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Parcours spinoziste - Théorie des affections
THÉORIE DES AFFECTIONS 11ème leçon (fin) La théorie des affections ou des sentiments (certains traduisent affectio par affection, dautres par sentiment) est exposée dans le livre III de lEthique. Au début de ce livre, Spinoza condamne ceux qui ont étudié les affections pour les blâmer et les considérer comme étant hors de la Nature. Lhomme nest pas un empire dans un empire. Les affections sont choses naturelles et il faut considérer les actions et les appétits humains « comme sil était question de lignes, de surfaces et de solides ». Deux principes étayent sa théorie : Premier principe : cest celui de lassimilation de lactivité à la cause adéquate, et de la passivité à la cause inadéquate. Une cause est adéquate lorsque son effet peut en être déduit, lorsque la cause étant connue et seule connue, on peut en déduire leffet. Et nous pouvons être dits actifs, lorsquen nous ou hors de nous quelque chose se fait dont nous sommes la cause adéquate. En ce cas, leffet produit résulte tout entier de notre nature, et il peut être entièrement connu par notre nature. Nous sommes la cause adéquate de leffet, nous agissons. La cause inadéquate est au contraire celle dont on ne peut connaître leffet en la considérant, elle seule. Et quand il se produit en nous quelque chose dont nous ne sommes la cause que partiellement (ici Spinoza ne dit plus hors de nous), nous sommes dits passifs. On remarque déjà, par ce premier principe, que le passage de la passion à laction consistera à faire en sorte que ce qui se produit en nous soit entièrement causé par nous, soit par conséquent entièrement explicable par nous. Deuxième principe : cest la conception spinoziste de lâme comme idée du corps, et non comme lavait pensé Descartes, comme substance distincte du corps. Or, ce principe est implicitement contenu et réaffirmé dans la définition même des affections, des sentiments. Jentends par sentiments, dit en effet Spinoza, affectus, les affections du corps, corporis affectiones, car il emploie affectio pour désigner les affections corporelles, les affections du corps par lesquelles la puissance dagir de ce corps est accrue ou diminuée, secondée ou réduite, et en même temps les idées de ces affections. Spinoza se place donc toujours, à la fois et indissolublement sur le plan de lâme et sur le plan du corps et laffection, affectus, peut être selon le cas, une action ou une passion. Elle sera action quand nous en serons la cause adéquate, passion quand nous en serons la cause inadéquate. En dautres termes, lâme sera active en tant quelle aura des idées adéquates, passive en tant quelle aura des idées inadéquates. La proposition 6 déclare alors que chaque chose, autant quil est en elle, sefforce de persévérer dans son être, in suo esse perseverare conatur. Ainsi se définit leffort, et leffort, conatus, par lequel chaque chose sefforce de persévérer dans son être, nest rien en dehors de lessence actuelle, actualis essentia, de la chose. Cet effort, ajoute Spinoza, enveloppe un temps indéfini. Avant de poursuivre, il faut bien comprendre ceci. Pour Descartes, lâme était essentiellement volonté, distincte du corps comme lâme elle-même, pouvait permettre à lâme de régner sur le corps, de dominer le corps, de commander au corps. Or, on peut facilement apercevoir que, dans cette conception de Descartes, toutes les notions que Spinoza a critiquées ou rejetées, toutes les notions dont la discussion a été considérée dans le « projet spinoziste » sont précisément impliquées. Pour Descartes, un acte volontaire suppose 1/ une fin connue. Il suppose donc que, dans le déroulement dune causalité strictement mathématique, strictement physique, strictement efficiente, sintroduise une autre causalité, une causalité finale. Spinoza nie cela. Un acte volontaire suppose lidée de privation. Il oppose à mon état présent, jugé insuffisant, un état futur pensé comme meilleur, et dont je suis actuellement privé. Spinoza nie la privation comme chose réelle. 2/ la liberté de choix, le libre arbitre. Spinoza nie le libre arbitre, et croit à luniverselle nécessité. Pour Descartes, la volonté est distincte du pur entendement. Pour Spinoza, la volition et lidée particulière sont une seule et même chose. Car toute idée saffirme, toute idée est acte. Penser un triangle, cest affirmer que trois lignes renferment un espace ; penser un cheval ailé, cest affirmer quun cheval peut avoir des ailes. Donc, ce qui est banni chez Spinoza, cest toute la conception de la volonté de Descartes, volonté conçue comme propre à lâme, conçue comme constituant dans lâme le pouvoir de se séparer du corps et dagir selon un ordre qui est le sien, et qui nest plus lordre mécanique. Spinoza, au contraire, part de leffort conçu comme propre à la fois à lâme et au corps. Cet effort se confond avec notre essence, et le scolie de la proposition 9 le définit sur tous les plans : quand il se rapporte à lâme seule, il est appelé volonté, voluntas. quand il se rapporte à la fois à lâme et au corps, il est appelé appétit, appetitus. Lappétit est donc lessence de lhomme. Enfin, lappétit, accompagné de la conscience de soi, de la conscience de lui-même, se nomme désir, cupiditas. Ce qui fonde le désir, rappelons-le, ce nest pas que lon ait jugé bon lobjet du désir. Mais, au contraire, une chose est jugée bonne parce quon y tend, parce quon le désire. Notons, au passage, que dans lEthique, la doctrine issue du Court Traité, et selon laquelle il y a primat de lintelligible sur lintelligence, se trouve renversée et abandonnée. Dans lEthique, la théorie du désir à tout à fait rompu avec lidée dun choix entre des fins pensées, ou même avec lidée de lattirance par une fin pensée. Mais il ne faudrait pas croire pour autant que le désir soit réduit à une impulsion mécanique. Ce quil faut comprendre ici, cest que, pour Spinoza, lindividualité est essence, cest-à-dire définition qui se réalise. Cest pourquoi le désir peut être à la fois tendance et idée. Et, contrairement à ce qui se passe chez Descartes, la conscience, en prenant conscience de lidée, ne prend pas conscience dune manière passive, elle ne saisit pas sa propre passivité. La conscience ne constate pas une idée, ellle ne peut se séparer de lidée, elle ne peut choisir . Elle est tout simplement idée didée, elle est redoublement de lidée, elle est active comme lidée elle-même. A/ Base de la théorie des affections et des sentiments Elle se trouve dans lEthique, et constituée par trois affections fondamentales : le désir, la tristesse et la joie. Le désir, on vient de le voir, nest pas autre chose que lappétit conscient de soi. Il sexplique donc tout entier par leffort, le conatus. Il se confond à son tour avec notre essence. Mais, pour comprendre les différentes affections, il faut faire intervenir un autre principe, celui de la concurrence des modes. En effet, je ne suis pas seul au monde. Je suis un mode fini. Lexpérience nous apprend que toute force soppose à dautres forces, que notre force est bornée par celle des choses extérieures. Lexpérience nest pas seule à nous lapprendre, il y a aussi la raison puisque nous savons que Dieu se développe en une infinité de modes, et que nul mode ne saurait exprimer Dieu. Il y a donc, pour tout être fini, une extériorité. Dès lors, le terme deffort qui a été assimilé à celui dessence, révèle un autre aspect. Et on peut dire que là encore nous passons, comme toujours chez Spinoza, dun sens strictement mathématique à une sorte de sens biologique, vital. Le terme effort, qui tout dabord avait simplement désigné cette puissance propre à une essence mathématique qui se réalise, qui pose ses propriétés, comme le cercle ou le triangle posent leurs propriétés, ce terme effort désigne une force qui se déploie avec peine et contre un obstacle. Mais alors on comprend que leffort qui nous constitue, qui constitue notre essence, puisse comporter des succès et des échecs. Et au premier effet de cette essence, à savoir la tendance de lêtre à persévérer dans son être, se joint maintenant une seconde considération à savoir celle du succès ou de léchec de cette tendance, selon le rapport de lindividu et du monde. Il y a donc deux grands effets, un effet tiré uniquement de nous, à savoir leffort, issu de notre rapport avec les choses, et celui invoquant le succès ou léchec de cette tendance qui se heurte aux tendances analogues des autres mondes. Donc, à leffort proprement dit, il faut ajouter le passage (on retrouve ainsi le problème initial du projet spinoziste), le passage, par laction de lextérieur, à une perfection plus ou moins grande. Et nous avons alors les deux affections de joie et de tristesse, de laeticia et de tristitia (scolie de la proposition 11). Par joie, dit Spinoza, jentendrai par joie une passion par laquelle lâme passe à une perfection plus grande, par tristesse une passion par laquelle lâme passe à une perfection moindre. Rapportée à la fois à lâme et au corps, la joie sera appelée plaisir, titillatio, quand une partie est affectée plus que les autres, et la gaieté, hillaritas, quand toutes les parties sont également affectées. Rapportée à la fois à lâme et au corps, la tristesse sappelle douleur, dolor, quand une partie est affectée plus que les autres, mélancolie, melancholia, dans le cas contraire. Donc, ici, quelque chose de tout à fait nouveau sest introduit. Cest la notion de passage, transitio. La joie nest pas liée, comme chez Aristote à la perfection de lacte, mais au caractère relatif, transitif et par conséquent temporel du passage. Ceci explique déjà certaines des difficultés que nous avons rencontrées. Il y a bien ici une sorte de permanence du sujet dans le temps, permettant de comprendre que, tout en gardant son essence, il puisse passer à une perfection plus ou moins grande, et par conséquent il puisse gagner ou perdre. Il ne faut pourtant pas croire que ce passage soit celui qui va servir de fondement au salut, que tout se borne à une telle transition. En effet, si tout se bornait là, quand bien même une partie de la doctrine de Spinoza se trouverait fondée à savoir que tout est nécessaire, que rien narrive que par Dieu , il faudrait dire que la libération totale de lhomme et le salut dépendent des circonstances, des causes extérieures, dépendent de létat du corps et de son rapport de fait avec les autres corps. Il en sera, bien entendu, tout autrement. Le salut, à proprement parler, ne consistera pas à passer de la tristesse à la joie-passion, mais de passer de la passion à laction, ce qui est tout autre chose. Raison pour laquelle Spinoza, dans son projet éthique, devra introduire une autre dimension. 12ème leçon PRINCIPES DE LA THÉORIE La libération totale de lhomme doit donc être dun autre ordre, ne pas dépendre du rapport de notre corps de fait de notre corps et des corps extérieurs. Et la théorie des affections doit elle-même contenir une dualité, dont il faudra rechercher le lien et le rapport avec la dualité de la doctrine du salut. Tel est donc le problème auquel nous nous étions heurtés. Alquié, dans cette leçon, voudrait considérer les principes qui commandent la doctrine des affections telle quexposée dans le livre III de lEthique, et chercher, dans ces principes, et dans leur examen, des éléments de la solution de ce problème. A/ Laffectus comme cas particulier de laffectio Reprenons, dabord, létude de la définition des affectio, affections ou sentiments. Laffectio peut être soit passion soit action[1]. De ce fait, passion et affection ne doivent pas être considérés comme synonymes. Dautre part, point très important, laffection est définie à partir du corps. En latin, elle reçoit une seconde dénomination, affectus, qui est définie comme un cas particulier de lidée beaucoup plus générale, laffectio. En effet, la définition 3 du livre III de lEthique, indique « jentends par affectus, les affectiones du corps, par lesquelles la puissance dagir du corps est augmentée ou diminuée, secondée ou réduite, et en même temps les idées de ces affections ». Si lon veut comprendre ce quest quun sentiment, affectus, il vaut mieux partir du terme affectio. On pourrait le traduire souvent par mode, modification : Spinoza lapplique à tout et il parle par exemple, pour désigner les modes, des affections de Dieu, Dei attributa, Deique affectionnes, « affectiones » désignant ici, bien entendu les modes, cest-à-dire les différentes façons dont Dieu est affecté. Mais quand il sagit des sentiments, le mot affectio désigne, non le mode même, non la modification même de lattribut qui constitue tel ou tel corps, mais une modification du corps lui-même, entendons cette fois de tel ou tel corps. Car il nest de sentiment quune fois posé un être individuel, un corps individuel, il nest de sentiment que pour un individu, et au sein même de cet individu. Ainsi avons-nous, dune façon générale, les différentes affections, affectiones de Dieu, qui constituent les modes, modes parmi lesquels il y a votre corps et le mien. Et nous trouvons ensuite laffection qui, au second degré, arrive à ce corps, à tel ou tel corps, à votre corps ou au mien. Cest cette affection qui constitue laffectus, cest-à-dire le sentiment. Cest ce qui explique que, dans la proposition 12 de la seconde partie de lEthique, Spinoza emploie directement lexpression affectus corporis, quand il dit : Donec corpus afficiatur affectu, là où lon attendrait plutôt affectio. Le sentiment est, en ce sens, un mode comme les autres, et il néchappe pas à lordre de la Nature. Cest pourquoi Spinoza nous dit toujours que, si nous voulons comprendre les sentiments, les affections, il nous faut les considérer comme des modes de la Nature, faisant partie de lordre des choses. Dautre part, laffectus est un mode de mode, si lon peut dire. Il na de sens et ne peut se définir que si a dabord été posée lessence particulière et précise dun mode déterminé : notre corps. Cette essence, comme on la vu précédemment, coïncide avec le conatus, leffort de notre corps pour persévérer dans son être. Et lâme étant lidée du corps et ne faisant en ce sens avec lui quune seule et même chose, le mot affectus sappliquera aussi bien à une modification corporelle quà son équivalent psychique. Cest pourquoi la fin de la définition qui a été citée dit que les affectus sont les idées des affections du corps, ideae corporis affectionum. Cest alors que nous allons voir quune théorie qui, à lorigine, se voulait moniste, semble se diviser, se séparer et laisser apparaître deux inspirations. B/ La double inspiration de la théorie des affections Lâme est lidée du corps. Tout ce qui se passe dans lâme répond à ce qui se passe dans le corps, et réciproquement. Et ceci, il faut y insister, sans incidence causale de lâme sur le corps, ou du corps sur lâme, puisque chacun deux déroule ses modes de façon absolument autonome. Il y a donc à la fois, selon Spinoza, correspondance, et pourtant indépendance. Selon quil insistera sur la correspondance ou sur lindépendance, Spinoza formulera ses affirmations selon deux points de vue, on aimerait même dire deux conceptions différentes. Ces deux conceptions, on peut les caractériser ainsi : a/ Tantôt Spinoza, pour mettre en évidence la correspondance corps-âme, considère dabord le corps Cest du fait que le corps, pris dans un système général des autres corps, est nécessairement affecté par eux, et de fait limité et passif. Il semble alors mais semble seulement car en réalité ce nest point vrai comme si laffectus dans lâme, le sentiment psychologiquement défini, le sentiment conscient, résultait de la passion corporelle. En ce sens, Spinoza rejoindrait un aspect de la théorie de Descartes, celui que Descartes développe dans son Traité des passions. Là, on le sait, cest linfluence du corps sur lâme qui cause les passions. Pour Descartes, en effet, les états affectifs nommés passions de lâme résultent dans lâme de ce qui se passe dans le corps. Ils sont causés par le corps. Lâme est passive en ce quelle subit le corps. Le Traité des Passions est en effet commandé par de grands principes. Le premier, cest que toutes les passions sont « de lâme ». Si on les considère quant à leur appartenance substantielle, elles sont des « états » de lâme. Mais elles sont causées par le corps, elles sont ce qui, dans lâme résulte du corps. Il nen est pas ainsi chez Spinoza. Cependant, il y a bien chez lui quelque chose qui ressemble à cela, puisquon vient de le voir, laffectus est défini à partir du corps, et par laffectio corporis. b/ Tantôt Spinoza, pour mettre en évidence lindépendance corps-âme, refuse toute action directe du corps sur lâme. Dès lors, Spinoza sexprime comme si lâme, indépendante du corps, avait un développement propre et entièrement autonome. Et ceci, du reste, rejoint un autre aspect de la théorie de Descartes : celui selon lequel lâme, distincte du corps, peut, quoiquil arrive au corps, atteindre le bonheur et conduire, en tout cas, quoiquil arrive au corps, ses pensées comme elle lentend. De la sorte, Spinoza semble toujours sexprimer selon la langue de Descartes, alors quen fait il nest jamais cartésien. Il ne lest jamais puisquil ne croit ni à laction du corps sur lâme, ni à laction de lâme sur le corps, ni à leur indépendance effective. Il est donc malaisé de comprendre exactement son langage. Ce serait plus aisé à comprendre, explique Alquié, si cétait les autres âmes qui venaient affecter la mienne et la rendre passive. En effet, puisque la causalité ne passe jamais dun attribut à lautre, tout ce qui a lieu dans mon âme est causé par dautres modes-âmes, comme tout ce qui a lieu dans mon corps est causé par dautres modes-corps . Et, par conséquent, si mon âme est passive, ou si elle est affectée, cest que dautres âmes laffectent. Cela ressemblerait un peu à ce que dit Leibniz pour qui, sans quil y ait jamais action directe dune monade sur lautre, il y a concurrence entre les monades. Mais cette conception de la rivalité des âmes, qui serait plus proche de celle de Leibniz que de celle de Descartes, nest jamais exprimée par Spinoza. Spinoza, il faut y insister, sexprime toujours comme sil fallait passer par lintermédiaire du corps pour quil y ait concurrence des modes, et pour quil y ait, par conséquent, affection. Il semble donc que, dans cette façon de parler, Spinoza garde de Descartes lidée quune fois libérée du corps, lâme ne peut plus recevoir de passion de la part dautres âmes. Mais cela, qui est bien clair chez Descartes, où il ny a pas de parallélisme entre le domaine de létendue et celui de la pensée, ne lest plus chez Spinoza lui-même. Pour résoudre ce problème, Alquié se propose de se placer dabord à un point de vue historique et chronologique pour recueillir quelques lumières sur lévolution de la pensée de Spinoza. C/ La dénomination des passions dans les uvres de Spinoza a/ Dans le Court Traité. Spinoza semble appeler passions, ce quil appellera plus tard affectus. En dépit des problèmes posés par loriginalité des sources et par les différences de traduction, il reste que, dans le Court Traité, la théorie des affections est fondée, non sur la considération du corps et de ses modifications, mais sur la distinction entre lopinion dont naissent les passions, et la connaissance vraie qui est source de liberté. Ici donc, il nest question ni de corps, ni densemble propre, ni dessence particulière, ni deffort, ni de principe de conservation corporelle. Et la connaissance nest pas considérée dans son rapport avec lessence individuelle de lêtre connaissant, ce qui nous place dans un climat tout à fait différent. Il y a quelque enseignement à tirer de ceci. Ce Court Traité, rédigé par des auditeurs qui ont reçu les leçons de Spinoza, constitue une théorie psychologique des affections ou des passions où la connaissance est tenue pour le fruit dune constatation passive du vrai. On recoupe là encore une idée de Descartes. Dans lun des deux manuscrits, le A, la première passion est lamour, dans le B, cest comme chez Descartes, létonnement ou ladmiration ; et lamour comme létonnement sont définis par rapport à la connaissance. Spinoza nous dit par exemple que létonnement est le propre de celui qui connaît les choses par le premier genre de connaissance. Cette connaissance ne révèle aucune nécessité. Elle est faite didées générales. On est donc frappé de stupeur, détonnement, quand on voit quelque chose qui va contre notre idée générale. Ainsi, ceux qui navaient jamais vu que des moutons à courte queue furent étonnés en voyant des moutons marocains qui ont une queue longue. Semblables à ce paysan qui croyait que lUnivers se bornait à ses champs, furent ceux qui condamnèrent la théorie de Copernic ou de Galilée, selon laquelle cest le Soleil et non la Terre qui est le centre du monde. Comme on le voit, létonnement est ici une passion due à la mauvaise connaissance, à lignorance. Et il ny aura jamais détonnement chez celui qui tire de vraies conclusions, et connaît les choses selon la vérité. Lamour est également jugé selon la connaissance. Il naît tantôt dun ouï-dire, tantôt de lopinion, tantôt de concepts vrais. Il veut tantôt nous unir aux choses périssables, tantôt aux choses éternelles, cest-à-dire au véritable bien. Et légarement de lamour vers les choses périssables sexplique par lerreur de la connaissance. Si nous usons bien de notre entendement, il sera impossible de ne pas aimer Dieu qui seul est Etre, seul éternel et cause de tout. Ce quil faut retenir de ce Court Traité, cest que la théorie tout entière est présentée par rapport à la pure connaissance, une connaissance considérée en elle-même, sans relation avec leffort personnel du sujet pour saffirmer. Cest de linsuffisance de notre connaissance que proviennent les passions. Une augmentation de la connaissance nous dirigera, au contraire, vers les véritables biens. En bref, pour lêtre individuel que nous sommes, il ne sagit pas de saffirmer, de persévérer dans son être, de vouloir persévérer dans son être. Il sagit de sunir à Dieu, à la vérité. Ces idées, dans la suite, ne cesseront dêtre affirmées par Spinoza ; la connaissance sera toujours le moyen de notre salut, mais il en ajoutera dautres. b/ Dans lEthique, cependant, le contexte est tout autre, et lordre des affections est tout à fait différent. Létonnement et lamour ne figurent pas parmi les affections vraiment fondamentales, ils sont remplacés par le désir, la joie et la tristesse. Et la déduction de ces affections reposent sur dautres principes, à savoir, dune part leffort (conatus) pour persévérer dans son être, cest-à-dire laffirmation de notre essence particulière, dautre part par le fait que, notre corps étant sans cesse modifié par les autres corps du monde, ses affections ne peuvent être expliquées par sa seule nature, et sont ainsi des passions. Car notre corps passe sans cesse, sous linfluence du monde extérieur, à un état de perfection plus ou moins grand. A cette impuissance du corps correspond limpuissance de lâme, où elle sexprime par des idées confuses. Et Spinoza déclare ici que, « si quelque chose augmente ou diminue, seconde ou réduit la puissance dagir de notre corps, lidée de cette chose augmente ou diminue, seconde ou réduit la puissance de notre âme ». Donc, au principe du pur salut par la connaissance, Spinoza en ajoute dautres. Et la connaissance, loin dêtre ce qui nous libère de notre moi, est au contraire, en ce sens, liée à laffirmation du moi lui-même. Si nous considérons maintenant le point de vue du salut la difficulté causée par la présence des deux principes qui vient dêtre évoquée (modification de notre corps par les autres corps à un état de perfection plus ou moins grand, modification parallèle de notre âme) sera grande. Le premier jouera surtout dans la déduction des affections (livre III de lEthique), le second dans la définition de la passion. Lorsque Spinoza entreprend de déduire les affections les unes des autres, et den constituer le système, il fait usage dun principe strictement paralléliste. Mais il est difficile de penser quun tel principe, liant notre progrès à celui de notre corps, puisse véritablement assurer notre salut. Lorsque, en revanche, Spinoza songe au salut, et oppose passion et action, il semble revenir à une vision différente, à privilégier la connaissance seule, la rendre indépendante du corps. Cest ainsi quil rend le salut possible. Réexaminons donc les choses, cette fois, du point de vue du salut. D/ Du point de vue du salut, lâme et le corps sont même chose mais avec deux attributs différents Tout dabord, en un sens proprement paralléliste, à la passion du corps répond une passion de lâme, et il ny a passion de lâme que parce quil y a passion du corps. Mais, en ce sens, il faut dire que la passion est absolument irrémédiable. La finitude de lâme répond à la finitude du corps. Or, notre corps sera toujours fini, sera toujours mortel, toujours menacé de maladie. Autrement dit, le principe strict ici invoqué, disant que lâme est lidée du corps, borne les progrès de lâme à ceux qui peuvent trouver un équivalent dans le corps. Il ne peut y avoir daction et de joie quau sein de la causalité réelle, à la fois corporelle et intellectuelle, de notre être. Cest en ce sens que de nombreux textes de Spinoza se rient de toute prétention à une sagesse séparée, à une sainteté propre et se moquent des philosophes stoïciens qui prétendent pouvoir être heureux quel que soit létat de leur corps. Il nest pas douteux que nous trouvons ici une thèse selon laquelle le progrès de lâme est lié au progrès du corps. Le prolongement de cette thèse devrait être médical. Spinoza, sur ce point, est en effet plus cartésien que Descartes lui-même, lequel pensait guérir les passions par la médecine. Spinoza va plus loin. Il pense que la médecine, cest la sagesse. Et lon a des raisons de croire que Spinoza a un instant penser à rédiger un traité de médecine, où la guérison des différentes passions sopérait par action sur le corps. En termes modernes, nous songerions à la théorie physiologique des névroses, ou des maladies mentales. Lâme vaut ce que vaut le corps. Elle ne peut passer à un degré supérieur de connaissance que si son corps est changé, transformé. Voilà bien, au sens strict, lâme « idée du corps ». Et il nest pas douteux que ce principe ne joue pleinement quand il sagit, par exemple, de la tristesse ou de la joie, puisque, on la vu précédemment, la joie et la tristesse sont définies par le passage à une perfection plus grande. Deuxièmement : lautre principe, qui ressemble, sans sidentifier à lui, au principe cartésien, paraît au contraire définir laffection à partir du corps seul, et comme si lâme subissait le corps. Dans cette mesure même, ce principe suppose quelque possibilité pour lâme de se délivrer de ce qui arrive à son corps. La confusion vient du corps, et, comme chez Descartes, cest le corps seul semble principe de passion, dobscurité. Mais lâme retrouve sa puissance native, et lon pourra concevoir un progrès sans cesse illimité, sans cesse accru. Loin dexprimer le corps, lâme paraît ici en être indépendante, puisquil peut y avoir toujours pensée claire, pensée adéquate de notre passion corporelle elle-même. Mais cette pensée ne saurait alors avoir pour sujet lâme définie comme idée du corps actuel. Elle suppose la réflexion. Elle suppose lidée didée, et lon serait tenté de dire que son véritable sujet, cest la pensée universelle, cest la conscience ou lentendement de Dieu lui-même. De toute façon, on revient ici à laffirmation dune sagesse pure, et du pouvoir dêtre heureux quoi quil arrive au corps. Pour nous référer encore à des théories modernes, nous songerions à une explication psychogénétique des passsions et de différentes maladies mentales. Plus de conscience nous délivrerait et suffirait à nous délivrer de ces passions. Cest bien la théorie spinoziste de la réduction de la passion à la pensée inadéquate, de sa guérison par le passage à lidée adéquate. On voit dans tout ceci quelles difficultés se présentent. De telles affirmations peuvent être très claires dans une perspective cartésienne, cest-à-dire dans une théorie où cest lincarnation de lâme qui constitue sa passion essentielle, mais où en elle-même, lâme est distincte du corps. Mais peut-on maintenir un tel point de vue quand on professe, comme le fait Spinoza, un strict parallélisme quand on déclare que lâme est lidée du corps, et que lâme et le corps sont une seule et même chose, considérée selon deux attributs différents. Voilà donc le problème à résoudre. Après avoir montré (en C) que les deux principes concernant dune part la passion du corps, et son affection de lautre, se différenciaient dune manière chronologique, nous avons montré (en D) que le premier nous mène au salut strictement médical, le second nous conduit à un salut où lâme se sépare du corps pour trouver son bien propre. Il nous faut maintenant essayer de comprendre comment Spinoza inclut un des principes dans lautre, cest-à-dire démontrer comment il fait entrer sa théorie du Court Traité où les affections sont définies uniquement par la connaissance, dans celle de lEthique où les affections sont définies à partir de leffort et de lessence propre de lindividu. E/ Intervention du facteur imagination qui fait se rejoindre les deux doctrines Dans le Court Traité, Spinoza nous a laissé limage, conception dans laquelle la passion était uniquement définie relativement à lopinion, et du point de vue de la pure connaissance et où le progrès pouvait en venir tout à fait à bout. Il nous faut continuer à parcourir le tableau que Spinoza nous a laissé des affections. Nous avons vu, dans lEthique, que leffort, le conatus, apparaissait lui-même, selon le domaine considéré, comme volonté, appétit ou désir ; sy est joint la considération des causes extérieures. Si la cause extérieure est favorable et augmente la puissance dagir, on a la joie. Si elle est défavorable, on a la tristesse. Jusque-là, on est très loin de la conception du Court Traité, et aucune conciliation ne paraît possible. Mais, à partir de là, tout change. Car, dans la suite de la déduction, à ces deux éléments : le désir (qui est notre essence même) et notre rapport à lUnivers, sen ajoute un troisième, qui est précisément limagination. Car lâme, autant quelle le peut, déclare Spinoza, sefforce dimaginer ce qui accroît ou seconde la puissance dagir du corps. Et lorsquelle imagine ce qui réduit la puissance dagir du corps, elle sefforce, autant quelle peut, de se souvenir des causes qui excluent lexistence de ce quelle imagine. On passe ainsi à deux autres passions qui sont lamour et la haine, amor et odium. Lamour est une joie qui accompagne lidée dune cause extérieure. Il est clair que celui qui aime sefforce davoir présente et de conserver la chose quil aime. Par conséquent, avec lentrée en jeu de limagination, on voit le principe des affections du Court Traité banni, puisque aimer, haïr cest bien affirmer encore son essence en fonction de sa situation de fait dans lUnivers. Mais, ce facteur nouveau, limagination, sest introduit au sein même de laffection. Imagination elle-même intéressée, imagination entièrement au service de leffort, imagination ayant un sens au point de vue psychologique, puisquelle est soumise à laffirmation de notre essence. Mais imagination, cependant conçue comme mécanique, imagination dont les lois sont celles de la matière et de lerreur, de la pure contiguïté spatio-temporelle. Ces lois vont transformer toutes nos opinions en des sortes dopinions fausses. Et par là, nous allons rejoindre la première doctrine, celle du Court Traité. Autrement dit, à partir de là, les deux doctrines se rejoignent grâce à ce facteur dimagination qui, dune part, est soumis au désir, et qui dun autre côté à des lois telles que lerreur se rencontre nécessairement dans les affections. On comprend très bien, par conséquent, comment les deux principes spinozistes (connaissance et effort de lêtre conatus) coïncident dans la théorie des affections dérivées que sont lamour et la haine. La dérivation se fait par le jeu des facultés qui sont des facteurs derreur. Ces facultés sont toutes issues de limagination. Et la première, cest lassociation des idées. Par elles sexpliquent les affections dites sympathie et antipathie, affections que Spinoza appelle fluctuatio animi, qui nous font balancer entre deux affections contraires, Sympathia et antipathia ; ces sentiments sont par nature irrationnels. A vrai dire, lassociation a déjà joué en ce qui concerne lamour et la haine, puisque ces sentiments résultent déjà dune certaine association, à la joie et à la tristesse, de limage de leur cause. Amour et haine prennent déjà, de ce fait, une sorte de caractère obsessionnel, maintenant dans la conscience de limage de ce qui cause notre joie ou celle de ce qui peut détruire ce qui nous unit. Et lon peut en ce sens considérer lamour et la haine comme les premières affections dérivées par association didées. Spinoza lui-même en parle ainsi, et cest pourquoi il dit quil ny a que trois affections vraiment fondamentales : le désir, la joie et la tristesse. Remarquons pourtant, entre parenthèses, que pour lamour la question est différente. Car il demeure quil pourra y avoir un amour vrai et que lamour demeurera lorsque lâme sera parvenue au salut. En revanche, toutes les affections dérivées sont des passions. Et, en effet, dans le cas de lamour et de la haine, lassociation joue encore normalement, si lon peut dire, puisquelle lie à laffection, sa cause. En revanche, pour toutes les affections qui vont suivre, toutes les affections dérivées, lassociation joue de façon purement gratuite. Elle lie les affections à leur objet selon la contiguïté et la ressemblance. On retrouve ici les deux lois classiques de lassociation des idées. Limagination, donc, joue selon les lois mêmes de la contingence et de limperfection corporelle. Même des choses indifférentes pourront nous causer joie ou peine, et par conséquent être aimées ou être haïes. Toute chose, quelle quelle soit, dit la proposition 15, peut-être, « par accident », cause de joie, de tristesse ou de désir. Et, en effet, les lois de limagination qui, en leur généralité, conditionnent amour et haine, sont celles du corps. Il y aura donc sans cesse des passages, des transferts par contiguïté, et nos sentiments subiront la loi de la rencontre et de la pure juxtaposition spatio-temporelle. Il y aura également transfert par ressemblance, parce que le corps ne peut sadapter à la richesse infinie des choses particulières qui lui sont proposées, parce quil confond toutes les traces que les objets impriment en lui. Et lidée générale, pour Spinoza, on le sait, cest lidée confuse. Cest lidée qui confond les objets particuliers, tout simplement parce que leurs traces se mêlent. Et ainsi les deux principes sont bien liés, et lon retrouve alors le principe de la connaissance fausse. Mais, cette fois, ce principe vient du corps, puisque cest linsuffisance du corps qui, en confondant toutes les traces, ou qui, en unissant deux images qui nous ont été données en même temps, nous amène à passer de lune à lautre. Ainsi lexplication purement psychologique et lexplication purement physiologique demeurent vraiment parallèles. Quelquun a-t-il assisté à une scène où jai subi certaine vexation ? Je le prendrai en haine : non pas quil soit la cause directe de la peine que jéprouve, mais il me rappelle cette peine, et il cause donc le retour de mon souvenir, par contiguïté. Dès que je verrai cette personne, je me souviendrai de la vexation que jai subie devant elle. Je vais donc détourner cette personne, léloigner de moi. Je vais avoir pour elle de la haine. Quelquun ressemble-t-il à un de mes amis ? il me sera sympathique, à un de mes ennemis, il me sera antipathique, etc. Bref, nimporte quoi peut devenir ainsi cause de tristesse ou de joie, et donc de haine ou damour. Et nous voici devenus les esclaves de tous les évènements du monde. Tous nous affectent de sympathie ou dantipathie. Quant à la fluctuatio animi qui nous fait balancer entre deux affections contraires, elle est à peu près ce que nous appellerions, ainsi que le fait la psychanalyse moderne, lambivalence des sentiments. Cest un sentiment qui nous fait juxtaposer deux passions contraires. De nos jours, certains ont expliqué lambivalence en la considérant comme le fruit de la confusion de deux sentiments éprouvés. Par exemple, il faudrait considérer que : « Jaime et je hais la rose », signifie « jaime la rose pour son odeur, pour sa beauté, mais je hais la rose parce quelle a des épines ». Mais je confonds les deux, et jai pour la rose un sentiment ambivalent de haine et damour mêlés. Il y a donc des auteurs qui expliquent lambivalence par la fusion de sentiments contraires ; dautres lexpliquent comme étant le statut fondamental, originel de tout sentiment, tout amour étant haine et réciproquement. Pour Spinoza, redisons-le, donne deux explications de la fluctuatio animi, lune par laccident (deux sentiments se sont joints, une même chose a été tantôt objet de joie, tantôt objet de peine), lautre par le fait que les individus qui composent le corps humain sont multiples, et que cette « multiplicité » de nature des individus qui composent le corps humain peut faire quun même objet, en même temps, soit objet de peine et objet de joie. F/ Reconstruction des affections à partir de purs principes Limportant est de dégager ces principes. A partir de la proposition 18 du livre III de lEthique, intrevient un autre principe, celui du temps : limage dune chose future ou passée nous émeut aussi fortement que si elle était présente. Ainsi sexpliquent certains sentiments comme lespoir, la crainte, le remords, etc. Puis intervient, à partir du théorème 27, la considération de nos semblables. Ici encore, lâme et le corps sont considérés de front. Ainsi la joie de lêtre aimé nous cause de la joie, la tristesse de lêtre aimé nous rend triste ; et en tout ceci joue le corps, puisquil y a une sympathie, une antipathie corporelles. Dès la proposition 32, intervient encore un autre principe. Cest celui qui déclare que, « si nous imaginons que quelquun tire de la joie dune chose quun seul peut posséder, nous nous efforcerons de faire quil ne lait plus en sa possession ». Ceci explique non plus la sympathie, comme précédemment, mais en revanche la jalousie, la rivalité, lenvie. Et nous comprenons ainsi que les passions ne sont que guerre. Puis interviendront dautres principes encore. Le fait que nous pensons que les êtres sont libres fait que nous avons des passions dautant plus vives pour eux, des affections dautant plus vives pour eux. G/ Retour à lexamen du problème initialement posé Demandons-nous où nous en sommes de sa solution. Il semble à peu près résolu maintenant pour les passions dérivées, puisquelles dépendent toutes de lerreur imaginative. Et je comprends bien que, cette erreur imaginative étant bannie, nous serons, dans une certaine mesure, délivrés des passions. Nous comprenons très bien linclusion de la théorie du Court Traité dans lEthique par lintervention de limagination. Nous voyons aussi comment lenvers de cette psychologie et sa raison dêtre constituent la voie du salut espéré. Il ny a pas de lien nécessaire entre laffection et son objet. Toute la variété des affections dérivées dépend de leur détermination extrinsèque, des hasards, des rencontres. Les rapports qui les fondent sont hors de la raison. Il suffira donc de se défaire de ces hasards, de ces rencontres, pour revenir à la raison. Nous nous délivrerons par exemple, de la fausse impression de nécessité, de fatalité, qui fait le fond de lamour-passion. Lamour nous donne une impression daffinité élective, dharmonie préétablie entre les êtres aimés et nous-mêmes. Nous avons limpression que lêtre aimé est fait pour nous, que, par conséquent, sil nous échappe, sil nous trompe ou sil meurt, nous serons condamnés à un désespoir définitif. Mais, en dehors de Dieu, on aime toujours par hasard et sans raison. Par conséquent, pour se guérir de lamour, on peut toujours se dire, par exemple : « Cet être qui à présent mest nécessaire, je ne laurais pas connu si jétais passé par telle rue, si je nétais pas allé chez telle personne où je lai rencontré pour la première fois ». Ainsi, comme essence de lhomme, le désir ne soutient de rapport réel, de rapport absolu, indestructible quavec ce qui, étant sa cause véritable, est son véritable objet, à savoir Dieu. Et on peut très bien comprendre que, dans la mesure où je me défais des liaisons associatives qui les ont fixés sur ceci ou sur cela, je me délivre des différents sentiments. Jen dirais autant des autres éléments des passions. Lexemple cité suffit à montrer quune connaissance plus claire sépare toujours les affections de leurs racines. Ainsi nous apprend la proposition 49, lamour et la haine envers une chose que nous imaginons libre doivent tous deux être plus grands, à motif égal, quenvers une chose nécessaire. Cest un des points que Spinoza met en lumière. En effet, nous aimons et haïssons davantage une chose lorsque nous la tenons pour la cause unique de notre tristesse et de notre joie. Si par conséquent, je crois quun être est libre, cest-à-dire quil est la cause de ma tristesse ou de ma joie, je vais laimer davantage sil me fait du bien et le haïr davantage sil me fait du mal. Or, la croyance à la liberté des hommes, qui est ici source de passion, est liée à lerreur, précisément, erreur de la connaissance du premier genre, erreur qui accorde aux êtres finis, qui ne sont que des modes, une sorte de réalité substantielle, de substantialité. Si donc nous parvenons à considérer les hommes selon la vérité, cest-à-dire à les tenir pour ce quils sont, nous ne les tiendrons plus pour la cause totale de nos différentes affections. Nous les considérerons comme la cause partielle de nos affections, nous verrons quils sont pris eux-mêmes dans une série, dans un processus de causes indéfinies. Et, par conséquent, quand nous les considérerons comme eux-mêmes nécessités, nos passions seront, de ce fait, apaisées. Ainsi, lenfant se met en colère contre la table à laquelle il sest heurté. Mais la raison fait disparaître cette colère, quand il comprend que la table nest pas la cause libre de la douleur quil a subie. De même, si je considère lêtre qui ma causé telle joie ou telle peine, non plus comme un être libre, mais comme un être pris dans la chaîne des modes, ma passion, mon affection en seront diminuées. Tout ceci est donc parfaitement clair, en ce qui concerne les affections dérivées. Mais si nous remontons aux passions primitives, le problème se retrouve et demeure dans toute sa rigueur. Car, pour les affections fondamentales, le désir, la joie et la tristesse, le principe passionnel demeure vrai et non point faux. Les affections se divisent en joie et en tristesse (et même en un sens, en amour et en haine car ils constituent en quelque sorte le chaînon entre les affections dérivées et les affections fondamentales) selon lindividualité réelle de leffort, du conatus, et selon son rapport réel avec lUnivers. Car le mode nest pas une pure passion imaginative. Si le mode était lui-même illusion de limagination, la question serait simple. Mais le mode nest pas une illusion imaginative, il est une réalité, et ce qui arrive à mon corps, ce qui le conduit vers la santé ou vers la maladie ou à la mort, cela est « vrai », cela est réel ?. Cest bien le fruit, dune part, dune essence particulière qui est la mienne, et dun autre côté du rapport de cette essence avec lUnivers. Et ce rapport est vrai. Cest pourquoi on ne peut dabord comprendre comment le progrès de la connaissance pourrait ici devenir capable de supprimer une réelle tristesse ou une réelle peine, sil se trouve que notre corps est en fait réellement amoindri, réellement lésé, réellement diminué, réellement malade. On pourra donc toujours se demander comment pouvoir se défaire des passions fondamentales pour parvenir au salut. Dans les faits, Spinoza sera conduit à une double solution du problème du salut : sans doute, le salut sera dabord obtenu par lélimination, par la pensée vraie, de tout ce qui est imagination et illusion. Mais une fois la vérité séparée de lerreur, la pensée vraie elle-même devra se dédoubler. Elle devra être détachée de toute passion, et même des passions de joie. Elle devra être détachée dans le temps de ce qui advient à mon corps. Il faudra renoncer à tout ce dont nous ne sommes pas la cause adéquate, et ne plus retenir que joie et désir qui se rapportent à nous. Et joie et désir se rapportent à nous, non pas en ce que notre corps lutte contre les corps extérieurs, mais en tant que nous comprenons, quantenus intelligimus. Cest ce qui sera exposé dans les livres IV et V, par le passage de la servitude à la liberté. [1] Proposition III de la troisième partie de lEthique : Les actions de lesprit naissent des seules idées adéquates ; et les passions dépendent des seules idées inadéquates. Donc, dans toute chose qui découle de la nature de lesprit et dont lesprit est la cause prochaine qui la fait comprendre, doit nécessairement suivre dune idée adéquate ou dune idée inadéquate. Or, dans la mesure où lesprit a des idées inadéquates, il est nécessairement passif. Donc les actions de lesprit suivent des seules idées adéquates, et lesprit nest passif que parce quil a des idées inadéquates. Date de création : 15/04/2008 @ 08:28 Réactions à cet article
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