme chez Descartes, c’es placer les intuitions sensibles sous un concept – bref, subsumer.

Ce règne du jugement est total. La fameuse table des catégories est celle des règles en lesquelles se concentrent « les fonctions de l’unité dans les jugements » (ibid.) Un nom est donné à cette opération, celui de synthèse : « Tous les jugements, y compris les jugements empiriques, sont de tels actes de synthèse. Ils ne composent ensemble que des formes sensibles à des formes d’entendement ou catégories. Sous cette forme épurée,le rapport entre réceptivité et spontanéité est réduit, abstraction faite de tout contenu empirique, à ce qui sera désormais dénommé « synthèse du divers » (A 78, B 104).

Kant a consacré de nombreuses années[6] à la recherche de la victoire dans cette gigantomachie suscitée par la confrontation dans le même acte de pensée entre réceptivité sensible et spontanéité intellectuelle.

C’est ici que la Critique, dans sa première édition, propose la fameuse triple synthèse[7]. De sa lecture, Ricoeur a particulièrement retenu la manière dont les figures successives de cette synthèse font bouger le concept de temps tel qu’il est reçu de l’Esthétique transcendantale : « synthèse de l’appréhension dans l’intuition », « synthèse de la reproduction dans l’imagination », « synthèse de la recognition dans le concept ».

Soit d’abord la « synthèse de l’appréhension dans l’intuition » . C’est comme succession que le temps est impliqué dans la manière dont l’esprit est affecté par le divers des impressions. Le sens interne est une nouvelle fois nommé comme ce à quoi appartiennent des modifications de l’esprit. Le divers, que toute analyse présuppose comme vis-à-vis de l’opération de synthèse, se présente comme dispersion d’instants, de « moments » dont on ne peut parler chaque fois de chacun que comme d’une « unité absolue ». Or, voici l’argument : si la conscience doit être possible , « il est nécessaire d’abord de parcourir le divers et puis de le rassembler » (A 99) (processus d’identification). La nécessité ici invoquée relève de l’argument de la forme : si ne pas…alors non. Mais cette nécessité dissimule mal la vraie trouvaille qu’expriment les mots « parcourir » et « rassembler ». En surgissant ainsi dans le texte, ils font écho à la suggestion qui se lit à la fin de l’Introduction de la Critique et qui sera tenue en réserve jusqu’au chapitre sur l’imagination productrice en liaison avec le schématisme de l’entendement

La suggestion ici faite trouve du renfort dans la description de la seconde synthèse, celle de la « synthèse de la reproduction dans l’imagination ». L’argument par l’absurde joue une nouvelle fois à plein : si les apparences étaient si variables qu’on ne pourrait rien se représenter comme se reproduisant, « si je laissais toujours échapper de ma pensée les représentations antérieures et si je ne les reproduisais pas – ce qu’autorise après coup l’idée de succession –, bref, »si je ne les reproduisais pas tandis que je passe aux suivantes, je ne représenterais aucun objet comme à nouveau le même ». Un nouveau vocable a surgi au point de suture de la réception à la spontanéité : « reproduction[8] », terme auquel est associé celui d’« imagination », dont l’association des idées est la réplique empirique. Nous sommes ici au cœur de la triple synthèse . Le terme couvre à vrai dire la totalité des opérations de synthèse.

Puis vient enfin la recognition proprement dite. L’argument reprend le précédent : c’est l’hypothèse absurde d’une nouveauté sans fin des impressions et de l’oubli des unités ajoutées. Un trait nouveau s’ajoute, où va s’inscrire la déception de Ricoeur : l’unité qui fait de la représentation une, digne du titre de concept, procède de la seule unité de la conscience[9]. La reconnaissance dans le concept n’ajoute rien à l’ouverture de la synthèse précédente sur l’imagination. C’est là sa déception. Toute la Déduction transcendantale se trouve ici résumée et proclamée : pas de liaison sans synthèse , mais pas de synthèse sans unité, ni d’unité sans conscience. La seule vertu de la reconnaissance est de faire paraître cette unité de la conscience sur l’objet. C’est pourquoi il est parlé de recognition dans le concept. Autrement dit la recognition consiste en ce que la conscience une ne s’appréhende qu’objectivée dans une représentation frappée de la nécessité et de l’unité. « Objectivité »est à cet égard le mot juste bien sue Kant ne l’emploie pas mais il parle d’objets « comme ce à quoi on fait face » (A 104). La conscience une se reconnaît dans la « production » de cette unité qui constitue le concept d’un objet[10] (A 105). Il est dit peu de choses de cette production d’une unité qui justifie le néologisme de recognition sinon son lien avec l’idée de règle dans le traitement d’un divers d’impressions (c’est le cas du concept de corps)…Mais, l’important est que l’unité de la conscience se produise dans le concept pour s’y reconnaître elle-même.

Ce qui s’impose à la lecture du texte publié, c’est le changement de stratégie d’une édition à l’autre. A partir de (B 130) du § 15 de la nouvelle rédaction de la Déduction transcendantale, la synthèse est exclusivement le fruit de cette unité originairement synthétique de l’aperception[11] qui, de rang plus élevé que toutes les opérations intermédiaires de « liaison » et de « synthèse », ne s’autorise que d’elle-même (§ 16).

Au regard des exigences d’une déduction qui procéderait de haut en bas, les concepts médiateurs mis en œuvre dans la première édition ne reviennent, au terme de la Déduction, qu’au titre de « l’application des catégories aux objets des sens en général » et ils reviennent sous le titre modeste de « synthèse figurée[12] » (B 151, § 24). C’est dans ce paragraphe qu’est définie pour la première fois l’imagination[13] ainsi que l’imagination productrice.

A partir des concepts élémentaires, pour clore cette partie de l’ ANALYTIQUE DES CONCEPTS, Kant est en mesure d’examiner le résultat de la Déduction des concepts de l’entendement.

< Nous ne pouvons penser aucun objet que par le moyen des catégories, nous ne pouvons connaître aucun objet pensé que par le moyen d’intuitions, qui correspondent à ces concepts. Or, toutes nos intuitions sont sensibles, et cette connaissance, en tant que l’objet en est donné, est empirique. Mais la connaissance empirique [B 166] est l’expérience. Par suite, il n’y a de connaissance a priori possible pour nous que celle d’objets d’expérience possible[14].

Mais cette connaissance, qui est simplement restreinte aux objets de l’expérience, n’est pas pour cela empruntée tout entière à l’expérience, mais aussi bien en ce qui concerne les intuitions pures de l’entendement, ce sont des éléments qui se trouvent en nous a priori. Or, il n’y a que deux voies pour penser un accord nécessaire de l’expérience avec les concepts de ces objets : ou bien l’expérience rend possibles ces concepts, ou ces principes rendent possible l’expérience. Le [B 167]. Le premier cas ne peut se produire pour les catégories (ou même pour l’intuition sensible pure) ; elles sont en effet des concepts a priori, indépendants par suite de l’expérience (l’affirmation d’une origine empirique serait une sorte de generatio aequivoca – de naissance illégitime). Reste donc seulement le second cas (comme un système de l’épigenèse de la raison pure[15]), à savoir que les catégories contiennent du côté de l’entendement, les principes de la possibilité de toute expérience en général. Mais comment rendent-elles possible l’expérience et quels principes de la possibilité de celle-ci fournissent-elles dans leur application à des phénomènes, c’est ce qu’enseignera plus largement l’Analytique des principes

sur l’usage transcendantal de la faculté de juger.>

Kant démontre à la suite qu’il n’existe pas de voie intermédiaire entre les deux seules qui ont été indiquées. En effet, pour lui : « ce qui serait décisif contre le [B 168] chemin intermédiaire…, c’est qu’en pareil cas, il manquerait aux catégories la nécessité qui appartient essentiellement à leurs concepts. En effet, le concept de la cause, par exemple, qui exprime la nécessité d’une conséquence sous une condition présupposée, serait faux, s’il ne reposait que sur une nécessité subjective, arbitraire et innée de lier certaines représentations empiriques suivant une telle règle de relation ».

Kant est alors en mesure de rédiger un « Résumé de la Déduction » :

« Elle est la présentation des concepts purs de l’entendement (et avec eux de toute la connaissance théorique a priori), comme principes de la possibilité de l’expérience, mais de l’expérience regardée comme la détermination des phénomènes dans l’espace et le [B 169] temps en général, – finalement de cette expérience tirée du principe de l’unité synthétique originaire de l’aperception, comme la forme de l’entendement dans son rapport au temps et à l’espace, ces formes originaires de la sensibilité[16] ».

[B 106] Table des catégories

1. De la quantité : Unité – Pluralité – Totalité

2. De la qualité : Réalité – Négation – Limitation

3. De la relation : Inhérence et substance (substantia et accidens)

Causalité et dépendance (cause et effet)

Communauté (action réciproque entre l’agent et le patient)

4. De la modalité : Possibilité – Impossibilité

Existence – Non existence

Nécessité – Contingence




3. DE LA FACULTE DE JUGER

« La logique générale est bâtie sur un plan qui concorde tout à fait exactement avec la division des facultés supérieures de connaissance. Ce sont l’entendement, la faculté de juger et la raison…L’entendement et la faculté de juger trouvent dans la logique transcendantale le canon de leur usage objectivement valable et par conséquent vrai[17], et appartiennent ainsi à sa partie analytique. Mais la raison, dans sa tentative de décider quelque chose a priori sur des objets, et d’étendre la connaissance au-delà de l’expérience possible, est tout à fait dialectique, et ses affirmations illusoires ne s’accommodent absolument pas avec un canon comme celui que doit contenir l’analytique.

L’Analytique des principes sera donc simplement un canon pour la faculté de juger qui lui enseigne à appliquer à des phénomènes les concepts de l’entendement, qui contiennent la condition des règles a priori. C’est pourquoi, en prenant pour thème les principes propres de l’entendement, je me servirai de la dénomination de doctrine de la faculté de juger , qui désigne plus exactement cette entreprise[18] ».

L’Analytique des principes prend en charge l’application effective des concepts à l’expérience, dans ce qu’on pourrait appeler une logique concrète pour la distinguer de la logique abstraite centrée sur les catégories. En ce sens, ce n’est que dans cette Analytique des principes que l’opération effective de subsomption (un objet est contenu sous un concept[19]) est menée à son terme à partir de cette question : < Comment donc la subsomption de ces intuitions sous ces concepts, et par conséquent l’application[20] de la catégorie aux phénomènes est-elle possible, puisque personne ne dira que cette catégorie, par exemple la causalité, peut être aussi [B 177] intuitionnée par les sens, et quelle est contenue dans le [A 138] phénomène ? C’est cette question, si naturelle et si importante, qui rend nécessaire une doctrine transcendantale de la faculté de juger, pour montrer justement comment il est possible d’appliquer en général à des phénomènes des concepts purs de l’entendement. Dans toutes les autres sciences, où les concepts par lesquels l’objet est pensé d’une manière générale ne sont pas aussi différents et hétérogènes par rapport à ceux qui le représentent in concreto, tel qu’il est donné, il n’est besoin d’aucune explication particulière touchant l’application des premiers à l’objet.

Or, il est bien clair qu’il doit y avoir un troisième terme, qui doit être homogène, d’un côté à la catégorie, de l’autre au phénomène, et qui rend possible l’application de la première au second[21]. Cette représentation médiatrice doit être pure (sans rien d’empirique) et cependant d’un côté intellectuelle, de l’autre sensible. Une telle représentation est le schème transcendantal[22].>

On voit ici, dès le premier chapitre, s’opérer la passage d’une Analytique à l’autre par le biais de l’application qui, pour Ricoeur, s’avère de la plus haute importance dans la mesure où l’opération de mise en relation, chez Kant, spécifie l’idée d’identification du divers (première figure de la reconnaissance) ; elle ne trouve son achèvement véritable que dans cette nouvelle Analytique. En outre, comme cette opération de liaison ne se fait que sous la condition du temps, « c’est aussi à l’enrichissement de la notion de temps[23] » que Ricoeur sera attentif.

On y voit également surgir le thème remarquable du schématisme [24];précisément comme Ricoeur le remarque, « au point de plus grande vulnérabilité du système kantien, où toute l’attention se concentre sur le problème lancinant de la médiation entre les deux pôles de la sensibilité et de l’entendement ».

Kant fait opportunément appel aux divers schématismes que suit l’entendement comme médium du concept et du sensible.

< Dans l’application des concepts purs de l’entendement à l’expérience possible, précise-t-il, l’usage de leur synthèse est ou mathématique ou dynamique ; car elle se rapporte en partie simplement à l’intuition, en partie à l’existence d’un phénomène en général. Or, les conditions a priori de l’intuition sont absolument nécessaires à l’égard d’une expérience possible, celles de l’existence des objets d’une intuition empirique possible ne sont elles-mêmes que contingentes. Les principes de l’usage mathématique auront donc une portée absolument nécessaire, c’est-à-dire apodictique, tandis que ceux de l’usage dynamique comporteront bien aussi le caractère d’une nécessité a priori, mais seulement sous la condition de la pensée empirique dans une expérience, par conséquent d’une manière médiate et [B 200] indirecte ; ils ne contiendront pas, par suite, cette évidence immédiate (sans dommage, pourtant pour la certitude qui est la leur dans le rapport général à l’expérience) [A 161] qui est propre aux premiers. Mais on pourra mieux en juger à la fin de ce système des principes[25].

La table des catégories nous donne une indication toute naturelle au sujet de la table des principes, puisque ceux-ci ne sont rien d’autre que les règles de l’usage objectif. >

Au schème de la quantité correspondent les axiomes de l’intuition, au schème de la qualité, les anticipations de la perception, au schème de la relation, les analogies de l’expérience dont le traitement décidera du sort de la raison dans sa prétention à outrepasser les bornes de l’expérience sensible. Enfin, au schème de la modalité, correspondront les postulats de la pensée empirique générale).

[A 161] Table des principes

(règles de l’usage objectif des catégories)

1. Axiomes de l’intuition[26]
2. Anticipations de la perception[27]
3. Analogies de l’expérience[28]

4. Postulats de la pensée empirique en général[29]

Kant a tenu à indiquer les raisons qui l’ont guidé dans le choix des termes : < J’ai choisi ces dénominations avec attention, pour bien faire ressortir les différences relativement à l’évidence et à l’exercice de ces principes. Mais on verra bientôt que, pour ce qui concerne aussi bien [B 201] l’évidence que la détermination des phénomènes a priori, d’après les catégories de la quantité et de la qualité, leurs [A 162] principes se distinguent notablement des deux autres ; les premiers en effet sont susceptibles d’une certitude intuitive, tandis que celle des seconds est simplement discursive, bien qu’il y ait dans l’un et l’autre cas certitude complète. Je nommerai donc les premiers principes mathématiques, les seconds principes dynamiques[30]. Mais on remarquera que je n’ai pas plus en vue dans un cas les principes de la mathématique que les principes de la dynamique (physique) générale dans l’autre, mais seulement ceux de l’entendement pur dans le rapport au sens interne (sans distinction des représentations qui y sont données) ; c’est par ces principes de l’entendement pur que les premiers reçoivent tous leur possibilité. Je les nomme ainsi, plutôt en considération de leur application que de leur contenu >.

Sans entrer dans cette architecture complexe, Ricoeur a porté son attention sur un seul point : « le devenir du concept transcendantal du temps tout au long de ce parcours » qui va du schème de la quantité, à celui de la qualité, puis à celui de la relation pour parvenir enfin à celui de la modalité.

a) Le temps est mis en relief par le schème de la quantité

C’est d’abord comme grandeur que le temps est mis en relief. Il se révèle approprié au schème de la quantité qui est le nombre. Ce schème est d’autre part homogène à la quantité en tant que représentation embrassant l’addition successive de l’unité à l’unité [B 182]. C’est cette congruence entre la discursivité propre à l’opération additive et le trait qu’on peut dire cumulatif du temps qu ‘il faut souligner : ce trait avait été aperçu une première fois à propos de la synthèse de l’appréhension, la première des trois « synthèses subjectives » considérées précédemment. Il n’est pas étonnant que la même expression revienne dans ce nouveau contexte : « Je produis le temps lui-même dans l’appréhension de l’intuition [A 145; B 183]. Autrement dit, je produis le temps en comptant. Ce trait cumulatif du temps est réaffirmé à l’occasion des Axiomes de l’intuition qui développent dans le chapitre suivant les ressources de synthèse concrète contenues dans le schème du nombre : « Toutes les intuitions, est-il dit, sont des grandeurs extensives. » C’est un temps lui-même extensif qui est ici présupposé : c’est-à-dire un temps non seulement parcouru de moments en moments mais accumulé.

b) Le temps est mis en relief par le schème de la qualité

Cet autre aspect concerne l’existence dans le temps selon qu’il est rempli ou vide ce que ne dit pas la simple succession. Les Anticipations de la perception offrent ici un complément précieux en introduisant l’idée de grandeur intensive, c’est-à-dire le degré. L’opposition entre temps vide et temps plein tient la première place dans les Anticipations de la perception : « Il est remarquable que nous ne pouvons connaître a priori dans les grandeurs en général qu’une seule qualité, à savoir la continuité, et dans toute qualité (le réel du phénomène) rien d’autre a priori que sa qualité intensive, à savoir qu’elle a un degré ; tout le reste est laissé à l’expérience » [A 176, B 218].

c) En passant au schématisme de la relation, Kant va s’attaquer aux trois sous-catégories qu’elle comporte soit : la substance, la causalité, la réciprocité de l’action entre l’agent et le patient.

c1) Par la sollicitation du temps, s’énonce le schème de la substance

La substance s’énonce, en effet, comme permanence du réel dans le temps avec pour corollaire l’opposition entre ce qui demeure et ce qui change. Par là est révélé ce caractère du temps d’être lui-même « immuable et fixe » tandis que tout s’écoule en lui. Ce « demeurer » du temps ne paraissait nullement impliqué dans l’idée nue de succession. Ce trait est pourtant essentiel au regard de la discussion menée dans le cadre de la première Analogie de l’expérience. On y lit avec surprise que les trois modes du temps sont la permanence, la succession, la simultanéité » [A 176, B 219]. C’est le premier de ces trois modes, nommé, semble-t-il pour la première fois, qui est en cause autour de la discussion autour de l’idée de substance, traitée comme une relation entre ce qui change et ce qui ne change pas. Le trait de permanence du temps vient en renfort : rien ne pourrait être simultané ou successif s’il n’y avait « au fondement de quelque chose qui est toujours, c’est-à-dire quelque chose qui demeure et soit permanent » [A 182, B 225]. C’est donc le schème de la substance qui a suscité cette relecture de l’Esthétique sur le point du rapport entre permanence, succession et simultanéité. A ce « demeurer » du temps correspond du côté du phénomène l’immuable dans l’existence, c’est-à-dire la substance.

– c2 (Cette seconde sous-catégorie, la causalité, se présente dans la discussion des problèmes cosmologiques relevant de la « logique de l’illusion »)

La Dialectique transcendantale aura ainsi un rapport privilégié avec le temps à travers un schème de la relation, la succession réglée. Quelque chose d’important est dit sur le temps que développe la deuxième Analogie : « Tous les changements arrivent suivant la loi de liaison de la cause et de l’effet » [A 189, B 232]. L’un après l’autre de la succession ne peut être anarchique : que quelque chose arrive ne peut procéder de rien ; en ce sens il n’y a pas de naissance absolue : « Toute appréhension d’un évènement est donc une perception qui succède à une autre [ibid.]. Le seul fait de naître est un appel à la recherche de la cause de l ‘événement. L’exigence d’ordre qui pèse ainsi sur la pure succession est si prégnante que Kant est contraint d’opposer la succession objective des phénomènes à la « succession subjective de l’appréhension »[A 193, B 236]. La première est arbitraire. « La seconde consistera donc dans l’ordre du divers du phénomène, d’après l’appréhension de l’un (ce qui arrive) suivie de celle de l’autre (ce qui succède) selon une règle [ibid.]. Cette mise en garde contre la séduction des idées d ‘événement, de naissance, d’origine, marque en même temps la prise de distance de Kant par rapport à la triple synthèse discutée précédemment : si la première édition de la Déduction transcendantale a pu être suspectée d’idéalisme subjectiviste, c’est en partie en absence de distinction entre succession subjective et succession objective. Ce qui importe d’un événement, ce n’est pas qu’il advienne mais qu’il soit précédé. Dès lors, la succession seule ne suffit pas à caractériser le temps, puisque l’appréhension, à elle seule, peut donner lieu à « un jeu de représentations, qui ne se rapporterait à aucun objet, c’est-à-dire que par notre perception un phénomène ne serait nullement distingué de tout autre sous le rapport du temps » [A 194, B 239]. Chez Kant, dirait-on, le temps en attente d’ordre hait l’événement.

– c3 (Cette troisième sous-catégorie de la relation définie dans l’Analytique des concepts comme la « communauté » ou « action réciproque entre l’agent et le patient » correspond, dans l’Analytique des principe, un schéma remarquable « la causalité réciproque des substances par rapport à leurs accidents » [A 144, B 183]

Ce schème, et son développement au plan des Principes, révèle un nouvel aspect du tempscommunauté, l’accent est mis sur la simultanéité dans l’espace en quoi consiste « l’action réciproque universelle » [A 211, B 256]. Ce qui fait sens ici, ce n’est pas seulement la réciprocité dans l’action, idée dont la fortune sera considérable dans d’autres contextes philosophiques qui restent à évoquer, mais la portée universelle de l’idée d’une action réciproque, telle que l’illustre à merveille le système newtonien[31]. Cette universalité complète l’objectivité de la relation causale, aux dépens, une nouvelle fois, de l’appréhension simplement subjective du « en même temps » caractéristique de la simple simultanéité. Penser à deux choses en même temps, ce n’est pas mettre en place une « communauté universelle d’action réciproque » [A 213, B 260]. Kant a conscience qu’il n’épuise pas les ressources du mot Gemeinschaft (appartenance commune), équivalent du latin communio ou commercium. Exister au même lieu ne suffit même pas : une communion réelle des substances satisfait seule au principe d’action réciproque. Quant au temps ici présupposé [le même], il offre la possibilité d’une composition entre succession et simultanéité qu’expriment les idées de mutualité et de réciprocité : notions dont la carrière est ici interrompue en même temps qu’initiée. quant à la simultanéité qui opère ici entre des réalités multiples ou, selon le mot de Kant, entre des « déterminations réglées ». Dans la troisième Analogie, qui correspond au schème de la

d) Restent les trois schèmes relatifs aux catégories de la modalité dont on se rappelle qu’elles n’ajoutent rien au contenu représenté

C’est pourquoi rien d’important n’y correspond au chapitre des Principes. Aux modulations de la modalité selon possibilité, existence et nécessité, correspondent néanmoins d’importantes idées concernant le temps, à savoir les idées d’existence « en un temps quelconque » (possibilité), « en tout temps » (nécessité), « en un temps déterminé » (réalité) [A 144, B 184]. Mais l’objectivité du phénomène n’est en rien affectée.

De cette traversée rapide du système des schèmes et des principes, Kant retient leur impact sur la conception même du temps considérée successivement du point de vue de la « série du temps » (quantité), du « contenu du temps » (qualité), de « l’ordre du temps » (relation), enfin de l’« ensemble du temps » (modalité) [A 145, B 184-5). Cet enrichissement de la problématique du temps instaure le sens interne en vis-à-vis obligé de l’unité de l’aperception. Entre ces deux pôles aussi l’homogénéité doit prévaloir. Finalement, ce n’est pas fans le paragraphe consacré à la recognition que se joue le destin de l’idée d’identification comprise comme liaison dans le temps, mais dans l’Application relevant de l’Analytique des principes, à la faveur de laquelle s’opère l’identification d’un objet quelconque.

On voit dans tout cela ce que contient et représente le schème de chaque catégorie : celui de la grandeur, la production (synthèse) du temps lui-même dans l’appréhension successive d’un objet ; le schème de la qualité, la synthèse de la sensation (perception) avec la représentation du temps, ou le remplissage du temps ; celui de la relation, le rapport des perceptions entre elles en tout temps (c’est-à-dire d’après une règle de la détermination du temps) ; enfin le schème de la modalité et de ses catégories, le temps lui-même comme corrélation de la détermination d’un objet, si et comment il appartient au temps. Les schèmes ne sont donc autre chose que des déterminations du temps a priori, d’après des règles, et ces déterminations, suivant l’ordre des catégories, concernent la série du temps , le contenu du temps, [B 185] l’ordre du temps, enfin l’ensemble du temps

par rapport à tous les objets possibles[32].

L’identification, en définitive, résulte d’un combat héroïque de Kant sur deux fronts, celui de la coupure absolue entre le point de vue transcendantal et le point de vue empirique, d’une part, et celui de l’hétérogénéité originaire des deux sources de la connaissance humaine : la sensibilité et l’entendement. A cet égard, souligne Ricoeur, « Kant nous aura donné l’exemple d’une bataille sans concession au terme de laquelle il apparaît que la synthèse est garantie par le réseau des catégories qu’il appelle ‘entendement’ : derrière ce cadre catégoriel se trouve le principe d’unité appelé le ‘moi transcendantal’. Le moi transcendantal est le principe de la synthèse des objets à travers les catégories, le schématisme, le temps, etc. »



[1] Ce thème constitue le chapitre II de la Première étude (La reconnaissance comme identification) de PARCOURS DE LA RECONNAISSANCE publié par Paul Ricoeur, Gallimard, février 2007, originellement paru aux éd. Stock 2004.

[2] Par opposition au phénomène, l’objet indéterminé en provenance de l’entendement s’appelle noumène.

[3] [B 182] L’image pure de toutes les grandeurs (quantorum) pour le sens extérieur est l’espace, et celle de tous les objets de sens en général est le temps.

[A 24-2] L’espace est une représentation nécessaire, a priori, qui sert de fondement à toutes les intuitions externes. On ne peut jamais se représenter qu’il n’y ait point d’espace, quoiqu’on puisse bien penser [B 39] qu’il ne s’y trouve pas d’objets Il est donc considéré comme la condition de possibilité des phénomènes, et non pas comme une détermination qui en dépende, et il est une représentation a priori, servant nécessairement de fondement aux phénomènes externes.

[4] Je puis bien dire que mes représentations sont successives, mais cela signifie seulement que nous en sommes conscients comme dans une suite de temps, c’est-à-dire d’après la forme du sens interne. Le temps n’est pas pour cela quelque chose en soi, ni même une détermination objectivement inhérente aux choses.

[5] Il n’est pas inutile de récapituler ce vocabulaire très spécial de la Critique mis en avant par Kant :

« Logique » est le nom donné à la science des règles d’entendement en général (A 52). Est appelée « transcendantale » la logique qui ne considère que la forme dans le rapport des connaissances entre elles, « c’est-à-dire la forme de la pensée en général » ( A 55). Parlant de vérité, ordinairement définie par la conformité de la connaissance à son objet, il ne s’agit dans ce cadre rigoureux que des critères de conformité entre règles de l’entendement et principes de sensibilité, à l’exclusion de la vérité matérielle des propositions empiriques. Cette réduction de la vérité au plan transcendantal a pour contrepartie le démantèlement des allégations vides que l’esprit se forge hors du champ délimité par l’Esthétique transcendantale, à savoir la référence à quelque chose de l’espace et du temps.

[6] Les progrès réalisés sont repérables dans la rédaction de la Critique qui a fait l’objet d’une première publication en 1781 (A) et d’une seconde en 1787 (B).

[7] Pour Ricoeur, il s’agit de la première promotion au rang de philosophème d’une variable du concept de reconnaissance. Mais c’est aussi le stade de son investigation où la reconnaissance est indiscernable de la connaissance

[8] « C’est à la vérité une loi empirique que celle en vertu de laquelle des représentations qui se sont souvent suivies ou accompagnées finissent par s’associer entre elles et forment ainsi une liaison, en vertu de laquelle, même sans la présence de l’objet, l’une de ces représentations fait passer l’esprit à l’autre selon une règle constante. Mais cette loi de reproduction suppose que les phénomènes soient réellement soumis à une telle règle, et que dans le divers de leurs représentations il y ait accompagnement ou succession, conformément à certaines règles ; car sans cela, notre imagination empirique ne recevrait jamais rien à faire qui fût conforme à son pouvoir, et par conséquent elle demeurerait enfouie à l’intérieur de l’esprit comme une faculté morte et inconnue à nous-mêmes » [A 100 ].

[9] « Si nous n’avions la conscience que nous pensons est précisément cela même que nous pensions auparavant, toute reproduction dans la série des représentations serait vaine...Si, en comptant, j’oublie les unités que j’ai maintenant devant les yeux ont été peu à peu ajoutées par moi les unes aux autres, je ne connaîtrais pas la production du nombre par cette addition successive de l’unité à l’unité, et par conséquent pas le nombre ; car ce concept consiste uniquement dans la conscience de cette unité de la synthèse » [A 103].

[10] « Nous disons donc que nous connaissons l’objet quand nous avons opéré une unité synthétique dans le divers de l’intuition. Mais cette unité est impossible, si l’intuition n’a pu être produite par une telle fonction de la synthèse, d’après une règle qui rende nécessaire a priori la reproduction du divers, et possible un concept où ce divers s’unifie » [A 105].

[11] « Tout le divers de l’intuition a une relation nécessaire au : je pense, dans le même sujet où ce divers se rencontre. Mais cette représentation est un acte de la spontanéité, c’est-à-dire elle ne peut pas être considérée comme appartenant à la sensibilité. Je la nomme aperception pure, pour la distinguer de l’aperception empirique, ou encore l’aperception originaire, parce qu’elle est cette conscience de soi qui, en produisant la représentation : je pense, qui doit pouvoir accompagner toutes les autres, et qui est une et identique en toute conscience, ne peut être accompagnée d’aucune autre. » [B 132].

[12] « Cette synthèse du divers de l’intuition sensible, qui est possible et nécessaire a priori, peut être appelée figurée pour la distinguer de celle qui serait pensée par rapport au divers d’une intuition en général dans la simple catégorie et qui s’appelle liaison intellectuelle ; toutes deux sont transcendantales, non seulement parce qu’elles sont elles-mêmes a priori, mais ensuite parce qu’elles fondent a priori la possibilité d’autres connaissances.

Mais la synthèse figurée, quand elle se rapporte simplement à l’unité originairement synthétique de l’aperception, c’est-à-dire à cette unité transcendantale qui est pensée dans les catégories, doit, pour se distinguer de la liaison simplement intellectuelle, s’appeler la synthèse transcendantale de l’imagination. L’imagination est la faculté de se représenter dans l’intuition un objet même sans sa présence…Or, en tant que l’imagination est spontanéité, je la nomme aussi l’imagination productrice, et je la distingue ainsi de l’imagination reproductrice, dont la synthèse est soumise uniquement à des lois empiriques, celles de l’association, et qui par conséquent ne concourt en rien à l’explication de la connaissance a priori, et n’appartiennent pas, pour cette raison, à la philosophie transcendantale, mais à la psychologie.

[13] Kant s’il avait précédemment évoqué, dans à propos Des concepts purs de l’entendement ou des catégories, l’importance du rôle de l’imagination, ne l’avait pas définie : « La synthèse en général…est le simple effet de l’imagination , une fonction de l’âme, aveugle, mais indispensable , sans laquelle nous n’aurions aucune connaissance, mais dont nous ne prenons que rarement quelque conscience » [B 103].

[14] Cette première partie du paragraphe repose sur la distinction entre « penser » et « connaître ». On y voit comment « connaître » implique « penser », dont il est une restriction. La conséquence c’est que le « connaître » met en présence de toute la question du « penser ».

[15] « Cette théorie considère la nature, eu égard aux choses que l’on peut se représenter originairement comme possibles, seulement selon la causalité des fins, non pas seulement comme se développant, mais comme se produisant, tout au moins en ce qui concerne la reproduction, et qu’ainsi avec le plus petit usage du surnaturel – une sorte de pulsion de formation –, elle abandonne tout ce qui suit du premier commencement de la nature (mais sans déterminer quelque chose à propose de ce premier commencement sur lequel la physique en général échoue, quelle que soit la chaîne des causes qu’elle veuille essayer) ».

[16] Dans ce résumé, les catégories sont placées au centre comme étant mises dans un double rapport d’une part au temps et à l’espace, à l’unité de l’aperception de l’autre.

[17] Manière kantienne de poser la question de la vérité. Il s’agit de ce que l’on peut connaître, d’une connaissance objectivement valide.

[18] D’une part, la transformation de la logique générale (liée elle-même à une doctrine des facultés) en logique transcendantale a abouti à faire sortir la raison de l’Analytique ; mais la faculté de juger prend en quelque sorte sa place, ayant à traiter de « principes » qui, pour être de l’entendement, n’en relèvent pas moins en tant que principes, d’une problématique de raison. D’autre part, est donné comme thème propre de cette analytique, ainsi mise à distance de celle des concepts, un problème d’application des concepts aux phénomènes, ce qui est, de ce fait, marquer que l’on est à l’aboutissement d’une logique transcendantale.

[19] Ainsi le concept empirique d’une assiette a de l’homogénéité avec le concept géométrique pur d’un cercle, puisque la forme ronde qui est pensée dans le premier se laisse intuitionner dans la seconde.

[20] On voit ici la façon dont Kant réutilise le vocabulaire de la logique classique ; le terme de « subsomption », lié à une logique de l’extension, risque de donner l’impression d’une unité de l’intelligible et du sensible, comme celle du contenant et du contenu. Kant corrige en précisant qu’il s’agit d’application, problème propre à l’Analytique des principes.

[21] Dans la perspective d’application, indication de l’unité d’une fonction, laquelle articule des éléments irréductiblement différents.

[22] On appelle schème la figure mixte qui restreint le concept dans son usage ; il est réputé être le produit de l’imagination, mais il n’est pas l’image dans la mesure où l’image est chaque fois particulière ; le schème est plutôt une méthode pour donner des images à un concept. De ce point de vue, elle ne signifie que comme procédé que suit l’entendement : le schématisme est schématisme de l’entendement.

C’est à l’occasion de cette précision que surgit dans le texte une phrase surprenante : « Ce schématisme de l’entendement pur, en vue des phénomènes et de leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine, et dont nous aurons de la peine à arracher à la nature les secrets du fonctionnement pour les mettre à découvert sous les yeux » [A 141, B 180-1]. Cette phrase fait écho à une déclaration sur l’imagination contenue dans la deuxième édition de la Critique : « La synthèse en général est le simple effet de l’imagination, une fonction de l’âme aveugle mais indispensable, sans laquelle nous n’aurons absolument aucune connaissance, mais dont nous ne prenons que rarement quelque conscience « [B 103].

[23] < Le concept de l’entendement contient l’unité synthétique pure du divers en général. Le temps, comme condition formelle du divers du sens interne, et par conséquent de la liaison de toutes les représentations, contient un divers a priori dans l’intuition pure. Or, une détermination transcendantale du temps est homogène à la catégorie (qui en constitue l’unité) en tant qu’elle est universelle et qu’elle repose sur une [B 178] règle >.

[24] Kant distingue trois sortes de schématisme: le schématisme mathématique qui correspond à la construction de concepts dans l’intuition pure, le schématisme des concepts empiriques (en vue des phénomènes et de leur simple forme), le schématisme de l’entendement pur correspondant à la détermination du sens interne en général.

[25] Le type de certitude évoqué ici se rapporte tout entier à l’opposition intuition-concepts, couple fondamental de la Critique, où se marque, par conséquent, l’importance du rapport physique-mathématique pour Kant.

[26] Principe de l’entendement pur au titre duquel

Toutes les intuitions sont des grandeurs extensives.

[27] En voici le principe : Dans tous les phénomènes, le réel qui est un objet de la sensation, a une

grandeur intensive, c’est-à-dire un degré.

[28] En voici le principe : L’expérience n’est possible que par la représentation d’une liaison

nécessaire des perceptions

[29] En voici le principe : Quand le concept d’une chose est déjà tout à fait complet, je puis encore

pourtant demander de cet objet s’il est simplement possible (existe

possiblement), s’il est aussi réel (existe réellement), ou, dans ce dernier

cas, s’il est bien aussi nécessaire (existe nécessairement).

[30] Toute liaison est ou une composition ou une connexion. La première est la synthèse du divers, où il n’y a pas d’appartenance mutuelle nécessaire comme par exemple : deux triangles dans lesquels se décompose un carré coupé par la diagonale, n’appartiennent pas de soi nécessairement l’un à l’autre, et il en est de même pour la synthèse de l’homogène en tout ce qui peut être examiné mathématiquement (cette synthèse peut être à nouveau divisée en en celle de l’agrégation, et celle de la coalition , la première se rapportant aux grandeurs extensives et la seconde aux grandeurs intensives.)

La deuxième liaison est la synthèse du divers, en tant qu’il comporte appartenance mutuelle nécessaire, comme par exemple l’effet par rapport à la cause, et que par suite, même en tant qu’hétérogène, il est représenté comme lié a priori ; cette liaison, parce qu’elle n’est pas arbitraire, je la nomme a priori, parce qu’elle concerne la liaison ou l’existence du divers, elle [B 202] peut se diviser à son tour en liaison physique des phénomènes entre eux, et en liaison métaphysique des phénomènes dans le pouvoir de connaître a priori.

[31] Avec Newton, pour la première fois dans l’histoire humaine, le monde est mis en équation. L’ensemble des phénomènes mécaniques, terrestres ou astronomiques , est décrit par quelques lois générales, dont la fameuse loi de la gravitation universelle. Les corps s’attirent comme l’inverse du carré de leur distance et le produit de leur masse.

[32] La quantité est la production du temps comme série ; la qualité enseigne comment le remplir. La relation est proprement ce qui développe un système, en instituant un ordre pour ce qui a été déjà produit et déterminé.