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Parcours habermassien - Ethique de la discussion
lire ce texte au format pdf HABERMAS (3) UNE ÉTHIQUE DE LA DISCUSSION[1] : LA FONDER EN RAISON SOMMAIRE I. Considérations propédeutiques II. Le principe duniversalisation comme règle argumentative III. Léthique de la discussion et ses fondements issus de la théorie de laction I. CONSIDÉRATIONS PROPÉDEUTIQUES Ces considérations ont pour objet de poser les préalables qui permettraient de répondre à la question : « A quel titre et de quelle manière est-il possible de fonder en raison des commandements et des normes ? » « La raison est calculatrice. Elle peut établir des vérités de fait et des relations mathématiques, mais rien de plus . Dans le domaine de la pratique, elle ne peut parler que des moyens. A propos des fins, elle doit se taire »[2]. Cette affirmation de MacIntyre reprend ici la constatation faite dès 1947 par Horkheimer[3]. Or, ceci est contesté, depuis Kant, par certaines éthiques cognitives qui restent, dune manière ou dune autre, attachées à lidée que les questions pratiques sont « susceptibles de vérité ». On trouve aujourdhui, dans cette tradition kantienne, des approches théoriques importantes telles que celles de John Rawls[4] et Otto Apel. Ces approches concourent toutes à un même dessein : analyser les conditions qui rendraient possible une évaluation impartiale en ne sappuyant que sur des raisons[5]. Parmi ces théories, la tentative dApel nest sûrement pas celle qui a été réalisée de la manière la plus détaillée : je considèrerais cependant léthique de la discussion quil a ébauchée comme étant, aujourdhui, la plus prometteuse. Approche cognitiviste Je commencerai par mettre en évidence que la valeur prescriptive des normes, dune part, et les exigences de validité que nous émettons lorsque nous produisons des actes de langage supposent une norme (ou une règle), dautre part sont, par excellence, les phénomènes que doit pouvoir expliquer une éthique philosophique. Or, il apparaît que les positions philosophiques connues échouent à expliquer de tels phénomènes. Dans la deuxième partie, je montrerai comment en étudiant lactivité communicationnelle du point de vue de la pragmatique formelle, on peut, par contre, percevoir les phénomènes moraux dans leur plénitude, car, en effet, dans ce type dactivité, les acteurs sorientent au moyen dexigences de validité. Dès lors, on doit voir se dessiner la raison pour laquelle léthique philosophique, à la différence, par exemple, de la théorie transcendantale de la connaissance[6], peut prendre, sans autre forme de procès, la forme dune théorie spécifique de largumentation. Dans la troisième partie, nous poserons la question fondamentale de la théorie morale : « Comment le principe duniversalisation, qui est le seul à pouvoir rendre possible lentente mutuelle par largumentation, peut-il être lui-même fondé en raison ? » Cest là quintervient la fondation pragmatico-transcendantale que propose Apel à partir des présuppositions pragmatiques universelles de largumentation en général. 1. Contribution à une phénoménologie du fait moral La remarque de MacIntyre nest pas sans rappeler une critique de la raison instrumentale telle quelle a été dirigée contre cette tendance obstinée qui vise à réduire les questions que lon peut trancher en raison à du cognitivo-instrumental. Ainsi, les questions pratico-morales du type « que dois-je faire ? » tendent à être évacuées de la discussion rationnelle dès lors quon ne peut y répondre en adoptant le point de vue de la rationalité téléologique. Cette pathologie de la conscience moderne demande à être élucidée au moyen dune théorie de la société. De son côté léthique philosophique nest pas à même de produire une telle élucidation ; elle doit donc procéder dune manière thérapeutique en faisant jouer contre le travestissement des phénomènes moraux fondamentaux, les forces autocuratives de la réflexion. En ce sens, la phénoménologie linguistique de la conscience éthique que Strawson a mise en application dans son célèbre article sur « La liberté et le ressentiment » peut avoir une vertu maïeutique capable de dessiller les regards de lempiriste qui, au plan moral, se présente comme un sceptique. Strawson prend pour point de départ une réaction affective dont le caractère impérieux permet parfaitement de rendre manifeste le contenu de réalité des expériences morales à quiconque, soit-il lhomme le plus endurci. Il part, en loccurrence, de lindignation avec laquelle nous réagissons aux humiliations. Si loffense causée nest pas réparée, dune façon ou dune autre, cette réaction sans équivoque persiste et samplifie en un ressentiment latent. Or ce sentiment révèle par sa persistance quil y a une dimension morale dans le fait de subir une humiliation. En effet, ce nest pas un sentiment qui, comme la frayeur ou la fureur, répond immédiatement à loffense, mais un sentiment réactif vis-à-vis de linjustice révoltante quautrui a commise à mon endroit. Autrement dit, le ressentiment est lexpression dune condamnation morale (plutôt impuissante). Partant de lexemple du ressentiment, Strawson fait quatre observations importantes : (a) La première observation concerne le fait que, pour des actions qui portent atteinte à lintégrité dautrui, leur auteur, par lintermédiaire dun tiers, le cas échéant, puisse présenter ses excuses.[Strawson développe ce fait en distinguant deux sortes dexcuses] : celles qui font appel aux circonstances, et qui font voir sous un autre jour laction ressentie comme offensante, sans que soit remise en question la capacité de discernement de celui qui la commise ; elles font comprendre quil serait tout à fait disproportionné de ressentir laction offensante comme un fait dinjustice. celles qui invitent à voir lacteur lui-même sous ujn autre jour. de sorte que, à vrai dire, on ne puisse pas lui reconnaître, sans réserve, les qualités dun sujet responsable. Dans ce cas-là, nous adoptons une attitude objective qui exclut, de prime abord, les reproches moraux : « Lattitude objective peut prendre bien des tonalités occasionnelles mais elle ne peut les prendre toutes. Elle peut inclure la répulsion ou la peur, la pitié, voire même lamour (encore que ce ne soit pas sous toutes ses formes). Mais elle ne peut inclure la gamme des sentiments et des attitudes réactifs, issus de limplication ou de la participation, avec dautres, à des relations humaines interpersonnelles ; elle ne peut inclure le ressentiment, la gratitude, le pardon, la colère ou cette sorte damour que deux adultes éprouvent parfois lun pour lautre. Si votre attitude à légard de quelquun est parfaitement objective, bien quil soit possible que vous vous battiez avec lui, vous ne pouvez pas vous quereller avec lui et quoique vous puissiez parler, voire négocier avec lui, vous ne pourriez pas raisonner. Tout au plus, pourrez-vous prétendre vous disputer ou raisonner avec lui[7]. » Cette réflexion conduit Strawson à conclure quon ne peut avoir des réactions de personne offensée, telles que des réactions de ressentiment, par exemple, quà la condition dêtre dans lattitude performative de celui qui prend part à une interaction. Lattitude objectivante dun non-participant annule les rôles communicationnels de la première et de la deuxième personne et neutralise le domaine des phénomènes moraux en général. Lattitude de la troisième personne tend à faire disparaître cette dimension phénoménale. (b) Cette deuxième observation est également importante pour des raisons de méthode. En effet, il faut que le philosophe de la morale adopte un point de vue à partir duquel il puisse percevoir les phénomènes moraux en tant que tels. Strawson montre combien les sentiments moraux senchevêtrent lorsquil est question des relations internes.( ) Aux sentiments de loffensé fait pendant la reconnaissance de celui à qui lon dispense un bienfait, et à la condamnation de lacte injuste fait pendant ladmiration pour un acte de bonté. Vis-à-vis de ce complexe dattitudes affectives pouvant être élucidé par lanalyse du langage, ce qui intéresse dabord Strawson, cest le fait que toutes ces émotions sont engagées dans une pratique quotidienne à laquelle nous navons accès que par lattitude performative. Cest à cette seule condition que les réseau des sentiments moraux devient, dans une certaine mesure, incontournable, puisque nous ne pouvons pas nous déprendre à notre guise, de cet engagement qui est le nécessaire corollaire de notre appartenance à un monde vécu.( ) Aussi longtemps que la philosophie morale se donnera pour tâche de contribuer à la mise au clair des intuitions quotidiennes, acquises au cours de la socialisation, elle devra, au moins virtuellement, partir de lattitude de ceux qui sont impliqués dans la pratique communicationnelle quotidienne. (c) Avec la troisième observation nous atteignons enfin le noyau moral de ces réactions affectives que nous avons analysées jusquici. Lindignation et le ressentiment, nous les éprouvons à lencontre de quelquun dautre, dune personne définie, de celle-là même qui a violé notre intégrité ; toutefois, ce nest pas au fait que linteraction entre deux personnes soit perturbée que la révolte doit son caractère moral. En fait, cela vient, bien plutôt du manquement à lattente normative, sous-jacente et fondamentale, valable non seulement pour moi et pour autrui, mais aussi pour toute personne qui appartient à un même groupe social et même, dès lors quil sagit de normes strictement morales, pour tout acteur responsable. Un phénomène tel que le sentiment de culpabilité, qui accompagne les remords éprouvés par celui qui a commis la faute, ne sexplique que de cette manière. Les sentiments de culpabilité et dobligation outrepassent le caractère particulier de ce qui concerne lindividu en situation définie. Si les réactions affectives dirigées contre des personnes individuelles, dans des situations définies, nétaient pas associées à une forme impersonnelle dindignation dirigée contre la trahison des normes ou des expectatives généralisées de comportement, elles seraient dépourvues de tout caractère moral. Cest, avant tout, le fait de prétendre à la validité universelle qui confère à un intérêt, une volonté ou une norme, la dignité de lautorité morale[8]. (d) La quatrième observation peut être faite en liaison avec ce dernier trait de validité morale. Il existe, de toute évidence un rapport interne entre, dun côté lautorité des commandements et des normes en vigueur (soit lobligation faite à ceux à qui sont destinées les normes, de faire ce qui est ordonné ou de na pas faire ce qui est interdit) et, de lautre, lexigence impersonnelle qui accompagne les commandements et les normes daction, savoir : requérir tout à la fois, une existence en droit pour eux-mêmes et la possibilité de démontrer, le cas échéant, cette existence en droit. En définitive, la révolte et les reproches qui sexpriment à lencontre de la violation des normes ne peuvent sappuyer que sur un contenu cognitif. Quiconque exprime de tels reproches signifie par là que le coupable peut, le cas échéant, se justifier en récusant, ar exemple, lattente normative quinvoque celui qui sinsurge, sous prétexte quelle est injustifiée. Dire que lon doit faire quelque chose, revient à dire que lon a de bonnes raisons de le faire. En vérité, ce serait se tromper sur la nature même de ces raisons que de réduire linterrogation : « que dois-je faire ? » à une question de simple intelligence et donc à des formes de comportement tactique. Cest, pourtant, ainsi que réagit lempiriste qui réduit la question dordre pratique : « que dois-je faire ? » aux questions : « que veux-je faire ? » et « comment puis-je le faire ? »[9]. De même lorsquelutilitaristeramènelaquestion :« que devons-nous faire ? » à la question : « comment pouvons-nous produire selon une stratégie rationnelle, des résultats socialement souhaitables ? », le point de vue du bien-être social ne nous est guère plus secourable. Demblée, il appréhende les normes comme des instruments que lon peut, plus ou moins, tactiquement justifier en se plaçant dans une perspective sociale : « Mais lutilité sociale de ces pratiques [ ] nest pas ce qui est en cause ici. Ce qui est en cause, cest lidée justifiée selon laquelle ne parler quen termes dutilité sociale revient à oublier quelque chose de vital dans la conception que nous avons de ces pratiques. Cet élément vital peut être réhabilité si nous portons attention à ce tissu complexe quest celui des attitudes et des sentiments qui constituent une partie essentielle de la vie morale que nous connaissons et qui sopposent tout à fait à lattitude objective. Il suffit, en effet de prêter attention à cet ensemble dattitudes pour que nous puissions retrouver, à partir des faits tels que nous les connaissons, un sens à ce que nous voulons dire, cest-à-dire à tout ce que nous voulons dire lorsque, usant du langage de la moralité, nous parlons de mérite, de responsabilité, de faute, de condamnation et de justice »[10]. Il est alors impossible que le sens des justifications pratico-morales que lon fournit pour rendre compte de ces manières dagir nous échappe : « A lintérieur de la structure générale ou du tissu des attitudes et des sentiments dont jai parlé, il y a une place infinie pour la modification, pour le changement de direction, la critique et la justification. Il reste que les questions de justification sont internes à la structure ou quelles relèvent de modifications qui lui sont internes. Lexistence dune structure générale des attitudes, elle-même, est une chose qui nous est donnée avec lidée même de société humaine. En tant que totalité elle ne requiert ni ne permet de justification « rationnelle » externe »[11]. Il résulte donc de la phénoménologie du fait moral que propose Strawson : quelemondedesphénomènesmorauxnese déduit que de lattitude performative[12] quempruntent ceux qui prennent part à des interactions ; que le ressentiment (et que les réactions affectives en général) renvoie à des critères suprapersonnels destinés à évaluer les normes et les commandements ; que la justification pratico-morale que lon fournit pour rendre compte dune maîtrise dagir a autre chose en vue que lévaluation sentimentalement neutre des relations entre fins et moyens, même si une telle évaluation peut être produite en adoptant le point de vue du bien-être social. Ce nest donc pas un hasard si Strawson analyse des sentiments. Il est manifeste que les sentiments ont, par rapport à la justification morale des manières dagir, une signification analogue à celle des perceptions par rapport à lexplication théorique des faits. 2. Approches objectivistes et subjectivistes de léthique Toulmin, dans son Examen de la place de la raison dans léthique (étude qui offre, par ailleurs, un bon exemple de ce quen philosophie on peut parfaitement poser les bonnes questions sans pour autant fournir les bonnes réponses), instaure un parallèle entre sentiments et perceptions[13] [ce parallèle qui vient dêtre mis en évidence]. Dans la vie quotidienne, nous attachons à des énoncés normatifs des exigences de validité que nous sommes prêts à défendre contre toute critique. Nous abordons des questions pratiques du type : « que dois-je/que devons-nous faire ? » en présupposant quon ne peut pas y répondre nimporte comment. De même, nous nous estimons, par principe, capables de distinguer les normes et les commandements justes de celles et ceux qu sont faux. Au reste, si des propositions normatives ne sont pas, au sens strict, susceptibles de vérité, cest-à-dire si elles ne peuvent pas être dites « vraies » ou « fausses » au même titre que des énoncés descriptifs, nous devons nous efforcer dexpliquer quel est le sens de lexpression « vérité morale » ou celui de lexpression « justesse normative » (si tant est quelle ne nous induit pas en erreur), sans céder à la tentation dassimiler un type propositionnel à un autre. Il nous faut donc partir de lhypothèse selon laquelle lexigence de validité serait analogue à celle de vérité, ce qui est lhypothèse la plus faible, pour revenir à la manière dont Toulmin avait problématisé la question fondamentale de léthique philosophique : « Quel type dargument, de raisonnement convient-il dadopter pour étayer nos décisions morales[14] ? » Toulmin ne sen tient pas, dès lors, à la seule analyse sémantique des expressions et des propositions. Son attention se concentre ici sur la question relative, à la fois, au mode de justification des propositions normatives, à la forme des arguments que nous adoptons en faveur ou à lencontre des normes et des commandements, et aux critères qui permettraient de déterminer les « bonnes raisons » qui nous motivent, en toute connaissance de cause, à accepter des postulats en tant quobligations morales . Enfin, avec la question : « quest-ce qui rend une conclusion digne de foi[15] ? », il opère le passage au plan de la théorie de largumentation. II. LE PRINCIPE DUNIVERSALISATION COMME RÈGLE ARGUMENTATIVE Je vais maintenant, affirme Habermas, aborder la partie constructive de ma réflexion.Pourcela,jecommenceraiparrappeler le rôle que tiennent les exigences de validité dans la pratique quotidienne. Cela me permettra, à la fois, dexpliquer en quoi lexigence déontologique, associée à des normes et à des commandements, est différente de lassertion assertorique de validité, et de donner la raison pour laquelle il est souhaitable daborder la théorie morale sous langle de létude des argumentation morales (3). Cest alors, que jintroduirai le principe duniversalisation [U] qui, en tant que principe-passerelle, permet daccéder à lentente mutuelle dans les argumentations morales, et ce, dans une acception qui exclut lusage monologique des règles argumentaires (4). Enfin, dans une discussion des thèses de Tugendhat, je montrerai que les justifications morales dépendent de la mise en uvre effective dargumentations, et ce, en fonction de raisons internes relevant de la possibilité des formes dintelligence et dintelligibilité morales et non en fonction de raisons pragmatiques relevant de léquilibre des pouvoirs (5). 3. Les exigences de validité assertoriques et normatives dans lactivité communicationnelle [Sans vouloir reprendre toute largumentation dHabermas, nous donnerons seulement ici ses conclusions.] Les exigences de validité normatives établissent manifestement, entre le langage et le monde social, une dépendance réciproque qui nexiste pas dans la relation entre le langage et le monde objectif. Le caractère équivoque de la valeur prescriptive est, sans aucun doute relatif à cet entrecroisement des exigences de validité qui résident dans les normes et de celles que nous émettons par le biais dactes de parole régulatifs.( ) Par surcroît, le seul fait que lexigence de validité dune norme puisse être satisfaite par voie de discussion, nentraîne pas nécessairement que celle-ci accède à une reconnaissance effective. Dans la mesure où les mobiles qui président à la reconnaissance peuvent aussi bien renvoyer à des convictions quà des sanctions, comme ils peuvent encore renvoyer à un assemblage complexe de discernement et de violence, ladoption des normes savère doublement codée. En règle générale, ladhésion rationnellement motivée sassociera à une acceptation dorigine empirique (quelle soit issue de la crainte du « bâton » ou du désir de la « carotte ») pour se fondre dans une foi en la légitimité de ce à quoi lon adhère. Ce qui compose une telle foi nest pas simple à analyser. Cela dit, de tels alliages sont intéressants dans la mesure où ils constituent un indice de ce que linstauration positive des normes ne suffit pas à en assurer, à demeure, la valeur sociale. En effet, le fait quune norme simpose durablement est aussi fonction de la possibilité quil y a à mobiliser, dans un contexte donné de transmission des valeurs, des raisons qui suffisent à ce que le cercle des personnes à qui sadresse la norme puisse au moins tenir pour légitime lexigence de validité qui sy rattache. Cela, appliqué aux sociétés modernes, signifie : sans légitimité, pas de loyauté des masses. Toutefois, si à la longue la valeur sociale dune norme est fonction du fait que celle-ci est acceptée dans le cercle de ceux à qui elle sadresse, et si cette reconnaissance se fonde, par ailleurs, sur lespoir que lexigence de validité qui sattache à la norme puisse être satisfaite au moyen de raisons, il existe alors entre l« existence » des normes daction, dune part, et la possibilité escomptée de justifier les propositions prescriptives qui correspondent à ces normes, dautre part, un rapport étroit qui ne connaît pas déquivalent dans la dimension ontique. Sans aucun doute existe-t-il une relation interne entre des états-de-chose et la vérité des propositions assertoriques qui leur correspondent, mais il nen existe pas entre lexistence des états-de-chose et lattente, manifestée par un groupe déterminé de personnes, que ces propositions puissent être justifiées. Voilà qui peut expliquer pourquoi la question des conditions de validité des jugements moraux nous invite à passer immédiatement à une logique des discussions pratiques, alors que la question des conditions de validité des jugements empiriques exige que lon fasse intervenir des considérations gnoséo-épistémologiques qui, dentrée, savèrent indépendantes dune logique des discours théoriques. 4. Le principe moral ou le critère duniversalisation des maximes daction Disons que je supposerai pour ce qui suit que cest sous la forme dune « logique informelle » que la thèse de largumentation doit être mise en uvre. En effet, une bonne entente, tant à propos des questions théoriques que des questions pratico-morales, ne saurait être obtenue de force, que ce soit par la voie du raisonnement déductif ou par le truchement de preuves pratiques.( ) En fait, dans le discours théorique, la faille qui souvre entre les observations singulières et les hypothèses universelles, est compensée par différentes formes du principe inductif, reconnues et régulières. Cest dun principe-passerelle équivalent dont nous avons besoin dans la discussion pratique. Cest la raison pour laquelle toutes les études portant sur la logique de largumentation morale conduisent immédiatement à la nécessité quil y a dintroduire un principe moral jouant, en tant que règle argumentative, un rôle équivalent à celui du principe dinduction dans le discours de la science empirique Il est intéressant de constater que toutes les éthiques cognitivistes, se rattachent à lintuition exprimée par Kant dans limpératif catégorique[16]. Ce ne sont pas les différentes manières de formuler la position kantienne qui mintéressent ici, mais lidée sous-jacente qui prendrait en compte le caractère impersonnel ou universel des commandements moraux valides. Le principe moral est conçu de telle sorte que les normes qui ne pourraient pas rencontrer ladhésion qualifiée de toutes les personnes concernées sont considérées comme non valides et, dès lors, exclues. Le principe-passerelle dont lobjet serait de permettre le consensus doit, par conséquent, garantir le fait que les normes qui sont acceptées comme valides, sont celles et seulement celles qui expriment une volonté générale, autrement dit celles, comme Kant na cessé de le dire, qui conviennent à la « loi universelle ». Dès lors, on peut comprendre limpératif catégorique comme un principe qui exige que les manières dagir et les maximes ou plutôt les intérêts quelles prennent en ligne de compte, et qui prennent donc corps dans les normes daction soient universalisables. Kant veut éliminer, en tant quelles sont non valides, toutes les normes qui sont « contraires à cette exigence ». Cest ainsi quil envisage la contradiction interne qui se manifeste dans la maxime de quelquun qui agit, lorsque celui-ci ne peut parvenir à son but quen adoptant une ligne de conduite qui ne soit pas universelle ». En fait lexigence de cohérence, qui ressort des versions du principe-passerelle de ce type, a conduit à des malentendus formalistes et à des lectures sélectives. Le principe duniversalisation ne sépuise nullement dans lexigence selon laquelle les normes morales doivent avoir la forme de propositions prescriptives, universelles et inconditionnées.( ) R.M. Hare donne à cette exigence la forme dun postulat sémantique. Selon lui, comme on doit avoir une attitude conforme à la règle, lorsquon attribue un prédicat descriptif (« est rouge »), on le doit aussi lorsquon attribue un prédicat ayant un contenu normatif (« est de grande valeur », « est bien », « est juste », etc.). De la même manière, on doit aussi, selon Hare, utiliser la même expression dans tous les cas qui, compte tenu des critères propres à chaque situation, sont comparables. Vis-à-vis des jugements moraux, cette exigence de cohérence implique que quiconque, avant dinvoquer une norme définie pour étayer son jugement, doive vérifier sil lui est possible dexiger que nimporte qui, dans une situation comparable, fasse appel à la même norme pour émettre un jugement. Cela étant, des postulats tels que ceux-là ne conviendraient, comme principe moral, que dans la mesure où lon pourrait y voir la garantie de ce que le jugement est ainsi formé de manière impartiale. Il reste quil nest guère possible de trouver une signification dimpartialité au concept d« usage conséquent du langage ». R. Baier et B. Gert, en exigeant que les normes morales puissent être universellement enseignées et publiquement justifiées, donnent, à peu près, au principe duniversalisation un tel sens.( ) Seul est impartial le point de vue à partir duquel sont universalisables les normes mêmes qui, parce quellles incarnent manifestement un intérêt commun à toutes les personnes concernées, peuvent escompter une adhésion générale et gagner, dans cette mesure, une reconnaissance intersubjective. Par conséquent la formation impartiale du jugement sexprime dans un principe qui contraint quiconque est concerné à adopter, suite à une délibération sur les intérêts, la perspective de tous les autres. Le principe duniversalisation doit donc imposer léchange universel des rôles que G. H. Mead a défini comme « adoption idéale de rôle » (ideal role-taking) ou comme « discours universel argumenté » (universal discourse)[17]. Toute norme valable doit donc satisfaire la condition selon laquelle : les conséquences et les effets secondaires qui (de manière prévisible) proviennent du fait que la norme a été universellement observée dans lintention de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptés par toutes les personnes concernées (et préférés aux répercussions des autres possibilités connues de règlement) Selon léthique de la discussion, une norme ne peut prétendre à la validité que si toutes les personnes qui peuvent être concernées sont daccord (ou pourraient lêtre) en tant que participants à une discussion pratique sur la validité de cette norme. Ce principe (D) qui sous-tend léthique de la discussion sur lequel je reviendrai lorsque je parlerai de la fondation en raison du principe duniversalisation (U), présuppose déjà que le choix des normes peut[18] ; il ne règle, en effet, que des argumentations réellement conduites entre différents participants, et contient même la perspective dargumentation quil sagit de conduire réellement, et dans lesquelles, chaque fois, sont admises en tant que participants toutes les personnes concernées. Dans une telle optique, notre principe duniversalisation se démarque de la fameuse proposition de John Rawls[19]. être justifié. Pour le moment cest de cette présupposition quil sagit. Jai introduit (U) comme une règle dargumentation qui permet lentente mutuelle dans les discussions pratiques, dans tous les cas où les problèmes peuvent être équitablement réglés en fonction de lintérêt de toutes les personnes concernées. Nous ne pouvons franchir le pas qui nous donne accès à léthique de la discussion que si nous fondons en raison ce principe-passerelle. Il est un fait que jai donné à (U) une forme qui exclut tout emploi monologique de ce principe On perçoit, toutefois, si lon a présent à lesprit le fait que les exigences normatives de validité ont pour fonction de coordonner laction dans la pratique communicationnelle quotidienne, pourquoi il est impossible, par voie monologique, de venir à bout des problèmes qui doivent être résolus dans les argumentations morales, et pourquoi ceux-ci exigent un effort de coopération. En entrant dans une argumentation morale, ceux qui y prennent part poursuivent, dans une attitude réflexive, leur activité communicationnelle afin de rétablir un consensus qui a été troublé. Les argumentations morales servent donc à résorber, dans le consensus, des conflits nés dans laction. Or des conflits qui surgissent dans le cadre dinteractions gouvernées par des normes proviennent directement dune perturbation dans lentente mutuelle sur les normes. La réparation peut donc seulement consister à garantir le fait que lon approuve et reconnaît intersubjectivement lexigence de validité qui sest, en un premier temps, trouvée contestée mais que lon a pu réhabiliter en en montrant le caractère non problématique. Elle peut aussi ne consister quà garantir le fait que lon approuve et reconnaît intersubjectivement une autre exigence de validité destinée à remplacer celle qui fut contestée. Ce genre dentente est lexpression dune volonté commune. Mais lorsquil faut que les argumentations morales produisent une entente de ce type, il ne suffit pas quun individu se demande, en y réfléchissant à deux fois, sil lui serait possible dadhérer à une norme. Il ne suffira même pas que tous les individus procèdent, chacun dans son coin, à cette délibération, pour quensuite on enregistre leur suffrage. Ce qui est exigé, cest une argumentation « réelle » à laquelle participent, en coopération, les personnes concernées. Seul un processus intersubjectif de compréhension peut conduire à une entente de nature réflexive : cest ensuite seulement que les participants peuvent savoir quils sont parvenus en commun à une certaine conviction. Partant dune telle perspective, il est nécessaire de modifier la formulation de limpératif catégorique pour aller dans le sens qui a été suggéré : Au lieu dimposer à tous les autres une maxime dont je veux quelle soit une loi universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin dexaminer par la discussion sa prétention à luniversalité. Ainsi sopère un glissement : le centre de gravité ne réside plus dans ce que chacun peut souhaiter faire valoir, sans être contredit, comme étant une loi universelle, mais dans ce que tous peuvent unanimement reconnaître comme une norme universelle. La formulation du principe duniversalisation ainsi énoncée vise effectivement à mener largumentation en question dune manière coopérative. Dun côté, la participation effective de chaque personne concernée est seule à pouvoir prévenir les déformations de perspective quintroduit linterprétation dintérêts chaque fois personnels. Dans une telle optique programmatique, chacun est lui-même la dernière instance que lon puisse invoquer pour évaluer ce qui relève de lintérêt personnel. Mais, dun autre côté, il faut que la description à partir de laquelle chacun perçoit ses intérêts, demeure accessible à la critique des autres. Cest à la lumière des valeurs culturelles que sont interprétés les besoins, mais dans la mesure où celles-ci sont toujours partie intégrante dune tradition dont on participe intersubjectivement, la révision des valeurs qui président à linterprétation des besoins ne saurait donc être une affaire dont les individus disposeraient monologiquement. 5. « Argumentation ou participation ? » Excursus Je souhaite [en premier lieu] parler de la conception tout récemment développée par Tugendhat. Dun côté, il reste attaché à lintuition que nous avons développée en lui donnant la forme du principe duniversalisation et selon laquelle une norme peut être tenue pour justifiée si elle est « bonne équitablement » pour chacune des personnes concernées, celles-ci devant établir elles-mêmes, dans une discussion réelle, si cela est effectif. Mais, dun autre côté Tugendhat rejette lhypothèse et refuse que lon interprète lhypothèse en termes déthique de la discussion. Si la valeur prescriptive des normes possède un sens volitif et non cognitif, la discussion pratique doit alors servir à autre chose quà élucider, par voie argumentative, une exigence de validité contestée. Tugendhat comprend la discussion comme une disposition qui permet de garantir, au moyen des règles de la communication, le fait que toutes les personnes concernées conservent une même chance de contribuer à la constitution dun compromis équitable. Cest donc, selon lui, parce quelle rend possible la participation et non la connaissance que largumentation est nécessaire. Largument. Si on part de la présupposition dite sémanticiste[20], les questions qui se posent sont les suivantes : « pourquoi des discussions réelles sont nécessaires à la justification des normes en général ? » ; si toute analogie à la fondation en raison des propositions est interdite, que pouvons-nous donc vouloir dire lorsque nous parlons de « fondation en raison » des normes ? A cela, Tugendhat répond que les raisons qui interviennent dans les discussions pratiques sont des raisons qui se donnent en faveur ou à lencontre de lintention ou de la décision daccepter comme recevable une manière dagir. Cest la justification dune proposition intentionnelle à la première personne qui en fournit le modèle. Jai de bonnes raisons pour agir dune certaine manière sil y va de mon intérêt ou sil est bon pour moi darriver aux fins que suppose cette manière dagir. Ainsi sagit-il en premier lieu, de questions relatives à lactivité téléologique : « que vais-je faire ? » ou « que puis-je faire ? » et non de la question morale « que dois-je faire ? ». En étendant la justification dintentions chaque fois personnelles à celle de lintention dagir communicationnelle à un groupe, Tugendhat fait intervenir le point de vue déontologique : « pour quelle manière commune dagir voulons-nous nous engager ? » ou quelle manière dagir voulons-nous nous imposer ? ». Un élément pragmatique est ainsi introduit. Dans un tel processus chacun fournit à lautre des raisons pour lesquelles il peut souhaiter quune manière dagir soit rendue socialement obligatoire. Chaque personne concernée doit donc pouvoir se convaincre que la norme est « également bonne » pour tous. Si la justification des normes est comprise en ce sens, du même coup, la signification des discussions pratiques devient, de lavis de Tugendhat, évidente. Selon lui, il est strictement impossible quelles aient un quelconque sens cognitif premier, dans la mesure où, en effet, chaque individu est, en définitive amené à à se demander si une certaine manière dagir est selon le cas conforme à son propre intérêt et doit répondre pour lui-même à cette question quil faut trancher rationnellement. Cela revient donc à dire que les propositions intentionnelles peuvent bel et bien être justifiées daprès des règles sémantiques, cest-à-dire de manière monologique . Largumentation nest donc nécessaire en tant que mise en scène intersubjective que parce quil est nécessaire, lorsque lon définit une manière dagir collective, de coordonner les points de vue individuels et, par là même, daboutir à une conclusion commune. Toutefois, la norme arrêtée ne peut être tenue pour justifiée que si la conclusion est tirée à partir dargumentations, autrement dit que si elle est obtenue selon les règles programmatiques dune discussion. Il faut en effet que soit garanti le fait que chaque personne concernée a eu toutes les possibilités de donner son adhésion de son plein gré ; la forme de largumentation doit empêcher que daucuns se bornent à suggérer, voire à imposer aux autres ce qui est bon pour eux. Ainsi ce nest pas limpartialité du jugement quelle doit rendre possible, mais le fait que la volonté puisse sexprimer hors de toute influence, autrement dit de manière autonome. Dès lors, ces règles de la discussion ont elles-mêmes un contenu normatif : elles neutralisent les disparités de pouvoir et veillent à une satisfaction équitable des intérêts personnels de chacun. Il sensuit que la forme de largumentation est fonction de nécessités relevant de la participation et de léquilibre des pouvoirs : Lune des règles qui résultent du raisonnement moral, qui en tant que tel peut être mené dans la pensée solitaire, prescrit que seules sont moralement justifiées les normes légales qui aboutissent à un accord de toutes les personnes concernées. Ainsi nous pouvons donc constater que laspect irréductiblement communicationnel est un facteur volitif et non cognitif.Cestlerespectmoralementobligatoirepour lautonomie de la volonté de chaque personne concernée qui rend nécessaire lexigence dun accord[21]. [Néanmoins] pour savoir sil est possible dattribuer à une norme le prédicat « équitable pour chacun » mis en avant par Tugendhat, il faut bien que lon procède à une évaluation impartiale des intérêts des personnes concernées. Or le fait que chacun dispose des mêmes chances dimposersuppléer à limpartialité de la formation du jugement.( ) ses propres intérêts ne suffit pas à satisfaire cette exigence. Lautonomie de la formation de la volonté ne saurait donc Lassimilation des exigences de validité à des exigences de pouvoir départit de toute assise lentreprise de Tugendhat dans sa spécificité et dans son objet qui est de distinguer les normes légitimées de celles qui ne le sont pas. Tugendhat entend préserver les conditions de validité dune analyse sémantique et les séparer des règles de la discussion qui feraient lobjet dune analyse pragmatique. Mais, ce faisant, il réduit le processus de justification, organisé intersubjectivement, à un procédé de communication contingent et détaché de toute référence à la validité. Lorsquon confond ces deux dimensions que sont, dune part, la validité des normes dont les proposants et les opposants peuvent discuter en ayant recours à des raisons et, dautre part, la valeur sociale de normes qui sont de fait en vigueur, on prive la valeur prescriptive de sa signification autonome. Ainsi cest dans le fait que la valeur normative est faussement assimilée à un pouvoir impératif que la réinterprétation empiriste des phénomènes moraux prend sa racine. Cette stratégie conceptuelle est aussi celle que Tugendhat suit lorsquil réduit lautorité des normes légitimées à la généralisation des impératifs que les personnes sadressent à elles-mêmes, chaque fois sous forme de propositions intentionnelles. Toutefois, pour Tugendhat, sexprime dans la valeur prescriptive lautorité dune volonté générale, partagée par toutes les personnes concernées, une volonté qui sest départie de toute qualité impérative pour adopter une qualité morale, dans la mesure où elle invoque un intérêt qui sétablit dans la discussion, se saisit de manière cognitive et sappréhende dans la perspective de celui qui participe[22]. Tugendhat prive la valeur prescriptive de son sens cognitif tout en sen tenant à la nécessité de justifier les normes. Ce sont là des intentions contradictoires qui aboutissent à un déficit de justification intéressant. Tugendhat part de la question dordre sémantique suivante : « Comment peut-on comprendre le prédicat équitable pour chacun ? » Il lui faut donc fonder en raison le fait que des normes, méritent précisément ce prédicat, puissent être tenues pour légitimes. Le terme de « légitimité » (ou de « justice ») veut dabord et seulement dire que les personnes concernées ont de bonnes raisons de se décoder en faveur dune manière dagir commune, or toute vision religieuse ou métaphysique du monde constitue un parfait réservoir de « bonnes raisons ». Pourquoi donc ne faudrait-il qualifier de « bonnes » que les raisons que lon peut ranger sous le prédicat équitable pour chacun ? » Voilà une question qui au plan de la stratégie argumentative, a un statut analogue à celui du problème dont lobjet est de savoir pourquoi le principe duniversalisation devrait être accepté comme règle argumentative, problème que nous avons posé au départ et qui est toujours en suspens. Tugendhat renvoie à une situation que nous connaissons bien , dans laquelle les visions religieuses et métaphysiques du monde ont perdu leur force de conviction, dans laquelle elles rivalisent entre elles en tant que puissances subjectives de croyance, et dans laquelle, en tout cas, elles ne garantissent plus aucune proposition qui participerait dune foi ayant une valeur collective dobligation. Dans cette situation, un point de vue neutre quant à son contenu, ici que toute personne concernée puisse avoir de bonnes raisons dadopter une manière dagir commune, est manifestement supérieur à des points de vue ayant un contenu déterminé, mais qui dépendent dune tradition : Lorsque les conceptions morales reposaient sur des croyances plus élevées, ces croyances consistaient à croire que leffectivité est une raison de se soumettre à la norme. Ce qui est différent aujourdhui, cest que ces croyances existent, pour nous, à deux niveaux. Il y a, au niveau inférieur , les croyances prémorales qui touchent à la question de savoir sil est dans lintérêt dun individu A ou dun individu B, etc., dadhérer à une norme. Ces croyances prémorales et empiriques sont les seules qui soient, aujourdhui, présupposées. En revanche, la croyance morale dans le fait que la norme est justifiée si tout le monde laccepte nest pas présupposée, elle résulte du processus communicationnel par lequel on se justifie mutuellement une ligne commune daction, fondée sur ces croyances prémorales[23]. Il est évident que des participants, qui ont des orientations axiologiques concurrentes, pourront se mettre daccord sur des lignes daction communes dautant plus aisément quils recourront à des points de vue abstraits, neutres de tout contenu contestable.( ) Si nous nous plaçons dans une situation dans laquelle, par exemple, une religion particulière aurait acquis une dimension universelle et digne de foi, nous verrions alors aussitôt que des arguments dun autre genre sont nécessaires pour expliquer pourquoi les normes morales ne doivent être justifiées quen ayant recours à des procédés et des principes universels et non en évoquant des propositions conformes aux dogmes. Ainsi, une théorie normative est donc nécessaire pour fonder en raison, non seulement la supériorité dun mode réflexif de justification, mais aussi les conceptions morales et juridiques post-traditionnelles qui se sont développées à ce niveau. Or, cest à cet endroit, précisément, que la chaîne argumentative de Tugendhat se brise. La seule possibilité pour que ce déficit dans lentreprise de justification soit compensé est de ne pas aborder la question dun point de vue sémantique en expliquant la signification dun prédicat, et dexprimer au moyen dune règle argumentative destinée à la discussion pratique ce qui est entendu dans le prédicat « équitable pour chacun ». On peut alors tenter de fonder en raison ces règles argumentatives en allant vers une recherche de présuppositions pragmatiques de largumentation en général. Il apparaît en cela que ludée dimpartialité est enracinée dans les structures de largumentation même et quelle na pas besoin dy être implantée comme un contenu normatif supplémentaire. III. LÉTHIQUE DE LA DISCUSSION ET SES FONDEMENTS ISSUS DE LA THÉORIE DE LACTION Après lintroduction du principe duniversalisation, un premier pas pour fonder en raison une éthique de la discussion a été franchi ; et lon est en mesure de prouver, comme il a été fait dans la section (5) que, avec ce principe moral, nous sommes en présence, non dun principe de participation voilé, mais dune règle argumentative comparable au principe dinduction. A ce stade du dialogue entre les avocats du cognitivisme et ceux du scepticisme [que jai mis en scène], le sceptique exigera que lon fonde en droit le principe-passerelle. A laccusation qui peut mêtre faite de tomber dans un paralogisme ethnocentrique, je répondrai dans la section (6) en avançant lidée que propose Apel de fonder léthique en raison au moyen dune pragmatique transcendantale. Je modifierai dans la section (7), largument dApel afin de pouvoir écarter sans préjudice lexigence de fondation ultime. Dans la section (8), nous verrons que lon peut, contre les objections que le sceptique peut persister à maintenir, défendre le principe de la discussion en montrant comment les argumentations morales sont prises dans des ensembles corrélatifs qui sont propres à lactivité communicationnelle. Cette relation interne entre léthique et la moralité sociale ne constitue pas une limite à luniversalité des exigences morales de validité, mais elle soumet les discussions pratiques à des restrictions auxquelles les argumentations théoriques ne se soumettent pas de la même manière. 6 . Une fondation en raison du principe moral est-elle nécessaire ou possible ? Le fait dexiger que le principe moral soit fondé en raison napparaît pas indu, si lon songe que Kant a exprimé au moyen de limpératif catégorique, une intuition morale dont la portée est problématique. [Néanmoins], eu égard aux pièces à conviction que lanthropologie a produites, nous devons concéder que le code moral, dont se prévalent les théories kantiennes de la morale, nest quun code parmi dautres : Ce serait en effet assumer que le code moral de notre société libérale occidentale est le seul dépositaire de la moralité authentique. [Cest la raison pour laquelle] les théoriciens contemporains de la morale ne proposent strictement aucune fondation en raison du principe moral. Ils se limitent, comme on peut sen apercevoir par exemple avec la conception de l«équilibre réflexif » proposé par Rawls, à une reconstruction du savoir préthéorique ; ce à quoi procède également la proposition constructiviste qui soffre dédifier méthodiquement un langage destiné aux argumentations morales. Lintroduction dun principe moral normant le langage, en effet, ne tire sa force de conviction que de lexplicitation conceptuelle dintuitions que lon a préalablement rencontrées [De même], cest en faisant fond sur la pragmatique linguistique quApel renouvelle le mode de fondation transcendantale. Il utilise pour cela le concept de contradiction performative. On fait intervenir ce concept lorsquun acte de parole constatif « Cp » repose sur des présuppositions non contingentes dont le contenu propositionnel contredit laffirmation « p ». Apel illustre limportance des contradictions performatives pour la compréhension des arguments classiques développés par la philosophie de la conscience, par exemple du cogito ergo sum. Si on exprime le jugement dun opposant sous la forme dun acte de parole tel que : « par ces mots, je doute que jexiste », on peut alors à laide dune contradiction performative, reconstruire largument de Descartes. Dans lénoncé : a) je nexiste pas (ici et maintenant), le locuteur émet une exigence de vérité. En même temps, il engendre, du fait même quil exprime cette exigence, une présupposition existentielle dont le contenu propositionnel peut être exprimé au moyen de lénoncé suivant : b) jexiste (ici et maintenant), étant entendu que dans les deux propositions, le pronom personnel se rapporte à la même personne. Apel met alors au jour, de la même manière une contradiction performative dans lobjection formulée par le « faillibiliste conséquent », faillibiliste qui adopte en éthique le rôle du sceptique et qui, par la présentation du « trilemne de Münchhausen [24]» conteste la possibilité de fonder en raison les principes moraux. Apel caractérise létat de la discussion au moyen de deux thèses, celle du proposant dune part, qui affirme la validité universelle du principe duniversalisation, et celle de lopposant, dautre part, qui, sappuyant sur le « trilemne » conclut à labsurdité de toute tentative visant à fonder en raison la validité universelle des principes, ce qui serait le principe du « faillibiliste » (f). Or, lopposant commet une contradiction performative dàs linstant où le proposant peut lui prouver que, en sengageant dans cette argumentation, non seulement il doit faire certaines des présuppositions inévitables, propres à tout jeu argumentatif reposant sur lexamen critique, mais quencore le contenu propositionnel de ces propositions est en contradiction avec le principe (f). Cest effectivement ce qui se produit puisque lopposant, en produisant son objection ne peut pas éviter de présupposer ne serait-ce que la validité des règles logiques nécessaires à la compréhension de largument quil fait valoir comme réfutation Le fait davoir porté dans le camp du rationalisme critique ce débat autour dune « logique minimale » na dintérêt pour Apel que dans la mesure ou cela invalide laffirmation dimpossibilité formulée par le sceptique. Cette controverse a aussi mis en évidence le fait que la règle qui invite à se garder de la contradiction performative peut sappliquer non seulement à des arguments et des actes de parole individuels, mais encore au discours argumentatif dans son ensemble. Avec la notion d« argumentation en général » Apel accède à un point de référence qui, pour lanalyse des règles irréfutables, est tout aussi fondamental que le sont le « je pense » ou la « conscience en général » pour la philosophie de la réflexion. Tout comme celui qui est engagé dans une théorie de la connaissance peut difficilement revenir sur ses actes de connaissance (et reste donc dans une certaine mesure prisonnier de lautoréférentialité du sujet connaissant), celui qui développe une théorie de largumentation morale peut difficilement revenir sur la situation que détermine sa propre participation à des argumentations (avec le sceptique par exemple, qui le suit comme son ombre à chacun de ses pas). Pour lui, il est impossible de faire retour sur la situation argumentative, comme il est impossible au philosophe transcendantal de faire retour sur le connaître.( ) Apel stylise cette forme de contradiction performative propre au sceptique pour en faire un mode de fondation quil décrit en ces termes : Si je peux contester quelque chose sans me contredire moi-même et si je ne puis déductivement le fonder sans commettre une pétition de principe logico-formelle, alors ce quelque chose appartient précisément à des présuppositions pragmatico-transcendantales de largumentation que lon doit toujours avoir déjà reconnues pour que le jeu de langage de largumentation conserve son sens. La fondation en raison que lon exige du principe moral proposé pourrait dès lors prendre une forme telle que toute argumentation, quel que soit le contexte dans lequel elle est produite, repose sur des présuppositions pragmatiques ayant un contenu propositionnel duquel on peut déduire le principe duniversalisation (U). 7. Largument pragmatico-transcendantal : sa structure et son statut Après mêtre assuré quil était possible de fonder en raison le principe moral de manière pragmatico-transcendantale, je vais produire largument lui-même. La description qui permet de convertir un « savoir-faire » en « savoir » est une reconstruction hypothétique, tout au plus capable de restituer plus ou moins les intuitions. Cest pourquoi elle a besoin dune corroboration maïeutique. Quant à laffirmation quil ny a aucune solution de remplacement à une présupposition donnée, que celle-ci est de lordre des présuppositions incontournables, cest-à-dire universelles et nécessaires, elle a le statut dhypothèse en ce sens quelle requiert, à linstar dune loi formulée hypothétiquement, dêtre contrôlée sur des occurrences. Certes, on peut difficilement dire que la connaissance intuitive des règles, que les sujets aptes à agir et à parler doivent mettre en uvre pour pouvoir prendre part à des argumentations en général, est faillible. En revanche, la reconstruction de ce savoir préthéorique à laquelle nous procédons lest, quant à elle tout à fait, tout comme lexigence duniversalité qui lui est afférente. La certitude avec laquelle nous mettons notre connaissance des règles en pratique nest pas convertible en vérité des propositions reconstructives qui portent sur les présuppositions hypothétiquement universelles. En effet, nous ne pouvons, en aucune façon, les soumettre à discussion comme peuvent le faire, par exemple, les logiciens et les linguistes, de leurs descriptions théoriques. En fait, il ny a aucun préjudice à dénier à la justification pragmatico-transcendantale tout caractère de fondation ultime. Bien au contraire, léthique de la discussion sinscrit, dès lors, dans le cercle des sciences reconstructives qui ont pour objet le connaître, le parler et lagir. Et si, désormais, nous ne tendons plus tout au fondamentalisme propre à la philosophie transcendantale traditionnelle, nous offrons à léthique de la discussion de nouvelles possibilités de contrôle. En effet, elle peut, en concurrence avec dautres éthiques, être employée à décrire des représentations morales et des représentations juridiques empiriquement découvertes ; elle peut intervenir dans des théories du développement de la conscience morale et juridique, tant au plan du développement socioculturel quà celui de lontogenèse , et ainsi, elle peut, par là-même, donner accès à un contrôle indirect. Rester attaché à lexigence de fondation ultime de léthique, sous prétexte de sa pertinence vraisemblable pour le monde vécu, est tout à fait inutile. Les intuitions morales quotidiennes nont nul besoin des lumières des philosophes. Il me semble même que lautocompréhension de la philosophie comme geste thérapeutique ainsi que linaugura Wittgenstein est, dans ce cas, et à titre exceptionnel, tout à fait à sa place. Il ny a guère, en effet, que lorsquelle permet de dissiper les confusions quelle a elle-même insinuées dans la conscience de lhomme cultivé, que léthique philosophique a une fonction éclairante ; et encore nen est-il ainsi que par le scepticisme axiologique et le positivisme juridique se sont « établis en tant quidéologies professionnelles, quils ont inventé le système culturel dans sa dimension éducative et pénétré la conscience quotidienne. Lun et lautre ont neutralisé, avec de fausses interprétations, les intuitions qui étaient spontanément acquises dans le processus de socialisation ; ils peuvent, en ce sens et dans des circonstances extrêmes, contribuer à désarmer moralement les classes qui, ayant fréquenté luniversité, sont gagnées, vis-à-vis de la culture, par le scepticisme[25]. 8. Ethique et moralité sociale A vrai dire, le conflit entre le cognitiviste et le sceptique nest pas encore définitivement réglé. Le fait que le cognitiviste renonce à lexigence de fondation ultime et laisse espérer des corroborations techniques de léthique de la discussion ne suffit pas à satisfaire le sceptique [Au bout du compte, il peut être amené à] désavouer léthique mais non la moralité sociale propre aux relations vécues dans lesquelles il est du reste impliqué, pour ainsi dire vingt quatre heures sur vingt quatre. Il ne peut donc se soustraire à lactivité communicationnelle quotidienne dans laquelle il est constamment contraint de prendre position par « oui » ou par « non » Dans la mesure où il reste tout simplement en vie, la robinssonnade muette quil met gravement en scène pour exprimer son retrait de lactivité communicationnelle naccède même pas au degré de représentabilité dune expérience fictive. Ainsi, les sujets qui, pour sentendre mutuellement sur quelque chose dans le monde développent une activité communicationnelle doivent, comme nous lavons vu, tendre vers des exigences de validité, entre autres vers des exigences assertoriques et normatives de validité. Cest pourquoi il nexiste aucune forme de relation socio-culturelle qui ne soit organisée, ne serait-ce quimplicitement, de telle sorte que lactivité communicationnelle ne puisse se poursuivre par des voies argumentatives, si rudimentaires que puissent être les formes de largumentation et si pauvre que soit linstitutionnalisation des processus voués à lintercompréhension par voie de discussion. Dès que nous appréhendons des argumentations comme des intersections faisant lobjet de réglementation spécifique, celles-ci nous apparaissent comme une forme de réflexion inhérente à lactivité intercompréhensive. Cest aux présuppositions propres à cette activité quelles empruntent les présupposés pragmatiques que nous découvrons au niveau procédural ; cest encore dans cette même activité que senracinent les argumentations et que se trouvent déjà préalablement les réciprocités qui assurent la reconnaissance des sujets responsables. Telles sont les raisons qui font du déni de largumentation, exprimé par le sceptique radical, une démonstration vide. Les discussions pratiques en ce quelles sont soumises à des limitations Il sagit là dun fait acquis. Premièrement, celles dans lesquelles il faut aussi que se manifeste la dimension équitable de linterprétation des besoins, conservent un rapport interne, dun côté, à la critique esthétique et, de lautre, à la critique thérapeutique. Or ces deux formes dargumentation ne sont pas soumises aux prémisses de la stricte discussion selon lesquelles en principe une entente mutuelle rationnellement motivée doit pouvoir être recherchée, étant entendu que lexpression en principe comporte une description idéalisante et signifie donc : si largumentation pouvait être conduite et réalisée avec toute louverture et la durée requise. Toutefois, si en fin de compte les différentes formes dargumentation forment un système et ne peuvent être isolées lune par rapport, les formes moins strictes de largumentation font alors peser elles aussi une hypothèque sur lexigence plus stricte de la discussion pratique (qui est aussi celle du discours théorique et du discours explicatif), hypothèque qui découle de la situation socio-historique de la raison. Deuxièmement, les discussions pratiques ne peuvent pas être dégagées de lemprise des conflits sociaux dune manière aussi nette que le sont les discours théorique et explicatif. Laction « pèse » sur elles dune manière plus insistante dans la mesure où léquilibre des rapports intersubjectifs de reconnaissance peut constamment varier en fonction des normes litigieuses. Or, toute dissension sur les normes, même lorsquelle sexprime en utilisant les moyens de la discussion, prend racine dans la « lutte pour la reconnaissance ». Troisièmement, les discussions pratiques, et toutes les formes dargumentation sont, comme des îlots que locéan menace dengloutir, plongées dans une pratique où le modèle régnant nest certes pas le règlement des conflits pratiques par le consensus. Les voies de lintercompréhension étant, toujours à nouveau, obstruées par les instruments de la violence, toute action inspirée par des principes éthiques devra donc nécessairement transiger en fonction des impératifs résultant des contraintes stratégiques. Dès lors, invoquer une éthique de la responsabilité qui tienne compte de la dimension proprement séculière du monde devient un problème qui, dans son principe, perd tout intérêt, puisque lon peut percevoir les intentions dont se prévaudrait une éthique de la responsabilité (en loccurrence, apprécier en fonction de lavenir, les effets secondaires de lactivité collective) dans léthique de la discussion elle-même. Il reste que ce problème fait surgir certaines questions relatives à une éthique politique qui se trouve confrontée aux apories quengendre toute praxis[26] vouée aux fins de lémancipation et qui doit donc gérer ce qui était jadis les thèmes caractéristiques de la théorie marxiste de la révolution. A travers ce type de limitation (dont les discussions pratiques ne cessent de souffrir), cest le pouvoir de lhistoire qui se fait valoir face aux exigences de transcendance et aux intérêts de la Raison.(...) A la lumière des exigences de validité que lon examine en tant quhypothèses, le monde des relations établies institutionnellement se moralise de la même manière que les monde des états-de-chose existants se théorise ce que nous tenions, sans problème, pour un fait ou une norme désormais peut être effectif ou ne lêtre pas, peut être valable ou ne lêtre pas. Lart moderne a dailleurs contribué à problématiser la sphère de la subjectivité dune manière semblable, en esthétisant le monde de lexpérience vécue, cest-à-dire en le libérant du catactère routinier de la perception quotidienne et du caractère conventionnel de lactivité quotidienne. Cela incite donc, en fin de compte, à considérer le rapport entre éthique et morale sociale comme faisant partie dun ensemble plus complexe. Max Weber a remarqué que le rationalisme occidental pouvait être, entre autres, caractérisé par le fait quen Europe se développent des structures spécialisées qui façonnent la tradition culturelle du point de vue réflexif et qui, de ce fait, isolent, ausensstrict,les composantescognitives,esthético-expressives,et pratico-morales, les unes des autres. Elles se spécialisent, selon le cas, dans les questions de vérité, de goût, ou de justice. Cette différenciation interne des « sphères de valeur » ainsi quon les appelle , autrement dit le fait que la production scientifique se différencie de lart et de la critique, et que celui-ci et celle-la se différencient du droit et de la morale, entraîne au plan culturel, une séparation des éléments eux-mêmes qui, au sein du monde vécu, forment un syndrome bien difficile à dénouer. Ces sphères de valeur engendrent avant tout les perspectives réflexives en fonction desquelles le monde vécu apparaît comme étant la « pratique » avec laquelle la théorie doit composer, comme étant la « vie » avec laquelle lart voudrait, selon des exigences surréalistes, se réconcilier, et enfin commeétantprécisémentla« moralitésociale » dont léthique doit saccommoder.( ) Pour une telle façon de voir, lensemble des normes transmises se partage entre, dun côté, ce qui peut être justifié en fonction de principes et, de lautre, ce qui conserve simplement une validité de fait. Autrement dit, la fusion entretenue dans le monde vécu entre validité et valeur sociale nexiste plus. Du coup, la pratique quotidienne est scindée en normes et en valeurs, autrement dit de telle sorte que lon ait, dun côté, la composante du fait pratique qui peut être soumise aux exigences dune justification strictement morale, et de lautre, une composante qui nest pas assujettie à lexigence morale et qui englobe les orientations axiologiques inhérentes aux modes de vie individuels et collectifs. Certes, les valeurs culturelles transcendent, elles aussi le déroulement factuel de laction ; elles se condensent dans les syndromes historiques et biographiques que constituent les orientations axiologiques à la lumière desquelles les sujets peuvent distinguer la « vie bonne » de la reproduction de leur « simple vie ». Cela étant, les idées qui ont trait à la « vie bonne » ne sont nullement des représentations que lon évoque comme un devoir abstrait ; elles imprègnent lidentité des groupes et des individus au point quelles font partie intégrante de la culture ou de la personnalité de chacun. Ainsi, la formation du point de vue moral va de pair avec une différenciation opérée au sein même du fait pratique, autrement dit les questions morales qui peuvent en principe être tranchées rationnellement, du point de vue de luniversalisation des intérêts ou au point de vue de la justice, seront donc différenciées des questions dévaluation qui, du point de vue le plus général, se présentent comme des questions relatives à la « vie bonne » (ou à la réalisation de soi) et qui ne sont accessibles à un débat rationnel que dans le seul cadre de lhorizon sans problème propre à une forme de vie historiquement concrète ou à une conduite individuelle. Si lon se penche attentivement sur ces opérations abstractives auxquelles procède la morale, deux choses deviennent évidentes : dune part, le fait que lon obtienne un surcroît de rationalité en isolant la question de justice et, dautre part, le problème qui en résulte, relatif à la médiation entre éthique et morale sociale. Au sein du monde vécu, les jugements pratiques tirent à la fois leur concrétude et la force qui les pousse à laction, dune relation interne quils entretiennent non seulement aux idées indubitablement valables qui ont trait à la « vie bonne », mais plus largement à la moralité sociale institutionnalisée en général. ADDITIFS Ces additifs sont extraits de « IDEALISATIONS ET COMMUNICATION » de J. Habermas, ouvrage paru chez Vrin, Paris, en octobre 2006. I/ Supposition herméneutique de rationalité de Gadamer. (pp.80-81) Les partenaires du dialogue, même sil leur faut encore développer un langage commun, se meuvent dans un horizon au sein duquel une compréhension darrière-plan est déjà partagée. Ce processus est circulaire dans la mesure où un interprète napprend jamais à comprendre que ce qui explicite, et encore de manière faillible, une précompréhension en tant que telle, toujours plus ou moins vague. Pour ce faire, linterprète, comme le souligne Gadamer en accord avec Davidson, part de la supposition pragmatique que le texte quil a à élucider ne peut avoir de sens clair que sil émane dun auteur raisonnable[27]. Ce nest quen faisantfondsurcette« anticipationdelaperfection »(decetteattitudeperformative), que des textes peuvent se révéler incompréhensibles, et des expressions opaques : «Cest là aussi, bien évidemment, une présupposition formelle qui guide notre compréhension. Et elle signifie que rien nest intelligible qui ne présente vraiment une parfaite unité de sens. [28] » II/ Analyse de Wittgenstein de la conception du comportement « guidé par des règles » comparé à celui du comportement « conforme à une règle ». (pp. 89-85) Ce que dénote une expression symbolique dépasse de beaucoup les circonstances particulières de son instanciation. Cet élément platonicien, dans luniversalité de la dénotation, attaché à chaque prédicat et à chaque concept, Wittgenstein lanalyse en recourant à lanalyse du comportement « guidé par des règles ». Alors quun comportement « conforme à une règle » est simplement un comportement qui, du point de vue de lobservateur, saccorde avec une règle, un comportement « guidé par des règles « requiert en revanche quun sujet qui agit ne soriente en fonction dune règle que sil en a le concept ce qui rappelle la distinction que fait Kant entre l« agir conforme à la loi » et un « agir par respect de la loi ». Wittgenstein, toutefois, ne pense pas encore, ici, à des normes daction complexes, mais à des règles de production pouvant guider des opérations simples qui peuvent être étudiées sur le modèle des règles du jeu. Le savoir implicite relatif à la manière dobserver une règle précède le savoir explicite quest la règle que lon observe. Il faut s« y entendre » « en matière de pratique guidée par une règle avant de pouvoir expliciter les savoir et savoir-faire implicites que cela suppose, et de pouvoir formuler, en tant que telle, la règle dont on a lintuition. De cette fondation de la règle dans un savoir et un savoir-faire implicites, Wittgenstein conclut que quiconque sefforce de commencer à comprendre son savoir pratique constate alors que, dans une certaine mesure, il se trouve « toujours déjà » impliqué dans une pratique. Il résulte en outre, de lanalyse de la normativité spécifique à ce type élémentaire de comportement guidé par des règles, que ces pratiques sont exercées en commun, et ont donc demblée un caractère social. Les règles sont « normatives » en un sens faible, cest-à-dire en un sens encore intact de toute connotation à la force dobligation des règles pratiques, mais suffisant pour lier larbitre dun sujet, en « amenant » ses intentions dans une certaine direction : les règles « lient » la volonté en ce sens que les sujets agissants tenteront déviter toute enfreinte possible à la règle : observer une règle signifie que lon sefforce de ne pas « agir contre » elle ; quiconque observe une règle peut commettre des erreurs et sexpose à la critique en raison de ces erreurs possibles ; à linverse du savoir pratique relatif à la manière dobserver une règle, un savoir explicite de la règle est nécessaire pour juger de la correction dun comportement donné. [Du fait de la codification binaire en « correct »/ « incorrect », un mécanisme dautocorrection est donc toujours associé au comportement guidé par des règles lui-même.]; par principe, quiconque observe une règle doit pouvoir se justifier face à un critique ; cest pourquoi la division virtuelle du travail entre les rôles et les savoirs du critique et ceux de lacteur pratique appartient au concept même dobservation (ou dobservance) de la règle ; personne ne peut, par conséquent, observer une règle pour lui seul, de manière solipsiste ; la maîtrise pratique dune règle implique la capacité à prendre part socialement à une pratique en usage, dans laquelle les sujets se trouvent toujours déjà, ce quils constatent dès linstant où ils sassurent les uns les autres de leur savoir intuitif pour le justifier. Wittgenstein explique luniversalité idéale de la dénotation, chez Frege, par l« accord » à chaque fois déjà existant entre ceux qui sont associés à une pratique commune. Ce qui sexprime ici, cest la reconnaissance intersubjective des règles tacitement observées. [1] Habermas, in Morale et communication, Flammarion, édit. originale 1983, Francfort-sur-le-Main 1983, Paris Cerf, 1986, pp. 63 à 130. [2] A. MacIntyre , After Virtue, De la vertu, Notre Dame University Press, South Bend, Indiana 1981. [3] In Eclipse of Reason, Oxford University Press, Londres 1947 ; trad. en français par Jacques Debouzy Payot, Paris, 1974. [4] « Tous les modes de raisonnement quils soient individuels, associatifs ou politiques doivent être daccord sur certains éléments communs : le concept de jugement, les principes de linférence et les règles de la preuve, et bien dautres, sinon ce ne seraient pas des modes de raisonnement, mais de simples procédés rhétoriques ou des moyens de persuasion. Nous sommes concernés par la raison, non par le discours. Un mode de raisonnement doit donc incorporer les concepts et les principes fondamentaux de la raison et inclure des critères de validité et de justification. La capacité de maîtriser ces idées fait partie de la raison humaine commune » in Libéralisme politique, PUF, p. 268, janv. 2006. [5] R. Wimmer, Universalierung der Ethik, Suhrkamp Francfort-sur-le-Main, 1980. [6] Toute la philosophie critique du savoir de Kant est contenue dans cette idée que limiter la raison cestaussilarendreobjective.Lanalytiquetranscendantaleétudielesconditionsdune connaissance pure objective, cest-à-dire quelle dégage ce qui réflexivement à partir du jugement synthétique appartient en propre à lesprit, antérieurement à toute expérience (a priori), puis décrit, toujours réflexivement la manière dont lesprit produit les connaissances objectives, comment les concepts purs de lentendement deviennent fondements de lexpérience. Et il est possible de décrire le rapport de lesprit au donné, parce que le donné est lui-même un élément de lesprit, et que lintuition de lespace et du temps où les objets nous sont donnés, est elle-même une production, une synthèse quanalyse primitivement lesthétique fondamentale. [7] Strawson, in Freedom and Ressentment, Liberté et ressentiment, New-York 1974, p. 9. [8] Habermas, op.cit. p 29, citant Strawson, op. cit. p.15 [9] Pour différencier les réponses à ces différentes catégories de questions, Habermas renvoie à J. Kruger, Sur le rapport entre scientificité et rationalité, in H. P. Duerr , Lhomme de science et lirrationnel , vol.2, Francfort-sur-le-Main, 1981. [10] Strawson, op.cit. p.22. [11] Ibid., p.23. [12] Attitude qui « anticipe la perfection ». [13] S. Toulmin, An Examination of the Place of Reason in Ethics (Examen de la place de la Raison en Ethique, Cambridge University Press, 1970, p.121 sqq. [14] Toulmin, op.cit. p.64. [15] Ibid ., p.74. [16] « Catégorique » signifie sans conditions, cest-à-dire qui échappe à la causalité de la nature ; un acte sans cause est un acte libre. Le fait de la loi morale est donc le moyen de prouver la liberté de lhomme ; la loi est le ratio cognoscendi de la liberté. [17] G.H. Mead, « Fragments on Ethics », (Fragment sur léthique) in Mind, Self, Society, Université of Chicago, 1934. En français, lEsprit, le soi et la société, trad. J. Cazeneuve Paris PUF 1963. [18] Voir p. 7. [19] Ce principe, à linstar de Kant, vise à rendre opératoire le point de vue de limpartialité de telle façon que tout individu peut, pour lui seul, chercher à justifier les normes fondamentales, ce qui vaut pour chaque individu valant pour les philosophes de la morale eux-mêmes. [20] Tugendhat différencie les règles sémantiques qui établissent la signification dune expression linguistique, des règles pragmatiques qui déterminent la manière dont locuteur et auditeur utilisent de telles expressions dans la communication. Conformément à la tradition de Frege, Tugendhat considère que la valeur de vérité des propositions est dordre sémantique. Par contre la légitimation des normes (par rapport à la justification des propositions) nest pas affaire communicationnelle par accident mais par essence. Savoir si une norme contestée est équitablement bonne pour toute personne concernée est une question qui doit être tranchée sous forme de discussion réelle. [21] Tugendhat, « Morality and Communication », p.10. [22] G.H. Mead a saisi cet aspect dans le concept d« autrui généralisé ». [23] Tugendhat, « Morality and Communication », p.17. [24] Cest sous le coup de ce trilemne quAlbert, dans son Traité sur la raison critique, fait tomber le cognitiviste lorsquil tente de fonder des principes moraux reconnus universellement : il est conduit à devoir choisir entre trois solutions également inacceptables : accepter une régression à linfini, bon gré mal gré ; interrompre arbitrairement la chaîne de déduction ; adopter un processus circulaire. [25] Il en va autrement de la pertinence politique dune éthique de la discussion dans la mesure où celle-ci touche aux principes pratico-moraux du système juridique, et, dune manière générale, à la délimitation politique de la sphère morale privée. De ce point de vue et, en loccurrence, pour servir de guide à une pratique participative, léthique de la discussion peut jouer un rôle important, directeur pour laction. Ce nest certes pas en tant quéthique, et donc en tant quelle serait immédiatement prescriptive, quelle peut jouer ce rôle, elle ne peut le jouer que par des voies indirectes, cest-à-dire en sintégrant à une théorie critique de la société capable dinterpréter les situations de manière féconde. Ainsi pourrait-elle, par exemple, contribuer à différencier les intérêts particuliers des intérêts universalisables. . [26] synonyme de pratique. [27] Une compréhension partagée dun arrière-plan émanant dun acteur raisonnable trouve un écho dans « La réflexion sur lusage détranscendantalisé de la raison » de Kant : « Il nest besoin daucune critique de la raison dans lusage empirique, parce que là ses principes sont soumis à une épreuve continuelle dont la pierre de touche est lexpérience ».(Pléiade, T.1, p.1296). [28] Gadamer, « Vérité et méthode », Seuil, Paris, 1996, p. 315. (Appropriation esthétisante des uvres classiques) . Date de création : 14/01/2008 @ 16:42 Réactions à cet article
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